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C’est à un sujet fort délicat, ainsi qu’il est d’ailleurs précisé dès les premières pages, auquel s’attaquent l’anthropologue Robert Hazel et le spécialiste de la culture somalie, Mohamed Mohamed-Abdi. L’objectif de cet ouvrage volumineux (629 pages) est à la fois de rendre compte du sens de la coutume de l’infibulation et de réaliser un travail de démystification à son encontre. L’infibulation est « une obstruction vulvaire chirurgicale avec clitoridectomie nécessitant une intervention libératrice ultérieure réalisée au moment du mariage », indique le médecin et ethnopsychiatre Erlich (p. 43), soit « la quasi-obturation des organes génitaux externes de la femme » précisent les auteurs (p. 1). Ces derniers, qui ont débuté cette recherche (d’abord documentaire) en 1997, décryptent le discours social, en particulier somali, sur l’infibulation, et passent en revue les diverses explications qui ont été proposées par des chercheurs et des observateurs à la fois africains et occidentaux.

L’ouvrage comporte trois parties de taille inégales (« Excision et infibulation : premiers repérages » ; « L’excision en Afrique : triomphe et ravages d’une pensée unique » ; « Un regard ethnologique sur l’infibulation »). Toute infibulation comportant une excision, cette dernière est analysée sous des angles historiques et culturels, en lien avec la circoncision qui, elle, n’a jamais engendré de réelles polémiques. Excision et circoncision, notent les auteurs en p. 535, sont des rites traditionnels à caractère héroïque chez diverses populations d’Afrique, et l’infibulation serait quant à elle une coutume préislamique dont l’ancienneté demeure incertaine (p. 44).

Les deux chercheurs s’en prennent aux luttes contre les MGF (mutilations génitales féminines), largement animées par le mouvement féministe, qui se sont instaurées dans le sillage du colonialisme, mobilisant à la fois des Africains et des Occidentaux qui tentent d’imposer leurs vues et leurs perceptions sur des pratiques qu’ils jugent « mutilantes » (p. 83), puisqu’elles exprimeraient des manifestations « extrêmes de la subordination historique du sexe féminin » (p. 63). Ils analysent alors les lois criminalisant les MGF dans plusieurs pays africains, et leurs effets sur la population.

La troisième partie de l’ouvrage, de loin la plus importante, rend compte de toute la profondeur de l’étude : il s’agit du coeur de l’enquête, soit l’analyse ethnologique de l’infibulation. Critiquant sévèrement l’Occident, avec sa prétention à établir des vérités universelles et son attitude condescendante (p. 524), les auteurs adoptent un certain relativisme culturel, sans pour autant tomber dans l’excès : ils souhaitent en effet se démarquer d’un regard « sociocentrique » et « ethnocentrique » (p. 229) sur une coutume qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours et n’aurait pu y parvenir sans bien-fondé, « en particulier aux yeux des femmes, les premières concernées » (p. 521). Mobilisant une quantité impressionnante de données et d’exemples à caractère ethnographique, les chapitres de la dernière partie se révèlent passionnants, en particulier le cinquième, qui analyse finement le point de vue féminin concernant l’infibulation ainsi que les aspects symboliques de celle-ci, à travers non seulement l’univers domestique des populations étudiées, mais aussi leurs pensées et imaginaires. Les auteurs mettent alors à jour une « ethnothéorie de la fécondité capable d’éclairer le sens ou la portée culturelle de l’infibulation en tant qu’occlusion vulvaire » (p. 321) après avoir présenté les rationalisations du discours social interne. L’infibulation est alors pleinement liée à la fécondité.

Hazel et Mohamed-Abdi pensent que leur masculinité présente un avantage dans leur étude de la sous-culture féminine : celui de l’obligation de déconstruire et de reconstruire davantage leur objet d’étude, ce qui est propice à une plus grande objectivité (p. 230-231). On peut s’interroger sur la portée réelle d’une telle déclaration, les auteurs affirmant par ailleurs que ce « sont les femmes qui détiennent le secret de cette coutume » (p. 523). S’ils peuvent à certains endroits laisser penser qu’ils défendent la pratique de l’infibulation, il n’en est pourtant rien. Ils notent la « fausseté scientifique des bases culturelles de l’infibulation » (p. 534) et espèrent, par leur étude, « offrir une contribution importante à la disparition » de cette pratique (p. 539). Combattant idées reçues et jugement de valeurs, ils ont à coeur de démontrer que cette coutume repose sur des assises qui ne sont ni criminelles ni arbitraires (p. 59) ; il faut s’affranchir des conditionnements culturels pour l’aborder et l’approche ethnologique leur paraît pour cela la plus appropriée (p. 52).

Cet ouvrage captivant comporte néanmoins des problèmes de forme qui peuvent venir gêner la lecture : l’alternance entre les notes de bas de page de type français (renvois) et de type anglais (dans le texte) entraîne une certaine confusion ; notons également la surabondance de citations secondaires et de sources de seconde main. Malgré ces imperfections, il faut reconnaître l’ampleur et la richesse des données réunies par les auteurs ainsi que leur traitement analytique. L’ouvrage intéressera tous ceux qui souhaitent comprendre les pratiques de mutilations génitales féminines en Afrique, et plus largement les spécialistes du corps en sciences humaines et les chercheurs qui s’intéressent aux questions de morale et d’éthique.