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Introduction

Les recherches menées en sciences sociales sur l’usage des médicaments visent généralement à renseigner sur les mécanismes qui règlent leur consommation (par exemple sur les types de consommation auxquels se livrent les malades par l’intermédiaire d’une prescription médicale ou dans le cadre de l’automédication, sur les liens qu’ils établissent entre le produit et le cas à traiter, sur leurs représentations de l’efficacité (Moatti et al. 2000) ou sur la manière dont les individus tirent avantage des découvertes scientifiques et des expériences des autres malades (Akrich et Méadel 2002). En complément de ces problématiques, l’anthropologie du médicament a développé sa réflexion autour de nombreuses autres dimensions, intégrant notamment à ses recherches des questions aussi larges que l’accès aux médicaments ou les détournements d’usage de cette variété particulière de technologie médicale qu’ils représentent. On s’est peu interrogé, en revanche, sur les formes d’usage des médicaments au regard de la place qu’ils occupent dans la vie domestique, c’est-à-dire à la fois dans l’espace habité et sur les liens qu’ils entretiennent avec les corps qui l’habitent.

Pourtant, l’observation des usages des médicaments dans le cadre de l’espace domestique permet de repérer des différences qui ne sont pas imputables aux seules raisons thérapeutiques (selon lesquelles un usage donné dépendrait d’une affection donnée) ni aux seules variations individuelles susceptibles d’expliquer le caractère aléatoire et accidentel de ces usages. On montrera ici que, loin d’être fortuits, ces usages, et en particulier les conduites relatives au rangement et à la consommation des médicaments, font l’objet de régularités, rapportables à des logiques culturelles. Si ces logiques sont aptes à gouverner certaines modalités d’usage des médicaments, on verra, en retour, que ces dernières sont révélatrices d’un rapport spécifique des patients à leur corps et à la place qu’ils lui accordent dans l’espace social.

On s’appuiera sur une étude menée auprès de groupes d’origines culturelles religieuses différentes habitant le Sud de la France (Fainzang 2001) pour montrer, d’une part, que les conduites des uns et des autres sont structurées autour de l’opposition individuel-collectif et, d’autre part, que l’usage des médicaments est à l’image de l’inscription du corps dans l’espace domestique (autour de l’opposition privé-public). Les matériaux sur lesquels repose cette réflexion concernent essentiellement les patients de confessions protestante et catholique. Toutefois, il ne s’agira pas ici de chercher à caractériser les usages sociaux du médicament selon l’origine familiale religieuse des sujets[1], mais, au-delà, de montrer le lien entre espace corporel et espace social au sein des logiques culturelles qui organisent l’usage des médicaments.

Ces matériaux ont été recueillis au moyen d’une observation des pratiques quotidiennes des patients à l’égard de leurs médicaments, conduite dans le Midi de la France (Départements du Gard et de l’Hérault) lors de consultations en milieu hospitalier (services de médecine interne, de maladies respiratoires et de cardiologie), mais aussi au domicile des patients, avec une attention particulière portée aux modalités de rangement et de consommation des médicaments dans l’espace familial. Les enquêtes ont été menées en milieu rural et urbain, et auprès de catégories sociales très diverses. Le souci a été de comparer les patients à milieu social équivalent afin de neutraliser la variable strictement sociologique (notamment socio-économique et socioprofessionnelle) – susceptible d’induire à elle seule des comportements différents – et de mettre au jour les logiques symboliques transversales à ces différents milieux sociaux, qui sous-tendent l’usage des médicaments dans l’espace privé[2].

Gestion individuelle ou collective du médicament

Le comportement que les individus adoptent face à la maladie et aux thérapeutiques qui leur sont offertes est en partie conditionné par le rapport qu’ils entretiennent avec le corps en général et avec leur propre corps en particulier. Le corps peut à cet égard être interrogé sous le double aspect de son statut comme objet matériel (en tant qu’il fait l’objet de soins particuliers) et comme sujet à l’intérieur d’un espace social (en tant qu’il est crédité d’une place spécifique dans l’interaction avec les autres). Une première ligne de partage entre les diverses conduites observées chez les patients oppose ainsi une gestion individuelle à une gestion collective du corps.

À l’observation des pratiques quotidiennes, on s’aperçoit en effet que les modalités d’usage des médicaments s’organisent essentiellement autour de deux axes : un axe individuel et un axe collectif. Dans ce dernier cas, les sujets tendent à vouloir faire partager à leurs proches (en particulier aux autres membres de leur famille) les médicaments qu’ils ont eux-mêmes déjà pris (et considérés comme efficaces) dans des circonstances qu’ils jugent analogues. Soit une personne suggère à son conjoint d’acheter tel médicament à la pharmacie, soit, lors d’une consultation à laquelle le premier accompagne le second, il suggère au médecin de le lui prescrire. Il n’est pas rare de voir une femme demander à un médecin de « marquer » tel médicament à son mari, qu’elle a accompagné à la consultation, justifiant sa demande par le fait qu’il lui a fait du bien à elle. Les observations répétées permettent de constater que le désir de faire partager aux autres membres de la famille ce qui a été pris par l’un d’eux est beaucoup plus répandu chez les catholiques que chez les protestants, chez qui le traitement est bien plutôt le problème de chacun, tout comme le mal qu’il est destiné à combattre. Les protestants ont une lecture plus individualiste de la prescription tout comme ils ont une gestion plus individualiste du mal[3].

Parallèlement à l’utilisation individuelle ou collective du médicament, on remarque également, en amont, une gestion individuelle ou collective de la santé, comme en témoignent les modalités de consultation. En effet, tandis que les protestants recourent individuellement à la consultation médicale, les catholiques s’y rendent plus fréquemment en couple, même lorsque la consultation ne concerne que l’un d’eux, généralement l’homme. Il m’a été donné d’assister à plusieurs consultations auxquelles le patient venait, accompagné de son conjoint. La plupart étaient destinées à l’examen de l’homme et concernaient des couples catholiques. Dans ce cas, il n’est pas rare que, là encore, tandis que le mari est interrogé par le médecin, ce soit la femme qui réponde en lieu et place de son mari, comme l’illustre l’exemple suivant :

  • le médecin, s’adressant au mari, ouvrier : « Vous avez essayé l’aérosol? »

  • la femme : « On en a essayé trois ».

  • le mari : « La Ventoline, je sais pas si ça me fait grand-chose! »

  • le médecin : « Pourquoi vous en prenez, alors? »

  • moue dubitative du mari : « … »

  • la femme : « Si! Ça te fait du bien quand même! »

C’est d’ailleurs souvent la femme qui a les médicaments dans son sac lorsque le mari doit avoir avec lui les médicaments prescrits, notamment dans le cas de l’asthme. Lors d’une consultation à laquelle un patient se rend accompagné de son épouse, celui-ci (expert-comptable) a besoin d’un mouchoir. C’est sa femme qui le lui donne. Il n’en a pas sur lui, alors qu’il souffre de rhinites allergiques et qu’il est régulièrement assailli par le besoin impérieux de se moucher.

Par delà la fonction volontiers maternante accordée à l’épouse, en particulier en milieu ouvrier, il semble qu’il y ait une prise en charge beaucoup plus collective du corps chez les catholiques que dans les familles protestantes, plus individualistes, où chacun assume son problème, son corps et son mal. Les couples protestants se rendent d’ailleurs très rarement ensemble en consultation lorsque le motif ne concerne que l’un d’eux, sauf pour des raisons pratiques, comme par exemple l’impossibilité de conduire qui contraint l’un d’eux à se faire véhiculer par l’autre, notamment en milieu rural. Mais dans ce cas, l’autre reste généralement dans la salle d’attente. Si cette attitude peut être mise sur le compte d’une certaine pudeur, celle-ci ne saurait à elle seule l’expliquer, comme l’atteste le fait que, lors des entretiens que j’ai menés avec des couples protestants, les conjoints se laissaient mutuellement la parole lorsque l’autre parlait de son mal[4]. On a donc bien affaire à une prise en charge beaucoup plus individuelle de son corps chez les protestants. Cependant, au-delà de la plus ou moins grande récurrence d’un comportement dans un groupe culturel, ce qu’il convient de retenir ici est la dualité individuel-collectif autour de laquelle s’organisent un grand nombre de pratiques dans le champ de la santé et de la gestion des médicaments.

Logique d’identité, logique de cumul

L’individualité du patient dans la gestion de son traitement s’affirme également lors du dosage des médicaments consommés. Dans les sociétés occidentales comme ailleurs, l’usage des médicaments engage un certain type de représentation des liens entre soi, le produit, et le monde. Il suppose l’établissement d’un lien direct entre soi et une substance, et cela, dans une logique d’identité.

On opposera ainsi logique d’identité et logique de cumul selon la relation que les sujets entretiennent avec les doses, logiques qu’on retrouve dans des contextes sociaux et culturels fort diversifiés. On les voit à l’oeuvre dans les sociétés africaines par exemple, où elles coexistent, en phase avec le pluralisme médical qui s’offre aux patients. Si ces logiques concernent également d’autres sociétés européennes, la mise en perspective avec des matériaux tirés de contextes africains permet de faire ressortir l’universalité de ces logiques symboliques. La littérature ethnologique révèle par exemple qu’il existe, dans de nombreuses sociétés ouest-africaines, un système symbolique numérique en vertu duquel le chiffre 3 est affecté aux hommes et le 4 aux femmes. Ces chiffres et le respect de leur usage, loin d’être une attribution purement décorative, règlent non seulement les conditions de l’efficacité du processus thérapeutique (de sorte qu’ils déterminent les dosages et les gestes impliqués dans la cure), mais également l’ensemble des relations entre les sexes. Ce système, généralement rapporté aux particularités anatomiques des sexes masculin et féminin – mais dont le caractère arbitraire est rendu manifeste par l’existence d’un symbolisme contraire dans d’autres populations –, entretient, notamment chez les Bissa du Burkina-Faso, une cohérence étroite avec les représentations de la personne d’une part et avec les espaces sociaux qui la définissent à travers les règles de résidence d’autre part (Fainzang 1985). Toutefois, si dans les sociétés où prévaut ce système symbolique, les patients respectent scrupuleusement ce dosage pour ce qui concerne les remèdes et les traitements confectionnés ou prescrits par les institutions thérapeutiques traditionnelles (représentées par les guérisseurs), ils augmentent en revanche très largement les doses pour ce qui concerne les médicaments relevant de la médecine occidentale, qu’ils peuvent se procurer soit au dispensaire local, soit sur le marché, ou encore à la ville, en pharmacie. Les médicaments biomédicaux relèvent d’un autre monde ou d’un autre registre et ne peuvent être valablement mis en relation avec ce qui fait la personne ou l’identité du patient. Ils sont perçus comme susceptibles de donner encore plus de force et de santé en étant pris en plus grande quantité. En matière de consommation médicamenteuse, les patients opposent donc volontiers le dosage pour ce qui est de la pharmacopée traditionnelle, au cumul pour ce qui est des médications occidentales. Dans tous les cas, ces comportements sont motivés par une recherche d’efficacité supérieure. Cependant, alors que, ici comme ailleurs, le respect des doses implique de reconnaître une relation entre soi et le produit – chaque individu ayant un traitement adapté à ce qu’il est (gros ou maigre, fort ou fragile, adulte ou enfant), mais aussi à son sexe ou à son identité (d’homme ou de femme) –, l’augmentation des doses révèle une focalisation sur la vertu du médicament indépendamment de l’individu qui le prend, de son cas particulier, de son identité.

De la même façon, dans les sociétés occidentales, les patients participent préférentiellement de cette logique du cumul ou de cette logique d’identité dans l’usage et le dosage qu’ils font de leurs médicaments. Dans l’interaction patient-médicament (ou personne-produit), c’est l’importance donnée préférentiellement à l’un ou à l’autre qui conditionne le choix de respecter ou de modifier les doses. La diminution des doses par rapport à celles qui sont prescrites est généralement motivée non pas seulement par rapport à la recherche d’une plus grande efficacité mais aussi en vue de réduire les effets négatifs des médicaments. Tandis que certains patients (majoritairement d’origine protestante), tendent à réduire les quantités dans le souci de ne pas absorber avec excès un produit dont il ont la conviction qu’il peut les soigner à une moindre dose, et estimant que leur cas particulier, leur mal ou leur corps peut se satisfaire d’un traitement quantitativement revu à la baisse, d’autres (majoritairement d’origine catholique) traitent leur corps comme une machine qu’ils souhaitent alimenter avec la quantité maximum de carburant pour qu’elle marche mieux et plus longtemps. Ce qui vaut pour les doses vaut pour la relation à l’objet-médicament. Les patients qui prennent plus de médicaments que ce qui leur est prescrit le font donc dans un souci d’augmenter les chances de guérir, dans une logique du cumul, tandis que ceux qui tendent à vérifier (et le plus souvent à réduire) les doses en vue de faire correspondre le traitement à leur corps, pris dans son individualité, répondent à une logique d’identité.

De la cuisine à la salle de bain : la place du médicament dans l’espace domestique

Plusieurs chercheurs ont tenté d’explorer le contenu des pharmacies familiales. Demander aux gens de montrer le contenu de leur pharmacie est envisagé comme une façon de les amener à parler de leurs médicaments[5]. De même, dans l’étude HMCI (Home Medicine Cabinet Inventory) réalisée en Grèce autour de Deanna Trakas, la méthodologie élaborée implique que les gens montrent leur pharmacie aux enquêteurs. Cet inventaire, prétendument destiné à répertorier les médicaments que les individus ont chez eux, a pour but réel de permettre une discussion sur le traitement des problèmes de santé dans la famille, l’idée qui préside à cette méthodologie étant que la présence physique des médicaments favorise la discussion. Dans tous les cas, on a là une technique d’enquête, destinée à permettre le recueil des données, mais à aucun moment le contenu de la pharmacie n’est envisagé comme susceptible de constituer en soi un objet d’investigation.

Il y a pourtant beaucoup à gagner à transmuer cette technique d’enquête en objet d’enquête, tant la détention, la conservation ou le rangement des médicaments peuvent nous apprendre sur le rapport au corps et à la maladie des individus. Parce que les gestes les plus quotidiens et les plus anodins de la vie domestique sont susceptibles d’exprimer les logiques profondes des individus et leurs façons de penser le monde, il m’a semblé fécond d’étudier la manière dont les médicaments sont rangés, au domicile, en vue de cerner le sens que revêt le choix de l’endroit où ils sont placés. Les lieux où ils sont conservés à l’intérieur de l’espace domestique ont donc été systématiquement consignés afin de dégager des constantes dans les données recueillies.

Une fois le médicament acquis (prescrit, acheté, ou sorti de la pharmacie familiale), il est placé dans des endroits variés, suivant des mécanismes qui ne relèvent pas nécessairement d’une logique utilitaire. Le rangement des médicaments traduit souvent le système des liens que les patients établissent entre le produit, leur corps et, au-delà, l’espace domestique tout entier. Ainsi, certaines familles disposent d’un tiroir pour ranger les médicaments du père, un tiroir pour ceux de la mère et un tiroir pour ceux des enfants. D’autres familles séparent soigneusement les médicaments de chaque membre de la famille dans des pièces distinctes, alors que d’autres, en revanche, mélangent tous les médicaments. Malgré la grande diversité des cas de figure en la matière, le rangement des médicaments obéit à certaines logiques et ses modalités sont souvent le signe du statut qu’on leur accorde.

Pour ce qui est des traitements en réserve (ceux qui ne sont pas ou plus utilisés, ceux qui restent à l’issue d’un traitement, ou ceux qui ont été achetés en prévision du mal), la question est de savoir quel lieu fait office de pharmacie domestique. Ainsi les médicaments qui ne sont plus utilisés mais dont les gens ne veulent pas se débarrasser (médicaments qu’une infirmière protestante qualifie d’« abandonnés »), sont parfois rangés dans un espace auxiliaire ou périphérique à l’espace domestique proprement dit, par exemple dans un meuble placé au garage ou dans la chambre d’amis (que cette même femme appelle, suivant une expression locale, la « chambre à donner »). Ils ne leur appartiennent plus vraiment et échappent à leur espace personnel. Le lien est directement établi entre l’usage du médicament et celui du lieu où il est conservé. Dans une autre famille, en revanche, qui conserve tous les médicaments achetés car « ça peut resservir », ils sont gardés dans un buffet placé dans le garage avec toutes sortes d’objets, jeux et petit mobilier. C’est la fonctionnalité de l’objet remisé avec les autres, dont on hésite à se débarrasser, qui l’emporte ici. D’autres familles conservent leurs médicaments dans l’armoire de la chambre à coucher, ou dans le bureau, avec les archives et les « papiers importants ». D’autres encore placent leurs médicaments dans une armoire de salle de bain, voire dans les toilettes, dans un lien étroit avec l’hygiène du corps, soit tous mélangés soit séparés en fonction du membre de la famille auquel il est destiné. Le rangement par spécialité est plus rare et ne concerne généralement que les médicaments les plus usuels (destinés au traitement des plaies ou des brûlures).

Les médicaments utilisés pour des traitements en cours sont rangés soit dans la cuisine (dans un placard, sur un buffet ou sur la table), soit dans la salle à manger, ou encore dans la chambre à coucher (sur la table de nuit), sans que le choix du lieu où ils sont entreposés ait nécessairement un rapport avec le moment de leur prise. Ils sont alors déposés dans un sac plastique, une sacoche, un pot ou une coupe, ou un tiroir. Le rangement obéit le plus souvent à une séparation par membre de la famille, parfois par spécialité. Soit on utilise une coupe pour le mari, une pour la femme, soit un tiroir pour le mari, un pour la femme, un pour les enfants (dans d’autres familles, on ajoute un tiroir pour le chien), ou encore un sac plastique pour chacun.

Le lieu où les individus rangent leurs médicaments n’est donc pas sans signification. On ne peut manquer d’être frappé par le cas de cet enseignant en arrêt de maladie qui dépose dans une boîte ses neuroleptiques (dont il fait une consommation quotidienne depuis de nombreuses années), avec les poèmes qu’il écrit depuis sa jeunesse (c’est aussi un lecteur assidu de poésie), et sans lesquels il considère qu’il ne pourrait pas vivre. Ces divers lieux de rangement du médicament correspondent à différents modes de perception de l’objet qu’il représente et de l’importance qui lui est accordée.

De l’espace privé à l’espace sur-privé

En ce qui concerne le lieu investi par les médicaments dans l’espace domestique, on peut déceler cependant des régularités dans les familles étudiées, qui assignent une valeur spécifique à l’objet. Ainsi, les médicaments sont plus souvent rangés dans la chambre ou dans le bureau chez les protestants, et dans la cuisine ou la salle de bain chez les catholiques. Cette observation vaut surtout pour les médicaments en cours (c’est-à-dire ceux qui sont pris dans le cadre d’un traitement) mais aussi parfois pour les médicaments en réserve (ceux qui restent à la fin d’un traitement ou qui sont achetés préventivement, en l’absence de besoin immédiat). Le lieu où ils sont placés est plutôt associé à des affaires personnelles chez les protestants (table de nuit, tiroir ou étagère d’armoire pourvus d’effets personnels, tiroir personnel dans le bureau), alors qu’ils sont souvent placés dans des lieux plus collectifs chez les autres (armoire de salle de bain, table ou buffet de cuisine).

Le rangement obéit ici à une logique en vertu de laquelle le médicament se voit assigner une place conforme à la gestion individuelle ou collective du traitement que l’on a évoquée plus haut. Ainsi, de même qu’une gestion plus collective du médicament s’objective dans le fait de conseiller à ses proches de prendre le même traitement que soi, de même elle se traduit par un rangement des médicaments dans des espaces collectifs. De façon symétrique, une perception plus individualisée, voire individualiste du traitement va de pair avec un mode de rangement en vertu duquel le médicament est déposé dans des lieux plus personnels, ou que l’on pourrait appeler « sur-privés », à l’intérieur de l’espace privé collectif qu’est l’espace domestique.

Le lieu choisi pour le traitement en cours est particulièrement révélateur de cette tension entre individuel et collectif dans la relation des individus à leurs médicaments. Chez les familles optant pour un rangement des médicaments dans l’espace collectif, ceux-ci peuvent être placés sur un même meuble, mais en un lieu différent (sur la droite et sur la gauche d’une même étagère, places respectivement attribuées au mari et à la femme). Dans d’autres, la séparation est plus marquée à l’intérieur d’un espace commun qu’est le meuble : une famille consacre par exemple deux tiroirs dans le buffet de cuisine pour les médicaments : un tiroir pour l’homme, un pour la femme, et place les médicaments de l’enfant au-dessus, sur la partie ouverte du buffet. Dans d’autres encore, les médicaments sont placés en différents lieux, non pas en fonction de la personne qu’ils concernent mais en fonction de leurs indications : un agent hospitalier, qui vit seul dans un studio, se fait soigner pour un ulcère variqueux et pour un infarctus. Il range ses médicaments sur le buffet vitré de son studio, « ceux du coeur » à gau-che (pour se « rappeler que c’est ceux pour le coeur », explique-t-il) et « ceux de l’ulcère à droite » (il ne connaît pas leurs noms). Il prend du Temesta et divers médicaments « pour dormir » ; ceux-là sont au milieu, derrière le cendrier. Dans le cendrier sont placés les médicaments du jour. Le buffet se présente comme une réplique du corps, à partir de laquelle vont s’organiser les consommations médicamenteuses et les conduites corporelles du patient. De même, comme l’atteste le cas précédent, le buffet peut-il être le reflet du couple ou de la famille tout entière, réplique à la fois des corps et des liens sociaux dans l’espace familial.

La cuisine, entre fonction sociale et fonction alimentaire

Le fait que le traitement en cours soit placé dans la cuisine, la salle à manger ou la chambre à coucher appelle quelques commentaires, dans la mesure où il y a là des raisons à la fois fonctionnelles et symboliques. Fonctionnelles, car certains médicaments doivent être absorbés lors des repas ou au moment du coucher, et leur emplacement en tel ou tel lieu de l’espace domestique assure une commodité au patient qui associe le geste de la prise avec le moment de la journée. Ainsi les médicaments devant être consommés au moment des repas sont-ils fréquemment rangés dans la corbeille à pain ou dans un tiroir à couverts, autrement dit dans un endroit visible et où ils ne risquent pas d’être oubliés. Toutefois, le fait de ranger les médicaments dans la cuisine n’est pas toujours dû à la nécessité de les prendre au moment des repas et cet emplacement répond à d’autres motifs qu’au souci de faciliter l’observance de la prescription.

D’abord, la cuisine est conçue comme le lieu principal où se retrouve la famille. C’est l’espace social premier. La fonction sociale de l’espace cuisine n’est sans doute pas étrangère au choix de l’emplacement des boîtes dans la mesure où c’est un des espaces du cadre domestique où l’on se rend le plus souvent, où les membres de la famille peuvent facilement exercer un contrôle sur les autres, et s’assurer que tel membre a « bien pris ses comprimés ». Le placement des médicaments dans la cuisine témoigne de l’exercice d’un contrôle familial.

Ensuite, le choix de cet emplacement est le signe des liens que le médicament entretient avec l’alimentaire. Les médicaments ont un statut particulier qui à la fois les rapproche et les éloigne des autres produits absorbés par le corps, et donc des aliments. Il ne s’agit pas ici de ce qu’on appelle parfois les « alica-ments » (néologisme né de la contraction d’aliment et médicament), résultant de la stratégie des industriels de l’agro-alimentaire qui clament les effets bénéfiques de certains aliments sur la santé (voir Brozetti 1999), ni de produits pharmacologiques utilisés dans le champ de l’alimentaire et dont l’ambivalence est tout entière contenue dans la double motivation de leur consommation (médicale et gustative). À cet égard, certains produits comme l’aspartame, utilisé comme succédané du sucre, sont parfois significativement rangés avec les réserves alimentaires chez les uns ou avec les médicaments chez les autres ou encore naviguent, dans un même foyer, de l’armoire à pharmacie au buffet de cuisine. Il s’agit au contraire de véritables médicaments qui se voient associés à des aliments en raison précise de leur qualité gustative. Ainsi il n’est pas rare que les sirops ne soient pas considérés comme de véritables médicaments par les usagers, qui associent la saveur sucrée du produit à une friandise : « Tu veux du sirop? », demande-t-on fréquemment à un enfant qui tousse, avec la même légèreté que si on lui proposait un sirop de grenadine. On pourrait à leur propos parler de « médicaliments », si l’on veut bien s’autoriser un néologisme pour désigner de véritables spécialités pharmaceutiques, à finalité thérapeutique, mais dont l’usage parfois désinvolte révèle la dimension alimentaire, voire confisière, qui leur est conférée. L’endroit même où ces sirops sont parfois entreposés – sur l’étagère à bonbons ou dans le placard à gâteaux – en dit long sur le statut qui leur est réservé dans certaines familles[6]. On notera qu’un sirop est presque toujours placé dans la cuisine, même lorsqu’il est bu directement à la bouteille et que son administration ne nécessite donc pas l’usage d’une cuillère. 

Les liens que les médicaments ont avec les aliments sont complexes, car la dimension alimentaire du médicament peut se superposer, paradoxalement, à une forte discrimination parfois faite par les patients entre ces deux types de produits. La différence entre médicament et aliment peut ainsi être nettement marquée, au point que certains patients en oublient que le médicament est un produit absorbé par le corps à l’instar des produits alimentaires. C’est ce qui explique que certains patients, à qui il est demandé d’être à jeun pour se soumettre à un examen ou une intervention, arrêtent de manger mais non de prendre leurs médicaments. Par conséquent, si on assimile parfois les médicaments et l’alimentaire, il reste néanmoins entre eux une différence d’essence repérable au fait que la notion même d’être « à jeun » ne signifie pas nécessairement, pour certains patients, avoir l’estomac vide, et donc sans médicaments. Enfin, le rangement obéit à d’autres logiques, comme celle qui consiste à cantonner le médicament dans l’espace privé (personnel) ou à le faire passer, au contraire, dans l’espace public (familial).

Espace corporel et espace domestique

Certains traitements, considérés comme relevant d’une sphère plus intime, d’une corporéité dissociée de l’alimentaire, sont placés ailleurs que dans la cuisine, quand bien même ils doivent être consommés au repas ou avec un verre d’eau. Les patients choisissent parfois de placer certains de leurs médicaments dans la cuisine, et d’autres dans la chambre, séparation qui se fonde davantage sur la sphère corporelle concernée ou avec l’intimité du patient. Ainsi, une femme place certains de ses médicaments sur la paillasse de la cuisine (notamment un anti-ulcéreux), tandis que d’autres (en l’occurrence un traitement substitutif de la ménopause prescrit par sa gynécologue, mais aussi un anxiolytique et un anti-dépresseur, prescrits par son médecin généraliste) sont placés sur sa table de nuit bien qu’elle ait pris l’habitude de les prendre à midi et qu’elle soit obligée, pour cela, de monter dans sa chambre située au premier étage. Ce rangement échappe, on le voit, à des raisons fonctionnelles. Il est à noter que les médicaments associés au registre de la gynécologie sont presque toujours placés dans un tiroir personnel de salle de bain ou dans la chambre à coucher, même s’ils ne nécessitent pas d’être associés à un soin corporel. Viennent s’imbriquer ici des perceptions du corps et de l’intimité structurées par les oppositions de genre, les médicaments respectivement associés aux sphères féminine et masculine (les premiers davantage encore que les seconds) étant généralement dérobés au regard « public » (celui des autres membres de la famille et celui des visiteurs). Le rangement des médicaments n’obéit donc pas exclusivement à une logique utilitaire, puisque non seulement de nombreuses spécialités sont placées dans la cuisine même si elles ne sont pas prises au moment des repas, ou si elles ne nécessitent pas la consommation simultanée d’un verre d’eau, mais d’autres sont placées dans la chambre, alors qu’elles sont prises avec un verre d’eau ou à l’heure des repas. On observe ainsi une assimilation entre l’espace corporel et l’espace domestique, apte à influer sur le lieu du rangement. Cette assimilation se vérifie à la place matérielle occupée par le médicament, selon les indications ou les parties du corps qu’il concerne.

D’autres observations pourraient également être citées pour appuyer l’idée selon laquelle il y a superposition entre l’espace du corps et le milieu de vie qu’est l’espace habité. Ainsi Éric Gagnon et Francine Saillant examinent la relation d’aide entre les intervenantes et les personnes dépendantes en maintien à domicile ; ils évoquent la confiance et la sécurité que les organismes essaient d’instaurer en envoyant toujours le même intervenant, aux mêmes heures, chez l’aidé, et ils soulignent que cette sécurité est nécessaire dans cette situation où un étranger vient « chez soi, dans la vie privée, dans l’intimité qui est celle de son propre corps et de son milieu de vie » (2000 : 95).

L’identification qu’effectuent les sujets entre espace corporel et espace do-mestique m’était déjà apparue à propos de la consommation d’alcool et de la lutte contre l’alcoolisation (Fainzang 1995, 1996). En effet, dans les familles dont un membre est alcoolique, on observe souvent une assimilation symbolique entre le corps et la maison, pareillement souillés par l’alcool et affectés par les mêmes effets. En retour, le nettoyage de la maison n’est possible que lorsque le sang de l’alcoolique a été nettoyé. La guérison consiste dans la remise en ordre de son corps et de sa maison. Suivant cette logique, il s’agit, pour l’alcoolique en passe de devenir « ancien buveur », de vider son corps de l’alcool qui l’a souillé, et de vider la maison de l’alcool qui s’y trouve. Le corps est à l’image de l’univers domestique et les désordres opérés dans le corps du malade ont en miroir, et comme corollaire, le désordre de l’univers domestique. Scheper-Hughes et Lock (1987 : 19) reprennent à leur compte la thèse de Mary Douglas (1970, 1981) selon laquelle le corps est un symbole naturel dans lequel nous puisons nos métaphores les plus riches, aptes à représenter les relations sociales ; ils considèrent que les constructions culturelles relatives au corps permettent d’exprimer des représentations particulières de la société et des relations sociales. Dans cette perspective, l’espace domestique s’avère apte à exprimer, lui aussi, comme on le voit ici, les relations sociales en ce qu’il révèle la manière dont le corps s’inscrit dans l’espace familial.

Conclusion 

La gestion individuelle ou collective du traitement est objectivée à la fois par les modes de rangement des médicaments dans l’espace domestique, les conseils ou non de médicaments aux proches et par les modalités de la consultation. Elle signale un mode d’inscription spécifique du corps dans l’espace social, en vertu duquel il est soit un espace personnel, privé, soit au contraire articulé à la vie familiale, et pose la question de la frontière entre son corps et le corps des autres. Tout se passe comme si l’espace habité était un prolongement de l’espace corporel. Dans ces conditions, la place allouée au médicament est à l’image de la manière dont le sujet s’inscrit dans le champ collectif familial. À partir des observations menées dans les groupes culturels étudiés, on a tenté d’identifier les différents types de logiques qui sont au fondement de leurs conduites. Ces observations conduisent à conclure ceci : d’une part, le fait que ces conduites se retrouvent préférentiellement dans un groupe plutôt que dans un autre montre qu’il ne s’agit pas là de choix personnels, individuels, mais qu’ils sont culturellement construits ; d’autre part, il existe un parallélisme entre le couple d’opposition individuel-collectif et le couple privé-public.

Cependant, ceux-ci n’épuisent pas la question de l’inscription du corps dans l’espace domestique ni de la place du médicament dans cet espace, puisque d’autres couples d’opposition se décèlent (domestique familial-domestique personnel ; privé-« surprivé »), où se lisent les différents niveaux auxquels le médicament est associé.

Dans une réflexion sur ce qu’il appelle « les emboîtements du privé et du public », André Petitat (1998) fait remarquer que les rapports du public et du privé ressemblent à une poupée russe où la plus grande des figures est la figure publique (l’État), la seconde est celle des corporations, des entreprises et des partis, la troisième est le clan familial, et la quatrième est celle de « la famille sous un même toit » (centrée autour des parents, des enfants, et éventuellement des petits enfants). Cette 4e poupée offre la première enveloppe publique aux individus privés, que représente la 5e poupée. Celle-ci « n’englobe rien d’autre qu’elle-même : son corps est l’enveloppe de ses pensées et de sa dynamique interne » (1998 : 220). Chaque poupée possède ainsi un caractère privé par rapport à la précédente et un caractère public par rapport à la suivante.

Cependant, ce modèle d’emboîtement fait l’impasse sur une dimension qui est pourtant présente à l’intérieur de l’espace privé qu’est l’espace domestique, et que révèle, on l’a vu, l’usage des médicaments, à savoir l’existence d’un privé individuel à l’intérieur du privé familial. Il faut donc admettre un espace intermédiaire qui dépasse la dualité espace corporel-espace domestique, pour repérer un espace individuel à l’intérieur de l’espace collectif privé.

Par conséquent, le corps n’est pas seulement « symbole de la société » (Douglas 1981), mais il est symbole de l’espace domestique, de la maison. Une analogie existe d’ailleurs, au plan symbolique, entre le corps et la maison, dans de nombreuses sociétés. Chez les Bisa du Burkina-Faso, cette analogie s’exprime jusque dans le système nosologique et étiologique, à travers les représentations de la maladie du héron, maladie infantile attribuée à un incident survenu lors de la grossesse de la mère. Elle est censée atteindre l’enfant dont la mère se trouvait, lorsqu’elle était enceinte de lui, dans une maison sur le toit de laquelle s’est posé un héron. Le contact avec l’oiseau se traduit par la transmission, à l’enfant en gestation, d’une des propriétés de l’animal (les secousses et les tremblements provoqués par le battement des ailes) et qui réapparaît plus tard sous forme de maladie (convulsions). Le contact est médiatisé par le corps de la mère ou de la maison, lesquels se confondent sur le plan symbolique, puisque la maison où se trouve l’enfant à naître et sur laquelle se pose l’oiseau est conçue comme l’équivalent symbolique de l’utérus maternel (Fainzang 1986).

En définitive, le corps a son prolongement même dans l’espace habité, de sorte que ce qui se lit dans l’un se lit dans l’autre, en vertu de quoi la gestion individuelle ou collective du corps, de la santé et des médicaments se traduit par un usage différentiel de l’espace collectif familial. À cet égard, s’il est d’usage d’opposer le corps individuel – ou « l’enveloppe corporelle », en tant que « le plus petit espace personnel possible » (Goffman 1973 : 52) – à l’espace collectif, on doit bien reconnaître l’existence d’une zone intermédiaire, située à fois dans le collectif (familial) et le privé (individuel), mise à jour par les liens que les sujets établissent avec ces objets, individuels ou collectifs, que sont les médicaments.