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Notre essence est l’effort conatus par lequel nous tâchons de durer et de persévérer dans notre être. Lorsque cet effort ne concerne que notre intelligence, on le nomme volonté ; lorsqu’il se rapporte au corps et à l’esprit, on l’appelle désir. Le désir est donc l’essence véritable de l’homme.

Spinoza

Introduction

L’une des réalisations de l’humanisme occidental a été le développement de l’État-nation démocratique, centralisé, ayant un territoire déterminé, un noyau culturel prépondérant et des traditions de tolérance envers ses minorités culturelles. J’ai décrit déjà, d’une façon générale (Schwimmer 1995), les relations de protection labile nouées par ces États-nations avec les nations absorbées à la suite de conquêtes ou de traités. Ces autres nations, désignées parfois comme peuples fondateurs ou minorités nationales[2], avaient occupé depuis des siècles le territoire où s’étaient installés ces États-nations. On peut se demander quel sera le destin de ces minorités nationales une fois que l’humanisme et ses valeurs de soin et de tolérance seront oubliés et remplacés par des valeurs postmodernes.

Évidemment, ce destin a déjà commencé à se dessiner. Parmi les philosophes qui se sont penchés sur ce problème et qui ont proposé des approches anthropologiques, je mentionnerai Peter Sloterdijk (2000 : 58). Quelques-unes de ses propositions concrètes qu’il est intéressant de considérer sont les suivantes :

  1. L’être humain » n’existe pas, mais il doit se produire lui-même dans une querelle permanente autour de son être non déterminé.

  2. Les trajectoires de son devenir ont été déterminées de manière plutôt inconsciente : règles de parenté, règles de mariage, machines de guerre, techniques d’éducation, dressages érotiques, pratiques punitives, etc.

  3. À l’avenir, ils seront le thème de politiques anthropologiques et biologiques qui ne seront plus aussi inconscientes que cela.

  4. L’heure a sonné pour une nouvelle philosophie qui ne rêve pas au-delà des combats mondiaux et de la technique.

  5. Le coeur humain vit dans les chances qu’il peut saisir.

Dans ces circonstances, on envisagera deux « difficultés extrêmes » aptes à empêcher tout retour à l’humanisme :

1) la rétrogradation ontologique de l’homme du XXe siècle et la bataille de Titans que se livrent l’âme et la machine ; 2) la preuve progressive du fait qu’appartiennent au mécanique des parts de l’inventaire global de l’Étant beaucoup plus importantes que ne l’avait supposé la métaphysique traditionnelle du sujet, de l’esprit et de l’âme. […] La naissance devient planifiable, on peut ajourner la mort dans certaines limites, le corps devient opérable dans une dimension jusqu’ici inimaginable, la sexualité et la reproduction sont dissociées, les sentiments sont tempérés par la pharmacologie, beaucoup d’opérations mentales peuvent être exprimées sous forme de calculs et répétées par des ordinateurs.

Sloterdijk 2003 : 127-128

Voici des exemples de ce que Sloterdijk appelle des « anthropotechniques », qui deviennent partie de la triade éducation-domestication-élevage de toute l’humanité contemporaine. Les cultures traditionnelles en avaient aussi. Canetti commente ainsi les techniques du corps et les accessoires des danses guerrières maori haka :

Dans cette danse, où tous peuvent participer, la tribu a le sentiment d’être une masse. Elle s’en sert chaque fois qu’elle éprouve le besoin d’être une masse et de se présenter comme telle devant autrui. Par la perfection rythmique que la danse a atteinte, elle arrive assurément à son but. Grâce au haka, l’unité interne de la tribu n’est jamais sérieusement en danger.

Canetti 1980 : 28-32, d’après Polack 1840 : [I] 80-88

À cette époque, cette danse était un rite martial, commémorant des ancêtres, un attribut du mana tribal. Elle n’a pas cessé de l’être aujourd’hui, mais elle fait partie aussi de la pratique sportive du rugby néo-zélandais. L’équipe nationale, les All Blacks, l’exécute avant ses matchs. L’intensité de la menace commune exprimée par cette danse, son effet sur l’adversaire, sur le public et sur l’esprit des athlètes mêmes ont incité d’autres équipes internationales, comme les Wallabies d’Australie, à élaborer des chants et des danses similaires ; le haka, exporté internationalement, est donc reconnu comme technique sportive redoutable. Dans ce contexte seulement, sa référence ontologique a effectivement rétrogradé.

Cet exemple vient illustrer les conditions de survie des cultures dominées. Dans les jours du pouvoir absolu des États-nations, ces cultures avaient le choix entre la mort par l’assimilation, la survie par l’indépendance, ou le déclin dans un simulacre de tolérance. L’effet du posthumanisme a été de mondialiser une anthropotechnique puissante des Maori, dépassant la culture de l’État-nation néo-zélandais. Dans cette perspective mondialisée, la nation dominée des Maoris se transforme et passe de sujet à partenaire de l’État-nation dominant.

La mondialisation ne fait pourtant disparaître ni l’État-nation ni les nations dominées. Elle ajoute un échelon à la hiérarchie humaine et sélectionne les éléments culturels (comme le haka) qui seront privilégiés à travers la planète. Ce nouvel ordre ne sera pas établi sans luttes farouches entre les divers échelons. Ces luttes ne sont pas nouvelles. Appadurai (1996, chapitre 9) rappelle la concurrence, les conflits souvent sanguinaires, qui ont eu lieu par le passé entre les États-nations et ses périphéries. Ces dernières ont produit les formes sociales connues comme localités, c’est-à-dire des mondes vécus, d’associations relativement stables, d’histoires relativement bien connues et partagées, d’espaces et de lieux traversés et lisibles collectivement. Historiquement, le localisme précède l’État-nation, mais cette forme sociale devint prédominante en créant des agglomérations urbaines ainsi que des coalitions solides entre les localismes, en protégeant ainsi les localismes faibles contre la violence des plus forts. Appadurai insiste, à juste titre, sur l’idée que l’État-nation n’a jamais réussi à supprimer les localismes, bien qu’il veuille depuis toujours les assujettir à sa bureaucratie et à ses règlements, tandis que les localités tentent de perpétuer leurs cultures distinctes. Il cite aussi la violence et l’anomie advenant quand l’autorité des localités s’effondre, et il note l’impuissance de l’État-nation devant ces désordres.

L’essor du mondialisme a des causes similaires. Il commence à prédominer en intensifiant le commerce international et en formant des alliances solides entre des États-nations exsangues à cause de la violence et de l’anomie des luttes farouches entre voisins ennemis. Appadurai reconnaît que le localisme et les États-nations ont réussi depuis des millénaires à reproduire la créativité humaine et à rendre l’univers vivable pour l’être humain.

Quelle peut être, dans ce contexte, la relation entre ces trois niveaux principaux de l’organisation politique de la planète? Dans les luttes complexes entre les niveaux et sur chaque niveau, comment les nations dominées parviennent-elles à se trouver une place à leur avantage, à nouer des alliances sur chaque niveau? D’abord, cette place n’est plus que celle, quasi naturelle, d’un groupe en principe homogène plus ou moins mécontent au sein d’un État-nation. Afin de bien se situer dans un système mondialisé, les individus, les collectivités plus polygènes ont besoin de créer des politiques conscientes, des trajectoires fondées sur un désir profond de démarches rationnelles, allant dans le sens de l’auto-détermination. Plusieurs démarches concrètes de ce type ont déjà été menées par les peuples dominés. Si elles ont été un peu brouillonnes par le passé, elles sont en train de se transformer en anthropotechniques efficaces. On continue à en ajouter de nouvelles, dans la mesure où la situation externe le permet.

Il n’est pas toujours utile de construire un modèle trop précis désignant l’objet final de ces démarches, car l’être futur de ces peuples reste indéterminé. À défaut du pouvoir de se donner un objet final, ils peuvent pourtant formuler et lutter pour les fins désirées accessibles. Dans le système mondial, chaque victoire augmentera leur puissance. La position occupée par la nation dominée, même au sein de l’État-nation, sera déterminée par son prestige au plan mondial. Ses valeurs historiques mobilisées, transformées, décolonisées paraîtront dans chaque démarche efficace. Comme le dit bien Sloterdijk : c’est dans les chances qu’il peut saisir que vit le coeur humain.

La forme des relations au sein de l’État-nation que je désignerai comme le système de coexistence négociée n’est pas proposée comme un projet mais comme le fait social courant qu’il s’agit d’analyser. Ces relations ont des avantages, mais aussi beaucoup de limites : le déclin inévitable des valeurs historiques de la nation, souvent aussi le déclin résultant de sa capacité à établir une position prestigieuse dans le système mondial, la difficulté à réaliser des projets à long terme (faute de pouvoirs). À cause de ces limites, la coexistence négociée donne lieu aux combats mondiaux, en partie économiques, mais surtout politiques, provoqués par la limitation des libertés et de l’auto-détermination.

Commençons par l’exemple des luttes pour la survie des langues nationales. Comme le démontre Hagège (2000), les facteurs essentiels de l’abandon des langues par le passé ont été la mise à l’écart économique, sociale et politique, et la perte de prestige qui en est résultée. Ensuite, la volonté humaine :

Une résurgence de fierté apparaît chez les plus conscients. Héritiers d’une tradition d’humiliation, ils la remettent en cause, et puisent un haut sentiment d’identité dans cela même qui faisait mépriser la langue ancestrale : sa marginalité ou celle de ses locuteurs. Cette conscience d’identité arrive le plus facilement dans les communautés solidement structurées, attachées à leur territoire originaire […].

Hagège 2000 : 231-237

Hagège accentue, avec justesse, l’engagement macropolitique de ces mouvements identitaires. Quelles que soient les structures macropolitiques qu’ils envisagent, Hagège démontre que leurs stratégies, revendications et rhétoriques identitaires sont assez semblables.

En quelle mesure, en quel sens peut-on dire que la lutte pour la résurgence d’une langue est une « anthropotechnique »? D’abord, cette lutte est plus consciente que le comportement d’une mère qui transmet sa langue à son enfant. L’enseignement préscolaire développé parmi les Maori de la Nouvelle-Zélande ou au Pays basque exige des aptitudes techniques et administratives, semi et pleinement professionnelles, au niveau toujours supra-familial, puis, finalement national. Les programmes sont pensés dans un contexte social où les acteurs reconnaissent que toute la culture est en crise et que cette crise est liée aux relations entre nations (dominantes-dominées), et parfois entre États. L’enfant qui revitalise cette langue en déclin deviendra, dans l’esprit des intervenants, un « homme nouveau »[3]. Cette idée est peut-être plus intuitive que celle que Sloterdijk a en vue, mais elle est plus consciente, plus technique. C’est un projet pour refaire l’homme au complet[4].

La complicité

Je me limite ici aux relations internes, civiques et culturelles, dans des États-nations occidentaux hautement industrialisés – notamment le Canada, l’Espagne, la Nouvelle-Zélande – en distinguant entre les nations minoritaires hautement industrialisées (québécoise, catalane, basque, mais aussi corse, sicilienne, irlandaise, écossaise, flamande) et les nations minoritaires classifiées souvent comme « indigènes » (autochtones, maori, aborigènes, sami). Sur le plan constitutionnel, la grande majorité des membres des nations « indigènes » se contenteraient d’un système de coexistence négociée qui leur donnerait l’autonomie substantielle. Parmi les nations hautement industrialisées, gouvernées par un État d’une autre ethnie, le système de relations varie fortement. Encore, au sein d’un État, il arrive encore que ses rapports avec presque toutes les nations incorporées ou confédérées soient stables, sauf avec une seule, moins compatible, civiquement et culturellement (comme l’Irlande, la Corse, le Pays basque, le Québec) où il y a eu de gros mouvements d’indépendance.

L’État qui pratique la coexistence négociée y préserve les pouvoirs formels et informels de la pleine souveraineté mais les collectivités locales quasi nationales y sont libres de maintenir ou de transformer leurs structures historiques et formes d’habitus. Malgré les efforts continus des législateurs pour définir et départager de façon consensuelle les champs de compétence entre l’État et ces collectivités périphériques, il reste difficile d’établir entre ces populations une « homéostasie optimale », surtout là où il y a des différences objectives (culturelles, historiques, linguistiques, idéologiques) majeures.

Car malgré ces instruments législatifs, une tel système ne fonctionnera pas bien s’il n’y a pas de convergence des valeurs fondamentales de ses membres. Cette convergence n’est pas donnée d’emblée mais peut se développer graduellement si l’État réussit à créer des institutions communes, perçues par les nations périphériques comme favorables à la coexistence. Dans les cas contraires, malgré toutes les négociations, les périphéries se trouvent de plus en plus mal à l’aise dans leurs États dominants.

Par ailleurs, il arrive rarement, au sein d’une nation complexe, que les valeurs de tous ses membres soient homogènes. Et les valeurs qui prédominent dans une nation particulière peuvent être très présentes (mais minoritaires) dans d’autres nations du même État. Dans ces conditions, il n’est pas du tout sûr que les tensions gênantes associées à la coexistence négociée amèneraient forcément l’indépendance de la nation divergente. Il est clair, par contre, que la qualité des relations internes au sein d’un système de coexistence négociée déterminerait si ce système pourrait survivre confortablement.

Comment peut-on définir la nature des relations stables de coexistence négociée? Une réponse à cette question, célèbre au Canada, est celle donnée par Charles Taylor selon laquelle « pour bâtir un pays ouvert à tous », on doit « permettre l’existence de la diversité du deuxième degré ou diversité profonde, au sein de laquelle une pluralité de modes d’appartenance serait alors reconnue et acceptée » (1994 : 81). Cet énoncé précise un type de relations dialogiques entre les valeurs civiques et culturelles qui soit viable et nous permette de cartographier le paysage idéologique que nous aurons à démystifier dans cet article.

Toute relation de partage du pouvoir se fonde sur la relation de complicité, sur le partage de connaissances qu’on n’a pas besoin d’exprimer, qui sont en effet indicibles. Car le pouvoir dépasse toujours les règles faites pour le contraindre ; ce dépassement n’est jamais dit ou encore moins écrit, mais il est l’essence du pouvoir. Ainsi, un État n’agit jamais entièrement pour les raisons qu’il dit ou écrit, mais tous les membres d’un système de coexistence négociée connaissent les vraies raisons, les raisons indicibles. Sans une telle complicité, ces membres ne se percevraient pas vraiment comme concitoyens. Le concept de l’habitus, proposé par Bourdieu (1980), pourrait expliciter cette qualité prérationnelle. On pourrait postuler que seuls les gens qui partagent les mêmes habitus pourraient constituer un système efficace de coexistence négociée. Dans le même esprit, on pourrait invoquer le concept du signifiant-sans-signifié (le mana) dont parlait Lévi-Strauss en 1950. Le système serait alors un signifié peu connu, créé par l’opération du signifiant : mana. Car le mana est forcément un pouvoir partagé.

Malgré l’existence de ce que Taylor appelle la diversité profonde, une tel système serait ardu à établir : herméneutique, magique, sorcier, souvent familial. Noué entre étrangers, il aurait presque l’air d’un miracle si on cherchait à l’expliquer. Les Maori diraient alors que les gens qui ont réussi à construire ensemble un tel système de coexistence négociée ont dû avoir un ancêtre en commun, dont le nom reste inconnu.

Ce type de raisonnement, vague à souhait, ne donne aucune cause première. Les historiens, experts en causes efficientes rationnelles, peuvent pourtant expliquer la genèse des systèmes particuliers de coexistence négociée. Prenons, par exemple, le cas des Catalans et des Basques. Depuis plusieurs siècles, ces deux nations occupent les régions les plus riches de l’Espagne. Depuis le 19e siècle, elles réclament l’autonomie politique et linguistique dans un État notoirement centralisateur, mais rien n’a bougé jusqu’en 1979, quand une loi organique d’Espagne déclara que toutes ses régions deviendraient des communautés autonomes (CA) et que le catalan, le basque, le galego, etc. deviendraient des langues régionales officielles. L’Espagne a donc créé une constitution fondée sur le principe de la coexistence négociée.

Toutefois, au sein de celle-ci, avec ses communautés autonomes rigoureusement égales, les relations centre-périphérie ne se vivent pas uniformément. Paradoxalement, le Pays basque – la seule CA qui ait toujours un mouvement majeur d’indépendance – est aussi la CA où la langue locale, l’euskarien, se développe le plus difficilement. Afin de comprendre ce paradoxe, nous devrons considérer quelles sont les anthropotechniques mises en oeuvre dans chaque région et comprendre pourquoi celles-ci ont permis à certaines régions de réaliser leurs objectifs linguistiques, tandis que les Basques ont des difficultés (Schwimmer 2001). Une telle étude nous aidera à comprendre la nature des obstacles spécifiques – souvent très complexes – empêchant des nations particulières d’établir une relation d’homéostasie optimale avec l’État.

Comparons d’abord l’histoire des nationalismes basque et catalan. Selon l’excellente analyse de Daniele Conversi (1997), le séparatisme basque est très ancien, fondé sur une région rurale fragmentée en communautés locales étanches, isolée du reste du monde par des frontières naturelles redoutables. Son identité culturelle et politique bien articulée mais inconsciente l’amena à appuyer systématiquement, au cours des siècles, tous les mouvements anti-centralistes d’Espagne. Depuis le 19e siècle, cette identité s’exprime dans un discours nationaliste, parfois séparatiste, souvent anti-espagnol, car le nationalisme basque déclare qu’il ne se perçoit pas comme espagnol (Payne 1975 : 65). La Catalogne, par contre, est un carrefour de cultures où le concept d’identité nationale ne date que du 19e siècle. Il s’exprime dans une renaissance bourgeoise, culturelle et linguistique, loyale à l’empire espagnol, riche en réalisations culturelles et artistiques, soutenue par sa quête vigoureuse d’autonomie et le protectionnisme du capitalisme local. Ce nationalisme[5] définit la Catalogne comme « la patrie », et l’Espagne comme « rien que l’État ». Les Catalans et les Basques se battaient ensemble contre la dictature franquiste qui, en retour, sévit contre les deux nations.

Les « anthropotechniques » des deux nations étaient pourtant aux antipodes. Tandis que l’homme nouveau basque serait un intellectuel gauchiste qui créerait son propre État-nation herdérien en réunissant toutes les provinces basques, dispersées en France et en Espagne, à la gloire de Dieu et de l’ancienne coutume, l’homme nouveau de la Renaixença et ensuite du Noucentisme catalan, serait plutôt un membre actif de la bourgeoisie, concentré sur l’ensemble des intérêts de la modernité, mais surtout sur la question des droits linguistiques, la langue étant « la manifestation la plus parfaite de l’esprit national, l’outil le plus puissant pour la nationalisation, donc pour la survie de la nationalité »[6]. Pendant la guerre de l’indépendance de Cuba, dans les années 1890, la Catalogne était la grande perdante, car 60 % de ses exportations allaient vers Cuba. Elle se battit donc pour l’Empire espagnol. Le nationalisme basque, pour sa part, expédia un télégramme de félicitations au président Théodore Roosevelt pour avoir libéré Cuba de l’esclavage (ibid. : 25, 68). En comparant les relations entre Madrid et les CA catalane et basque, il faut tenir compte de tels événements. Or, la différence entre les deux régions n’était pas qu’idéologique : tandis que les intérêts économiques de l’Espagne activaient le nationalisme catalan, la grande industrie basque de l’acier, financée par les Anglais, conteste depuis toujours le nationalisme basque.

Le livre de Conversi nous montre donc deux anthropotechniques différentes qui produisent des types d’hommes nouveaux différents. Le Partido Nacionalista Vasco, séparatiste depuis sa création en 1895, s’intéressa bien ensuite au développement économique, aux changements sociaux, aux recherches basques, mais resta d’abord solidaire avec la classe ouvrière urbaine, son anti-capitalisme et ensuite son marxisme. Contre la dictature franquiste, les intellectuels[7] réagirent en fondant l’ETA (voir Conversi 1997 : 84-93). L’anthropotechnique catalane fonda, par contre, l’Institut d’Etudis Catalans comme outil d’éducation[8], surtout pour développer la langue. Au plan politique, ce mouvement réussit à réunir les activités des quatre provinces sous l’égide d’une institution unifiée, la mancomunitat, pour toute la Catalogne. La mancomunitat standardisa les dialectes du catalan, sa grammaire, son dictionnaire ; établit une bibliothèque nationale, s’occupa de la scolarité en langue catalane, des textes scolaires, de la voirie, des services locaux, de la culture régionale. Avant 1925, quand on vit la fin de la mancomunitat, la politique de la langue catalane en était déjà à un stade avancé, comme si plusieurs études comparables au Rapport Larose y avaient été faites et bien concrétisées. S’y étaient impliquées toutes les classes sociales, tous les courants politiques, en ville autant qu’à la campagne, avec les immigrants et les gens de souche.

Conversi en tire les conclusions qui s’imposent : les Catalans réussirent cette mancomunitat à une époque où le nationalisme basque n’était pas encore capable de construire de nouvelles institutions, ni pour la langue ni pour autre chose (p. 228). Chez les Basques, la race et la religion étaient alors absolument prioritaires dans le processus de décolonisation. Les communications intérieures de leur mouvement étaient toujours en euskarien. La maîtrise de l’euskarien avait alors, selon Conversi, un « aspect initiatoire en permettant au néophyte de pénétrer au Saint des Saints de l’organisation. On n’était pourtant pas obligé d’apprendre la langue et beaucoup de membres ne la comprenaient guère » (ibid. : p. 86). Ce ne fut que dans les années 1960 que le concept d’ethnos, tel que le manifestaient la langue et la culture, remplaça la « race » comme moyen canonique de transmission de l’identité basque (ibid. : p. 91-93).

La loi organique de 1979, qui établit les CA partout en Espagne, prévoit des systèmes d’éducation bilingues très équilibrés dans toutes les régions. Ces systèmes donnent le libre choix entre des programmes où le castillan est prépondérant (mais qui enseignent la langue locale aussi, sur un niveau plus élémentaire) et des programmes où la langue locale est prédominante (mais qui enseignent le castillan aussi, sur un niveau plus élémentaire). Ils offrent aussi des programmes qui donnent le poids égal à chacune des deux langues. Les résultats statistiques de cette stricte égalité au plan juridique, et de la politique scolaire de sauvetage de la langue basque pratiquée par la CA basque, sont impressionnants. Dans le programme « du modèle D », où presque tout l’enseignement se fait en langue basque, le pourcentage d’élèves inscrits était de 12 % en 1982-1983 (quand le programme démarra) et de 38 % en 1998-1999 (Gardner 1999). Ce progrès plafonnera pourtant à moyen terme dans certaines parties du territoire[9], parce que la langue castillane est très prépondérante sur la côte et dans les grandes villes, là où le développement économique est le plus rapide.

Ce cas pose donc des questions soulevées par Hagège. La langue basque n’est plus menacée aujourd’hui par le « bilinguisme d’inégalité » administratif ou constitutionnel, mais la plupart des bascophones sont pourtant des « semi-locuteurs » (Hagège 1999), utilisant le castillan pour une bonne partie de leurs activités professionnelles. Les enseignants de langue maternelle basque sont difficiles à dénicher. La distribution des locuteurs dans le territoire est inégale ; le basque est prépondérant surtout dans les hautes terres de la province de Gipuzkoa.

Par contre, il semble que le catalan soit prépondérant partout en Catalogne, dans les villes ainsi qu’à la campagne. Les intellectuels écrivent leurs livres en catalan ; les entreprises travaillent en langue catalane. Difficile d’y vivre sans parler le catalan. On entend moins de castillan à Barcelone qu’on entend d’anglais à Montréal. Il est ironique que les Catalans, marqués depuis toujours par ce que Conversi appelle une attitude inclusive, bien contents de leur statut de citoyens espagnols, aient pu maintenir la prépondérance du catalan, malgré l’urbanisation et l’immigration, tandis que les Basques, souverainistes avec un haut sentiment d’identité, n’y soient pas parvenus.

Considérons donc quelques aspects tacites de la nature de la relation confédérale établie en Espagne en 1979. Dès leur première enfance, les enfants ont une éducation bilingue, à partir du catalan, du galego, etc., mais les jeunes apprennent les petites modifications par lesquelles des phrases simples apprises au préscolaire sont transformables en castillan. Les traductions (souvent phonétiques ou lexicales) s’apprennent facilement parce que ces langues sont assez proches l’une de l’autre. Du point de vue idéologique, on établit ainsi une identification double où les langues locale et confédérale sont enchevêtrées. Les enseignants atteignent vite un niveau de bilinguisme qui renforce cette identification double. Notons que ces opérations cognitives exigent peu d’analyse, peu de transformations conceptuelles. Or, ce type de méthodes ne suffit pas pour enseigner l’euskarien aux Espagnols ni pour enseigner le maori aux Blancs de la Nouvelle-Zélande, ni même pour enseigner le français aux anglophones canadiens. Ces méthodes desservent un système de coexistence négociée unissant toute l’Espagne, à l’exception du Pays basque.

Ceux qui rédigeaient la loi organique n’étaient pas nécessairement conscients de la signification de ce qu’ils faisaient. Ils pensaient sans doute, par la suite, que leurs problèmes avec le Pays basque s’expliqueraient uniquement par l’ETA. Je m’informai chez les enseignantes : une enseignante castillane pourrait-elle travailler dans une classe en Galicie? en Catalogne? Oui, en effet, ce bilinguisme ne pose pas de problème difficile. Mais au Pays basque? Non, on dépend entièrement d’enseignants basques.

L’euskarien présente un gros problème d’apprentissage, n’ayant de lien de parenté avec aucune autre langue connue. L’Espagnol qui veut l’apprendre aura besoin de méthodes plus ardues, plus analytiques (Arnau et al. 1992). Mais le problème n’est pas que linguistique, car la langue est aussi une source importante de l’identité du citoyen. La langue transmet des signes fondamentaux de la vision du monde de ses locuteurs. En donnant à l’euskarien le même statut formel qu’au catalan, l’Espagne ne concède pas la même reconnaissance, le même respect à la vision basque du monde qu’à la vision catalane. Or, cet obstacle de l’incompréhension est le signe aussi que l’Espagne hésite encore à reconnaître, à accepter pleinement le Pays basque comme une partie intégrante de sa communauté civile.

Conversi démontre aussi que les pères du nationalisme basque n’avaient pas, eux non plus, reconnu la langue euskarienne comme élément primordial de la vision de monde de leur mouvement, qui était surtout ethnique (1997 : 65). Dans une discussion fondamentale, Conversi propose que certains mouvements nationalistes sont inclusifs, au sens qu’ils attirent facilement des immigrants, tandis que d’autres sont exclusifs, au sens qu’ils rejettent sans appel les immigrants de certaines religions, races, etc. Selon ses études, le mouvement catalan est inclusif depuis toujours, alors que la société basque traditionnelle reste plutôt exclusive. Conversi soutient que cette exclusivité relève plus du localisme préétatique que du « racisme » créé dans les « nations » contemporaines. La société basque ne serait donc devenue pleinement inclusive que dans les années 1960 dans le cadre de la lutte anti-colonialiste. La langue euskarienne ne serait devenue, quant à elle, que « très récemment », le creuset de l’identité basque.

Le problème des Basques ressemble à celui de plusieurs autres nations qui se regardent comme colonisées. Leur mouvement nationaliste se définissait dès le début comme indépendantiste, mais une partie de la bourgeoisie n’était pas prête à suivre cette voie. Leur peuple entier est traversé pourtant pas le souci profond de définir son « identité » : est-il espagnol ou ne l’est-il pas? Le problème est de taille. Comme l’a bien exprimé le poète Rilke : « An der Kreuzung zweier Herzwege steht kein Tempel für Apoll » (Au carrefour de deux voies du coeur, il n’y a pas de temple pour Apollon)[10]. Il reste que plusieurs nations de ce monde se situent sur un tel carrefour. Les membres de ces nations ont tous été élevés pour croire à quelque homme nouveau qu’ils se proposent d’incarner. Or, plusieurs types d’hommes nouveaux coexistent dans leur esprit ; ils sont incapables d’en rayer aucun.

Le « nationalisme » dont on parle aujourd’hui est en effet une création récente. Conversi a raison d’y déceler les modalités inclusive et exclusive, mais pour explorer ces modalités de façon plus détaillée, je citerai une conférence donnée en 1997 au Québec par Jean Daniel qui parle de l’ambivocité du terme « nationaliste » :

Il est des nationalismes qui libèrent et il y en est d’autres qui excluent. […] Si je n’ai pas d’emblée tourné le dos […] aux aspirations québécoises, c’est essentiellement par sensibilité anticolonialiste. […] Il est relativement facile et plutôt confortable de demander à ceux qui vivent dans une nation menacée de renoncer au nationalisme, lorsqu’on vit soi-même dans une nation bien enracinée et bien à l’abri de toute agression. Pour se payer le luxe de rêver à l’internationalisme, ou même à la confédération, il faut d’abord disposer chez soi d’un minimum de souveraineté.

Daniel 1998 : 11

Si l’on appliquait cette vision des choses au cas basque, le nationalisme qui exclut serait plutôt celui de l’Espagne, tandis que le nationalisme qui libère serait celui des Basques (et des Québécois) qui rêvent à l’internationalisme ou celui des Catalans (et des Maori) qui ne rêvent qu’à la coexistence négociée. Pourtant, bien des Québécois et des Basques hésitent dans leur vie, et même dans leurs rêves, entre l’indépendance et la coexistence négociée.

Rôles des intermédiaires

Comment distinguer, d’abord, entre les diverses constructions de l’homme nouveau faites par les groupes et les individus, d’une part, et, d’autre part, les constructions, plus savantes, que l’on peut appeler des anthropotechniques? En effet, ces dernières sont accessibles à un nombre étonnant de personnes, révélées directement par des programmes scolaires, universitaires, et même des médias populaires ; et indirectement, par le truchement de ceux qui animent les groupes concernés par des problèmes « d’identité ». Les animateurs du préscolaire (en langue vernaculaire) savent qu’il faut commencer très tôt, partiellement à cause des faits scientifiques sur l’apprentissage des langues, mais aussi parce que la langue véhicule des concepts moraux qui s’apprennent normalement à l’âge de 3-4 ans. Les Maori commencent donc leur apprentissage à trois ans, mais les Basques commencent même avant.

Il y a aussi des raisons pratiques : beaucoup de mères travaillent ; même celles qui ne travaillent pas ne connaissent pas toujours assez la langue vernaculaire et les secrets de l’« élevage traditionnel »[11] pour préparer convenablement leurs enfants. Tandis que les institutrices basques sont en principe des professionnelles, le préscolaire maori (les kohanga reo – nids de la langue) est plus familial : il enrôle les membres disponibles de la parenté (consanguine ou idéologique) quand ils ou elles ont les connaissances requises. Inévitablement, partout, ces institutions se professionnalisent graduellement. Quand les subventions étatiques deviennent plus importantes, on développe des programmes formels, l’apprentissage des enseignants est approfondi, et vient ensuite leur syndicalisation. On centralise les programmes, on les confie aux meilleurs pédagogues professionnels du pays, de la nation. Ces pratiques sont inaugurées par des chants émouvants qu’ont créés des idéologues vétérans, et elles se dotent ainsi de toutes les ressources disponibles pour l’anthropotechnique.

Ensuite, il faut bien que les objectifs de cette technique soient clairement définis. Deux types de définitions existent dans le domaine : celles qui proviennent de la nation minoritaire directement concernée et celles qui proviennent de l’État. Les unes sont aussi ambiguës que les autres. Celles de l’État soulignent toujours que le contenu des programmes alternatifs (en maori, basque, catalan, etc.) et des programmes centraux (en anglais, castillan, etc.) est identique, que les élèves doivent obtenir le même niveau de connaissances. Celles de la nation minoritaire soulignent, au contraire, l’idée selon laquelle seul le programme alternatif fournit les connaissances particulières préparant les élèves à participer pleinement aux activités caractéristiques des membres de la nation. Ces définitions comprennent déjà toutes les réticences et les faux-semblants requis dans les systèmes de coexistence négociée. Ce qui est plus ou moins clair, c’est qu’il existe dans ce pays deux voies légitimes de vie : la majorité ne veut ni assimiler la minorité ni exclure le projet de vie de celle-ci de la communauté citoyenne. Ce qui reste obscur, c’est la manière dont l’État-nation compte atteindre l’homéostasie optimale entre les deux.

Prenons l’exemple de la Nouvelle-Zélande, où les Maori ainsi que les Blancs ont montré clairement leur désir d’établir un partenariat, la coexistence négociée, mais où la réalisation de l’homéostasie optimale en est toujours au stade expérimental, au stade des négociations ardues perpétuelles, dont les résultats n’ont établi que le début de quelques principes solides[12]. Au cours de ce stade, il y a eu un processus cyclique, déterminé au hasard des élections parlementaires, où l’un des grands partis introduit des réformes utiles, mais improvisées, que l’autre parti érodera progressivement et fera disparaître quand il sera au pouvoir. Pour les Maori, les années grasses sont toujours suivies d’années maigres. Certes, cette alternance amène un type d’homéostasie même sans l’aide d’un seigneur platonicien, mais elle n’est pas « optimale ».

Or, les deux grands partis de la Nouvelle-Zélande partagent la même opinion sur les réclamations communautaires : ils s’opposent aux lois ethniques, sauf celles qui découlent directement du Traité de Waitangi. Pour le reste, ils préfèrent négocier des « programmes alternatifs » ou « la réduction des écarts socio-économiques gênants ». Quel que soit le parti au pouvoir, le négociateur maori doit donc présenter la plupart de ses réclamations communautaires sous des rubriques de ce type. Il ne négocie pas au nom de la nation maori, car celle-ci n’existe pas officiellement. En effet, elle n’est pas aussi homogène qu’elle peut le sembler : elle se divise en tribus, localités, et de plus en plus en classes sociales. Une politique visant la réduction des écarts gênants ne peut que viser aussi la formation des professionnels, des entrepreneurs, bref : d’une bourgeoisie maori qui pourrait diviser, qui divise déjà la nation.

Or, les politiques de la nation maori – comme aussi en Catalogne et au Pays basque – se conçoivent intuitivement (mais pas tout à fait inconsciemment) dans le but de contrecarrer ces divisions. Les événements clefs inaugurant le mouvement souverainiste maori avaient tous cet aspect rassembleur où les élites et les masses populaires exerçaient des rôles essentiels et très actifs à jouer. C’étaient bien les élites qui géraient l’exposition muséale internationale Te Maori : Mâori art from New Zealand collections (1984-1985), un succès à tout casser, où les arts visuels étaient accompagnés au musée par une troupe de danseurs-chanteurs maori accomplissant les rites appropriés, tôt le matin et tard le soir. Tout cela était montré à la télévision en Nouvelle-Zélande, si bien que le grand public maori pouvait voir – et vérifier – l’authenticité de toute prestation rituelle. Pareillement, ce furent les élites qui gérèrent les recherches et animèrent en 1975 la grande marche éminemment populaire à la défense du Traité de Waitangi et de ce qui leur restait de leur patrimoine foncier.

La plus grande réussite de cette coopération entre l’élite et les couches populaires a été sans doute, parmi les Maori et ailleurs dans le monde, l’établissement des classes préscolaires pour la reviviscence de leur langue vernaculaire. En plus de ranimer leur langue, ils se remirent à enseigner aux jeunes les valeurs morales qu’ils étaient en train de perdre. Selon Conversi, la Catalogne a réduit pareillement la division interne par sa politique de la langue. Les syndicalistes comme Gérald Larose[13] ont peut-être une stratégie semblable au Québec avec, comme objet premier, la réduction des divisions internes. Ils pourraient penser que si les élites québécoises s’identifiaient davantage au statut, au prestige et à la qualité de la langue française, elles réduiraient ainsi les divisions internes, rouvriraient la négociation entre le Québec et le Canada et, en cas d’échec, rendraient crédible la lutte indéterminée pour l’indépendance.

Un tel raisonnement, fondé sur l’analyse comparative, se fie-t-il trop à l’apport des « superstructures » et des « alliances de classes » (Rey 1973)? Les mouvements culturels montés par les « nations menacées » sont plus puissants aujourd’hui que dans les années 1970. Les activistes et les théoriciens d’aujourd’hui cherchent toujours à maintenir les alliances de classes, sans cesser de se battre en même temps contre les prérogatives des chefferies, car le rôle des chefferies reste indispensable pour certains types de négociations entre la nation dominante et la nation dominée, quelle qu’ait été l’histoire politique antérieure de cette dernière, quel que soit son niveau d’éducation et d’expertise et même quel que soit son objectif final, fût-ce l’indépendance ou la défense des droits octroyés par les traités.

En effet, ces nations ne peuvent pas avoir de vrais objectifs, car (comme le fait remarquer Linda Tuhiwai Smith [1999 : 116]) les conditions externes ne leur permettent pas d’en avoir, ni chez les Basques, Québécois, Maori, ou Autochtones ni chez d’autres nations dominées. Sans doute, une partie de leur mode de vie s’exprime dans les rêves d’indépendance, dans la négociation des réformes constitutionnelles, mais une autre partie – dont on aurait tort de sous-estimer la grande importance – s’exprime dans la façon dont ces nations réagissent efficacement, politiquement à ce qui leur arrive.

Évidemment, leurs luttes pour des transformations constitutionnelles démontrent une partie importante de leur capacité à réagir, mais ce n’est jamais la seule partie, ni forcément celle à laquelle la majorité des membres de ces nations consacrent la plupart de leur énergie. Pourtant, quand on dresse l’inventaire global de leur praxis de résistance, on observe qu’elle dépend, là aussi, des connaissances – traditionnelles et modernes – de leur élite professionnelle, parce que celle-ci en est depuis toujours le dépositaire et le porte-parole par excellence. Ses rôles sont : (a) de partager ses connaissances avec la population générale, comme outils de la résistance ; (b) de passer les messages de la population à l’appareil d’État. Ce faisant, elle devra convaincre l’appareil d’État de son « authenticité », (a) quant à son statut de représentante ; (b) quant à ses résumés des sentiments populaires ; (c) quant à ses résumés des connaissances historiques, culturelles et autres de la population.

La praxis de la population est une lutte quotidienne, exigeante, multiforme, incessante, visant à protéger, mobiliser, décoloniser et transformer ses valeurs souveraines de base, donc aussi à renforcer sa capacité de réagir politiquement au cas où se présenterait un changement heureux dans leurs conditions externes. Un tel système pour réagir à l’appareil d’État est forcément dialogique. L’État pose souvent la question de savoir si le système qu’on lui présente est « authentique » ou inventé. Cette question est un peu truquée, car l’idée d’une « culture nationale authentique » connote des attributs inavouables ajoutés à la réalité vécue, par le passé, de la communauté annexée. Car c’est bien le conquérant, plutôt que la communauté conquise, qui interprète l’idée de la nation selon la doctrine de Herder et de Fichte : la doctrine selon laquelle la culture est une essence éternelle, présente dès son origine ténébreuse, se manifestant dans le discours du sage accrédité. Cette doctrine invite en effet tout négociateur, représentant de la nation conquise, à personnifier un tel sage. Or, ce sage (qui connaît l’essence de la nation) est une fiction. Le représentant lui-même en est bien conscient, les serviteurs de l’appareil d’État s’en doutent aussi d’ailleurs, car dans cet ordre de discours, la culture « authentique » ne peut être qu’inventée.

La deuxième question, découlant logiquement de la première, est de savoir dans quelle mesure le représentant lui-même croit à ce qu’il raconte. Les New-Yorkais avaient l’occasion inattendue d’explorer cette question pendant la visite de l’exposition Te Mâori, où leur interlocuteur fut Hirini Moko Mead, ethnologue maori (avec un bon doctorat américain), qui dirigeait l’exposition. Mead déclara alors :

Many American journalists asked me whether I believed seriously in the ancestors. It is a particular genius of the Mâori people that we can live with our ancestors and with many other customs that appear to Americans to be contradictory and scientifically unfeasible. We certainly live with our contradictions, but the ancestors are not a part of the contradictory world. The present is a combination of the ancestors and their “living faces” or genetic inheritors, that is, the present generations. They live in us and, as Te Mâori has shown, we live in them. The ancestors are a real part of the present world. That is why we talk to Uenuku, to Te-Kauru-o-te Rangi, Tutanekai, Pukaki, Tûwharetoa and Kahungunu. We venerate and love these ancestors.

Mead 1997 : 209

Le monde contradictoire

Ce texte nous aide à classifier les discours en deux univers dont l’un « fait partie du monde contradictoire » tandis que l’autre n’en fait pas partie. Le discours disant que les Maori d’aujourd’hui « vivent avec leurs ancêtres », par exemple, « ne fait pas partie du monde contradictoire ». Mead dit qu’il est normal que les Maori vivent ainsi mais que cette expérience est contradictoire aux yeux des journalistes. Le texte de Mead, adressé au public américain, souligne que le message de cette exposition est précisément de lui faire comprendre cet autre mode de vie, sa religiosité immanente, ses chants et danses rituels, son esthétique spirituelle ; sa mise en scène de figures qui parlent à la vie ; de montrer que cette expérience enrichirait le monde contemporain.

Mead a certainement réussi à convaincre ce public de son « authenticité » ; son message a beaucoup aidé à assurer le succès inouï de l’exposition aux États-Unis. Le public voulait bien croire que ces deux visions du monde étaient compatibles, même si mentalement, il ne pouvait les réunir encore que partiellement. Il est donc allé voir l’exposition. Quoi qu’en disent les philosophes, le discours de Mead était une réussite tout entière comme performance artistique (et publicitaire!).

Selon Sloterdijk, la philosophie de l’avenir se limitera à l’analyse des combats mondiaux et de la technique. Or, le combat mondial effleuré par Mead ici oppose deux univers de la situation maori : les écarts socio-économiques gênants, thème proche sans doute des préoccupations des journalistes de New York ; et vivre avec ses ancêtres, thème défendu par Mead. Le premier univers est contradictoire, dans le sens qu’il est le lieu pour négocier avec l’appareil d’État, le lieu des combats mondiaux ; mais le deuxième univers, non contradictoire, ne ferait-il alors pas partie de la philosophie de l’avenir de Sloterdijk? Cette conclusion serait aberrante. Mieux vaut dire que, en vivant avec nos ancêtres, nous verrons plus clairement comment conduire nos combats mondiaux. Cette idée n’est pas explicitée par Mead, mais comme on le verra, elle est développée systématiquement dans la pensée maori contemporaine.

Les années 1980 étaient la période faste du biculturalisme maori en Nouvelle-Zélande. On la décrit le plus souvent en citant une série d’événements, avec plusieurs niveaux de signification, comme cette exposition. Chaque événement était le rappel du monde non contradictoire, comme, dans le cas de Te Mâori : les ancêtres, les arts visuels, les rites, les chants, qui s’adressent en premier lieu au public maori, colonisé, coupé de son passé, en crise d’identité communautaire, qui commençait, pendant ces années, à récupérer des champs de connaissances essentielles. Les autres événements majeurs amenaient également la récupération de connaissances maori : quand le Tribunal de Waitangi[14] fut établi, des milliers de Maori commençaient à étudier l’histoire de leurs familles et leurs terres et à réclamer leurs droits fonciers. Quand les Maori établirent leurs propres programmes préscolaires (les Nids de la langue), ils devaient perfectionner aussi leurs propres connaissances pour guider leurs propres enfants.

On applique parfois le terme « rétribalisation » aux événements ou programmes gérés par les Maori plutôt que par l’État. Les médias ont donné une signification péjorative à ce terme, mais avant d’entrer dans ces détails, il faudra distinguer deux types distincts de pratiques : 1) la remise en question par les Maori de leur vision de leur propre identité, donc une pratique idéologique, l’auto-critique des contradictions sous-jacentes à leur expérience vécue ; et 2) les études faites pour guider leurs enfants : une pratique d’apprentissage cognitive, de la transmission de connaissances, qui ne fait pas partie du monde contradictoire, pour reprendre les termes de Mead.

Regardons brièvement chacun de ces types de pratiques. La pratique idéologique relève de ce que Mead appelle « le monde contradictoire ». Chaque participant de ces événements a eu l’expérience, par cette participation même, de devenir, en quelque mesure, un homme nouveau. Ceux qui organisaient ces événements devenaient, par cette activité de gestion, les guides d’hommes nouveaux, donc des idéologues. Cela s’applique aussi, très clairement, à Hirini Moko Mead lui-même, car il a transformé la vision de son peuple, de la Nouvelle-Zélande tout entière, et même celle des États-Unis, sur la réalité visuelle des ancêtres qui personnifient la nature de cet homme nouveau.

En règle générale, les idéologues maori sont très qualifiés pour l’interprétation objective du monde contradictoire. La plupart d’entre eux sont bien placés aussi vis-à-vis de leurs ancêtres. Ils ont souvent une très bonne connaissance générale de la langue, de la culture et de l’histoire maori. Une bonne partie de leur vie est consacrée aux activités communautaires et à ses crises fréquentes. Afin de désamorcer celles-ci, leur rôle est souvent de négocier avec l’appareil d’État. Il arrive à tous ces idéologues de critiquer l’État sévèrement en privé, mais plusieurs stratégies sont possibles en public. Il y a la stratégie des coopérants et la stratégie de la fronde. Ces derniers surtout attirent l’attention des médias, qui utilisent volontiers leur verbe coloré à l’emporte-pièce lequel exprime la voix du peuple, en décrivant tous les détails de leurs frasques, parfois illégales mais rarement violentes. Ces médias traitent les porte-parole de la fronde d’« extrémistes » et considèrent leur objectif comme de la « retribalisation ».

Il ne fait pas de doute que les déclarations de cette fronde expriment ce que pensent de nombreux Maori, et qu’elles mobilisent beaucoup de la résistance maori des dernières décennies. N’y aurait-il jamais eu de mouvement populaire de revitalisation de la culture maori sans ces signes – relativement bénins – de la résistance de la rue? Or, comme le décrit le livre clef de Ranginui Walker (1990), l’État de la Nouvelle-Zélande a évité le plus souvent possible de réprimer la résistance maori de la rue par la police. Il préférait négocier une solution politique des contentieux à l’aide de la chefferie maori. Cependant, pour négocier une nouvelle politique sérieuse, l’État évitait aussi de dialoguer avec la fronde. Il s’adressa surtout à la chefferie modérée qui put exprimer ses sentiments plus correctement.

Cette chefferie modérée continue à jouer un rôle de premier plan, au sein d’un grand nombre de comités, de conseils, de consultations, souvent rémunérés[15]. Elle n’est pas là pour entériner les politiques existantes, mais pour en proposer de nouvelles, car l’État est prêt à reconnaître que des réformes sont nécessaires. Les chefs maori réclament surtout une certaine autonomie de la vie collective maori, la revitalisation de la culture et des institutions. Or, tout projet d’autonomie bute sur des obstacles infranchissables élevés par les intérêts et la culture majoritaire. Ils luttent donc pour établir, peu à peu, l’équilibre entre les réclamations maori et la résistance de l’État. Inévitablement, cette lutte donne une certaine forme au processus même de la revitalisation.

Qui décide des aspects de la culture devant être revitalisés en priorité? Quels seront les critères des décisions, quels seront les principes de leur application? À cet égard, ce sont toujours les idéologues maori, modérés et autres, qui les énoncent, mais c’est toujours l’État qui choisit savamment les responsables administratifs – à partir de critères comme la cohérence, la popularité, la flexibilité. En Nouvelle-Zélande, les gens choisis sont souvent assez érudits, ayant des connaissances solides, impeccables en culture maori, ennemis de toute improvisation, de toute invention intrépide. L’État veut bien qu’ils inventent de nouvelles structures, mais alors sans en avoir l’air. Quant aux connaissances de la culture ancienne, elles auront sans doute des lacunes, mais les histoires et règles mentionnées par les agents de la revitalisation s’appuient presque toujours sur de vieux textes bien connus. La seule fois où j’ai recueilli une version inouïe d’une histoire tribale, j’en demandai la source. « Elle m’est venue dans un rêve », dit mon interlocuteur. En effet, le rêve est une source majeure de connaissance des Maori, mais il n’est pas inclus dans les réclamations faites à l’État, ni aux programmes d’école. Les Maori savent que cette source de connaissance ne serait pas admissible.

Parmi toutes les critiques qu’expriment les idéologues maori, on ne mentionne jamais les rêves comme sources de connaissances. Ces sources ne font donc pas partie de la revitalisation de la culture. On pourrait envisager tout un livre pour décrire les idées et les pratiques populaires qui ne font pas partie de ce que les idéologues veulent revitaliser, mais qu’ils passent sous silence. Incontestablement, en général, l’État a permis aux idéologues maori de construire effectivement les principes du biculturalisme néo-zélandais. Dans l’esprit du « partenariat » négocié, il pouvait tout de même faire le tri entre les idées destinées à rester précaires ou marginales et celles qui devenaient partie des règles du jeu national. Cela a été un tri discret, nuancé par sa reconnaissance de la difficulté de séparer les « modérés » des « extrémistes ».

En effet, une telle séparation pourrait s’avérer souvent trompeuse, car beaucoup de jeunes « extrémistes » deviennent assez sages à la trentaine et plusieurs « sages » sont devenus « extrémistes » à leur retraite. L’État s’est contenté surtout de protéger ses valeurs de base. La politique des idéologues maori, quant à elle, a été d’abord de résister aux propositions qui allaient inexorablement à l’encontre des valeurs maori traditionnelles et de défendre leurs propres valeurs, mais de négocier ensuite des voies nouvelles pour obtenir des avantages matériels immédiats, en transformant les règles maori de manière à les rendre compatibles avec une moralité mondiale, reconnue par les Blancs comme par les Maori.

Ainsi les règles de cette « retribalisation » maori ont été aussi loin de l’atavisme aveugle que de l’invention gratuite. En effet, les observateurs externes ont souvent sous-estimé la complexité de la tâche des idéologues des peuples indigènes en général, surtout parce que ceux des sciences sociales n’ont souvent pas d’idée rigoureuse de ce que constitue une « invention », tandis que ceux des sciences humaines ne distinguent souvent pas rigoureusement entre ce qui se passe en création artistique et ce qui peut se passer en société. Commençons par le terme « invention » utilisé par des auteurs comme Hanson (1991) et Levine (1999) en rapport avec « l’ethnicité maori ». Leur objet est surtout de démontrer que les Maori se sont construit une culture inventée afin de servir leurs propres intérêts aux dépens du groupe dominant (Smith 1999 : 77).

Le terme « invention » est valable ici si on utilise, comme Eco (1976 : 250-254), la perspective d’une phénoménologie de la production des signes. On pourrait dire, par exemple, que la revitalisation culturelle maori se fonde sur une structure perceptuelle composée d’éléments comme les oeuvres exposées à Te Mâori, les terres confisquées ou mal vendues, les poissons auxquels les Maori n’ont plus d’accès légal et d’autres biens immatériels et matériels qui sont devenus des valeurs ancestrales de premier ordre. Alors, par le processus d’invention modérée (Eco 1976), les idéologues maori ont résolu de projeter cette structure sur un modèle sémantique, un plan, dont le code était déjà disponible, le Traité de Waitangi. La validité du Traité comme modèle sémantique a déjà suscité maints débats juridiques et autres[16].

Cet usage du Traité par les idéologues maori a été critiqué, par Hanson, Levine et d’autres, comme marqué d’« essentialisme ». La cause citée par Levine comme argument massue concernait les eaux d’égout industrielles versées dans les pêcheries maori avec l’aval de l’État. Il semble que les lois néo-zélandaises n’interdisaient pas cette pollution. Or, les anciens tabous maori l’interdisaient strictement. Ici, il y a deux raisons pour lesquelles cette cause ne peut pas être qualifiée d’« essentialiste ». La première est bêtement politique : le mouvement environnementaliste, assez fort en Nouvelle-Zélande, sauta sur l’occasion pour embêter le gouvernement et faire valoir que l’installation vétuste en question était fautive et que les Maori avaient de bonnes raisons de se plaindre. Loin de céder à l’essentialisme des idéologues, l’État ne faisait que réagir à une petite crise politique et potentiellement électorale. Les Maori avaient donc des alliés dans le camp des Blancs pour toute cause environnementale viable.

La deuxième raison, plus théorique, pour laquelle il ne faut pas trop se fier aux allégations d’essentialisme, c’est que l’invention « modérée »[17] ne se fonde pas vraiment sur le Traité mais sur des situations contemporaines et bien pénibles de la culture maori. L’importance des lois de 1975 et 1985 sur le Traité de Waitangi n’est pas qu’elles ouvrirent la voie au conservatisme effréné, mais qu’elles permirent le débat sur des questions graves dont on n’avait jamais pu parler. Une fois décrétées, ces lois devenaient un mécanisme pour rétablir la communication. Rappelons aussi que les concessions matérielles faites par l’État, chaque fois qu’il y en avait, servirent ses intérêts aussi bien que ceux des Maori. L’exposition internationale Te Mâori a été la meilleure publicité que la Nouvelle-Zélande ait jamais eue aux États-Unis. Quant aux kohanga reo, notons que le préscolaire n’avait jamais intéressé les Maori. Les statistiques montrent que le préscolaire maori d’aujourd’hui est performant : il a rattrapé la fréquentation des Blancs. Pour les services de santé, le résultat des réformes a été semblable : la fréquentation a fait un bond vers l’égalité des services. Il y eut une montée similaire dans l’éducation tertiaire et dans les emplois bien payés. Tout cela fut une « retribalisation », dans le sens d’un retour aux sources, mais cela a aussi ouvert aux Maori la voie de la citoyenneté. Dans ce jeu de rhétorique double, les sciences sociales sous-estiment souvent la subtilité de ce monde « contradictoire » de Mead.

Les sciences humaines s’en tirent un peu mieux parce qu’elles sont capables de savourer la créativité d’une partie plus grande de la « retribalisation ». Les artistes, les littéraires s’adressent au public maori ordinaire qui vit le quotidien des réformes, un public qui subit aussi, personnellement, la transformation en « hommes nouveaux, femmes nouvelles ». Dans la veine des années 1970, cette production a d’abord incité des centaines de Maori à écrire et à publier. Ihimaera n’en donne qu’une partie infime dans ses grosses anthologies des années 1991-1996. Aux fortes critiques des relations ethniques s’ajoutent les histoires non contradictoires des redécouvertes des racines, mais cette littérature s’occupe aussi beaucoup de l’intimité précaire de la vie quotidienne et de la vie sacrée, thèmes qui restaient largement tapu pour les idéologues.

Elle a inspiré aussi un bon livre au chercheur américain Chadwick Allen, sur les mouvements autochtones d’Amérique et des Maori (2002). Le dossier littéraire fournit beaucoup de clefs cachées des mouvements de revitalisation, car il décrit plusieurs domaines de la culture quotidienne passés sous silence par les idéologues biculturels : les rêves, les croyances, les événements de la petite vie qui révèlent les valeurs véritables. Allen dégage les thèmes principaux de la littérature indigène des deux régions : le « sang » généalogique, le rapt des terres, la mémoire de la colonisation. La conclusion de son livre propose pourtant une idée contestable : « Despite the elaborate theorizing of postcolonialists and multiculturalists, the Treaty paradigm requires a level of essentialism, a clear border between one nation and its treaty partner » (Allen 2002 : 220).

Ce propos contredit quelques théories maori contemporaines, mais aussi d’excellentes analyses littéraires, comme celle de Sandra Tawake (2000). La question est de savoir dans quelle mesure le Traité est vraiment le paradigme des théoriciens maori. Car on peut insister sur l’idée que le Traité de Waitangi confère certains droits et que ces droits ont été bafoués, sans pourtant ériger le Traité en paradigme. On a vu déjà, dans notre lecture d’Hirini Mead, que le paradigme pour lui est de vivre avec ses ancêtres. C’est son paradigme du monde non contradictoire. Le Traité, par contre, fait partie clairement du monde contradictoire, qu’il situe en marge de la réalité profonde. Le livre de sa fille, Linda Tuhiwai Smith, est beaucoup plus explicite à cet égard. C’est elle qui a construit le paradigme réel des relations entre les Maori et l’appareil d’État (voir figure 1, tirée de Smith 1999 : 117), celui qui me semble représenter correctement ce qu’en pense la grande majorité des Maori que je connais.

Le Traité ne figure, sur ce paradigme, ni comme partie de l’une ou de l’autre des « directions », ni comme qualité de l’une ou de l’autre des amplitudes des « marées ». Car le Traité n’est que l’un des événements constituant le processus des relations. On verra peut-être le Traité quand les marées sont hautes ; on ne le verra pas quand elles sont basses. Le principe sous-jacent au paradigme est plutôt Tangaroa, Dieu de la mer, Maître des marées. Ce modèle n’est pas une métaphore, sauf si l’on veut que toute la philosophie de Nietzsche soit une métaphore aussi[18]. Dans le paradigme de Smith, une frontière n’est pas éternelle, car elle se fait, se déplace, se défait selon les marées.

Figure 1

Paradigme des relations entre les Maori et l'État

Paradigme des relations entre les Maori et l'État
Source : Smith 1999 : 117

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Sur le plan de l’analyse littéraire, Allen (2002) fait très peu d’erreurs : les textes analysés s’adressent surtout au monde non contradictoire des Maori et des Autochtones. Il n’a pas inclus un roman d’Ihimaera publié en 1995 (Nights in the Gardens of Spain) analysé par Tawake (2000 : 168) comme « a stunning representation of postcoloniality ». Cette analyse fait valoir surtout que le narrateur (bisexuel, blanc, en crise d’identité) guide le lecteur comme touriste à travers le territoire exotique de la communauté gaie, que ce narrateur affuble tous ses personnages de sobriquets cocasses décrivant leurs attributs personnels ou leurs rôles dans le conte, et qu’il donne aux personnages et aux sites de sa vie hétérosexuelle des noms empruntés aux contes merveilleux.

« Notre vie réelle », dit l’auteur, « est souvent celle que nous ne menons pas ». Elle n’est donc ni dans la vie du narrateur avec sa famille merveilleuse, ni dans les moeurs dissolues des Gardens of Spain. Serait-elle peut-être dans la vie du Maori bisexuel magnifique surnommé ici The Noble Savage? Non, le narrateur se trouve sur un terrain plus glissant ; « il dit la vérité même si cela n’arrivait pas ». Ce roman déconstruit toutes ces catégories simplistes de l’identité (Tawake 2000 : 167-171).

Ajoutons à l’analyse remarquable de Tawake qu’avant ce roman, l’oeuvre d’Ihimaera avait mis toujours une sorte de frontière entre le monde blanc et le monde (marginal, précaire) des Maori, en supprimant la question de la bisexualité. Nights in the Gardens of Spain a retenu comme thème principal le dualisme entre le dominant et le marginal-précaire, mais le monde homosexuel y a pris la place du monde maori. Cette substitution veut dire que l’essence du thème d’Ihimaera n’est plus l’expérience de la relation ethnique ici, mais celle d’une autre relation, plus universelle, qui ne soit plus réductible au paradigme du Traité de Waitangi[20].

Conclusion

Retournons maintenant à notre question du départ : quelles sont les contraintes pesant sur la nation minoritaire qui accepte de vivre dans un régime de coexistence négociée? En regardant les données ci-dessus, on voit déjà qu’il faut éviter également l’idéalisation et la paranoïa, car on ne peut nier que les idéologues n’auront jamais le mandat de l’État pour protéger véritablement la culture de la minorité. Tout ce qu’ils peuvent faire, dans le cas étudié, mais aussi dans tous les autres connus, c’est de protéger une petite partie du patrimoine culturel, et bien cette partie qui semble, pour une raison ou une autre, bénéficier à quelques programmes soutenus par la majorité. Cette protection est précieuse, et même essentielle au confort de la nation minoritaire, mais on n’a qu’à consulter des oeuvres littéraires pour voir que la plus grande partie du vécu réel ne sera jamais protégeable de cette façon.

Dans le cas québécois, le document officiel le plus clair, à cet égard, est toujours le Rapport Larose, qui est préoccupé par la qualité de la langue française au Québec. Il présente des preuves que, malgré tous les efforts du gouvernement du Parti Québécois, malgré les statistiques sur le nombre des locuteurs, la qualité de la langue parlée et écrite est à la baisse. Cela se conforme, on l’a vu, aux données générales du linguiste Hagège, qui décrit ce qui arrive aux langues transmises en partie par des semi-locuteurs. Le vocabulaire, les règles de grammaire, la polysémie des mots se perdent lentement. Les autres domaines de la culture s’appauvrissent pareillement.

L’autre contrainte du biculturalisme, ou de la coexistence négociée, se situe dans le domaine du développement où les chefs des mouvements de revitalisation doivent faire avancer des dossiers constitutionnels, législatifs ou économiques. Cette contrainte peut être anodine là où il y a beaucoup de complicité entre la nation subalterne et l’État, comme en Catalogne, mais elle est pénible quand la classe dominante de la nation subalterne est peu localiste, comme au Pays basque, au Québec ou peut-être même chez les Maori. Quelques-uns de ces dirigeants[21] parviennent à gagner la confiance et le respect des autorités de l’ethnie dominante, mais leur point de vue reste minoritaire et toute décision importante se fait dans une pluralité d’organismes où ils n’ont pas de voix du tout. Finalement, surtout dans le monde financier et industriel, ils ont rarement l’expérience qui leur assurerait l’accès aux postes de responsabilité. Même là où les Maori ont du capital à investir dans une entreprise, ils doivent faire appel aux expertises de certains Blancs qui accaparent du pouvoir en les fournissant. La minorité ne peut avancer que si elle a tous les atouts en mains, ce qui arrive rarement. Tout ce que la coexistence négociée peut offrir – et ce n’est pas rien – est la reconnaissance de la nation minoritaire comme ensemble de citoyens à part entière, ce qui inclut des formes importantes de collaboration et de partenariat. La coexistence négociée ne protège pas la culture entière à long terme, ni n’assure l’égalité des ethnies.

Loin d’être une aberration immorale, les contraintes imposées aux peuples minoritaires par l’État-nation résultent des pressions de la part des majorités ethniques, dont la férocité peut être redoutable. Même en Nouvelle-Zélande, pays paisible, les médias sont des adversaires implacables des Maori ; ces médias ne font que ce que leur public exige. Il arrive que le gouvernement octroie des avantages intéressants aux Maori, mais les médias ou l’électorat se déchaînent alors jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli. Cela ne veut pas dire que ces nations minoritaires devront se résigner à accepter ce qu’on leur impose, car leur situation ne pourrait alors qu’empirer. Elles devront plutôt continuer la lutte permanente qui les assurera du maximum possible des bénéfices (non négligeables) du régime.

Je n’idéalise donc pas la coexistence négociée. Est-ce qu’il serait meilleur alors, dans une nation unie, de faire l’indépendance? Certaines nations s’y résoudront, pour des raisons qui varieront beaucoup d’un cas à l’autre. Si alors, à cause des contraintes pesant sur tout système de coexistence négociée, les relations entre la minorité et la majorité restaient semblables, les rôles de la majorité actuelle iraient à la minorité actuelle et vice-versa. Cette inversion de rôles asymétriques ne bénéficierait pas à tout le monde, car les dominants d’aujourd’hui ne seraient plus en position dominante mais en position subalterne. Le système asymétrique de la coexistence négociée resterait en force, comme dans le cas du Rapport Larose, mentionné ci-dessus. L’inversion des positions n’irait pas forcément à l’encontre de la justice naturelle.

On pourrait, toutefois, se demander pourquoi, par exemple, beaucoup de Québécois francophones, eux aussi, préfèrent être minoritaires au Canada plutôt que devenir majoritaires dans un État éventuel du Québec. Il semblerait, pour le moment, qu’en effet cette inversion de positions n’aurait pas la confiance de tous les francophones. Les bourgeoisies maori et basque ont des prudences similaires.

Dans le cas de la Catalogne, où la bourgeoisie et les ouvriers partagent des idées semblables sur la question nationale, la relation entre la nation catalane et l’État espagnol s’approche de l’homéostasie optimale de la postmodernité. La loi de 1979, qui protège les Catalans contre toute atteinte grave à leur autonomie, oblige Madrid et la périphérie à la coexistence négociée véritable : le dialogue perpétuel, quasi égalitaire, entre les membres de la confédération qui se partagent le pouvoir.

Plusieurs États-nations contemporains sont aux prises avec la question nationale. Cette division est très tapu en Nouvelle-Zélande, au Canada et au Québec. En effet, la meilleure stratégie disponible pour ces États-nations afin de bloquer l’ambition autonomiste des nations minoritaires internes est d’y créer tacitement des bourgeoisies vigoureuses, apanages du mondialisme économique. Tout en tolérant les mouvements alternatifs de plusieurs types, parfois ethniques, ils cherchent à assurer leur préséance en faisant croire qu’ils visent des systèmes hétérogènes stables. Si le Québec devait devenir indépendant, sa stratégie serait sans doute similaire. Il y aurait beaucoup de négociations avec diverses minorités, prévues déjà dans le chapitre 8 du Rapport Larose[22]. Ce Rapport propose un ministère de la Charte de la langue française avec trois anthropotechniques précises : surveiller la qualité de la langue, franciser les entreprises, stabiliser les rôles du français prépondérant, de l’anglais et d’autres langues parlées au Québec. Les cultures des minorités auraient plus ou moins le destin décrit dans cet article : leurs affinités avec la nouvelle majorité seraient plus grandes que celles des Franco-Québécois ou des Autochtones vis-à-vis du Canada. Tant que les stratégies et les anthropotechniques du modèle Larose s’approchent en effet de l’homéostasie optimale, les minorités d’un État pourraient s’y habituer sans problème insurmontable. Ces stratégies sont donc un microcosme du parc humain de l’avenir.

Dans ce monde-là, y aurait-il toujours des mouvements souverainistes, sous les mêmes appellations diverses qu’aujourd’hui? Cela semble, en effet, inévitable, au Québec et partout ailleurs. Car cette théorie de Sloterdijk, sous son apparence un peu anodine, cache l’effervescence de luttes perpétuelles, stimulées par des frustrations de plus en plus vives. L’homéostasie n’est que la possibilité idéale. Le système biculturel implique que tout le monde partage l’espérance d’une libération totale, une possibilité qui reste ouverte. En attendant, certaines personnes sont peu actives, d’autres se battent modérément. Les vrais souverainistes militent sans cesse pour l’indépendance totale immédiate. Quand les relations avec le Pouvoir sont mauvaises, ces purs et durs accumulent des appuis, organisent des démonstrations monstres. C’est à ces moments-là que le Pouvoir décide de bouger un peu. On dirait que ces purs et durs sont le service de sécurité des mouvements alternatifs. De ce point de vue, ils font partie du Système. L’anthropologue dual Ranginui Walker (1990) (son nom même, à la fois maori et anglais, faisant écho à la dualité) pense que les Maori sont impliqués dans une lutte interminable, qu’ils n’accepteront rien de moins que la victoire totale. Ranginui continue à avertir les Blancs, dans leurs médias, que les Maori seront prêts à faire le capharnaüm au pays jusqu’au Jugement Dernier. Devant l’État, Walker a le rôle d’anthropotechnicien extrémiste agréé, professant sa foi farouche en la possibilité de l’homéostasie optimale sloterdijkienne en Nouvelle-Zélande.

Cette discussion ne serait pas complète si l’on n’accentuait pas le rôle de l’espoir et de la joie qui inspirent les anthropotechniciens extrémistes agréés à continuer sans cesse leurs pratiques. Quand on regarde les événements mentionnés ici : l’exposition Te Mâori, l’histoire des kohanga reo, la genèse du Tribunal de Waitangi ou des réussites maori dans les pêcheries, on trouve chaque fois qu’une bonne partie de ces réussites était due aux événements imprévisibles, aux gestes volontaires, sensibles d’individus non gouvernementaux. J’ai donné l’exemple de l’entrevue de Mead à New York, mais chaque succès avait une cause tout aussi anecdotique[23].

Sloterdijk accentue la signification de cet aspect anecdotique de l’optimisation de l’homéostasie en citant la remarque de William James : « C’est dans les chances qu’il peut saisir que vit le coeur humain ». L’ethnographie maori en donne la démonstration exemplaire dans le livre de Ranginui Walker intitulé Ngâ Pepa a Ranginui – The Walker Papers (1996). Ce livre regroupe des articles écrits par l’auteur pour des médias lus principalement par les Blancs. Il explique :

I was strategically placed as an academic at the interface between the two cultures to counter some of the negative media perceptions of Mâori that characterised the period. Consequently, I was constantly engaged in counter-hegemonic discourse against power-brokers of the state in the media of radio, newspapers and television.

Walker 1996 : 12

Ces articles ne s’élèvent pas subjectivement contre le biculturalisme comme tel (son discours est objectivant), mais contre les situations où le comportement des Blancs exprime des sentiments allant à l’encontre des valeurs dont ils se targuent habituellement. L’auteur explique dans tous les détails les valeurs sous-jacentes aux usages maori, leur fondement moral, le conflit entre ces valeurs et celles des Blancs. Il plaide pour la reconnaissance et le respect de ces valeurs alternatives. On dirait que Walker est en train de négocier les valeurs chevauchantes de l’État-nation. Or, ce qui rend originale une telle approche, c’est son fondement anecdotique.

Car chaque anecdote est une chance que Walker a saisie. Si l’on en dressait la liste, elle aurait la même cohérence que toutes les anecdotes se situant à l’interface de ce que Walker appelle toujours « les deux cultures ». Pourtant, il est en train de construire une culture nouvelle, celle de l’interface, qui est bien celle que prédit la pensée de Sloterdijk. Cette culture n’a aucun fondement théorique prévisible à partir des deux cultures anciennes dont parle Walker. On dirait qu’elle ne pourrait se produire qu’à partir de la lutte entre ces deux, qu’elle serait dès le début à la recherche de l’homéostasie. La coexistence négociée comme forme politique présuppose toujours la recherche continue de cette homéostasie optimale dont parle Sloterdijk. Tant que l’optimisation se fait attendre, l’activisme souverainiste reprendra du terrain.