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Une tradition intellectuelle, soutient Jean-Philippe Warren, est faite d’une continuité dans l’interrogation et les questions posées par plusieurs générations de savants ou de penseurs, ainsi que d’un enracinement de leur pensée dans une histoire et une culture particulière. De ce double point de vue, il y a bien une tradition sociologique québécoise, comme il s’emploie à le montrer dans un remarquable ouvrage portant sur les trois premières écoles sociologiques du Québec : l’école le playsienne, la sociologie doctrinale et la sociologie lavalloise. Chacune marque un moment du débat au sein de la société québécoise sur ses transformations et son devenir. Diversement liées et soutenues par l’Église catholique, elles poursuivent la même interrogation devant l’industrialisation et les transformations de la société, partagées entre une méfiance envers la modernité individualiste et une volonté de moderniser le Québec, afin de le sortir de son infériorité économique ; tiraillées entre un attachement à la culture singulière et passée du Canada français et une volonté d’arrachement à une certaine sclérose idéologique.

Contre certains préjugés, qui n’incitent à voir dans des auteurs aujourd’hui un peu oubliés, parfois suspects en raison de leurs accointances avec l’Église, que les tenants d’une sociologie dépassée, Warren montre que ces écoles étaient au diapason des sociologies européennes et américaines de l’époque, et que la sociologie d’aujourd’hui est largement issue de cette tradition. Reposant sur une documentation de première main, l’ouvrage propose une analyse intelligente des idées centrales qui structurent la sociologie au Québec en 1886 et 1955. Si certaines démonstrations ne nous convainquent pas toujours, comme le parallèle entre la sociologie doctrinale et la sociologie durkheimienne, la plupart sont éclairantes, comme cette analyse d’une monographie de Gérin, dont on montre la cohérence entre les intentions, le plan et les conclusions. L’ouvrage est long, parfois répétitif, mais le défaut est compensé par une écriture alerte et élégante, attentive aux continuités entre les écoles dans le traitement de la question sociale et de la question nationale au Québec, ainsi que les ruptures de ton, parfois très marquées.

Mais davantage que la tension entre libéralisme et communautarisme, ce qui caractérise la sociologie québécoise, estime Warren, c’est un certain dualisme épistémologique. Toujours soucieux de pratiquer une science pour l’action, de contribuer aux réformes des institutions ou des mentalités (la révolution tranquille des années 1960 au Québec en sera l’aboutissement), les sociologues québécois sont partagés entre engagement social et la recherche positive, entre jugement de valeur et jugement de fait, qu’ils dissocient sans les séparer, et sans jamais sacrifier l’un à l’autre. Entre l’engagement et la science, ils ne choisissent pas, ni ne parviennent à une synthèse, et avec des variantes et des déplacements parfois significatifs, cette dualité se maintient jusqu’à aujourd’hui. Elle se distingue, précise Warren, à la fois de l’épistémologie marxiste (dans sa version la plus hégélienne) où la morale égale le réel et le mouvement de l’histoire, et du positivisme, pour lequel les lois se dégagent directement des faits, et la question des valeurs ne se pose pas.

À cette thèse, on pourra cependant objecter que rarement les sociologies en dehors du Québec n’ont soutenu des positions hégélienne ou positiviste aussi radicales, et que le dualisme, loin d’être caractéristique de la sociologie québécoise, est présent dans toutes les sociologies (avec des variantes comme on en trouve au Québec) ; il est partout au centre de l’interrogation et de l’engagement sociologique. Jean-Philippe Warren ne se prononce d’ailleurs jamais directement sur la valeur de ce dualisme, mais son ouvrage, après d’autres, suggère qu’il est sans doute indépassable, et comme l’opposition individu-société, bien que rigoureusement intenable, il est méthodologiquement nécessaire et intellectuellement productif au bout du compte. S’il est vrai que la sociologie québécoise a toujours été ouvertement engagée, ce qui la caractérise davantage est peut-être cet autre trait, indiqué par Warren : une attention constante à la société globale, du fait de la question nationale, qui lui donne sa tournure « organique ».

Une dernière remarque. Pareille histoire devrait être entreprise pour l’ethnologie au Québec, semblable relecture devrait être faite des travaux de Marius Barbeau, de Marcel Rioux, de Luc Lacoursière et des folkloristes, entre autres, de leur participation dans les débats scientifiques et sociaux de leur époque, de leurs liens avec les différents mouvements politiques et culturels, par exemple le courant régionaliste dans l’art canadien. Moins encore que les sociologues, les anthropologues du Québec s’intéressent à leur passé relégué souvent dans le… folklore. Davantage attentifs aux dernières vagues de la postmodernité théorique, ils oublient ce qui s’est fait ici avant eux. Ils y trouveraient pourtant, mieux qu’une méthode ou qu’une théorie, l’origine de leurs questions.