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Il y a un petit élément qui ne passe point inaperçu même si l’on se limite à jeter un simple coup d’oeil sur le titre du récent ouvrage de Laurier Turgeon : « Patrimoines métissés : contextes coloniaux et postcoloniaux ». Il s’agit de la lettre « s » accordée au terme « patri-moine ». Pourquoi cette forme plurielle, alors que dans l’usage courant, on parle souvent d’un seul patrimoine?

Ce n’est certainement pas une sensibilité linguistique qui nous fait appréhender l’ouvrage à partir de son titre. Mais c’est plutôt la force d’une idée qui sous-tend, en l’occurrence, cet usage du pluriel et que l’auteur s’est bien employé à élucider tout au long de son travail. Cette idée consiste, en effet, dans ce que Turgeon appelle la décentration de la notion du patrimoine, laquelle doit être conforme à ce qui fait le propre de tout patrimoine, à savoir sa pluralité et sa diversité : « Nous voulons décentrer le patrimoine en mettant l’accent sur le mouvement, les mutations et les mélanges. Loin d’être fixe et figé, le patrimoine est continuellement fait et refait par les déplacements, les contacts, les interactions et les échanges entre individus et groupes différents » (p. 18).

Partant de ce principe fondé donc sur la pluralité du patrimoine, l’auteur consacre la partie introductive du livre à passer en revue les travaux scientifiques les plus pertinents qui se sont interrogés sur cet aspect des legs humains. Il ne se laisse cependant pas emporter par la richesse et la fertilité des courants de pensées qui se sont investis dans le développement de ces questions. Ayant l’avantage d’être à la fois historien et ethnologue, il a su étoffer une approche critique pour mettre à l’épreuve lesdits travaux.

Les cinq chapitres qui constituent l’ouvrage se présentent comme des édifications bien arrimées en termes théoriques ou empiriques. « Écrire l’hybride et faire croire au monstre » est le titre du premier chapitre. Celui-ci porte sur un document d’archive juridique datant du 18e siècle et consistant dans un « rapport d’entrée » présenté à l’amirauté de Guyenne par un certain Guillaume Pottier, capitaine du navire le Vainqueur de Saint-Malo, de retour d’une saison de pêche à Terre-Neuve. Ce qui fait la spécificité de ce rapport, c’est qu’il s’articule autour de l’histoire d’un dragon marin qui selon Pommier et ses compagnons attaqua le navire et causa la perte d’une bonne partie de la cargaison. Décrit comme un monstre de taille colossale « ayant la queue dans la mer et la tête dans les nuages » (p. 32), ce dragon est le point de départ d’une étude dans laquelle l’auteur analyse la multiplicité des styles de narration de ce genre d’histoire, la variation des imaginaires qui les produisent et la diversité des représentations qu’ils véhiculent d’un temps-espace à un autre.

S’intitulant « Exhumer les chemins croisés du chaudron de cuivre en Amérique », le deuxième chapitre met le lecteur face à une « Rencontre de deux mondes ». L’objet, comme l’homme, dispose d’une histoire, d’une vie et d’un réseau de connexions et de rapports qui font que son identité ne se limite jamais à un seul événement ni à une seule provenance. Accompagnant les Européens lors de leur installation en Amérique, le chaudron de cuivre figure parmi les objets qui servent de monnaie d’échange avec les Amérindiens. Ses différents usages et les multiples modes d’appropriation et de ré-appropriation, lui attribuent « une force unificatrice » (p. 77) et le disposent à témoigner de cette « tension créatrice du patrimoine » (p. 85). Afin de bien nuancer ce lien entre l’homme et l’objet, Turgeon clôture ce chapitre en exposant les deux à la lumière de cette image : « Les chaudrons, comme les groupes, oscillent entre deux positions : debout, ils s’ouvrent aux autres pour fournir les aliments nourriciers nécessaires à la vie ; renversés, ils se ferment pour offrir protection et sécurité » (p. 86).

Dans le troisième chapitre, Turgeon discute de ces constats. En « creusant le patrimoine métissé de l’Île au Basques » (p. 95), il montre comment la terre renferme des objets, des artefacts et des fondements sur lesquels reposent les constructions identitaires et référentielles d’un territoire ou d’une région. Les exemples fournis dans ce cadre concernent une campagne de fouilles archéologiques dont l’auteur était le responsable et qui visait quelques-uns des premiers sites de contacts entre Amérindiens et Européens. Les découvertes résultant de ces fouilles renvoient tout au plus à l’idée selon laquelle le patrimoine serait le miroir qui reflète non seulement le passé d’un territoire, mais aussi son présent et son futur.

Étudiant le rapport des gens à ces objets ainsi qu’aux échos qu’ils font entendre dans leur vie, l’auteur s’intéresse, dans le quatrième chapitre, à ce qu’il appelle « le paysage identitaire » ou « l’ethnoscopie ». Il s’agit d’un néologisme qui s’inspire de la notion de « scape » élaborée par Arjun Appadurai et qu’il emploie pour montrer comment une région se réinvente des traditions, des mythes et des emblèmes pour transformer des espaces en des lieux chargés de sens et d’émotions. Le cas mis en exergue était celui de la Municipalité régionale de Comté des Basques, et de ses manoeuvres politiques, sociales et culturelles pour retrouver, voire recréer ses origines basques.

« Manger le monde dans les restaurants étrangers de Québec » tel est le thème du cinquième chapitre. L’auteur choisit l’ethnographie multi-sites pour appréhender des cuisines, des aliments et des plats provenant de partout le monde pour être servis aux uns et aux autres dans la ville de Québec.