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La parution inédite de ce cours illustre parfaitement les nombreuses recherches entamées par le philosophe dès sa nomination en 1970 à la chaire d’histoire des systèmes de pensée au Collège de France. En revenant sur ce qu’il appelle l’histoire (le terme de généalogie serait sans doute plus adéquat) de la proto-psychiatrie, période relativement courte qui débute en 1838 avec en particulier en France la loi sur l’organisation des hôpitaux psychiatriques et qui se termine avec l’épisode des hystériques de la Salpêtrièrie, dans la décennie 1860-1870, Michel Foucault confirme ce qu’il avait développé dans son Histoire de la folie à l’âge classique (1961), à savoir que ce type d’institution ne relève aucunement du système médical et thérapeutique mais se fonde spécifiquement sur des principes discipli-naires, en particulier avec la figure du psychiatre.

Le pouvoir disciplinaire, qui est sans doute la notion foucaldienne la mieux connue et la plus interprétée, se définit généralement à partir de trois points que ce cours souligne de manière intéressante. Tout d’abord la discipline est une question de lieu. L’asile comme l’hôpital et la prison sont avant tout un espace disciplinaire ; il faudrait plutôt dire que la disci-pline demande pour fonctionner un dispositif spatial clos sur lui-même. Le fou, le malade et le délinquant sont fondamentalement pour Michel Foucault des corps enfermés. L’espace ainsi que l’architecture sont à ce titre de véritables opérateurs du pouvoir. La technique discipli-naire, dans son fonctionnement, repose sur un dispositif qui contraint les corps par le simple jeu du regard comme le dispositif panoptique dans le cas de la prison. On comprend d’ailleurs mieux pourquoi ce procédé inventé par Jeremy Bentham est devenu pour Michel Foucault le diagramme d’une société qui s’intéresse au regard.

Dans l’optique foucaldienne, l’asile psychiatrique correspond à un lieu de pouvoir qui établit aussi un véritable corps à corps entre le malade et le médecin. C’est à proprement parler ce corps qui devient pour lui le modèle et le fil directeur de ses analyses portant sur le pouvoir. Véritable surface d’inscription du pouvoir psychiatrique, le corps du fou lui a déjà donné l’occasion, dans son Histoire de la folie, de montrer que la rigueur inhumaine avec laquelle on le traite n’a pas disparu avec l’ancien régime ; dans le cas présent, son cours lui permet de souligner qu’une tout autre contrainte existe, celle de la relation aliénante, à savoir la relation entre savoir et pouvoir, entre le psychiatre et ses pratiques thérapeutiques et le patient. Rappelons simplement que, pour le philosophe, le savoir dont se prévalent scientifiques et experts de toutes sortes ouvre sur une relation de pouvoir ; symétriquement, le pouvoir qui est une microphysique, un pouvoir diffus dans l’ensemble de la société, devient indissociable du savoir. Deux corps sont mis en avant dans l’analyse, celui du fou, dans son déchaînement mais aussi celui du psychiatre qui, par sa seule régularité, organise tout le pouvoir de l’asile : « l’asile c’est le corps du psychiatre, allongé, distendu, porté aux dimensions d’un établis-sement étendu au point que son pouvoir va s’exercer comme si chaque partie de l’asile était une partie de son propre corps » (p. 179). Cette façon de traiter du corps du psychiatre et de sa relation avec le fou est la marque d’une période ou le travail théorique de Foucault trouve encore sa place dans le vaste processus de dénonciation de l’asservissement des corps, dénonciation venant surtout de la critique marxiste qui y voit une institution de classe histori-quement variable. En ce qui le concerne, il est évident qu’il considère, jusque dans le milieu des années 1970, le désir de guérir, de réformer ou de rééduquer un individu comme réductible à une ruse de la raison. Ici, le corps des individus assujetti à une discipline (qui exerce une coercition insidieuse du corps dans ses mouvements et attitudes) est de l’ordre d’un corps-machine, d’une anatomo-politique.

Le dernier élément inscrit dans ce cours est l’idée que cette discipline, jouant d’abord dans un lieu clos, se dissémine dans toute la société. Dans ce cas, il apparaît que pour Foucault, ce qu’il appelle l’« effet psy » est une médicalisation de l’existence. L’obsession de la norme et, par extension, de la normalité qui préside à nos sociétés contemporaines trouve elle aussi son point d’origine dans cette période historique de la proto-psychiatrie (1830-1870). Il rappelle d’ailleurs que « tout ce qui est anormal par rapport à la discipline scolaire, militaire, familiale, etc., toutes ces déviations, toutes ces anomalies, la psychiatrie va pouvoir les revendiquer pour elle » (p. 219).

Certes pour Michel Foucault – du moins dans ce cours qui nous offre un état de sa pensée in statu nascendi – cesser d’être fou c’est obéir, mais outre ses pages lumineuses sur le panoptique et sur la distinction entre pouvoir royal et pouvoir disciplinaire que l’on retrouve dans Surveiller et punir, ce cours lui permet de traiter de l’actualité, en suivant, comme il aimait à le dire, « les lignes de fragilité d’aujourd’hui ». Dans le cas de la psychiatrie, la principale ligne de fragilité est celle que tracent les nombreux mouvements anti-psychiatriques qui ont parcouru l’univers social et posé les bases d’une critique du pouvoir du médecin et de la violence inhérente à ce type de relation. Dans un article intitulé « Faire les fous » paru dans LeMonde en 1975 à l’occasion de la sortie du film L’histoire de Paul de Paul Feret, Michel Foucault reprend cette analyse de l’internement et des pratiques thérapeutiques de la folie en rappelant l’importance des paroles des médecins et de la discipline de l’asile. Il y aurait une « douceur » de l’asile aujourd’hui, mais cette prétendue douceur passe par l’adjonction de nouvelles règles disciplinaires. Désormais on demande aux patients autre chose, en particulier d’ingérer, d’avaler : « tu avaleras tes médicaments, tu avaleras tes repas, tu avaleras nos soins, nos promesses et nos menaces… ». Le fou continue d’être infantilisé, d’être soumis à une répression physique et morale, mais surtout, d’être contraint à l’enfermement.