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La littérature souligne que les femmes sont des sujets particulièrement actifs en islam notamment depuis les années 1980-1990, montrent progressivement plusieurs signes d’autonomie dans le cadre associatif, et donnent de la voix dans la sphère publique au point que certaines deviennent des figures d’autorité (Schulz 2012b ; Frede et Hill 2014). Ce processus d’autonomisation est visible à des degrés divers dans les deux villes à l’étude ici, à la faveur de profondes transformations qui ont eu lieu à partir des années 1970. En effet, parallèlement à la prégnance de l’islam soufi (tidiane, hamalliste et mouride) avec pour corollaire la constitution de cercles d’entraide (dahira), de nouvelles associations ont émergé : l’association réformiste de tendance salafiste, la Jamaatou Ibadou Rahmane (JIR) en 1978 au Sénégal ; le Mouvement sunnite (MS) en 1973, l’Association des Élèves et Étudiants musulmans du Burkina Faso (AEEMB) en 1986, et le Cercle d’Études de Recherches et de Formation islamiques (CERFI) en 1989 au Burkina Faso. Toutes ces associations ont privilégié notamment la da’wa (piété) et l’enseignement, activités dans lesquelles les femmes s’investissent activement depuis plusieurs décennies (Gomez-Perez et Ba 2015 ; Madore et Gomez-Perez 2016). Par ailleurs, à la faveur de la libéralisation des médias privés et de l’utilisation d’Internet[1], qui a eu pour effet de voir se multiplier les canaux de diffusion des émissions religieuses et l’audience s’élargir (Buggenhagen 2010 ; Savadogo et Gomez-Perez 2011 ; Gomez-Perez et Madore 2013), de nouvelles figures religieuses, notamment féminines, ont émergé.

Alors que dans ce contexte de libéralisation médiatique, le constat était que, d’une part, du côté des prêcheurs au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, « les nouvelles figures religieuses oscillent entre une individualisation du sentiment religieux et un ancrage dans la communauté » ; et que, d’autre part, « depuis les années 1990, [...] s’opère une hyper personnalisation de certaines figures religieuses, à la faveur de leur forte médiatisation » (Savadogo et Gomez-Perez 2011 : n.p.), un processus différent est à l’oeuvre concernant les prêcheuses. En effet, il apparaît que, dans la plupart des cas, l’individualisation comme « formes d’émergence de l’individu comme entité se posant dans un rapport distancié vis-à-vis du groupe » (Marie 1997 : 105) ne soit ni revendiquée, ni recherchée dans la mesure où les prêcheuses ne se mobilisent pas pour la défense de leurs droits individuels face à l’identité de la communauté. Leurs trajectoires sont plutôt intrinsèquement liées au communautaire, voire se nourrissent de lui, au point que s’opère un processus d’hybridation entre individualisation et individuation, défini comme :

[Un] procès plus sélectif de la production d’individualités plus fortement marquées et de leur promotion aux places éminentes (mais ce sont aussi des places assignées), qu’elles savent conquérir et pour lesquelles on leur reconnaît des dispositions qui légitiment leurs prétentions.

Marie 1997 : 73

Pour autant, si les prêcheuses placent les femmes comme des individus actifs dans leur foi, le rapport à l’individualisation et à l’individuation diffère. Dans le cas des discours normatifs, l’individuation est mise en exergue et dans cette perspective, les prêcheuses optent pour une compliant agency (agencéité de complaisance, Burke 2012) qui consiste à appeler les femmes à se conformer aux logiques de l’ordre social sans lecture critique des textes fondamentaux de l’islam. La logique d’hybridation soulignée plus haut conduit toutefois à voir s’établir une jonction entre des discours moins normatifs et des discours alternatifs. Cette jonction conduit à faire la synthèse entre deux sous-concepts : celui de pious agency (agencéité pieuse, Mahmood 2009), selon lequel ces prêcheuses prennent conscience du potentiel de leurs statuts mais aussi de leurs limites pour défier ou intégrer les normes sociales ; et celui de pious critical agency (agencéité pieuse critique, Rinaldo 2014), suivant lequel les femmes se réapproprient le savoir religieux en prenant appui sur les textes fondamentaux de l’islam pour en faire une exégèse critique afin de contribuer à faire évoluer les logiques sociales et de genre, et faire prendre conscience aux femmes de leurs droits au sein de la communauté. À la faveur de cette jonction s’opère un rééquilibrage entre l’individualisation et l’individuation pour tenter de mieux s’affranchir des règles de reproduction sociale.

Notre analyse est le fruit d’une recherche subventionnée[2] menée à Ouagadougou[3] et à Dakar[4] où se situent les principales associations et les principaux médias islamiques. Au cours de cette recherche, nous avons mené des entretiens semi-directifs et collecté, fait traduire[5] et analysé les grandes lignes des discours des principales prêcheuses. Afin de rendre compte de l’originalité des expériences de ces prêcheuses, nous analyserons, dans un premier temps, comment leurs trajectoires, toutes générations confondues et dans les deux pays, s’inscrivent résolument dans le communautaire des années 1970 à nos jours, tout en laissant la place à des initiatives qui tendent vers une autonomisation et des signes d’entrepreneuriat de la part de certaines femmes ; et, dans un deuxième temps, comment les usages sociaux des médias révèlent des jeux de tension ou d’hybridation entre les processus d’individuation et d’individualisation qui rendent compte de logiques différenciées et nuancées de l’agencéité des prêcheuses.

Trajectoires de prédication : le collectif comme source d’inspiration et de ressourcement

Les expériences de prédication ont débuté de façon progressive dès les années 1970 au Burkina Faso et au début des années 1980 au Sénégal, et se sont déployées dans différents lieux. L’ascension de ces prêcheuses est largement le résultat d’une entreprise collective et, en cela, elles sont des sujets communautaires « qui entretien(nent) un rapport médiatisé par son appartenance communautaire » (Marie 1997 : 70). Aucune des prêcheuses rencontrées ne connaît le phénomène d’hyperpersonnalisation, à l’inverse de leurs homologues masculins, en dépit de l’ascension de leur médiatisation, notamment au Sénégal. Il reste que la création de sections autonomes féminines au sein de différentes associations islamiques, l’émergence de prêcheuses aux discours plus engagés en faveur des droits des femmes et les débats autour de leur visibilité via la télévision montrent dans quelle mesure les processus d’individuation et d’individualisation s’entremêlent.

Le temps des pionnières ou le communautaire comme tremplin et ressourcement

Burkina Faso et Sénégal connaissent des situations très différentes lorsqu’il est question de déterminer les débuts de la prédication menée par des femmes. Au Burkina Faso, toutes les prêcheuses rencontrées reconnaissent Ami[6] comme une pionnière, alors qu’au Sénégal, aucune des informatrices ne nous a désigné de femme avec ce statut pour avoir impulsé l’effort de da’wa. Néanmoins, depuis les années 1980[7], la grande visibilité de Fatou Bintou Diop au Sénégal ainsi que ses positions sur les droits des femmes, relayées dans les médias, la placent comme une figure de proue. Deux raisons principales peuvent expliquer cette différence de situation : au Burkina Faso, la voix des hommes étant hégémonique et la plupart des femmes n’ayant pas fréquenté les bancs de l’école ou les ayant quittés prématurément, celles-ci n’avaient ni les outils ni la liberté pour prendre la parole ; au Sénégal, en revanche, la prise de parole des femmes, en dehors des milieux religieux, était déjà monnaie courante.

Ainsi, Ami a suscité admiration et respect de la part de toutes les prêcheuses interrogées, qui l’ont considérée comme un modèle à suivre dès lors qu’elle a débuté ses activités de prédication en 1971. Elle a continué à prêcher seule pendant environ une décennie en dépit d’un contexte difficile au cours duquel « les maris ne voulaient pas que les femmes écoutent (ses) prêches » et « les hommes disaient que les femmes ne devaient pas sortir, pas parler fort et pas étudier ». Elle a donc fait le choix de traiter de pratiques cultuelles pour les femmes (pèlerinage, ablution) mais aussi de thèmes plus tabous comme l’excision après « avoir regardé dans les livres et avoir consulté Cheikh Doukouré »[8]. Le fait d’être fille d’un « grand marabout » appartenant à la confrérie tidiane et d’avoir bénéficié des enseignements d’illustres maîtres hamallistes l’ont placée dans une situation privilégiée qui a probablement encouragé sa vocation de prêcheuse[9]. Cette vocation s’est d’ailleurs confirmée une fois qu’elle a eu l’opportunité de partir à l’étranger, notamment au Liban, au Soudan et en Arabie Saoudite, pour, selon ses termes, « se préparer » et ainsi parfaire sa formation, et ce, grâce au soutien de son père, puis de son époux[10].

Son parcours lui a d’ailleurs permis de se faire connaître dans et hors du pays, voire au-delà de la sous-région, et d’inspirer d’autres femmes. À partir des années 1980, certaines lui ont emboîté le pas. C’est le cas de Zara, qui souligne les étapes de son itinéraire de prêcheuse :

J’ai commencé le prêche en 1980 avec ma famille. Je répétais ce que j’avais appris à l’école sur la vie du Prophète devant des femmes, des enfants, le soir après le repas. J’expliquais comment faire la prière. De la famille cela s’est étendu aux voisines. Mon auditoire au début était principalement des femmes. Ensuite j’ai commencé à lire des sourates du Coran pour les hommes. Au début, il n’y avait pas de commentaires puis un an après, j’ai commencé à commenter. Maintenant, à l’ouverture des mosquées de quartier, on m’invite à lire des hadiths courts et j’ai prêché en Libye, au Sénégal, au Niger, en Guinée.[11]

Ce témoignage permet de constater que, d’une part, le milieu familial et scolaire sont inspirants et forment un tout cohérent et homogène pour débuter la prédication. Et que, d’autre part, l’activité de prédication est éminemment genrée, le lien avec un auditoire féminin étant primordial. Toutefois, l’évolution des compétences religieuses de la part de la prêcheuse au regard de sa connaissance des textes fondamentaux de l’islam lui permet de transcender la logique de genre et d’être intégrée plus directement dans la vie de la communauté de quartier.

La mise en synergie de savoirs islamiques différents dans l’itinéraire d’Ami est visible dans plusieurs autres trajectoires de prêcheuses à partir des années 1980. Elles ont créé des passerelles entre courants islamiques et conçoivent les associations islamiques comme des laboratoires de performance religieuse pour acquérir des connaissances religieuses, gagner en expertise dans les techniques de prêche et par là même bénéficier d’un capital social dans un contexte de marché compétitif du religieux. Dans le cas de Zara au Burkina Faso[12], ses parents étaient proches du chef hamalliste Cheikh Doukouré, et ses techniques de prédication ont progressé auprès de prêcheurs dans le cadre des activités de la section féminine de l’association Itihad Islami, laquelle avait pour objectif de regrouper tous les courants de l’islam pour permettre aux femmes d’avoir un lieu de rencontres et de partage d’expériences en vue de réaffirmer leur foi[13]. Zara est aussi très proche du MS et anime régulièrement des causeries pour des femmes de cette association. La situation est identique au Sénégal : l’itinéraire de Fatou Bintou Diop reflète la jonction entre le milieu associatif réformiste-salafiste (JIR) pour avoir été formée « comme conférencière dès l’âge de 16-17 ans » par cette association, d’une part, et le milieu néo-confrérique, pour avoir fréquenté le dahira tidiane dénommé Ababacar Sy (devenu dahira des Moustarchidines)[14] au cours des années 1980, dans un contexte où la JIR s’était fait connaître dans la sphère publique pour s’être attaquée frontalement à l’islam confrérique, d’autre part (Gomez-Perez 1997, 2005, 2017).

Pour ces deux générations de prêcheuses, leur prise de parole et la révélation de leur soi ont été impulsées par leur milieu familial, acceptées par lui, puis validées et cautionnées par le tissu associatif car, dès les années 1980 et encore plus à partir des années 1990, elles se montrent particulièrement actives dans l’effort de da’wa et en sont considérées comme des agents incontournables.

Pour autant, plusieurs témoignages de prêcheuses se recoupent pour signaler qu’au début de leurs activités de prédication, elles ont été confrontées à l’étonnement des époux de leurs auditrices, voire à leur méfiance, dans la mesure où ceux-ci considéraient que les femmes « qui parlent comme cela, leur mari auront des problèmes car ces femmes sont difficiles à gérer »[15]. Dans ce contexte, la mise en onde des prêcheuses a été un long processus au cours duquel ces dernières ont dû faire face à certains obstacles.

Le temps de l’enracinement de la da’wa féminine : une individuation affirmée ?

À partir des années 1990, à la faveur d’une émulation religieuse, les prêcheuses se sont ancrées plus profondément dans le tissu associatif et ont aiguisé leur talent oratoire au point de se faire connaître dans des cercles plus larges et mixtes, ce qui leur a permis d’être approchées par les responsables des programmes des émissions religieuses dans les radios privées. Ceci est surtout visible à la radio Dunya au Sénégal. Au Burkina Faso, c’est par le réseau amical ou associatif, voire par l’entremise de la belle-famille, que les prêcheuses viennent animer des émissions à la radio Al Houda[16].

Même si prêcher à la radio consacre le succès de leur ascension et leur confère une certaine légitimité auprès du public, le chemin de la médiatisation pour ces femmes demeure jusqu’à ce jour semé d’embûches. Au Burkina Faso, Zara souligne que lorsqu’elle a commencé à prêcher à la radio, la communauté était contre les prêches des femmes au point que « certains prêcheurs appelaient même à la radio (Al Houda) pour se plaindre » d’entendre la voix de femmes[17]. Une rencontre a été organisée « avec les grands Sheikhs » qui ont expliqué aux prêcheurs, sur la base de hadiths[18], qu’une femme pouvait aussi prêcher[19]. Ce soutien de la part de responsables du MS a permis aux prêcheuses de continuer à animer des émissions. Saskia témoigne dans le même sens en soulignant que les prêcheuses, se considérant des « musulmanes révolutionnaires et modernes » pour être en faveur du planning familial, étaient mal vues et confrontées à l’avis général suivant lequel les « femmes ne devaient pas beaucoup apprendre »[20]. Pour autant, le fait de se considérer elles-mêmes ainsi souligne que ces prêcheuses ont conscience qu’elles mettent de l’avant leur individualité (sans nécessairement se considérer comme féministes) et leur combat par lequel sont transcendées les logiques de l’ordre social établi. Ce combat s’inscrit dans le cadre de la pious critical agency pour éveiller les femmes à leurs droits.

Alors qu’à Dakar, les émissions interactives animées par des femmes commencent dès les années 1990 et que des prêcheuses apparaissent à la télévision, la situation est toute autre au Burkina Faso. À la radio Al Houda, les émissions radiophoniques en direct n’existent pas, et à la radio Ridwan, elles ont été lancées depuis 2013 mais restent exceptionnelles. De plus, la présence de femmes à la TV Al Houda divise le MS et suscite un malaise auprès des femmes prêcheuses du Mouvement. Amina affirme qu’elle « ne peut pas se lever comme cela » mais « doit savoir de la part des savants quelle conduite tenir »[21]. Zara entre dans les détails : l’animatrice principale vient d’accoucher, a honte de continuer les émissions et les autres femmes sont déstabilisées par sa décision et ne se sentent pas la force de continuer l’expérience sans elle[22]. Ces témoignages soulignent dans quelle mesure ces femmes se retrouvent à cheval entre des attitudes de compliant agency et de pious agency ; certaines (telles qu’Amina) agiront conformément aux normes prescrites par les autorités du MS auquel elles appartiennent et se mettent du même coup en retrait, alors que d’autres (telles que Zara) ont conscience que passer à la télévision leur offrirait l’opportunité d’être plus visibles tout en reconnaissant, dans le même temps, leurs limites à s’engager résolument dans cette voie et à défier les normes compte tenu des vives réactions que cela suscite au sein de la communauté. Ceci invite à rompre avec une lecture binaire entre résistance et soumission aux normes qui peuvent « être habitées et vécues de différentes façons »[23]. En dépit de ces différences, les prêcheuses animant des émissions régulières à la radio ne sont pas légion dans les deux pays[24].

Nonobstant le fait que l’individualisation demeure un défi, les prêcheuses privilégient l’animation de conférences pour garder contact avec le tissu associatif dans les quartiers. C’est un moyen pour elles de se ressourcer, d’être attentives aux réalités des femmes sur le terrain et d’échanger avec elles. Les prêcheuses les plus visibles, comme Fatou Bintou Diop au Sénégal ou Saskia au Burkina Faso, n’ont plus d’ailleurs le temps d’animer des émissions à la radio tant elles sont occupées par les conférences et leurs activités professionnelles (gestion d’une école, d’une agence de voyage, missions à l’étranger). Il reste que la plupart des prêcheuses, à la demande du voisinage ou d’un cercle associatif plus élargi, animent chez elles, souvent gratuitement, causeries et cours du soir de Coran et d’arabe, et enseignent à des plus jeunes les techniques de prêche. Elles dispensent aussi, contre une rémunération modique, des cours privés dans différents quartiers.

La formation islamique et la prédication constituent en définitive un tout indissociable pour la mise en exergue de la figure de la « bonne musulmane » (assidue dans sa foi et dans sa pratique) et ce profil est façonné dans le milieu scolaire. Dans les écoles gérées par des associations islamiques, les jeunes filles sont en effet invitées à exercer leurs talents oratoires devant leurs coreligionnaires lors des récréations et rassemblements et ce, pour activer les mobilisations identitaires par le religieux. Les colonies de vacances organisées par les associations sont également un autre lieu de partage d’expériences et de savoir-faire.

Tout en poursuivant cet ancrage communautaire, des initiatives de jeunes femmes rendent compte de leur volonté de s’autonomiser par rapport aux hommes via la création de cellules féminines dans les associations au sein desquelles elles militent. Ces cellules deviennent d’ailleurs plus actives que celles des hommes[25]. C’est ainsi qu’en juin 1989 est restructuré le mouvement des femmes à la JIR et que le 16 août 1991 est créée Itihad Islami-Section femmes à Ouagadougou. Les initiatrices de ces deux projets, bien qu’elles aient des trajectoires de vie très différentes et qu’elles appartiennent à deux courants islamiques distincts (l’une se rapproche du courant réformiste-salafiste et l’autre du courant confrérique), ont pour point commun de vouloir rassembler des femmes afin de consolider leurs expériences de foi et leurs engagements dans la vie sociale. Dans le cas sénégalais, Assa, après avoir été formée chez les catholiques au primaire et au secondaire, a commencé à prendre conscience de sa foi lors de son pèlerinage à La Mecque puis lors de ses retraites annuelles à La Mecque lors du ramadan. Sans aucun passé de militante, elle a commencé à s’investir dans la JIR en rencontrant son second mari en 1986, au point de devenir très active et d’impulser la restructuration du Mouvement des femmes en juin 1989 pour parvenir à son autofinancement[26] et moderniser le style vestimentaire des femmes dans l’association[27]. En juin 2008, elle devient responsable de la commission nationale de la santé et des affaires sociales au sein de ce Mouvement, qui se fixe plusieurs priorités : s’occuper des décès, des maladies, des cas sociaux, de la santé de la mère et de l’enfant ainsi que des conflits familiaux, et organiser une couverture médicale lors des colonies de vacances. Dans le cas burkinabè, Amina est une autodidacte, militante sankariste, avant de verser dans le militantisme islamique à la suite de son pèlerinage à La Mecque en 1982. À partir de cet instant, elle considère le prêche comme une nécessité et dans son esprit, son effort dans la da’wa devait se concrétiser par la création d’Itihad Islami-Section femmes pour leur permettre d’avoir un lieu de rencontre et de partage qui stimule la réaffirmation de leur foi, indépendamment de leur origine sociale et de leur âge[28].

À travers ces différentes expériences, cette image positive de soi par l’acquisition d’une légitimité dans le paysage religieux très concurrentiel est le résultat d’un double aboutissement. D’une part, des femmes ont ressenti individuellement le besoin de partager leur savoir-faire et leur foi avec d’autres femmes et d’impulser la création d’un mouvement associatif. Cette double volonté est clairement exprimée par la première génération de prêcheuses (au début des années 1970 au Burkina Faso ou au début des années 1980 au Sénégal). D’autre part, les épreuves de vie ou les expériences de foi conduisent à ce que soient impulsées des actions spécifiques d’ordre social. Le cas de Sana illustre bien ce cas de figure. Devenue jeune veuve, au début des années 1990, elle a commencé à animer des émissions à la radio Dunya et à la RDV puis a été contactée par une association de femmes du quartier Sope Nabi pour enseigner l’arabe et l’islam. Elle a ensuite fondé à Pikine[29] un groupement d’intérêt économique (GIE) regroupant une soixantaine de femmes et se spécialisant dans la teinture et l’élevage de poussins[30]. Par ailleurs, comme dans les années 1980, le fait de vivre des expériences communes demeure une priorité, même si les passerelles entre les courants islamiques présents semblent moins faciles à créer. En effet, en dépit du fait qu’un des objectifs d’Itihad Islami-Section femmes à Ouagadougou ait été de réunir les idées et les expériences d’où qu’elles viennent, une seule femme du MS, Amina, est membre de cette association[31].

L’image positive de soi s’ancre dans le collectif dans la mesure où les prêcheuses tiennent à créer une communauté d’appartenance. Les discours se placent dans le prolongement de ce processus car plusieurs prêcheuses invitent à une prise de conscience collective du rôle et de la place que peuvent jouer les femmes en islam. Il n’existe pas ainsi un processus d’affranchissement envers la communauté. Pour autant, certains discours, nous le verrons, rendent compte d’un désir de relire les textes fondamentaux pour revisiter le statut de la femme dans la société et traiter de sujets tabous. Ainsi, les processus d’individualisation comme « aspiration universelle à l’indépendance, voire à l’autonomie [qui] appelle à une libération vis-à-vis des entraves communautaires, passive ou active, [...] sont repérables » (Marie 1997 : 87 et 90).

Différentes facettes de la da’wa : du discours normatif au discours alternatif

L’usage des médias, selon plusieurs auteurs, n’a fait qu’accentuer le caractère normatif des discours religieux afin non seulement de répondre aux demandes d’un auditoire féminin qui a soif de connaître les pratiques cultuelles de base mais aussi d’être à la recherche du plus petit dénominateur commun afin de rejoindre un auditoire plus large et mixte[32]. Il s’avère qu’au-delà des médias, plusieurs activités menées par des prêcheuses (cours du soir de Coran, causeries dans les quartiers) conduisent à renforcer ce type de discours dès lors que plusieurs prêcheuses se placent en tant que sujets moraux en épousant une logique de compliant agency dans laquelle l’accent est mis sur les devoirs des femmes ; l’ordre social est dès lors admis, intégré, voire même valorisé. Dans le même temps, la multiplication des canaux de diffusion et un changement de paradigme sur la place à donner au religieux pour traiter de questions familiales et de genre a permis à d’autres figures religieuses féminines de proposer un discours alternatif qui fait la jonction entre des logiques d’individuation et d’individualisation et rend compte d’un dialogue entre pious agency et pious critical agency, ce qui permet de révéler les évolutions des positionnements des prêcheuses sur le statut de la femme, les rapports de genre et d’autorité.

Ancrages du discours normatif : la femme au service de l’homme et du groupe social

Quatre images d’Épinal sont associées à ce discours et témoignent à la fois de liens forts entre individu et communauté (cellule familiale, famille élargie et voisinage) mais aussi d’une dialectique entre quotidienneté des liens sociaux et respect des codes sociaux tels que la polygamie et la distribution stricte des espaces entre les sexes. Premièrement est mise en exergue l’image de la femme qui répond aux attentes et besoins de son époux et fait régner la paix dans son foyer en tant que bonne épouse ou coépouse, et éduque bien ses enfants selon les principes moraux coraniques en tant que bonne mère. À Ouagadougou, ce type de discours est particulièrement relayé par Khadia[33]. Deuxièmement est soulignée l’image de l’épouse aimante, respectueuse, qui doit susciter le désir de la part de son époux et exclusivement pour lui[34]. La question du port du voile est peu traitée, du fait qu’il est considéré comme un uniforme symbolisant la modestie en religion (Maumoon 1999) depuis les années 1980-1990 à Dakar, et les années 2000 à Ouagadougou. En revanche, Zara, dans une de ses émissions, rappelle aux femmes de ne pas rendre leur corps visible pour ne pas susciter le désir, « cause de tous [les] malheurs », pour finalement fustiger les femmes qui ne couvrent pas leur corps[35] ; l’habillement islamique encourageant à être asexuée (Maumoon 1999 : 271). Troisièmement est mise de l’avant l’image de la femme qui a des rapports de bon voisinage pour faire régner la paix et la bonne coexistence à différents niveaux, en prenant en compte le caractère multiconfessionnel dans les quartiers et au sein des familles[36]. Quatrièmement est promue l’image de la femme qui vit sa foi à la fois avec passion et avec modestie (versets à l’appui, voir Augis 2005 ; LeBlanc 2007 ; Schulz 2008 ; Syed 2010) mais aussi porte en elle les attributs d’une femme soumise, qui épouse parfaitement les normes sociales édictées par l’islam et invite au respect. Les épouses du Prophète gagnent une place de choix, tout comme celles des premiers compagnons du Prophète, des premiers califes bien guidés, et de certaines figures féminines confrériques telles que la mère du fondateur de la confrérie mouride, Mame Diarra Bousso.

Trois raisons principales expliquent l’émergence de ce type de discours. En premier lieu, au Sénégal, il s’inscrit dans un contexte de montée et d’enracinement du réformisme-salafisme depuis la création de la JIR en 1979, au point d’être une tendance qui s’est banalisée, signe de son enracinement dans la sphère publique[37]. Au Burkina Faso, le salafisme a pris ses racines avec la reconnaissance officielle du MS en 1973 et a su s’imposer dans plusieurs quartiers de la ville de Ouagadougou (Cissé 2009 ; Audet-Gosselin et Gomez-Perez 2011 ; Gomez-Perez 2012 ; Madore 2016). Ensuite, l’apprentissage des rudiments de la religion apparaît comme une nécessité pour chaque génération de prêcheuses rencontrées, et plus particulièrement à Ouagadougou, dans la mesure où elles sont conscientes de l’absence d’acquisition de ces rudiments par beaucoup de femmes, tant en islam qu’en arabe, du fait de leur courte scolarisation. Le témoignage de Zara illustre bien ce contexte, alors qu’elle nous relate qu’à la fin d’une de ses prédications, une femme lui « posa la question à savoir si c’était aussi obligé pour les femmes de pratiquer les cinq prières quotidiennes, et les Nawafil »[38]. C’est ainsi que les premiers prêches d’Amina, fondatrice d’Itihad Islami-Section femmes, « étaient sur la foi »[39] et que les premières activités de l’association a été d’apprendre à prier aux femmes puis de leur faire mémoriser le Coran en arabe en leur donnant des explications en mooré et en privilégiant une lecture simple et accessible du Coran « pour sortir les femmes mariées ou jeunes filles de l’ombre », les « informer de l’éducation à donner à leurs enfants, du comportement à avoir envers leurs voisins »[40] « conformément aux principes de la piété islamique et du comportement vertueux » (Mahmood 2009 : 15).

Par ailleurs, la prégnance du discours littéraliste s’inscrit dans un contexte où, selon une règle tacite de diffusion, un discours simple qui fait appel aux fondements religieux est recherché pour parvenir à rejoindre le maximum d’auditeurs et auditrices. Cette situation est visible dans les deux villes : à Ouagadougou, avec le lancement de la radio Al Houda, financée en grande partie par la fondation islamique d’Arabie Saoudite Abdallah Ben Massoud, et animée par différents membres du MS ; à Dakar, le discours normatif bénéficie de canaux de diffusion diversifiés (radio, télévision et Internet) à travers lesquels des prêcheuses ou enseignantes participent à des débats publics[41] et utilisent certains événements marquants pour rendre plus visibles leurs prises de position.

C’est ainsi que Sawda Diop, enseignante et arabisante reconnue, dans une émission télévisée à RDV, dresse le portrait d’une femme considérée comme « exemplaire » pour avoir « su se soumettre aux exigences de son mari comme le recommande le seigneur ». Elle développe l’anecdote suivante : « un jour, son mari lui avait demandé de tenir la clôture de leur demeure qui était sur le point de tomber et elle avait passé une nuit entière à tenir la clôture sous un orage violent sans piper un mot ». Elle poursuit en constatant qu’aujourd’hui « il est rare de voir une femme qui se soumet de la sorte à son mari »[42]. Dans la même veine, au cours d’un débat sur le net, Sawda Diop fustige les comportements de certaines femmes (« On [n’]a plus honte d’exhiber son corps à la vue de tout le monde, ce qui est déplorable ») et s’oppose à la parité (« Malheureusement les femmes sont trompées par certains concepts comme la parité, la liberté qui ne fait que ternir l’image de la femme »)[43]. Zeynab Fall, prêcheuse très visible dans les médias, proche de la JIR, tient le même discours à l’occasion de la journée de la femme du 8 mars[44]. Parallèlement à ce discours normatif qui place la femme uniquement dans une perspective où est priorisé le processus d’individuation, émerge un discours alternatif.

Entre consolidation de la da’wa et discours alternatif. Vers une nouvelle configuration des relations entre la femme, le groupe et la société ?

L’émergence du discours alternatif se fait en plusieurs étapes et prend d’abord appui sur des arguments qui relèvent de la da’wa classique à plusieurs égards. D’une part, il est fait référence au temps du Prophète pour insister sur des figures féminines remarquables telles que Khadidja[45] qui ont « oeuvré à l’avancée de l’islam »[46] et qui ont joué un rôle d’avant-garde pour la cause de l’islam avant l’Hégire[47]. D’autre part, un lien direct est établi entre la foi et la bravoure de femmes avec le renforcement de la communauté musulmane à sa naissance. Aussi un lien est tissé entre le temps du Prophète et aujourd’hui dans la mesure où c’est l’occasion pour la prêcheuse d’appeler les femmes à se mobiliser pour « la consolidation de l’islam » en s’investissant davantage dans la vie quotidienne de la communauté.

Dans cette perspective, les femmes sont appelées à « parrainer deux élèves dans les écoles coraniques », « payer la facture d’eau d’une mosquée », « aider au nettoyage des mosquées », « aller dans les hôpitaux avec ce qu’on a et faire des dons généreux », « avec l’approbation [du] mari, accueillir les mendiants chez [soi] pour les nourrir pour éviter qu’ils sortent mendier dans la ville ». Ces exemples montrent un entre-deux : ils s’inscrivent dans un contexte où des femmes revendiquent la conquête d’espaces autrefois réservés aux hommes jusqu’à se les approprier (Cantone 2005, 2012 ; Ghazi-Walid et Nagel 2005 ; Janson 2008 ; Gomez-Perez 2009) mais montrent que leur mobilisation identitaire, en tant qu’agents actifs de la da’wa, continue à s’inscrire dans l’intérêt de la communauté prise comme un référent incontournable. Dans ce contexte, Zara rend visite à des malades à l’hôpital, le plus souvent pendant le mois de Ramadan, et à des malades du sida au centre médical de Pissy[48] pour consolider leur foi devant l’épreuve et pour aider « les mamans à aimer et accepter leurs enfants malgré cette maladie »[49].

Mais un nouveau processus s’opère lorsque Zara, depuis 1999, donne une formation aux femmes musulmanes à la prison et les « sensibilise à laisser certaines pratiques traditionnelles, l’excision, que les lois interdisent, à leur permettre de s’intégrer à la société, de pardonner »[50] après avoir reçu une formation sur les dangers de l’excision par le Centre national de lutte contre l’excision ou demande aux parents de poursuivre la scolarisation de leurs filles pour ne pas qu’elles s’adonnent au commerce « pour juste avoir de quoi acheter des affaires pour [leur] mariage prochain »[51]. Ce discours va ainsi au-delà de la da’wa classique et de la position de pious agency en traitant non seulement de questions sur des pratiques traditionnelles, mais aussi des méfaits du mariage précoce pour oeuvrer à un changement de mentalités. Il rend compte également de l’itinéraire personnel de la prêcheuse, dans lequel se conjugue une logique de flexibilité et d’accumulation des connaissances, et aussi d’une évolution interne du MS. En effet, Zara a été formée dans plusieurs médersas (de Samandin, médersa centrale), a obtenu son Brevet à l’institut Aouréma à Nonsé en 1991 puis son baccalauréat en arabe à la médersa centrale[52] en 2000. En 2011, elle s’est inscrite au Centre polyvalent de Doukouré pour commencer une maîtrise sur le thème des droits de la femme dans l’islam. Entretemps, elle a multiplié les formations professionnalisantes (dactylographie et enseignement ainsi que des cours du soir en français) après l’obtention du Certificat d’études primaires (CEP) et du Brevet d’études du premier cycle (BEPC)[53]. Ce discours résulte aussi d’une évolution au sein du MS impulsée par Dr Kindo qui, à son retour d’Arabie saoudite en 2004, a sensibilisé les hommes de l’association, textes religieux à l’appui, à l’idée de laisser leurs femmes sortir de la maison, circuler seules en ville pour aller s’instruire et mener des activités. Il arguait du fait que le voile n’empêche pas les femmes de sortir et que c’est un devoir pour toute mère de transmettre les connaissances à ses enfants[54].

En définitive, ce discours illustre bien la logique d’hybridation entre individuation et individualisation car la prêcheuse invite à la fois des individus à respecter des lois qui prennent le contre-pied des traditions (excision) et à s’y conformer dans l’intérêt de la communauté, mais aussi à ce que d’autres voient leurs aspirations être respectées par la communauté sans subir le poids de normes sociales qui demeurent importantes (faire des études vs se marier précocement) afin de sensibiliser les jeunes filles et leur entourage à voir leur scolarisation se poursuivre pour parvenir à une autonomisation sociale.

Ce type de discours pave le chemin à des prises de position qui amènent les femmes à se réapproprier le savoir religieux et par là-même à prendre leurs distances avec des interprétations patriarcales des textes religieux pour les rendre conscientes de leurs droits. C’est dans ce sillage que sont mis en valeur l’intégrité du corps de la femme, son libre arbitre, ses aspirations à traiter de sujets tabous liés à l’intime pour renégocier les rapports de genre. Cela résulte à la fois des propos de femmes entendus par les prêcheuses au sein des groupements féminins dans les quartiers, des questions posées lors des émissions interactives, lors des conférences mais aussi des expériences personnelles des prêcheuses en tant que femmes mariées ou divorcées.

D’autres prêcheuses, dans les deux villes, sont ainsi connues pour leurs discours plus engagés. À Ouagadougou, Saskia encourage « la scolarisation des filles » pour ne pas se faire « duper par d’autres personnes »[55], manière de revisiter à moyen et long termes les rapports de pouvoir (Thébaud 2005) et de renégocier les rapports de domination dans un contexte sous régional où les femmes pourvoient de plus en plus aux besoins de leurs familles au point d’être devenues chefs de famille sans revendiquer ce statut haut et fort pour ne pas froisser les mentalités (Bisilliat 1996 ; Kebe et Charbit 2007 ; Bertho 2012 ; Gomez-Perez 2016 ; Gomez-Perez et Brossier 2016). La vie en couple est ainsi scrutée dans ses moindres détails et se penche sur la dot, la répartition des tâches domestiques, les bienfaits du consentement, de la complémentarité et de l’amour entre conjoints. Saskia invite les femmes à prendre conscience de leurs droits et à les réclamer car, « la femme est sur le même pied d’égalité que l’homme, mais sans le savoir, elles ne pourront jamais connaître leurs vrais rôles »[56] et elle est « aux côtés des hommes pour bouter la misère et permettre le développement »[57]. Au Sénégal, Fatou Bintou Diop tient les mêmes propos, voulant voir « le respect [...] être réciproque », « [éveiller] les femmes [au fait] qu’elles sont les égales des hommes, responsables comme les hommes » et « faire connaître aux femmes l’islam authentique car les hommes mêlent islam et tradition »[58] ; à l’instar d’Ama, qui veut « sensibiliser les femmes pour qu’elles ne soient pas trompées par le message des hommes »[59]. Ceci s’apparente à une « liberté positive [...] comprise comme la capacité de l’individu de suivre sa volonté autonome [...], une volonté libérée du poids de la coutume, de la volonté transcendante et de la tradition » (Mahmood 2009 : 26).

Ces discours alternatifs émanent de prêcheuses qui ont pu poursuivre des études à la faveur de la modernisation des madrasas et se sont frottées à différents systèmes de formation dans et hors de leur pays (voir Cissé 1990 ; Gomez-Perez 1997 ; Madore et Gomez-Perez 2016) ; et ont bénéficié, au Sénégal, d’un contexte favorable, dans la mesure où l’émergence du mouvement féministe depuis les années 1980 a permis aux femmes de se faire entendre dans l’espace public (Kane 2008 ; Féminismes 2011). Ces dernières sont aussi devenues, au fil d’années de militance, des entrepreneuses du religieux et considérées comme des figures incontournables tant par le milieu associatif que par les autorités gouvernementales et que par les institutions internationales. Ainsi, Saskia, après avoir obtenu son BEPC à Kumasi puis son baccalauréat à Médine et sa maîtrise en théologie à Ouagadougou, a été la première femme en 1996 à représenter les associations islamiques désireuses que leurs membres féminins soient désormais encadrés par une femme. Son expérience a permis plus tard à l’agence de voyage Okaz, spécialisée dans le pèlerinage (quartier Zogona, secteur 4) et dans laquelle elle travaille, de gagner en visibilité. Depuis 2013, elle est devenue chef de cette agence[60]. Elle a fondé une école primaire franco-arabe avec environ 180 élèves en mettant l’accent sur le français les jeudis et samedis et a pour objectif d’ouvrir une classe de sixième[61]. Sa visibilité et ses prises de position dans ses prêches lui ont valu d’être approchée par les autorités gouvernementales et de faire partie du Réseau des associations islamiques en population et développement financé par le FNUAP à partir de 2009 pour sensibiliser les populations au planning familial, contre l’excision et le mariage forcé[62]. Au Sénégal, Fatou Bintou Diop a connu une trajectoire similaire. Elle a ouvert une agence pour le pèlerinage depuis 2000 après avoir fait partie de la délégation nationale pour encadrer les pèlerins à partir de 1993[63]. Elle invite les « parents téléspectateurs » à pratiquer le planning familial en cas de grossesses rapprochées[64], en tenant compte de la santé de la femme et en considérant que ce type de décision doit se prendre par le couple. Sa stature et sa visibilité ont amené le Ministère de la Famille tout comme le Fonds des Nations Unies pour la Population, dans le cadre de son financement de programme sur l’éducation à la vie familiale, à lui demander de sensibiliser les populations au planning familial et à participer à l’organisation de la quinzaine nationale de la femme en tant que membre du bureau du comité consultatif de la femme[65]. À travers leurs itinéraires et leurs discours, ces femmes prêchent pour une évolution des relations de genre dans laquelle s’opère un équilibre entre les logiques d’individuation et d’individualisation, étant entendu que femmes et hommes ont des responsabilités mutuelles, communes et égales.

Conclusion

À travers les trajectoires de prêcheuses dans les deux pays, le rapport au communautaire apparaît très prégnant et s’inscrit dans des espaces spécifiques à la faveur d’un contexte de piété qui se structure à partir des années 1980. Le cercle familial et le réseau confrérique sont les premiers lieux de tous les possibles pour ces jeunes femmes. L’école, le voisinage, le tissu associatif complètent l’ensemble. Pour autant, ce rapport au communautaire ne signifie pas que l’émergence de ces prêcheuses ait été un processus aisé et linéaire. Alors qu’au Sénégal, il n’y a pas de figure pionnière à proprement parler mais que certaines prêcheuses bénéficient d’une grande visibilité, au Burkina Faso, Ami est considérée comme une pionnière à double titre – pour avoir prêché seule plusieurs années en traitant de thèmes traditionnels (fondements de la foi et comportement vertueux) et des droits des femmes, et pour avoir dû faire face, seule, à la méfiance populaire, et notamment à celle des hommes.

Bien que l’accès à la radio semble avoir été plus aisé au Sénégal qu’au Burkina Faso, en raison de la diversité des canaux de diffusion et d’une prise de parole par les femmes plus ancienne à la faveur des mouvements féministes, un processus d’hyper personnalisation n’a pas été observé et la situation sociale des prêcheuses demeure précaire dans les deux pays. Il apparaît aussi un rapport à soi différencié de la part des prêcheuses rencontrées. Dans le cas de celles militant pour le planning familial, elles ont conscience de porter un discours différent et novateur qui prend ses distances avec les logiques de reproduction sociale, avec les normes religieuses et avec les rapports d’autorité ce qui met, par là même, en exergue leur individualité. Dans le cas des prêcheuses qui intègrent ces logiques et normes, issues notamment de la JIR et du MS, la logique d’individuation est assumée. Pour autant, des évolutions internes dans ces deux associations rendent compte de normes vécues différemment : nous voyons soit une volonté d’autonomisation de la part des femmes sans faire appel aux hommes dans leur vie militante et leur implication à l’effort de da’wa, soit une tendance impulsée par Dr Kindo de recommander aux hommes de permettre à leurs épouses de sortir de leurs maisons pour étudier et travailler. Mais face au défi de bénéficier d’une plus grande visibilité avec la télévision, nous voyons poindre une tension entre individuation et individualisation, notamment au sein des prêcheuses du MS.

Ces cheminements complexes influent sur la nature des discours et montrent dans quelle mesure la frontière n’est pas nécessairement étanche entre différents courants de l’islam. En effet, dans un contexte de piété affirmée, certaines prêcheuses de la JIR et du MS optent pour une da’wa classique qui priorise un lien communautaire renforcé, avec pour corollaire d’intégrer les normes sociales (compliant agency). D’autres (notamment du MS, très actives sur le terrain) soulignent l’importance du lien communautaire, tout en prenant en considération les aspirations des individus, ce qui conduit à un passage vers la pious agency dans le cadre de laquelle peuvent prendre place une distanciation raisonnée par rapport aux normes et un compromis entre individuation et individualisation. Enfin, un dernier groupe de prêcheuses, visibles mais minoritaires, s’inscrivent résolument dans un processus de pious radical agency par lequel se joue un processus d’hybridation entre individuation et individualisation. Ces dernières se sont frottées ou non à différents systèmes d’éducation, sont liées de près ou de loin au réseau confrérique, ne sont pas affiliées directement à une association et font surtout figures d’entrepreneuses dans le domaine religieux au point de jouer un rôle d’interface entre les autorités gouvernementales et les institutions internationales, d’une part, et les populations, d’autre part.