Corps de l’article

« Je bois mais je sais ce que je fais ; je paie rarement mes consommations. Je prends une bière et j’attends qu’un fils du péché [un bâtard] vienne pour prendre autre chose » (Rabha). « Tout ce qu’ils veulent les clients, c’est un visage de femme, un corps de femme, avec une bite pour les baiser » (Silvia). « Un client m’a proposé 1000 € [pour un rapport sans préservatif], j’ai accepté » (Lula). Trois citations, trois conditions, trois prostitutions qui discréditent toute approche uniformisante et monolithique de la sexualité vénale. Il est alors difficile de réduire la prostitution à un esclavage moderne infligé aux femmes par une société marquée par la domination masculine ou de la cantonner au seul espace d’un capitalisme sauvage. Il n’existe pas une prostitution mais des prostitutions irréductibles les unes aux autres. Pour s’en assurer, il s’avère nécessaire de se plonger dans l’ouvrage nuancé, circonstancié et chiffré coordonné par Marie-Elizabeth Handman et Janine Mossuz-Lavau : La prostitution à Paris. Derrière ce titre trompeur et une couverture d’un rouge racoleur, le lecteur découvre une recherche impliquée et appliquée. En effet, la Mairie de Paris, avant de prendre quelque mesure que ce soit, a décidé de faire un état des lieux de la prostitution dans la capitale et dans les communes limitrophes (Bois de Boulogne et Bois de Vincennes) par une équipe de chercheurs, et de leur demander de conclure leur enquête par des préconisations sur la politique à mener en la matière. Une douzaine d’anthropologues, sociologues, politologues et un urbaniste, s’est attelée à la tâche, et a remis à la Mairie de Paris un rapport de 300 pages validé en janvier 2004. Ce livre rend compte du travail qui a été mené d’octobre 2002 à mars 2004.

Cette immersion dans le monde prostitutionnel donne lieu à un nombre considérable de données, de faits, d’histoires de vie, mais pas uniquement. Des gestes, des postures, des modes d’interaction verbaux et non verbaux ainsi que l’occupation d’espaces spécifiques permettent de restituer le vécu quotidien aussi bien des prostitués, hommes ou femmes, que des clients. Face à ce fait social multiforme qui concerne des individus aux parcours et aux modes de vie variés, qui implique des pratiques et des tarifs distincts, les chercheurs ont délaissé les généralisations peu productives au profit de prises en compte localisées. De chapitre en chapitre, le lecteur rencontre toutes les catégories de prostitués : les hommes, les femmes, les transgenres, celles et ceux que l’on peut rencontrer via Internet, les hommes et les femmes de la rue, les call-girls joignables uniquement par téléphone. Les entretiens formels et informels avec les diverses ressortissantes étrangères (Africaines, femmes de l’Est et des Balkans, Chinoises, transsexuelles Latino-américaines, Maghrébines qui officient notamment dans les foyers de travailleurs immigrés) exposent des conditions de vie et d’exercice souvent insoupçonnées, retracent des itinéraires surprenants et déconcertent par la lucidité des locuteurs. La plupart des discours recueillis présentent des hommes et des femmes qui analysent avec acuité les divers aspects de leur activité. Mais la force et l’originalité de cette « chronique ordinaire des modes de prostitution » résident dans son actualité (au sens politique du terme). Ce travail de terrain d’un an et demi s’inscrit dans une période qui précède (période de mobilisation) et suit (période d’application) le vote de la Loi pour la sécurité intérieure (loi dite Sarkozy, promulguée le 18 mars 2003). Les mobilisations parisiennes des personnes prostituées font l’objet d’une description remarquable (Catherine Deschamps, chapitre 3) et la Loi pour la sécurité intérieure d’une lecture minutieuse (Johanne Vernier, chapitre 4). S’ensuivent (deuxième partie, « Les prostitués, femmes, hommes et transgenres, par eux-mêmes ») les conséquences immédiates de cette loi par les premiers concernés.

À êtres de relégation, espaces de relégation. En amalgamant prostitution libre et prostitution forcée, qui relèvent de processus totalement différents et en victimisant les personnes qui se prostituent, sans distinction, cette loi n’arrange en rien le sort de ceux qui se prostituent. Elle légitime et renforce au contraire les violences symboliques, physiques, policières et institutionnelles exercées à leur encontre[1]. Sous couvert de lutter contre la criminalité et le proxénétisme, s’exerce alors une répression des comportements visibles dans l’espace public. La prostitution reste aujourd’hui perçue comme l’un des dysfonctionnements communément attachés aux grandes villes : un désordre urbain (humain) condamnable, une atteinte à la représentation d’une réalité sociale idéale. Dès lors, les démarches de terrain des différents chercheurs instaurent une distance critique. Distance entre le réel et l’idéel, entre le local et le global, entre les identités attribuées et celles revendiquées par les acteurs locaux (tant les clients que les prostitué(e)s). Ces travaux, menés de jour comme de nuit, renouvellent profondément le regard sur la prostitution vénale. Ils nous rappellent que pour lutter contre les proxénètes (entendus au sens large), trente-trois personnes (trente et un policiers et deux administratifs) sont affectées à l’OCRTEH (Office central pour la répression de la traite des êtres humains). Ils nuancent cette indignation affichée face à la découverte de réseaux de prostitution et de filières internationales qui existaient pourtant auparavant et, enfin, ils ne nous présentent pas les clients à la recherche d’une transaction sexuelle comme des « viandards ».

A parte sur le chapitre 7 : il se consacre à la prostitution sur Internet et présente un visage mondialisé du commerce sexuel au sein duquel on trouve, via le web, des réseaux transnationaux capables de « fournir » des femmes dans n’importe quelle ville d’Europe. Le travail de Nasima Moujoud mérite une attention toute particulière tant par sa qualité que par l’exigence critique déployée pour présenter l’étroite relation entre prostitution et migrations de Maghrébines. Tout en décrivant ce « chemin du péché », l’auteure joue de « façon raisonnée sur ce que Jacques Revel nomme des « variations d’échelles d’observation » (1989 : 32). Elle met en lumière une « sorte de complicité entre États », qui contribue au maintien des discriminations à l’encontre des femmes : « En témoignent les accords bilatéraux qui permettent la reconnaissance de codes de statuts personnels sexistes dans une démocratie fondée sur les principes de l’égalité » (p. 233).

On l’aura compris, on ne lit pas La prostitution à Paris, on l’arpente. De ce cheminement (qui prend rarement des allures de piétinement) naît un enrichissement scientifique qui incite à des prises de positions politiques et humaines. La question n’est plus de savoir si nous acceptons la prostitution mais plutôt : « Quelles prostitutions acceptons-nous et dans quelles conditions? ». Car, tant que la prostitution sera synonyme de non-reconnaissance sociale, d’absence de statut et de stigmatisation, Rabha, Silvia, Lula et bien d’autres seront ces êtres extraordinaires qui n’ont d’extraordinaire que la violence d’être traités ainsi.