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À l’ère de la globalisation des cultures, le pluralisme médical représente un objet de recherche d’actualité en anthropologie de la santé (Lock 2005 ; Schmitz 2006 ; Rossi 2007). Certaines mutations sociales semblent favoriser actuellement l’émergence de nouvelles formes d’organisations articulant, voire même polarisant, une pluralité de pratiques et de concepts reliés à la santé. Ce phénomène représente un défi pour l’anthropologue s’intéressant à l’articulation de savoirs relatifs à la santé, et il doit innover pour en faire l’analyse.

La dernière décennie a vu apparaître, en Amérique du Nord, des cliniques de soins de santé intégrés (SSI)[1] visant la coopération entre praticiens de différentes spécialités alternatives et biomédicales afin de fournir des soins holistiques individualisés. Une revue des travaux récents a permis de conceptualiser un idéal-type définissant ces organisations selon quatre niveaux : 1) structures ; 2) résultats ; 3) philosophies ; et 4) processus (Boon et al. 2004). Selon cet idéal, la structure et les philosophies des cliniques visant les SSI devraient favoriser un processus interactionnel égalitaire permettant l’établissement d’un consensus entre les acteurs impliqués. Cependant, certaines études soulignent que les structures hiérarchiques des cliniques, en milieu privé ou public, soutenant généralement une gestion par des médecins conventionnels, entraveraient ce processus démocratique nécessaire aux SSI (Hollenberg 2006). Les fondateurs de l’organisation présentée ici semblent avoir choisi le mode de gestion coopératif en partie pour prévenir cet obstacle.

Étude de cas d’une coopérative de soins de santé intégrés québécoise

Le cas à l’étude est une coopérative de producteur de soins, récemment inaugurée au Québec, regroupant les services de quatorze praticiens offrant une large gamme de services (ostéopathie, médecine familiale, naturopathie, psychologie, homéopathie, psychiatrie, massothérapie, médecine traditionnelle chinoise, kinésiologie, etc.). Les fondateurs de l’organisation disent avoir choisi ce mode de gestion car il favorise l’implication décisionnelle et financière de chacun des membres de l’équipe tout en encourageant un sentiment d’engagement dans une cause commune : les soins de santé intégrés.

En général, les patients viennent dans cette clinique pour consulter un praticien en particulier. Cependant, plusieurs personnes choisissent cette clinique pour la philosophie de collaboration interdisciplinaire qu’elle véhicule. D’ailleurs, certains individus ont dès le départ des attentes de SSI. Le patient fait alors le choix d’un thérapeute comme porte d’entrée[2]. Le praticien et le patient peuvent par la suite discuter de la pertinence de rencontrer un collègue ou encore que le thérapeute présente son cas dans une réunion interdisciplinaire bimensuelle. L’objectif principal de ces rencontres est de permettre aux praticiens d’avoir un avis « interdisciplinaire » sur certains cas et de réfléchir, si nécessaire, à l’élaboration d’un plan de travail d’équipe. Selon plusieurs membres interviewés, ces réunions sont l’une des principales caractéristiques permettant à l’organisation de se distinguer d’autres cliniques multidisciplinaires.

Le défi majeur de ce type d’organisation est la communication entre des acteurs qui utilisent des épistémologies et des langages différents (Kaptchuk et Miller 2005). L’état actuel des travaux publiés montre une lacune au niveau de l’analyse in situ du processus d’articulation des savoirs dans ce type d’organisation. De plus, malgré le fait qu’un des postulats des SSI soit de centrer davantage les soins sur l’individu, aucune étude ne s’attarde à analyser la place de la représentation du patient dans le processus.

L’objectif général de cette étude était d’identifier et d’analyser les facteurs favorisant ou entravant une articulation, voire une négociation, entre les points de vue des acteurs (patient et praticiens) impliqués dans un processus de SSI. Le cadre conceptuel développé pour cette étude fut inspiré, entre autres, par l’approche transactionnelle, proposée par Katon et Kleinman (Katon et Kleinman 1981 ; Massé et Légaré 2001). Ce modèle, proposé par les auteurs pour améliorer les relations cliniques, suggère qu’une négociation peut avoir lieu entre le modèle explicatif individuel de la maladie (MEM) du patient et celui du praticien. Le MEM est la façon dont un individu comprend un épisode de maladie affligeant une personne. Cette compréhension peut se faire à différents niveaux : causes et répercussions de la maladie (sur les plans biologique, social, psychologique, spirituel) ; pronostic ; traitements envisageables ; craintes et attentes (Kleinman 1980). Dans une clinique de SSI, plusieurs MEM existent face à un même épisode de maladie, celui de la personne concernée et ceux des thérapeutes consultés directement ou indirectement. La dynamique de communication dans ce contexte fut donc conceptualisée comme une articulation entre ces différents MEM. Un intérêt particulier fut porté à la place du MEM du patient dans le processus.

Une partie de la collecte de données[3] consista à faire le suivi de l’itinéraire thérapeutique de quinze individus dans cette clinique afin d’analyser l’articulation de différents points de vue relatifs à leur épisode de maladie. Avant qu’il ne rencontre un premier ou un nouveau praticien dans la clinique, une entrevue semi dirigée était réalisée avec le patient afin d’explorer son MEM[4]. Idéalement, la rencontre clinique initiale était enregistrée[5]. Après la rencontre, une entrevue était réalisée avec le patient afin évaluer l’évolution de son MEM et avec le praticien consulté afin d’obtenir le sien. Les étapes de collecte de données ont été reproduites, lorsque possible, chaque fois que le patient rencontra un nouveau thérapeute durant la période de suivi (six mois).

Nous avons également assisté à dix-sept rencontres interdisciplinaires qui furent enregistrées. Une attention particulière fut portée aux échanges entre praticiens lors des présentations de cas et si le point de vue du patient y avait une place.

L’hypothèse suivante tend à émerger de l’analyse préliminaire des résultats : la représentation de la maladie du patient peut être un canal de communication favorisant l’articulation interdisciplinaire.

Le point de vue du patient comme canal de communication

[Il] nous faut trouver un canal commun dans lequel on peut se parler et se comprendre. Possiblement que ce canal, ce sera le patient! C’est lui qui devra être au centre…

Extraits d’une entrevue accordée par un praticien de la clinique à un média québécois[6] en 2005

Lors d’une entrevue individuelle, une thérapeute nous affirma que, selon elle, les discussions interprofessionnelles centrées sur les patients sont celles qui génèrent le niveau d’interdisciplinarité le plus élevé : « [Quand] on l’a fait mieux (les SSI) c’est quand on parlait du client plus que de nos approches. On était plus centré sur le client et comment on peut l’aider lui […] c’est quoi la demande du client, plus que quand on se met à s’obstiner et à se parler plus au niveau théorique. Quand c’est centré sur la personne ça s’intègre mieux, ça se construit mieux » (T#10). Selon la praticienne interviewée, se centrer sur l’individu permet parfois de dépasser certaines problématiques dues à des différences de points de vue théoriques. Les observations que nous avons réalisées durant les réunions interdisciplinaires tendent à confirmer cette affirmation.

Lors de notre présence sur le terrain, nous avons assisté à plusieurs réunions où furent présentés une trentaine de cas par différents praticiens[7]. La comparaison des présentations nous a permis de discerner des variations importantes au niveau de la dynamique des échanges. Par exemple, certaines présentations ont généré la participation de la majorité des thérapeutes présents, alors que d’autres généraient plutôt un échange monodisciplinaire entre quelques praticiens de disciplines communes ou connexes. L’analyse comparative des présentations tend à souligner une relation entre le niveau de participation interdisciplinaire et l’emphase mise par le présentateur sur la description globale de l’individu et de son point de vue. Les praticiens réduisant davantage leur présentation sur la problématique de santé diagnostiquée (disease) et sur leurs observations cliniques, avaient tendance à générer un niveau de participation interdisciplinaire moins élevé. Ceci peut s’expliquer par l’utilisation d’un langage et d’une épistémologie plus spécialisée, limitant la participation des collègues ne partageant pas ces connaissances. De plus, lors de ce type de présentation, le praticien peut avoir tendance à occulter certains détails exprimés par le patient[8], jugés « non pertinents » du point de vue de son approche, mais qui pourraient l’être pour d’autres. Au contraire, les échanges initiés par une description plus approfondie du patient, de son contexte ainsi que de l’expérience de sa maladie (illness), semblaient favoriser davantage une articulation interdisciplinaire. En plus de favoriser la communication et le transfert de connaissances entre thérapeutes[9], se référer à la représentation du patient lors des discussions semble favoriser l’émergence de « points d’articulation interdisciplinaires ».

Une analyse plus approfondie des dynamiques de discussions lors des réunions nous a permis d’identifier certaines informations clés ayant généré une articulation des savoirs dépassant la simple multidisciplinarité[10]. Nous avons constaté que plusieurs de ces « informations pivots » émergeaient lorsque les thérapeutes discutaient de certaines parties du MEM du patient. Outre l’exercice de réflexion collective qu’elle favorise, la représentation du patient semble contenir en elle-même des informations clés pour l’articulation des savoirs, voire même parfois des intégrations déjà réalisées.

L’analyse d’entrevues et de rencontres cliniques a permis de souligner que les patients suivis avaient des modèles explicatifs individuels de la maladie (MEM) et que ceux-ci évoluaient au fil de leur itinéraire. Une des sources de cette évolution est le contact avec les thérapeutes. Les patients intègrent certaines explications des praticiens, particulièrement celles concordant avec leurs expériences vécues ou leurs intuitions[11]. L’analyse des données souligne qu’un praticien portant attention à l’expérience des patients en consultation multiple peut, par l’intermédiaire du MEM « intégré » du patient, avoir accès à certaines parties du MEM d’un collègue remanié par le patient. Ce point de vue du patient peut être une zone d’articulation intéressante entre les MEM des trois acteurs puisqu’il présente déjà une articulation entre ceux du patient et de l’autre thérapeute. Ces observations vont dans le sens de propos recueillis lors d’entrevues avec certains praticiens du centre affirmant que la clé des SSI se trouve chez l’individu lui-même :

« L’agent intégrateur le plus réaliste c’est le patient » (T#12). « Dans ma pratique, je me rends compte que mes patients ont généralement leurs propres pistes de solutions et, souvent, ils ont plus raison que moi! […] Souvent, l’intuition des gens est très bonne, mais la société encourage le rationnel et ils ont appris à ne plus s’écouter eux-mêmes…[…] »

Deuxième extrait de l’entrevue médiatique citée plus haut

La représentation du patient comme canal de communication : de la multidisciplinarité à l’interdisciplinarité

La pertinence de cette recherche réside, d’un point de vue ethnographique, dans l’analyse in situ du fonctionnement d’un nouveau lieu polarisant une partie du pluralisme médical présent dans la société québécoise. Le rôle de l’anthropologie dans ce contexte doit dépasser celui de la simple définition des ethnomédecines pour analyser l’articulation entre « diverses formes de savoirs, de logiques et de rationalités » (Massé 1997 : 55).

Le cadre conceptuel de cette étude, avec son utilisation novatrice du concept des modèles explicatifs individuels de la maladie (MEM), a permis d’analyser l’interaction entre les perceptions des acteurs impliqués dans le processus de soins. Ceci permet de contourner certaines impasses auxquelles se heurtent les réflexions s’attardant à analyser l’intégration des savoirs uniquement d’un point de vue théorique[12]. Cet angle d’analyse permet également d’inclure dans la réflexion le point de vue du patient, un acteur oublié dans les études relatives aux processus de SSI (Koithan et al. 2007).

L’analyse préliminaire des données semble indiquer que la représentation du patient pourrait être un canal de communication favorisant le décloisonnement des frontières des savoirs en contournant certaines contraintes de langages et d’épistémologies, en favorisant la vulgarisation des connaissances et en stimulant l’émergence de points d’articulation interdisciplinaires. Les résultats soulignent également la capacité qu’ont les patients à remanier et à articuler certaines parties des explications données par les praticiens.

Tenir compte de la perspective du patient serait plus qu’une simple concordance avec un postulat de base des SSI ; cela favoriserait également le passage de la multidisciplinarité à l’interdisciplinarité[13], processus nécessaire au développement de ce nouveau paradigme de soins.