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Comme son titre le sous-entend, l’ouvrage de l’anthropologue Ruth Frankenberg est un essai d’anthropologie de la religion. Il s’agit d’une ethnographie menée aux États-Unis dans la région de San Francisco, et qui se base sur une série d’interviews avec une cinquantaine d’individus – hommes et femmes de différentes religions (chrétiens, bouddhistes, hindous, musulmans, juifs et d’autres traditions « extra-institutionnelles » telles que Twelve Step et wiccan) et d’horizons multiples (immigrés, natifs, convertis).

Frankenberg explore la mise en pratique des différents épistèmes religieux et spirituels dans la vie de tous les jours et dans les moments de crises. En s’inspirant de la notion de « communities of memory » de Jay Mechling, qui désigne le passage de la religion comme réalité subjective à sa socialisation dans un cadre public, l’auteure introduit le concept de « réseaux de signification » (networks of meaning) pour étudier justement le sens commun des pratiques spirituelles et pour comprendre comment l’ek-static se transforme constamment en quotidien et la mesure dans laquelle le quotidien à son tour donne forme à ce réseau de signification. On comprend d’emblée que l’argument central de ce livre consiste à voir dans la paire esprit-pratique une relation dynamique. En fait, la pratique spirituelle serait elle-même structurée par une autre relation dialectique entre spontanéité et culture.

Cette relation dynamique entre la vie spirituelle et la pratique se traduit de différentes manières. D’abord, par les multiples formes que prend le divin dans la vie des gens. Pour ces individus, le divin a un sens commun et pratique et il manifeste une efficacité matérielle dans le temps et l’espace. Le corps joue, lui aussi, un rôle crucial dans l’articulation dynamique de l’expérience spirituelle et de la vie pratique. L’auteure soutient que le corps, per se, est capable d’activités cognitives autonomes ; il devient même une source indispensable à l’esprit pour se repenser, se réorienter et se refaire. Le bricolage et la fabrication de nouvelles formes et pratiques religieuses – qui pourraient être bien intégrées à la place publique – constitue un autre indicateur fort de cette interaction entre spiritualité et pratique. Si le milieu influence la pratique et la module, la pratique occupe elle aussi une place clé dans la vie de chaque individu. C’est là une relation dynamique, d’adaptation et de négociation, entre l’effort de trouver une « place » pour pratiquer et la quête de rendre la vie comme la « place » idéale de la pratique spirituelle.

Enfin, cette interaction dynamique se manifeste dans le travail contre l’oppression et l’exclusion. Les ressources religieuses et spirituelles (philosophique et analytique) donnent aux fidèles un cadre référentiel pour le travail contre l’oppression et la marginalisation (dans le cas des religieux homosexuels, par exemple) et pour la création d’un environnement pluriel et tolérant où le moi, Dieu et l’institution religieuse pourraient coexister.

En somme, Frankenberg démontre de manière convaincante que les univers interne, intersubjectif, collectif, historique et public des adeptes qu’elle a rencontrés sont en dialogue constant aussi bien dans l’harmonie que dans la controverse. Pour eux, il n’y a aucune séparation entre la vie spirituelle et les autres aspects de la vie quotidienne : le sacré et le quotidien, l’au-delà et l’ici-bas sont entrelacés.

Ceci dit, une étude portant sur la religion et sa signifiance dans la vie des gens et dont l’objectif primordial est de comprendre la dynamique entre l’expérience spirituelle et la pratique aurait pu, sans doute, intégrer une approche ethnographique beaucoup plus participative, basée non seulement sur des interviews, mais aussi sur l’observation et la participation aux pratiques religieuses et aux activités spirituelles. Car l’apport discursif et l’examen des structures narratives des récits ne permettent pas, me semble-t-il, à eux seuls, d’élucider cette tension dynamique entre la place de la religion dans la vie des gens et sa manifestation dans la place publique.

En plus de cette remarque méthodologique, on pourrait adresser à l’auteure une autre critique, d’ordre théorique cette fois. Bien qu’elle se dissocie, dès l’introduction, des courants académiques réductionnistes – qui réduisent les expériences spirituelles et religieuses à des catégories de l’esprit, les qualifiant de supranaturelles ou d’extra-rationnelles – Frankenberg semble tomber dans le même piège du réductionnisme, mais sous sa forme opposée. Elle a tendance à rationaliser et matérialiser le spirituel ; d’une part, par la naturalisation du divin qui revêt un aspect immanent très fort ; et, d’autre part, par l’essentialisation du corps, celui-ci étant doté de cognition autonome et devenant, par conséquent, le site d’actions et d’opérations au-delà du contrôle et même de la compréhension de l’esprit.

Au reste, malgré ces deux critiques, le livre de Frankenberg est bien écrit, l’ethnographie est intéressante et les analyses de l’auteure et ses discussions à la fin de chaque chapitre sont inspirantes.