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We have been run over by the New Man riding his utopian cart.

Boris Pasternak

Sans doute le stalinisme figure-t-il parmi les pages les plus complexes de l’histoire humaine. Chose certaine, pour plusieurs soviétologues, aucun autre problème n’est aussi tenace que celui-là : ni tout à fait une idéologie, ni exactement une doctrine économique, la notion de « stalinisme » renvoie plutôt à un système politique. Sous cette appellation sont regroupés les principes et pratiques politiques mis en oeuvre par le régime soviétique sous l’impulsion de Joseph Vissarionovich Djougachvili, dit Staline. Quant à l’« ère stalinienne », elle s’amorça avec l’adoption du premier plan quinquennal en 1929 pour se terminer avec la mort de son protagoniste, en 1953. Cette période, certes la plus dynamique et productive de l’histoire du régime communiste, bouleversa considérablement l’Union soviétique. D’une part, par l’industrialisation fulgurante qu’elle inaugura, de l’autre par la répression sévère qu’elle exerça.

En règle générale, on décrit le stalinisme comme on a décrit les traumatismes politiques du XXe siècle, c’est-à-dire en insistant sur la monstruosité des dirigeants et en faisant de ces régimes l’ultime extérieur de notre raison politique. Or cette avenue – bien qu’elle offre un asile réconfortant à la pensée libérale – conduit à une impasse prévisible. Car on sait bien qu’il est impossible qu’un tyran opprime tout un peuple sans compter sur un solide système de participation, sans rendre son entreprise acceptable (et parfois même désirable) aux yeux des individus gouvernés (Gros 2005). D’où l’intention de cette note de recherche : tracer les contours d’une contribution anthropologique destinée à saisir le stalinisme, non pas en tant que régime, mais en tant qu’expérience politique. Bien sûr, ce renversement théorique entraîne à sa suite un certain nombre de déplacements méthodologiques : il me faudra ici porter mon regard, non plus sur les dirigeants, mais plutôt sur l’expérience vécue par les sujets dirigés. Interroger l’expérience que les sujets du régime stalinien faisaient d’eux-mêmes permettra, je l’espère, de mieux comprendre comment le système politique stalinien a pu obtenir l’approbation, la participation et la loyauté d’une grande partie de la population soviétique.

Modeler, transformer et produire des subjectivités

Qui cherche à explorer l’expérience subjective des sujets trouvera dans la « boîte à outils » foucaldienne de précieux leviers théoriques. Parmi ceux-là, le concept de « subjectivation » est sans doute le plus approprié à mon enquête. Ce terme, chez Foucault, désigne le processus grâce auquel on parvient à former ou transformer une subjectivité ; par lequel on agit sur la manière dont l’individu se perçoit, se reconnaît et se réfléchit lui-même (Foucault 1984a ; Revel 2002). L’acte de subjectivation, il faut le spécifier d’emblée, entretient des liens étroits avec l’exercice du pouvoir. Gouverner, dira Foucault, requiert d’agir sur la manière dont les individus se conçoivent lorsqu’ils se rapportent à eux-mêmes (Brown 2003). Autrement dit : diriger adéquatement un ensemble de conduites individuelles exige d’intervenir sur les subjectivités, de les investir, de les (re)définir ; bref, de les produire. Cette dynamique est d’ailleurs prioritaire par rapport à la loi, la production de subjectivité s’exerçant « avant la loi, sous la loi et finalement pour celle-ci » (Potte-Bonneville 2004 : 180). Car avant même de respecter une loi, une règle ou un interdit, il importe que les individus concernés se reconnaissent comme sujets liés à l’obligation de s’y plier (Butler 1997 ; Foucault 1984).

Aux yeux de Foucault, donc, le rapport à soi (ou la subjectivité) n’est pas étranger à l’exercice du pouvoir. Plutôt que de représenter une forteresse intime et inexpugnable, la subjectivité désigne ici une relation envers soi-même qui demeure largement perméable aux effets de l’histoire et à ceux du pouvoir. Nous pourrions dire qu’elle est le produit des cadres historiques qui l’enveloppent et des modes de gouvernement qui la saisissent. Sur ce point, les écrits de Nicolas Rose (1991, 1996, 1998) sont instructifs. Ce sociologue a montré qu’une part importante des techniques de gouvernement contemporaines cible la subjectivité des individus.

Our personalities, subjectivities, and « relationships » are not private matter, if this implies that they are not the objects of power. On the contrary, they are intensively governed […]. Our thought worlds have been reconstructed, our ways of thinking about and talking about our personal feeling, our secret hope, our ambitions and disappointments. Our techniques for managing our emotions have been reshaped. Our very sense of ourselves has been revolutionized. […] Subjectivity has become a vital resource in the managing of the affairs of the nation.

Rose 1998 : 17

Vis-à-vis du travail de Rose, je me propose d’opérer deux déplacements. Au plan conceptuel, j’entends inverser la démarche : plutôt que de considérer les techniques de subjectivation comme l’ultime ruse de l’art de gouverner, je souhaite m’arrêter devant ces techniques, analyser leurs usages et leurs effets pour enfin comprendre dans quelle mesure elles contribuent au gouvernement des individus. Le foyer d’analyse aussi sera déplacé, car mon analyse concerne essentiellement le système politique stalinien. Rappelons ici que je cherche à comprendre par quels moyens le système politique stalinien est parvenu à obtenir l’approbation et la participation d’une grande part de la population. Pour répondre à cette question, plusieurs chercheurs ont dressé la liste des instruments de terreur et de propagande mobilisés par le régime pour gouverner les individus et récolter leur obéissance. Que le stalinisme ait été un système politique terriblement répressif, cela ne fait aucun doute. Il va sans dire que le zèle de la police politique combiné aux opérations d’endoctrinement et à l’univers concentrationnaire a engendré des effets de loyauté. Néanmoins, cette avenue de recherche n’est pas la mienne. Car comme Ronald Grigor Suny et Stephen Kotkin l’ont fait valoir, la somme des moyens de terreur et de propagande n’épuise pas la question du pouvoir stalinien (Grigor Suny 2003 ; Kotkin 1995).

Il convient donc de préciser que je ne cherche pas à minorer, et encore moins à nier, les effets de loyauté qui résultent de la répression exercée par la police politique, ou encore des expériences de réclusion à l’intérieur des camps de travail. Mon souhait est simplement de faire un pas de côté afin de diriger mon regard sur le travail d’incitation, de valorisation et d’orientation qui a été effectué sur les subjectivités – sans pour autant tourner le dos aux opérations de contrainte et de bâillonnement emblématiques de l’époque stalinienne.

L’« Homme Nouveau » et le travail sur soi

Si l’idée d’étudier le stalinisme sous l’angle de la formation du sujet demeure une approche relativement marginale, l’ouverture de fonds d’archives autrefois inaccessibles aux chercheurs a néanmoins dynamisé les recherches consacrées au sort réservé à la subjectivité sous Staline (Fitzpatrick 2000 : 9). Il faut admettre que le contexte historique du stalinisme offre un terreau favorable à ce type d’étude : la transformation de l’être humain constituait l’axe central autour duquel s’est articulé le projet politique du « Petit Père des Peuples » (Halfin 2003 ; Hellbeck 1998). À l’aide de divers instruments, le l’État bolchevique a poursuivi le dessein de refondre et de remodeler le matériau humain afin de voir venir au monde un « Homme Nouveau »[2] (HовьIй Человек). Dépeint comme un être travaillant et cultivé, l’Homme Nouveau se voulait une personne soignée, un modèle d’hygiène et de ponctualité qui s’est affranchi des sentiments égoïstes et qui demeure toujours lié à l’obligation de se sacrifier pour les autres, voire à mourir pour une cause collective (Heller 1985 ; Hoffmann 2003 ; Kharkhordin 1999 ; Volkov 2000). Cela étant, il est légitime de se demander dans quelle mesure l’Homme Nouveau a façonné l’expérience que les sujets staliniens faisaient d’eux-mêmes. Et aussi de s’interroger sur la manière dont cette figure d’exemple a donné naissance à des subjectivités particulières.

Déjà on sait que l’urss des années trente, avec ses institutions, ses pratiques et ses rituels, se voulait l’« habitat » de l’Homme Nouveau. Au coeur de cette « civilisation » figurait une variété de techniques, d’instruments et de procédés chargés de façonner les êtres à son image (Kotkin 1995 ; Fitzpatrick 2002). Parmi ces procédés, l’éducation s’est révélée un outil privilégié : aux enseignants, par exemple, on avait confié le rôle de « sculpteur » d’Homme Nouveau, selon la formulation de la loi sur l’école (Heller 1985 : 192). Gardons-nous cependant de croire que le grand projet stalinien consistant à transformer l’être humain s’est réalisé à l’unique faveur des outils pédagogiques et éducationnels. Au contraire : plusieurs auteurs ont montré que le domaine culturel fut un important vecteur de formation de l’Homme Nouveau (Hoffmann 2003 ; Volkov 2000). D’autres ont fait observer que l’entreprise de remodelage du citoyen soviétique excédait les initiatives et stratégies du régime, les individus ayant participé de façon active à leur propre transformation (Hellbeck 1998, 2000 ; Halfin 1997, 2003 ; Kotkin 1995). Sans nier que le projet de réaménager l’être humain ait été conduit par l’État stalinien au premier chef, retenons qu’une portion importante du processus de transformation fut accomplie directement par les citoyens soviétiques. Ces derniers étaient enjoints de donner une forme précise à leur subjectivité : celle de l’Homme Nouveau.

Hors des cachots, des crèches et des classes, la transformation de soi s’est accomplie principalement à travers l’activité laborieuse. Dans la foulée du culte qu’elle lui vouait, l’époque stalinienne vint à entrevoir le travail comme un opérateur permettant aux individus de transformer leur être propre (Fitzpatrick 2002 ; Gagnon 2004 ; Hoffmann 2003 ; Kotkin 1995). Déjà chez Marx, le travail était appréhendé comme un moyen de transformer la nature et, par ricochet, de transformer l’homme. Sous Staline, l’usine, la fabrique et l’atelier serviront d’incubateurs à l’Homme Nouveau. L’archipel des camps de travail offre d’ailleurs un témoignage tragique des vertus que l’on reconnaissait au travail : le gulag avait pour fonction initiale de réformer l’âme des individus jugés déviants grâce aux propriétés thérapeutiques du « travail socialiste » (Hellbeck 1998 : 83). Or, si l’activité laborieuse forme le centre du dispositif stalinien de transformation de soi, il faut souligner que le seul effort physique demeurait insuffisant. Pour engendrer des effets de transformation sur l’individu, le travail devait s’accompagner d’une activité cognitive et réflexive (Halfin 2003 ; Kharkhordin 1999). Autrement dit, le processus grâce auquel les individus sont parvenus à modifier leur mode d’être – c’est-à-dire à intérioriser durablement à la fois les schèmes de pensée et les modèles de comportement – exigeait un effort de réflexion sur eux-mêmes qui excédait largement l’aspect technique de leur profession.

Le volet cognitif de la transformation de soi s’est actualisé à travers ce que le régime nomma le « travail sur soi » (работа над собой). Cette forme particulière de travail désignait une somme d’exercices de soi permettant à chacun de « modifier, pas à pas, certaines attitudes, certains schèmes de pensée et certaines valeurs » (Studer 2003 : 108). Bref, il représentait une activité essentielle afin de modifier profondément sa propre subjectivité. Les analyses qu’a menées Jochen Hellbeck (2002, 2006) montrent que l’impératif du « travail sur soi » fut instrumentalisé par l’État soviétique afin d’agir sur l’intériorité des sujets. Relayé par ses appareils prescriptifs (crèche, école, colonie de vacances, camp de travail, etc.), l’État est parvenu à utiliser les exercices du « travail sur soi » pour transposer son intelligence du monde au coeur même des individus. On s’efforça ainsi de conduire les individus à se percevoir comme partie prenante du projet soviétique, à se reconnaître comme responsables du devenir de la patrie, et donc à associer leur destin à celui du régime. L’usage d’exercices de « travail sur soi » au cours des processus de réhabilitation individuelle en fait foi : tant dans les camps de travail que dans les centres de rééducation, les exercices de soi formaient l’axe central du « processus complexe et douloureux de reconstruction intérieure » permettant aux déviants de devenir des communistes dans leur corps et leur âme (Ivanov in Fitzpatrick 2002 : 119). Décrit comme un instrument de conversion, un opérateur de passage « de l’ombre à la lumière », le travail exercé sur soi offrait à tous les récalcitrants du pays l’occasion de vivre une seconde naissance et d’entreprendre une nouvelle vie (Halfin 1997 : 219 ; Hellbeck 2000a : 84). Or, ces pratiques de renaissance morale ne concernaient pas uniquement les individus déviants. Elles s’adressaient au contraire à l’ensemble des membres de la société stalinienne. Tous et chacun, hommes, femmes et enfants, furent appelés, sinon contraints, à travailler sur eux-mêmes. Ces actes de conversion devaient faire partie de leur discipline quotidienne (Volkov 2000). Il y a donc tout lieu de croire que l’impératif du travail sur soi a produit des effets de subjectivation ; autrement dit, qu’il a contribué à transformer la manière d’être soi.

Plusieurs aspects du travail sur soi ont déjà été examinés. On a documenté, par exemple, comment l’autobiographie, le journal de production et le journal intime ont vivifié le processus de reconstruction intérieure auquel étaient conviés les citoyens soviétiques. Ces pratiques d’écriture, nous dit-on, s’accompagnaient généralement d’exercices de lecture de romans appartenant au genre « réaliste socialiste » (Kharkhordin 1999 ; Hellbeck 2006). Bien qu’elle ait reçu moins d’attention de la part des chercheurs, la lecture constitue néanmoins un aspect incontournable du travail sur soi. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que Staline qualifiait les écrivains soviétiques d’« ingénieurs de l’âme », suggérant par là que leurs écrits devaient fournir aux individus des exemples de comportement (Jdanov 1950 : 14). Et les lecteurs, en retour, étaient enjoints de s’identifier aux héros romanesques : « a very important characteristic of the ideal reader is his complete identification with the hero, which carries over into a desire to replace a literacy character, to turn life into literature » (Dobrenko 1997 : 289). La littérature, disait-on, était destinée à forger le matériau humain. Alors que des millions de citoyens voyaient leur expérience au monde se redéfinir à mesure que la campagne d’industrialisation s’accélérait, les écrivains furent chargés d’aider les individus à reconstruire leur intériorité (Hellbeck 2006 : 291). Les pédagogues chargés de définir les exercices de travail sur soi par lesquels les citoyens soviétiques cherchaient à acquérir les dispositions morales de l’Homme Nouveau recommandaient de s’approprier un héros littéraire et de s’en servir comme d’un tuteur éthique, en se laissant guider par son exemple[3].

Réalisme socialiste et subjectivation

Jochen Hellbeck (2000b) et Josette Bouvard (2002) ont souligné que les récits de soi qu’ils ont examinés (journaux intimes, carnets de production, etc.) étaient truffés de références aux figures littéraires du réalisme socialiste. Dès lors, il m’a paru nécessaire de resserrer mon enquête autour des figures d’exemple véhiculées par la littérature stalinienne. Comprendre le stalinisme comme expérience politique exige, me semble-t-il, de s’arrêter devant les modèles d’existence auxquels les citoyens soviétiques se référaient pour parler d’eux-mêmes, ou encore pour guider la transformation qu’ils opéraient sur eux-mêmes. J’ai mené à cette fin une enquête en trois étapes. En premier lieu, il m’a paru nécessaire de promener mon regard sur la littérature appartenant au « réalisme socialiste ». J’ai lu à cet effet une quinzaine de romans parmi ceux qui ont reçu un large écho entre 1928 et 1938 et qui, surtout, mettent en scène des « héros positifs ».

Cette notion de « héros positif » mérite qu’on s’y attarde un instant. Car celle-ci désigne précisément le levier grâce auquel les écrivains du régime sont parvenus à façonner la subjectivité des citoyens soviétiques. Bien que la création de héros positifs ne soit pas un procédé exclusif au réalisme socialiste (qu’on songe, par exemple, aux héros de Tolstoï), il demeure que la littérature stalinienne se démarque par ses héros surhumains au comportement irréprochable. Les lecteurs soviétiques, on l’a vu, étaient priés de mettre leurs pas dans ceux des héros. Les « héros positifs » représentaient, en ce sens, des outils de transformation intérieure dont la fonction première consistait à stimuler l’émulation du lecteur. L’analyse des romans retenus m’a permis d’identifier certaines figures exemplaires susceptibles d’avoir infléchi le rapport que les citoyens soviétiques entretenaient avec eux-mêmes. Parmi ceux-ci, on compte Zirka Zhardin (héros du roman Brusski de Panferov), Chapayev (héros du roman Chapayev de Furmanov), Glieb Chumalov (héros du roman Ciment de Gladkov), Metchik (héros du roman The Rout de Fadeev), sans oublier l’ineffable Pavel Kortchagin (héros du roman Et l’acier fut trempé d’Ostrovski).

En second lieu, j’ai cherché à récolter l’expérience subjective des citoyens soviétiques en examinant les traces que certains ont laissées dans leurs journaux intimes[4]. La lecture et l’analyse des fragments de vie[5] montrent très clairement qu’un héros romanesque a contribué, plus que tout autre, à constituer les individus comme sujets staliniens : Pavel Kortchagin, protagoniste du roman Et l’acier fut trempé (Как закаляласъ, 1932-34). Les travaux d’Evgueni Dobrenko (1997) confirment d’ailleurs cette hypothèse : le premier roman d’Ostrovski y est décrit comme un phénomène socioculturel sans rival. À ses yeux, Et l’acier fut trempé était, durant les années trente, le livre fétiche de toute la jeunesse soviétique (Dobrenko 1997). L’esthéticien Boris Groys mentionne quant à lui que « des générations entières ont été élevées avec Pavel Kortchagin pour modèle » (Groys 1990 : 90). Dès lors, il m’a paru évident que mon enquête sur les effets de subjectivation produits par le roman soviétique devait se resserrer autour de cet ouvrage.

Le troisième volet de ma recherche s’est déroulé dans les fonds d’archives littéraires et artistiques de la Fédération de Russie (РГАЛИ, Moscou). J’ai dépouillé et traduit là-bas des centaines de lettres rédigées par des citoyens soviétiques et destinées à Nikolaï Ostrovski, l’auteur de Et l’acier fut trempé. Cette correspondance est précieuse, car elle rend éclatante l’empreinte laissée par le héros Pavel Kortchagin sur la subjectivité des lecteurs soviétiques. Concrètement, ces lettres décrivent la relation que le lecteur entretient avec le roman et son héros. De cette relation, on peut déduire au moins trois choses.

De façon générale, l’identification du lecteur envers le héros, Pavel Kortchagin, est fortement marquée. Plusieurs lecteurs, par exemple, disent se reconnaître à travers le héros ; certains se perçoivent même comme ses enfants. Lorsqu’ils se heurtent à un dilemme, nombreux sont les lecteurs qui réfléchissent à ce que le Pavel aurait fait à leur place. Dans une veine similaire, on remarque que le héros est mobilisé par les lecteurs pour traverser des moments difficiles ou relever des défis. C’est notamment le cas du jeune Andreï, lequel confie à Nikolaï Ostrovski que grâce à l’image de Pavel Kortchagin et de sa volonté imperturbable, il devient plus facile d’exécuter les tâches nécessaires qui sont parfois difficiles ou déplaisantes (РГАЛИ, Ф 363, No.133  : 26-27).

Deuxième remarque : l’abondante correspondance entre Nikolaï Ostrovski et ses lecteurs montre que Pavel Kortchagin est parvenu à prescrire un mode de vie aux individus. En effet, plusieurs soulignent avec insistance qu’ils ont déjà épousé les valeurs du héros, de même que son comportement et son idéal. D’autres écrivent qu’ils veulent mener une vie semblable à celle du héros : ils souhaitent adopter ses habitudes et surpasser ses réalisations. Ils aspirent, entre autres, à augmenter leur rendement au travail. En un mot, les lecteurs embrassent les caractéristiques de l’Homme Nouveau : courage, acharnement au travail, dureté vis-à-vis de soi-même, intransigeance à l’égard des traîtres. Citons en exemple la lettre suivante, écrite par un groupe d’adolescents :

Pavel Kortchagin est notre héros favori. Nous avons aimé son courage et sa fermeté dans la lutte pour le pouvoir soviétique, son dévouement pour la classe laborieuse et l’abnégation extraordinaire dont il a fait preuve durant ces années de misère personnelle. […] Pas à pas, nous suivons la vie de Kortchagin de son enfance jusqu’à ses derniers instants. Il est dommage que le petit Pavel n’ait pas grandi à notre époque, dans nos écoles soviétiques.

РГАЛИ, Ф 363, No.133 : 104-106

Il importe de mentionner ici que le processus d’émulation dans lequel se sont engagés plusieurs des lecteurs du roman Et l’acier fut trempé n’était pas un incident isolé, ni un phénomène mineur. À preuve, ce processus fit l’objet d’un article dans la prestigieuse revue littéraire soviétique Novyi Mir, en 1937. L’enquête menée par son auteur, N. Lioubovitch, est d’ailleurs fort similaire à celle que je mène actuellement. Lui aussi a dépouillé les lettres envoyées à Nikolaï Ostrovski afin de voir si le travail des ingénieurs de l’âme avait porté ses fruits. Grosso modo, ses observations corroborent mon propos : il souligne que les lecteurs de Et l’acier fut trempé entrevoient Pavel Kortchagin comme un « modèle à imiter » et comme « un exemple de vie » (Lioubovich 1937 : 17). En somme, l’article paru dans Novyi Mir montre que Nikolaï Ostrovski a pleinement rempli son mandat d’ingénieur de l’âme.

Enfin, l’analyse de mon corpus montre également que la conduite de Pavel ne faisait pas l’unanimité. Certains lecteurs n’approuvent pas, entre autres, que le héros se comporte de manière aussi cavalière, ici avec son camarade, ou là avec son amoureuse. Paradoxalement, ces discours de désapprobation me semblent confirmer les deux remarques précédentes. Car à travers les réserves et critiques qu’ils expriment, les lecteurs donnent à voir leurs préoccupations à l’égard des modèles de vie qui sont véhiculés par le roman soviétique. Ils diront, par exemple, que les héros donnent de mauvais exemples à la jeunesse. Ces lecteurs, dans plusieurs cas, reprochent aux auteurs de mal faire leur travail d’ingénieur de l’âme. Leurs interventions, en dernière analyse, prouvent l’existence d’effets de subjectivation. Le fait qu’ils jugent nécessaire de s’en préoccuper confirme qu’ils reconnaissent la présence de ces effets.

Conclusion

Cette note de recherche trace les grandes lignes d’une analyse qui, quoique inachevée, inaugure un programme de recherche sur les procédés de subjectivation et leurs imbrications avec les différents arts de gouverner. De ce premier coup de sonde, on peut à tout le moins déduire que le roman Et l’acier fut trempé a fourni aux citoyens soviétiques un moyen de transformation intérieure, et qu’à ce titre, il a contribué à former des sujets d’un certain type. Le contenu des lettres envoyées à Ostrovski nous indique de quel type de sujet il est question : les innombrables références au travail de choc, à l’endurance, l’abnégation et au sacrifice de soi dessinent en effet la silhouette de l’Homme Nouveau. En cela, la littérature stalinienne semble avoir repris à son compte le leitmotiv de l’avant-garde futuriste : « ne pas créer de nouveaux tableaux, poèmes et nouvelles, mais forger un Homme Nouveau en se servant de l’art comme l’un des outils possibles » (Tretiakov 1923 : 195 ; mes italiques). Au reste, la correspondance entre Ostrovski et ses lecteurs suggère que le régime bolchevique a mis à profit la relation qui se noue entre un auteur et son lecteur ; qu’il a fait un usage politique de la position nécessairement vulnérable du lecteur. Superposée à la définition stalinienne des écrivains comme « ingénieurs de l’âme », cette correspondance tend à congédier l’idée voulant que le régime bolchevique réprimât toutes formes de subjectivité. Il apparaît au contraire qu’elles furent l’objet d’une attention bienveillante et d’un travail minutieux. À rebours d’une certaine conception du stalinisme, l’étude anthropologique de l’expérience que les sujets soviétiques faisaient d’eux-mêmes montre que ce régime prit soin de (re)construire l’intériorité des sujets qu’il souhaitait gouverner.

Pour autant, il faut se garder d’assimiler ces procédés de subjectivation à des phénomènes d’endoctrinement. Car, comme on l’a vu, la constitution de soi-même comme Homme Nouveau ne pouvait s’effectuer sans le concours actif des sujets. Et puisque aucun individu ne peut être entrevu comme un simple réceptacle, il est fort probable que ces procédés aient donné lieu à des formes d’agencéité (agency). Comme l’a montré Saba Mahmood, toute forme de subjectivation entraîne des manifestations d’agencéité dans son sillage (Mahmood 2005). Aucune étude sur l’expérience que les sujets staliniens faisaient d’eux-mêmes ne peut en faire l’économie. Le programme de recherche que j’entreprends s’engage dans cette direction.