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« Déshumanisation » : le terme lui-même, si l’on veut bien s’y arrêter un instant, repose sur un postulat implicite se rapportant aux transformations contemporaines les plus inquiétantes[2]. Il suggère en effet une évolution récessive, à partir d’un état d’humanité, ou peut-être même l’inversion d’une dynamique, qui put dans un premier temps se manifester comme « humanisante ». Sur le fond, il y va donc d’une réflexion sur l’humanité comme niveau ontologique, comme mode d’être particulier au sein du monde vivant. Alors que l’anthropologie classique comme quête de lois sociales s’engage dans une appréhension cognitive d’un univers proprement humain sous ses formes culturelles diverses, elle sous-tend également le plus souvent une position normative concernant son maintien et son renouvellement (comme la sauvegarde des sociétés exotiques). Du fait de leur objet – des systèmes de valeurs inhérents à des modes d’être-ensemble – les sciences humaines ou sociales ne peuvent faire l’économie d’une reconnaissance de leur dimension proprement axiologique (Caillé 1986 : 20). La question de l’unité du genre humain à travers ou au-delà de ses particularités collectives, qui se joue au fil des innombrables reprises dans la tradition anthropologique de la querelle universalisme-relativisme, impose donc une réflexion sur le type d’humanité qui constitue le soubassement de la théorie et de la pratique sociales, ainsi que sur les périls qui le menaceraient aujourd’hui.

Toutes les sociétés, à l’instar du travail des sciences sociales, articulent description objective et appréciation morale de l’humain, ce qu’il est et ce qu’il doit être. La béance entre ces deux appréhensions ouvre la voie à une irruption de l’inhumain, en ce qu’il existe mais comme en creux, négativement : par exemple hier les sociétés autres jugées inférieures, aujourd’hui la torture ou l’esclavage considérés comme pratiques inhumaines. Du reste, ces deux dimensions – le fait et la valeur – amènent une double compréhension de l’inhumain, à la fois comme réalité externe à la communauté des hommes (sous le signe de la matérialité, de l’animalité ou de la divinité) et comme éventualité présente au coeur même de chaque homme, capable d’actions socialement jugées en deçà d’un certain seuil d’humanité (certains crimes ou sacrilèges). L’idée de l’humain comme exigence morale, comme valeur, se fonde alors, sans se confondre avec elle, sur une compréhension de sa nature comme donnée initiale, comme fait, accréditée d’en haut par un principe religieux ou scientifique, mais communément partagé par une collectivité sociale. Aujourd’hui, ces deux sphères semblent plus que jamais disjointes. D’une part, la nature humaine devient inintelligible sous un aspect stable, substantiel, puisque susceptible d’« infinie plasticité » (Caillé et Trigano 2001 : 7), à travers les interventions mélioristes de la génétique, la transplantation d’organes ou la malléabilité des identités et constructions du soi. Mais d’autre part, cette nature se radicalise comme fondement de toute norme, au nom des Droits de l’Homme, porteur de revendications universellement légitimes hors de toute inscription socio-culturelle.

Traditionnellement, l’humanisation et la déshumanisation se trouvent comprises comme des mouvements opposés et inverses, l’un ne pouvant progresser qu’au détriment de l’autre. Ainsi, la déshumanisation sous ses figures multiples et hétérogènes (catastrophe écologique, marchandisation de toutes les sphères d’activité, anonymat des dominations politico-économiques, nihilisme des valeurs, conformisme des masses) devrait être combattue par un recours à des pratiques humanisantes tout aussi variées, allant d’une coordination écologique à l’échelle planétaire (le mort-né protocole de Kyoto) à la réduction des inégalités entre Nord et Sud, en passant par la déconstruction des rapports pseudo-naturels (fondés sur des distinctions de genre, de moeurs, de santé mentale ou d’invalidité physique), par les idéaux de reconnaissance inter-subjective ou d’authenticité personnelle, par un surplus de solidarité et d’empathie. Tout comme les utopistes luttant pour qu’un « autre monde soit possible », les analystes plus pessimistes lisent l’avancée de la déshumanisation comme une perte de valeurs et souhaitent l’émergence de relations jugées plus humaines, généralement associées à une vision mêlant l’entraide des communautés traditionnelles aux principes de liberté et d’égalité individuelles inhérents à la modernité.

Or, l’hypothèse de ce texte va dans un autre sens. Le procès de déshumanisation comporte peut-être comme exigence d’effectivité une humanisation latente, qui lui est certes contradictoire a priori, mais qui d’une part la suppose comme condition de possibilité, et d’autre part, plus encore, participe de la même dialectique globale. Pour préciser davantage, humanisation et déshumanisation s’approfondiraient dans le même temps, ou successivement, chaque avancée dans une direction se traduisant par une radicalisation de l’autre mouvement. Plutôt qu’un système de vases communicants, nous aurions affaire à un continuum qui s’étirerait à ses deux extrémités, pour accroître à la fois la distance entre les pôles ainsi que leur consistance respective. Et s’amincirait alors la partie centrale, fondamentale en ce qu’elle fait lien : la société comme « système symbolique » (Dumont 1975 : 74), esprit objectif qui dans le même mouvement génère de manière cohérente un espace interne d’individuation et une compréhension collective de l’univers.

Peut-être est-il possible de lire la déshumanisation éventuelle de notre temps à l’aune des métaphores spatio-temporelles de l’errance et de la distance, la seconde dé-celant la première, l’autorisant et l’exposant. La déshumanisation est généralement pensée comme issue d’un excès d’objectivation, de réification, d’instrumentalisation, alors que l’humain au contraire se révèle comme subjectivation. Or, la distance entre des réalités qui ne sont que relationnellement définies (nature-culture, sujet-objet, idéal-concret, présence-absence) s’allonge et s’étire, jusqu’à masquer leur interdépendance. Les termes se substantialisent et haussent leur prétention à n’exister que par eux-mêmes, hors de la relation indissoluble qui les amène à l’être et leur préexiste. De façon autonome se développeraient deux figures de la rationalité : une maîtrise scientifique de l’environnement devenu objet et une réflexion morale concernant le sujet en quête de sens. Ce sujet, rabattu sur son hypothétique nature, ses besoins et ses intérêts, ses droits et ses revendications, présumé dominateur de tout objet par le projet moderne, aspirerait désormais à se fonder lui-même, dans un effort prométhéen d’auto-suffisance et d’auto-reproduction à variante clonique. Pourtant, non seulement sa finitude le rattrape à travers la mort physique, mais plus encore, le sens même de sa disparition terrestre ne finit-il pas par lui échapper, comme ultime signe de l’errance existentielle des individus, mais également des sociétés censées les éduquer et les former? Engoncé dans une exigence éthique, en quête éperdue d’un sens qu’il doit lui-même créer plus qu’entériner et qu’enrichir, l’atome narcissique et hédoniste (Lasch 2000) voit se dresser devant lui le Système du Monde – l’incompréhensible et surplombante persistance des structures réifiées –, tout à fois autonome, tout-puissant, inquisitorial et déshumanisant. C’est ce face-à-face qu’il nous faut interroger sous les métaphores spatiales de l’errance et de la distance, en tentant de mettre au jour la logique globale qui contribue à sa perpétuation.

La distance : l’homme moderne étire l’attache qui le tient au Monde (au Cosmos dans sa qualité normative : Brague 1999) jusqu’à appréhender comme entrave même son monde institué : la société, désormais conçue comme arbitraire collection d’individus, puissance coercitive et hégémonique à l’encontre du libre-arbitre souverain de la monade « sans portes ni fenêtres ». La radicalisation du processus d’individualisation produirait alors une humanisation absolue qui porte les germes d’un surplus de maîtrise et d’expérimentation.

L’errance : cette distance radicale instituée par l’arrachement à toute inscription constitutive au niveau ontologique de l’être-en-société ouvre un espace libéré pour la formation d’un modèle systémique postmoderne (Freitag 2002), dont les symptômes nihilistes affleurent d’un terreau idéologique doublement libéral, certes économique (libre-échange, multinationales, F.M.I., O.M.C., etc.) mais également social, comme son double inversé (alter-mondialisation, apologie auto-contradictoire du métissage et de la diversité, libre circulation des individus, technophilie informationnelle et communicationnelle, etc.).

Le système objectif et la maîtrise subjective ne seraient alors que les deux faces d’un même processus, Janus bifrons d’une rationalité instrumentale débridée. S’interroger sur ce rapport problématique, voire contradictoire, de l’humanité postmoderne à la déshumanisation qu’elle combat tout en la nourrissant, qu’elle nourrit tout en la combattant, c’est donc tenter de revenir sur la dichotomie trop tranchée sujet-objet qui pourrait être à l’origine de cette aporie. Par la même occasion, il s’agit de cerner les raisons de l’effacement du rapport d’objectivation, antérieur à la détermination des pôles et effectué de façon originale par toute société humaine à travers ses « institutions du sens » (Descombes 1996) : ses normes, ses traditions, ses représentations et ses activités créatrices. C’est enfin une des multiples façons de reprendre l’intuition fondamentale d’Yvan Simonis qui concluait un texte lumineux sollicitant justement un « retour aux pratiques » : « Une pensée de l’institution permettrait à la fois de mettre en cause la dérive de la modernité vers la gestion généralisée et de rappeler au postmodernisme que le retour vers l’être humain qu’il promeut suppose qu’il aperçoive le travail des options institutionnelles qui le portent et des scènes qu’elles nous assurent » (Simonis 1996 : 250).

La distance au monde

La Révolution moderne des XVIe-XVIIIe siècles, en tant que nouvelle synthèse culturelle, se définit comme une transformation générale des conditions du pensable et du croyable, au carrefour de bouleversements exceptionnels concernant toutes les sphères sociales, du religieux au scientifique, en passant par le politique, l’esthétique, l’économique, ainsi que la conception de l’être humain en société[3]. Cette métamorphose radicale repose sur un « nouveau rapport au monde et au temps » (Hottois 1997 : 56), amorcé par la crise profonde de la cosmologie géocentrée solidaire d’une élection divine de l’humanité et débouchant sur la constitution d’une nouvelle science, expérimentale et mathématique. Concomitamment, cette rupture historique se traduit par la volonté de reconstruction de l’unité perdue dans une perspective civilisationnelle rationaliste et progressiste. D’où l’émergence d’une nouvelle hiérarchie de valeurs fondée sur une Raison transcendantale qui légitime simultanément l’affirmation d’une science mécanique positive, la restructuration du politique autour du schème contractuel et des droits naturels individuels, ainsi que le développement de l’économie capitaliste de marché. La célébration de l’activité créatrice des hommes dans tous les domaines (science, art, économie, politique) se présente comme un nouvel horizon de l’expérience collective, adossé à l’avenir comme temps du projet et du progrès. Avec le retrait de Dieu, le monde jadis donné devient « à constituer » (Gauchet 1985), soulignant l’implicite carence du reçu et la nécessaire plus-value ontologique d’un monde terrestre appelé à rajouter de l’être : l’activité humaine devra transformer le monde afin de le rendre habitable, l’homme se perfectionnant à mesure qu’il contrôle son environnement par le travail et la science.

Dans une perspective prémoderne, la nature était à la fois conçue comme humaine, dans une coparticipation spirituelle, et surhumaine, inaltérable par l’homme sinon avec d’infinies précautions et dans un esprit de réciprocité. Avec la révolution moderne, elle se manifeste inhumaine dans sa matérialité brute, mais par là-même humanisable, passible d’appropriation illimitée au gré de son « maître et possesseur », selon la fameuse expression cartésienne. L’idéologie moderne se traduit par une velléité de maîtrise rationnelle du non-humain, dans le but avoué de faire advenir cette autonomie humaine encore en partie demeurée à l’état potentiel. La modernité se traduit avant tout comme un régime d’historicité particulier, une forme symbolique historique à la fois instituée et instituante, qui recompose les perceptions politiques, philosophiques, socio-économiques ou esthétiques. Si « l’histoire est ce par quoi une société se révèle telle qu’elle est » (Dumont 1975 : 52), c’est parce que chaque société définit ses institutions[4] et se définit à travers elles, ce qui signifie également une manière particulière de se changer, de s’altérer et donc une temporalité propre. Toute société humaine se manifeste comme l’institution d’un m/Monde[5], c’est-à-dire qu’elle signifie ce qu’elle est en instaurant un mode de relation à ce qu’elle n’est pas – une certaine idée de l’inhumain –, comme donnée intrinsèque de sa propre constitution[6].

Une société humaine s’avère ainsi par définition distance à elle-même, distance du monde au Monde, provision inépuisable d’altérité et défi irréductible à toute signification établie : un « a-être » dans les termes de Castoriadis. Le monde social des hommes ne tire justification de son existence que dans un principe originaire, un Monde dans lequel elle s’inscrit : « le lieu depuis lequel la société est capable de se penser, de se pourvoir de sens et d’agir sur elle-même est hors de la société » (Gauchet 1977 : 20). Mais cette disjonction entre le monde institué des hommes et le Monde instituant et invisible s’avère relative, au double sens de non absolue et de relationnelle[7]. La scission temporelle avec l’origine contraint à une articulation quotidienne et généralisée avec l’invisible légitimant, sous la forme des mythes et des rites notamment, à répéter inlassablement sous peine de voir le monde, la société, s’écrouler et s’abîmer dans un retour au Chaos primordial. C’est la force de l’hypothèse anthropologique de Hocart (1978) d’expliquer le sens des rites socio-cosmiques par la nécessité de contrôler tant que possible la circulation des flux de vie. La prospérité des hommes dépend de leur relation symbolique à la nature pourvoyeuse de vie, les deux univers ne se concevant qu’en interrelation réciproque.

La Révolution moderne des XVIe et XVIIe siècles, d’origine religieuse, aboutit à une dé-hiérarchisation entre sphères temporelle et spirituelle. Sans pouvoir, faute de place, retracer ce parcours, il faut rappeler qu’il redessine les contours d’une vision du monde globale, dont les grandes lignes sont encore celles que nous parcourons aujourd’hui (Gauchet 1985), y compris par les positions « postmodernes ». C’est à partir de l’épuisement des figures médiatrices de participation, de coappartenance aussi bien que dans une valorisation de l’artefact et de l’appropriation contrôlée que les Temps Modernes peuvent être saisis. La déliquescence du principe de médiation – exprimée tant politiquement dans la Réforme de l’Église instituée et l’élaboration de l’Etat-nation souverain que philosophiquement dans le silence absolu des espaces infinis pascalien – entérine une auto-suffisance du monde naturel et humain. La distance aux principes fondateurs religieux s’efface devant la distance à soi dans l’histoire qui définit la subjectivité collective moderne en acte (le peuple à la source de toute légitimité représentative) et ce, face à une nature à saisir et conquérir rationnellement. Pour ainsi dire, l’humanité ne devient humaine qu’en dégradant le Monde cosmique, délesté de toute valeur normative, et le monde social, désormais collection d’individus et non plus appartenance symbolique[8].

La disjonction nature-culture qui brise l’interdépendance de sens entre les deux univers présuppose une inversion de leur rapport : le monde ne définit plus l’homme en tant qu’ethos, habitus et habitation[9], c’est-à-dire un ensemble de conditions irrécusables pour que la vie sociale soit simplement possible. Au contraire, l’homme peut avancer l’aspiration à construire son environnement, en même temps qu’il s’améliore lui-même par les vertus du Progrès. L’humanité au sens moderne de la notion apparaît comme une valeur ultime mais toujours potentielle, à concrétiser dans l’histoire grâce au perfectionnisme des individus et à la transformation de leur environnement social et naturel. Se révèle par conséquent l’éventualité d’un artificialisme exacerbé par obéissance consciente à des lois naturelles, scientifiques : la Providence du matérialisme historique légitime l’intervention humaine en la rendant cohérente avec son propre destin. Cet artificialisme progressiste se présente comme mise en adéquation parfaite à une Histoire extérieure au pouvoir des hommes, assurant symboliquement la conjonction du donné et de l’advenir, de l’être et du devoir-être. Ne reste alors qu’un ordre foncièrement immanent dans sa dénégation de tout invisible institué, et parfaitement transcendant dans son rapport au social qu’il entend réformer : l’histoire faite par des hommes certes, mais qui ne peuvent échapper au Sens de l’Histoire. Si l’idée d’un devenir émancipateur nécessaire semble aujourd’hui épuisée comme méta-récit, elle subsiste comme succédané sous les traits de la mondialisation économique et technique, processus apparemment irréversible, incontrôlable et universel.

La modernité ne peut se concevoir qu’universelle, tant culturellement que techniquement, puisque « seule “société” fondée sur l’individu, elle n’a pas de véritables frontières » (Latouche 1989 : 53). Le procès d’individualisation a notamment été mis en évidence par l’anthropologie sociale de Louis Dumont, selon une méthodologie holiste, afin de préciser la nature de cette « exception moderne », qui place en position prééminente de sa hiérarchie de valeurs civilisationnelle un individu moral, libre, rationnel, autonome et donc non social, porteur de droits imprescriptibles et universels. Le terme « individualisme » n’est, à la suite de Tocqueville notamment, jamais pris dans un sens moral, qu’il soit péjoratif (synonyme d’« égoïsme ») ou laudatif (comme résistance aux embrigadements collectifs : État, Parti, etc.). L’individualisme correspond à une institution sociale (Vibert 2004a), sous forme de valeur, proche de l’égalitarisation des conditions tocquevilliennes : « le point décisif est donc celui-ci : l’égoïsme est un trait de caractère personnel, alors que l’individualisme est l’affirmation sociale d’une valeur. Ce sont les sociétés qui sont individualistes, et non pas directement les individus » (Descombes 1999 : 69). Pour Dumont, « nos deux idéaux cardinaux s’appellent liberté et égalité. Ils supposent comme principe unique et représentation valorisée l’idée de l’individu humain : l’humanité est constituée d’hommes, et chacun de ces hommes est conçu comme présentant, malgré sa particularité et en dehors d’elle, l’essence de l’humanité » (1966 : 17). Les droits de cet individu placé en position absolue ne s’arrêtent qu’au niveau des droits d’un autre individu, tous les regroupements humains (classes sociales, nations) étant présentés, en valeur sinon en fait, comme volontairement effectués par des monades primitivement déliées et indépendantes. Les deux sphères d’activités dominantes au sein de la société individualiste sont donc la politique (comme contrat) et l’économique (comme marché). La religion y est définie comme une croyance individuelle, le siège de toute valeur se situant au coeur de la morale rationnelle subjective. La société moderne se trouve dans l’obligation de nier explicitement ses composantes « holistes », en les retraduisant dans une idéologie (comme ensemble de représentations et d’idées-valeurs) subjective et volontariste, fondée sur un schème contractualiste radical (Vibert 2002).

L’idéologie moderne suscite donc ce qu’il est possible de nommer un approfondissement de l’humanisation selon une subjectivation du monde qui dissout tant le lien nécessaire de l’individu à son appartenance sociale que celui de la totalité symbolique de l’être-ensemble à son inscription cosmique[10]. Loin que nous ayons affaire à deux phénomènes contraires, cette humanisation subjective du monde implique fatalement un processus de déshumanisation, d’objectivation et de réification. En effet – c’est l’hypothèse centrale de ce texte –, peut-être que la nécessité de tracer les contours d’une sphère de l’humain ne réduit pas mais agrandit la sphère de l’inhumain. La dynamique moderne incarne une séparation dichotomique des deux ordres de réalité, l’objectif et le subjectif[11], quitte à entendre ardemment surmonter ce dualisme de toutes les façons possibles, le « réalisme » (notamment matérialiste) et « l’idéalisme » (dont l’une des variantes les plus sophistiquées dans les sciences sociales engendrera le culturalisme) s’ingéniant à s’absorber l’un l’autre dans une réconciliation unitaire. D’après ce paradigme intrinsèquement dualiste, l’humanité émerge comme figure et idéal en fixant l’inhumanité naturelle comme pôle symétriquement inversé, indispensable à sa définition. Selon Dumont :

la relation de l’homme à la nature acquiert la priorité, mais cette relation est d’un caractère particulier. En effet, [...] l’homme est en vérité séparé de la nature : l’agent libre s’oppose à la nature comme déterminée, sujet et objet sont absolument distingués. Ici nous rencontrons la science et la prédominance dans la culture. Pour faire bref, disons que le dualisme dont il s’agit est essentiellement artificialiste : l’homme s’est distancé de la nature et de l’univers dont il fait partie et affirmé sa capacité à remodeler les choses selon sa volonté.

Dumont 1983 : 290

Mais le procès d’humanisation se paye alors – l’écologisme contemporain le répète à satiété – d’une intelligence spécifiquement instrumentale de la nature, ressource inépuisable de richesses à découvrir, à exploiter par le travail qui ouvre à l’homme l’accès à son identité générique[12] : « L’humanité veut se poser en tant que sujet et en tant qu’ensemble des sujets libérés et libres, pour dominer rationnellement et pour exploiter économiquement la totalité du monde dit objectif » (Axelos 1969 : 226). Cette perspective est exposée de manière péremptoire par Serge Latouche, qu’il vaut la peine de citer longuement :

Certes c’est l’Occident qui a poussé le plus loin l’idée d’une humanité universelle – par opposition à des existences spécifiques d’enfermement tribal, qui n’a d’ailleurs jamais été un enfermement total ; certainement l’idée d’une humanité potentiellement fraternelle d’hommes identiques ou égaux, etc., n’a jamais été développée aussi loin qu’en Occident. Mais elle s’est développée, elle s’est construite comment? De façon très particulière. Ce qui a fait des hommes une collection, un ensemble solidaire, c’est justement le fait qu’on ait défini un ennemi commun de cette humanité, ce que n’avaient pas fait les autres sociétés.

À partir du moment où on a décidé que l’homme était « maître et possesseur de la nature », on a désigné la victime qui solidarisait les hommes entre eux : la nature, dont il fallait percer les secrets, qu’il fallait, comme dit Bacon, « soumettre comme une femme publique à nos désirs » pour en tirer matériellement ce qui était la condition d’une fraternité universelle : l’enrichissement de tous, qui permettait donc de supprimer les conflits entre les hommes et de les déplacer en conflits entre les hommes et la nature.

Latouche 1998 : 33

Cette argumentation sur l’insurmontable distance du sujet humanisé à l’objet inhumain fait fond sur la critique heideggerienne de la « métaphysique de la subjectivité ». Dans son questionnement sur l’essence de la science moderne, Heidegger identifie la primauté du procédé objectif sur la connaissance de l’étant, par son calcul et pour son exploitation. Toute représentation, qu’elle porte sur les lois naturelles par les sciences exactes ou sur les lois sociales par les sciences humaines, se formulera comme objectivation, à prétention de contrôle[13] : « la liberté moderne de la subjectivité se fond complètement dans l’objectivité lui correspondant » (Heidegger 1962 : 144). Ainsi, au cours de la construction de la modernité, le sujet se saisit en face de l’objet chosifié, objectivé, et donc radicalement re-présentable, calculable, contrôlable : « l’arraisonnement de la nature » (Ge-Stell), dans la double signification d’une soumission à la raison scientifique et d’une exploitation technique. La séparation tranchée entre sujet et objet induit une conjoncture d’indépendance de deux sphères étrangères[14].

La distance qui croît jusqu’à faire disparaître la coappartenance du sujet et de l’objet, des valeurs et des faits, ouvre la question de l’errance du sens, si l’on considère l’hypothèse déjà proposée par l’École de Francfort selon laquelle l’exponentiel développement de la rationalité instrumentale technoscientifique fomente un effacement de toute réflexion sur ses finalités et présupposés. Si l’humanisation et la déshumanisation, comme évaluations normatives traduisant les approfondissements respectifs de la subjectivité et de l’objectivité, se renforcent réciproquement, alors la quête contemporaine du sens à travers l’apologie de la différence, de l’authenticité, de la construction de soi, de la croissance et du bien-être matériel ne représente que l’autre versant d’un recours massif aux sciences et techniques déconnectées de toute réelle réflexion collective : destruction de l’environnement, épuisement des ressources naturelles, expérimentations génétiques, modification des états psycho-somatiques par les psychotropes, transferts d’organes, etc.

L’errance du sens

La traduction anthropologique de cette dialectique aporétique qui lie humanisation et déshumanisation peut être figurée par l’intermédiaire de l’errance du sens, qui prive l’individu concret de son inscription symbolique dans une société donnant signification aux perceptions, évaluations et activités singulières. Le « temps de l’errance » (Heidegger 1958 : 108) peut être pensé comme ce moment de la technique hégémonique, expression suprême de la conscience rationnelle selon laquelle la « volonté de volonté » ne tolère plus aucune fin, si ce n’est comme moyen au service de son auto-accomplissement. L’autonomie individuelle et collective (autant celle des États technocratiques que des firmes multinationales) reconnaît moins sa liberté « pour » accomplir quelque finalité que sa volonté de puissance, ce qui ferme ce libre-arbitre souverain à toute reconnaissance de principes supérieurs, ne serait-ce que la préservation de la vie sur terre, de cultures humaines ou d’espèces animales et végétales. Aussi l’errance se présente-t-elle comme directement liée à l’achèvement nihiliste de la métaphysique, religieuse puis moderne, répondant à la distanciation substantialiste du sujet et de l’objet par un déploiement technoscientifique apte à maîtriser et contrôler la nature. Mais elle sous-tend également l’auto-fondation du Sujet souverain, en rupture avec le m/Monde, indissociablement social et naturel, qui se présente pourtant comme son lieu d’être et comme condition de son arrachement ontologique à l’inhumanité.

L’avènement d’une postmodernité, sensible en anthropologie grâce à la déconstruction contemporaine des ancrages naturalisés par les sciences sociales modernes (le sexe, l’ethnie, la religion, le culturel), a initié l’espoir d’une sortie de l’orientation déshumanisante scientifique. La relativisation des pseudo-savoirs universels au nom des minorités dominées et des vaincus de l’histoire inaugure l’avènement d’un constructivisme parfois radical, dont les contradictions n’épuisent pas l’aspect émancipateur (Vibert 2004b). Dès lors, il faut se demander si l’imaginaire de la maîtrise rationnelle qui préside à toute évaluation cognitive et creuse la distance de l’individu au monde qui l’environne, fût-ce au prix d’un allongement des ponts technologiques, est fondamentalement remis en question par l’abandon progressif de l’onto-théologie universaliste moderne. Et dans ce cas, peut-on apercevoir dans la renonciation aux « grands récits des vérités totalisantes » une possibilité de sensibilisation accrue aux hybrides et à « l’art de la coprésence », pour tout dire une « réhumanisation » (Simonis 1996 : 241)? Échappe-t-on à l’errance du sens en délaissant les utopies politiques meurtrières et totalitaires du XXe siècle?

Répondant par l’affirmative à cette question, Peter Sloterdijk (2000a) soutient par exemple avec un certain optimisme que l’atténuation des oppositions binaires paradigmatiques de l’ère moderne « humaniste » (sujet-objet, culture-nature, spirituel-matériel), bien que provoquant des diatribes haineuses de la part d’un front anti-technologique purement réactionnaire, comporte une probabilité effective de « plurivalence », synonyme d’une attitude plus ouverte, plus coopérative à l’égard d’un « dialogue avec la nature ». Sévère envers « l’humanisme muséal », le philosophe allemand prône « une résistance aux réflexes métaphysiques de l’humanolâtrie » en mettant en évidence le rapport consubstantiel de l’anthropogenèse et de la technique : « Si l’on peut dire “il” y a l’homme, c’est parce qu’une technique l’a fait surgir de la pré-humanité » (2000a : 88). La transformation de l’homme par « autotechni-que » génétique, la naissance de technologies intelligentes, les acquis de la cybernétique : tout concourt à l’émergence d’une nouvelle « forme de l’opérativité qui ne relève pas de la position du maître » (ibid. : 91). Ce nouveau rapport postmoderne à l’environnement est nommé homéotechnique par Sloterdijk. Tout en soulignant le danger de la persistance d’un monde « allotechnique » dans lequel les experts commandent à de simples « matières premières » et où l’Empire américain conserve un monopole scientifique et commercial sur le savoir et l’information, Sloterdijk place son espoir en la formulation d’une « Nouvelle Alliance dans la complexité », une utilisation « plus intelligente de l’intelligence » qui ne passe plus par l’exploitation irréfléchie des ressources naturelles.

Et pourtant, malgré cette prophétie confiante, il n’est pas certain que la restauration d’un « monde commun » qui reposerait sur la conscience de la relation d’interdépendance entre individu, société et monde soit d’actualité. Au contraire, il semble que certains des courants les plus forts de la contestation envers la déshumanisation, appréhendée notamment à travers les entreprises de l’État bureaucratique et du capitalisme marchand, s’expriment au nom de revendications purement subjectivistes. Un subjectivisme, faut-il le rappeler, qui n’est dans l’idéologie moderne que l’autre face du scientisme rationnel. On peut avancer l’hypothèse que la nature de l’humanisme moderne, dans toute sa grandeur et son importance civilisationnelle capitale, s’énonce paradoxalement en un rationalisme « déshumanisant ». L’étude de la portée réelle des processus d’autonomisation permet d’en témoigner.

Au premier chef, l’émancipation progressiste de l’individu sujet de droit passe par l’instauration de règles égalitaires (le rapport à la loi) qui déleste de toute consistance autre qu’instrumentale l’appartenance à des totalités concrètes et hiérarchisées (famille, localité, religion, nation). Autre preuve également, la maîtrise des « logiques du corps » qui conduit à un contrôle accru de l’individu sur son existence (contraception, avortement, clonage, euthanasie, insémination artificielle, lutte contre le vieillissement et les maladies) sous-tend un développement inédit de technosciences notamment biologiques. Ou encore, l’affirmation des règles démocratiques assurées par l’État induit une organisation bureaucratique et technocratique toujours plus omnipotente. Sans parler de la lutte contre la destruction de l’environnement (effet de serre, déforestation, pluies acides), qui ne se traduira certainement pas par un retour aux campagnes, mais plus probablement par un développement inédit de nouvelles techniques dites écologiques. Partout où elles gagnent en influence, les aspirations progressistes et humanistes se payent d’un surplus de recherche scientifique et de maîtrise rationnelle, à un niveau supérieur de régulation le plus souvent implicite : quête d’énergies non polluantes, valorisation d’une production « biologique », réorganisation politique alter-mondialiste, extension des vaccins aux pays les plus pauvres, généralisation de « techniques du corps » (anti-dépresseurs, chirurgie esthétique), utilisation de médias démocratiques d’information et de communication (autour de l’Internet). Le processus de démocratisation, qu’il concerne les transports, l’énergie, le niveau de vie, la santé ou la communication, se traduit par une radicale extension effective des moyens techniques souvent vilipendés par les mouvements sociaux occidentaux. Contradiction? Incohérence? Rares sont aujourd’hui les militants « technophobes » à retourner à la forêt, comme le fit durant 17 ans le célèbre terroriste écologiste Unabomber (Mascotto 2003), pour qui l’Occident techno-industriel capitaliste se nourrissait de la pseudo-opposition leftist (socialiste, révolutionnaire, écologiste réformiste, féministe), positionnée « dans la demande et la revendication », et ayant donc forcément « intérêt à que le système se reproduise pour assurer la reproduction de son désir qui s’avère un “désir de système” » (ibid. : 607). Rares également sont ceux qui font entendre leur voix, comme le fit de manière récurrente Castoriadis, pour affirmer tranquillement qu’afin d’éviter la destruction définitive de l’environnement terrestre, les habitants des pays riches devraient commencer par « accepter un niveau de vie décent mais frugal », et renoncer à l’idée que « l’objectif central de leur vie est que leur consommation augmente de 2 à 3 % par an » (Castoriadis 1996 : 96)...

La compréhension du rapport intrinsèque entre humanisme moderne et technicisme déshumanisant sous l’égide de la « dialectique de la Raison » n’a évidemment rien d’inédit. Nietzsche dénonçait déjà sur un ton prophétique la décadence corrosive amenée par l’alliance accablante de la morale humanitaire et du scientisme progressiste. Horkheimer et Adorno, quant à eux, délimitèrent l’espace critique au sein duquel se meuvent aujourd’hui les admonestations les plus vives envers le capitalisme productiviste, entrevoyant la destruction de la nature comme l’effet d’une auto-destruction de la raison partie en guerre contre elle-même et les ferments émancipateurs qu’elle comportait initialement. Encore une fois, à l’encontre des prétentions humanistes les plus engageantes, il paraît vain de s’opposer « au nom de l’Homme » à la structure technoscientifique qui le porte et l’implique. Car l’Homme dans sa vision moderne n’est quelque part que le résultat de cette appropriation radicalement déshumanisante du monde. Coupé d’un lien avec un devoir-être social qui lui donne sens, l’individu abstrait paraît aujourd’hui s’effondrer sur lui-même, s’enfermer dans son propre fond. Alors que la valorisation de l’intériorité et de l’authenticité a été souvent envisagée dans les univers religieux comme un décentrement préalable à un mouvement de conversion par ouverture à l’Autre, au Transcendant, la substantialisation de la subjectivité moderne la transforme en auto-positionnement absolu, synonyme d’origine inconditionnelle. Donc une forme pure et vide d’universalité, dépourvue des qualités essentielles qui la déterminent et l’enracinent dans un Monde (l’être), par l’intermédiaire d’un monde (la société). Comparable à une « barbarie intérieure » pour Mattéi (2001), le solipsisme fondateur du sujet moderne réside dans le fait qu’il manifeste explicitement une indifférence radicale à l’égard de toute forme d’extériorité, un scepticisme illusoire envers les horizons de significations particuliers au profit d’une pseudo-authenticité qui se révèle un vrai conformisme. En se présentant comme idéalement humain en dehors de toute inscription sociale et donc échantillon d’une humanité universelle formelle, l’individu moderne perd le monde commun qui lui donne sens et l’enjoint au réel, au profit d’une double retraite vers l’objectif (la science censée traiter du vrai) et le subjectif (le Sujet kantien appelé à concevoir le bien)[15]. La « neutralité » de l’activité scientifique est censée ainsi répondre aux nouveaux desiderata de la subjectivité individuelle ou collective, seule source légitime de besoins et de représentations : le sacro-saint désir d’enfant, le refus du vieillissement, la généralisation des techniques d’information et de communication sont ainsi conçus comme inquestionnables, puisque entérinés à l’aune du libre choix singulier.

Nombre d’auteurs, dont Arendt et Levinas, ont perçu le rapport de soi à soi éprouvé par le sujet moderne dans sa vacuité comme l’une des raisons essentielles qui l’ont poussé à s’identifier à toute instance matérielle (biologique comme la race ou économique comme la classe sociale) pouvant le lester d’un prédicat virtuel. Si « l’inhumain humain » (sous la figure emblématique du Juif rejeté hors humanité par ses tortionnaires) put devenir objet de « l’humain inhumain » (le bourreau nazi « obéissant aux ordres » devenu pour nous exemplification de l’action inhumaine) dans les camps d’extermination planifiée, cela signifie que ce cas limite dessine peut-être de manière paradigmatique les deux figures extrêmes de déshumanisation portées et reliées par la dynamique moderne, à savoir la toute-puissance d’un Sujet souverain – la Race aryenne – procédant par rationalité instrumentale au meurtre systématique du Juif devenu Objet, archétype de la réification. La distance entre ces deux figures, le Sujet et l’objet absolus, est si extrême, incommensurable, qu’aucun monde commun, aucune reconnaissance d’une relation ne peut même plus être concevable : « C’est à peine si la dénomination de “victimes” et de “bourreaux” leur convient encore : il faudrait pour cela qu’une mesure leur soit commune, celle de l’agir et du subir, de la souffrance qu’on inflige et de la souffrance qu’on endure. Or tous les récits convergent : ce lien minimal a été rompu » (Revault d’Allonnes 1995 : 18). L’errance du sens se trouve alors renvoyée à l’assertion du « tout est possible », mise en exergue par Hannah Arendt comme croyance fondamentale du totalitarisme et vérifiée dans les camps d’extermination (Arendt 1972 : 177)[16]. La prétention moderne à l’arraisonnement de la nature se trouve alors transfigurée en volonté de transformation de la nature humaine, par suppression des facteurs de son imperfection. L’analogie sort renforcée par la compréhension des camps comme étant de véritables laboratoires de cette expérimentation, conduisant à identifier un rapport sujet-objet vidé de tout lien de reconnaissance, défini par absence de toute relation autre qu’instrumentale qui déshumanise tant les gardiens que les prisonniers[17].

Pourquoi évoquer, même trop brièvement, la « littérature des camps »? Parce qu’en plus d’exprimer le paradigme mortifère de l’extension infinie de cette distance entre les positions de sujet et d’objet au sein même de l’humanité des humanistes modernes (pour qui nul ne devrait être considéré comme un moyen), une réflexion sur l’expérience concentrationnaire permet de redéployer l’un des motifs centraux de la « dialectique de la Raison » saisissable à travers la logique totalitaire : la prééminence de la rationalité instrumentale et l’effacement des finalités réflexives (dont le symbole serait le fameux « Ici il n’y a pas de pourquoi » répondu à Primo Levi au camp d’Auschwitz[18]). Dans un texte récent (2003), Michel Freitag a assimilé les tendances opérationnelles-décisionnelles postmodernes de la globalisation contemporaine à un type de totalitarisme (« systémique »), tout aussi déshumanisant (moins violemment politique mais plus pernicieux, car sans nom et sans visage) que les totalitarismes « archaïques » du XXe siècle. Récusant le surplomb réflexif primordial pour toute élaboration d’un monde commun à partir de finalités collectives singulières, le « mode opérationnel-décisionnel » se caractérise par « l’autonomisation de l’efficience en elle-même et pour elle-même, dans la réalisation de n’importe quel objectif, sans égard à des fins quelconques » (ibid. : 375). Cette thématique constituait bien évidemment l’un des fondements de la critique de la bureaucratie par Castoriadis dès l’après-guerre[19], mais surtout ressort de la longue incrimination du nihilisme comme trajectoire patentée de la métaphysique occidentale, depuis Nietzsche. La mise entre parenthèses des finalités et valeurs religieuses et traditionnelles par la science moderne s’est ontologisée, pour aboutir à la certitude d’un univers ne portant aucune valeur en soi ou finalité intrinsèque, hormis celles que leur donneront les humains, siège exclusif de toute signification. La conception d’un réel accessible et manipulable, selon l’impératif technoscientifique dans lequel se rejoignent utopisme et nihilisme, finit par se retourner contre l’individu, lui-même soumis à la logique d’objectivation et d’opérationnalisation. Ce qui révèle « l’essence du totalitarisme contemporain : notre propre “virtualisation” dans l’espace systémique exponentiel où le possible désormais illimité engloutit le réel en devenant notre horizon ultime de réalité » (Freitag 2003 : 385).

Ce diagnostic, pour discutable qu’il soit, pose évidemment question quant à la capacité de renverser le cours des choses, notamment par une nouvelle ère qui surmonterait dialectiquement la richesse « positive » des traditions culturelles historiques et la puissance critique « négative » de l’universo-individualisme moderne (Freitag 2002 : 311). Rendre au Monde (la planète dans sa dimension d’éco-système) une valeur en soi, ce ne peut être possible que par le truchement de la compréhension de sociétés et de civilisations qui apparaissent comme des mondes, des espaces de valeurs et de finalités, par lesquels l’action humaine prend un sens effectif. La vie humaine émerge par définition comme intrinsèquement normative, tant au niveau du Monde (il existe des conditions nécessaires, physiques, climatiques, écologiques à la perpétuation de l’existence de la vie sur terre) que du monde (chaque société n’est que par l’idée qu’elle institue d’une vie bonne, des principes et valeurs qui permettent d’y accéder et des limites fondamentales en deçà desquelles le statut d’être humain disparaît). L’intelligence de la déshumanisation constante qui touche ces m/Mondes se heurte donc à la question ontologique des valeurs (Vibert 2003b). La science, dans toute sa grandeur et l’immensité de son pouvoir, ne donnera jamais la réponse aux problèmes notamment bioéthiques[20] qui questionnent l’être même de l’homme en devenir, et conditionnent donc la portée de sa future déshumanisation. Car le terme ici peut s’entendre dans les deux sens : certes tomber dans le « moins qu’humain », mais sans doute également devenir « plus qu’humain ».

Conclusion

La puissance technoscientifique contemporaine, touchant notamment la génétique et l’environnement, induit une nouveauté irrécusable dans le cours de l’humanisation de l’écosystème terrestre, et rien sans doute ne peut plus être pensé de la même façon. Pour la première fois dans l’histoire, « l’anthropotechnique » autorise la prise de conscience radicale que l’être humain « n’existe pas, mais [...] doit se produire lui-même dans une querelle permanente autour de son être non dé-terminé » (Sloterdijk 2000b : 58). L’historicité d’homo sapiens sapiens s’est élaborée durant des millénaires par l’entremise de la « société instituante » et de son inventivité collective et anonyme (règles de parenté, capacités d’alimentation, outils de guerres, techniques d’éducation, dressages érotiques, pratiques punitives, incorporation des normes), produisant un monde de valeurs et d’agir ancré dans un Monde signifiant. Mais l’avenir proche passe par une politique anthropologique et biologique consciente, puisque ignorer ou ne pas faire ce que l’on sait ou sait faire revient à effectuer un choix délibéré. L’Homme devient délibérément sujet et objet technique de son propre développement, justifiant a posteriori les espoirs et les craintes des mythes prométhéens les plus audacieux.

La vocation de l’Homme errant serait donc pour de nombreux philosophes de rejoindre sa véritable patrie, céleste – les virtualités inhérentes à son être en devenir – en parcourant sans but précis, sinon son autodéploiement, les chemins terrestres. Une « spiritualité de la route » cosmologique qui n’ose dire son nom, dépassant le monde proprement humain pour donner en modèle un type d’individu au-delà non seulement des conventions sociales de son environnement, mais surtout des contraintes psycho-physiologiques liées à sa finitude temporelle. L’errance technologique planétaire retrouve les symptômes d’une maladie ontologique de l’être déchu, masquée depuis trois siècles par l’humanisme. Se libérer de son inscription sociale, physique ou psychique, équivaut à souligner la déficience constitutive du monde d’ici-bas et l’imperfection de l’homme en quête d’un modèle inaccessible parce que constamment réévalué. À ceux qui lui reprochent le caractère catastrophiste de son « heuristique de la peur », Hans Jonas a l’habitude de rétorquer que le plus grand pessimisme doit sans doute se trouver chez ceux qui tiennent le donné pour tellement mauvais que son amélioration hypothétique semble justifier tous les risques[21]. D’où le sentiment de menace et de l’obligation envers l’avenir comme repères essentiels d’une exigence éthique assise sur un Principe responsabilité (Jonas 1990).

L’un des défis les plus évidents pour « l’humanité », pour la première fois de son existence, passe par l’exigence d’une réduction, qui exprime aussi un certain type de maîtrise : moins de production, moins de croissance, moins de développement, ce qui paraît à tout prendre impossible dans les termes de la globalisation capitaliste actuelle, donc inatteignable sans une régulation globale, plus ou moins contraignante. La techno-science, qui est comprise comme un prolongement de l’humain dans l’arraisonnement de la nature qu’elle légitime, produit inévitablement par contrecoup de l’inhumain : non seulement selon le processus d’objectivation mais également, et surtout, tout ce qui échappe à la maîtrise rationnelle. Dans l’effectuation de sa volonté de puissance, l’homme, « cet être de l’à-peu-près et des demi-teintes », ne devrait pas « méconnaître le fait que son pire ennemi est en lui. Car l’homme, même quand il veut “tout” contrôler, ne parvient pas à se contrôler. Ce qui échappe au pouvoir des hommes est beaucoup plus fort que ce qu’ils peuvent dominer » (Axelos 1969 : 118). Car le propre des avancées technoscientifiques consiste à produire un « monde » dont la composition et les effets à long terme finissent par échapper à l’humain, puisque leur nature fait fond sur de l’irrémédiable, part inhérente à la finitude humaine : ce qui est défait ne peut être refait – du moins pas de manière identique –, toute action relie, engage et astreint.

Paradoxalement, et ironiquement, les sociétés postmodernes retrouvent l’antique nécessité des sociétés traditionnelles, énoncée dans leur cosmologie négative : faire tenir le monde par des pratiques et des rituels, empêcher le retour du chaos, puisque « l’ordre du monde est sans cesse menacé par les forces qui le feraient s’arrêter et se défaire. Cet ordre ne peut donc pas durer tout seul, mais a besoin d’être sans cesse relancé » (Brague 1999 : 31). Le monde n’existe pas (plus) comme une réalité indépendante qui surplomberait l’activité humaine. Nous voilà revenus à un Principe responsabilité inévitable, qui redessine l’ensemble solidaire du penser-dire-faire humain : « Si le monde est ce qu’il est de par l’ordre qu’il comporte, la sagesse ne résulte pas du monde, mais le produit plutôt comme tel » (ibid.).