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La chercheuse et la nation

Parmi les concepts clés de l’anthropologie linguistique (et de ses disciplines soeurs, la sociolinguistique, la sociologie du langage, la psychologie sociale du langage, l’aménagement linguistique) on trouve depuis longtemps ceux de « langue », « communauté » et « identité ». Ces concepts centraux pour la discipline découlent du discours du nationalisme étatique, et y sont profondément imbriqués. Dans cet article, j’aimerais tracer les grandes lignes de cette imbrication, pour examiner par la suite comment le travail de recherche sur la langue, l’identité et l’appartenance a pris forme dans les débats sur le français au Canada, et surtout pour ce qui est de la construction du nationalisme franco-canadien. La recherche a contribué grandement à la constitution de l’idée du Canada français, ou de certains de ses éléments, comme une « nation », construisant et mesurant les frontières de la « communauté » (voire de la « collectivité ») et de « sa langue ».

Cependant, de nos jours, on constate des questionnements à propos des fondements de ce nationalisme, et de ses limites dans une société démocratique à l’ère de la mondialisation. Ils trouvent leur contrepartie dans des transformations disciplinaires qui remettent en question l’uniformité de son objet de recherche (le Canada français, le français canadien), ce qui peut nous amener à redéfinir les concepts de base de « communauté », d’« identité » et même de « langue ». Remarquons quelques exemples récents :

  • L’Association canadienne d’éducation de langue française, organisme mis sur pied en 1946 afin de promouvoir le droit des francophones au Canada à l’éducation en français, annonce son colloque annuel pour 2007 sous le titre : La francophonie dans tous ses éclats : l’épanouissement de la diversité linguistique et culturelle.

  • Le Conseil supérieur de la langue française organise un colloque en novembre 2006 intitulé : Les défis du français au Québec. Ces défis s’annoncent sous les rubriques suivantes : « Nouvelles technologies et professions langagières » ; « L’évolution de la norme » ; « Langue, identité et intégration de la diver- sité » ; et « Langue et mondialisation ».

  • Le Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne annonce le thème de son colloque 2007 : Inclusion, identité et vitalité : Repenser la participation à la francophonie canadienne, disant : « Face au déclin démographique des communautés de langue maternelle française, nous voulons stimuler une réflexion concrète sur les modalités de l’inclusion en demandant aux participants de repenser les liens entre les communautés francophones, les nouveaux arrivants issus de l’immigration, les anglophones bilingues et/ou francophiles, les conjoints unilingues anglais dans les couples exogames, les Métis francophones et anglophones et, enfin, les jeunes francophones (quelle que soit leur langue maternelle) ».

De toute évidence, il y a une remise en question des frontières de la communauté et des conditions de son existence ; le virage actuel nous éloigne d’une conceptualisation dans laquelle l’organisation sociale serait stable, fixe avec des frontières et des critères d’inclusion et d’exclusion clairs. Il nous amène vers des tentatives de composer avec la fluidité, la mobilité, la multiplicité et l’ambiguïté. Il appelle directement le monde de la recherche à décrire, comprendre, expliquer et prendre position. Il correspond à une remise en question du rôle de la recherche en anthropologie linguistique dans les débats publics sur la langue. Les anciennes prémisses de scientificité objective rendaient ce travail disponible comme discours expert, mais actuellement on conceptualise la chercheuse davantage comme une agente sociale. Cette transformation correspond à ce que Giddens appellerait une réflexivité issue de la haute modernité (Giddens 1990, 1991).

L’anthropologie linguistique et la description scientifique des langues et des collectivités

Les origines de nos disciplines coïncident justement avec l’émergence de l’État-nation, et leur épanouissement avec l’expansion colonialiste. Comprenons d’abord l’État-nation comme une formation politique servant à la construction de marchés privilégiés pour l’expansion du capitalisme industrialisé et donc à l’avancement des intérêts de la bourgeoisie (Hobsbawm 1990). Mais cette représentation ne justifie pas son existence, il a besoin de mobiliser d’autres classes, et a donc besoin d’un autre discours légitimant. Celui qui émerge construit la nation comme entité naturelle et organique, caractérisée par une langue et une culture qui lui sont propres, et ayant des frontières objectivement observables et donc facilement justifiables.

Pour construire ce discours, il fallait créer les agents de sa construction, ainsi que leurs outils de « description » des cultures, des langues et des frontières en question (Anderson 1983 ; Billig 1995 ; Bauman et Briggs 2003). Folkloristes, archéologues et anthropologues ; dialectologues, philologues, grammairiens, lexicologues et autres linguistes, tous ont joué leur rôle dans la description, la naturalisation, la normalisation et la réification des nations (Balibar 1985 ; Gal 1995). Ils ont également contribué à leur hiérarchisation sur une échelle de viabilité économique, sociale et culturelle et de degré de développement, afin de décider qui méritait ou pas le statut d’État (Hobsbawm 1990). Cela s’appliquait autant aux sociétés dites libérales démocrates que, plus tard, au fascisme (Hutton 1999). Finalement, ils ont contribué au développement de mesures de régulation, en inventant les unités à mesurer (groupes ethnolinguistiques, langues). Ils ont utilisé à cette fin les instruments de leur discipline (comme les recensements et les grammaires), afin de gérer et le centre et les colonies par le biais de bureaucraties qui effaçaient les rapports de pouvoir (on traite tout le monde sur la même base, objectivement) et permettaient une administration à grande échelle (Grillo 1989). Ces concepts ont aussi servi à la gestion des colonies, souvent basée sur le travail descriptif et régulateur de missionnaires (Fabian 1986 ; Meeuwis 1999 ; Irvine 2001 ; Patrick 2003).

Donc avec la démographie, les sciences politiques, les sciences économiques, la sociologie, on trouve un appareil qui sert à la fois à construire l’objet naturalisé, à le placer dans une hiérarchie de nations et à le rendre gérable par une bureaucratie étatique, censée rendre le même service et exercer le même contrôle auprès de tous les citoyens (et ayant donc besoin de savoir qui est citoyen et qui ne l’est pas ; le masculin ici est utilisé pour exprimer justement l’exclusion des femmes de ce statut).

Au 19e siècle – et cela continuera jusqu’à nos jours – il devient important de décrire et de standardiser les langues (donc de produire des grammaires et des dictionnaires, autant descriptifs que prescriptifs). On associe les langues uniformisées avec des populations et des frontières, et on les utilise pour inclure et exclure des groupes et des individus ainsi que pour les contrôler. Cette perspective crée du coup le problème de phénomènes qui entrent mal dans le cadre construit, et donc les mêmes disciplines sont utilisées pour décrire et gérer toute forme de variation, de multiplicité ou d’ambiguïté linguistique, culturelle ou sociale ; le plurilinguisme, la mobilité géographique, l’exogamie (voir Daveluy, ce volume) deviennent tous des problèmes à décrire afin de les normaliser, les éliminer ou, au mieux, les gérer.

En même temps, au sein des sociétés et des disciplines en question, certains réagissent contre des utilisations jugées anti-démocratiques de ces techniques de contrôle (non sans contradictions palpables). L’anthropologie linguistique nord-américaine descriptive de Boas, notamment, peut se comprendre de deux façons : soit comme une contribution à la réification des autochtones qui permettait de les contrôler plus facilement, soit comme une tentative de démontrer une expression universelle (et non hiérarchisable) des capacités d’expression et de construction du sens. De plusieurs points de vue, cette tension demeure centrale, et s’exprime justement sur le terrain de la différence (ou de la variabilité). Une tentative de composer avec ce problème consiste à l’éliminer du champ ; d’où la linguistique formaliste qui ne touche qu’à la systématicité langagière comprise comme universelle, et surtout cognitive voire neurologique. Pour le reste, on constate diverses approches, de la sociolinguistique variationniste à l’ethnographie, qui prennent comme problème de base, comme chose à expliquer, diverses formes de différenciation, qu’il s’agisse de la variation phonologique, du bilinguisme ou de la pragmatique interculturelle.

Ces phénomènes font l’objet d’analyse quand on aborde les questions de langue au Canada, du travail des missionnaires aux programmes d’immersion française, en passant par la langue comme critère de sélection d’immigrés. Dans la troisième section, je me penche sur la contribution de ces disciplines à certains de ces débats, surtout ceux qui concernent le français, qui ont émergé depuis la Révolution tranquille.

La constitution de la nation franco-canadienne

La question du rôle de missionnaires-linguistes-ethnologues est certainement importante pour comprendre les origines coloniales du Canada, et surtout pour comprendre le rapport actuel entre l’État et les collectivités autochtones. Celle du rôle des religieux et autres membres de l’élite francophone dans le développement du nationalisme traditionaliste au Canada français, par le biais de débats sur la standardisation de la langue française au Canada, nous éclaire sur la constitution de la francophonie au sein de l’État canadien (Bouthillier et Meynaud 1972 ; Heller et Labrie 2003) ; des folkloristes ou ethnologues comme Chiasson en Acadie (voir Labelle et Léger 1982), ou Barbeau au Québec (Des Gagniers 2003), avec leurs recueils de corpus de contes et de chansons, ont joué un rôle important dans la constitution de la langue parlée comme garante d’une existence collective. Plusieurs éducateurs anglophones se sont servis de la langue pour travailler les rapports entre le Canada et la Grande-Bretagne, d’une part, et des États-Unis, de l’autre. Une récente émission de la Canadian Broadcasting Corporation, sur la langue au Canada (Talking Canadian, 2004), et qui traitait des spécificités de l’anglais parlé au Canada, en dit long quant à la domination de l’anglais sur le marché symbolique canadien ; elle révèle aussi un souci continu pour la construction d’une nation canadienne distincte des autres structures politiques dominées par l’anglais lesquelles influencent la position du Canada sur le marché anglophone global. Finalement, le rôle de linguistes dans la gestion du Canada comme pays d’immigration (par exemple, dans l’enseignement et l’évaluation des compétences langagières dans diverses langues) est aussi extrêmement utile pour comprendre la construction de l’État canadien.

Cependant, ces questions dépassent les limites que je me suis imposées ici ; je me concentrerai plutôt sur le nationalisme franco-canadien à partir du moment où il adopte une orientation clairement étatique lors de la Révolution tranquille. Je discuterai d’abord de l’espace étatique québécois, où on voit un investissement très clair dans les formes d’activités qui sont caractéristiques de la construction d’un État-nation. C’est toutefois un cas très particulier, car il s’agit non pas d’un mouvement de nationalisme simple, mais d’un mouvement de revendication par une minorité stigmatisée. On y trouve : une description des spécificités langagières et leur légitimation par la description scientifique ; une réalisation de dictionnaires et de fiches terminologiques ; des recherches sur la continuité historique et géographique ; et une exploration des caractéristiques et des effets du bilinguisme.

Je passerai ensuite au positionnement dans ce que le nationalisme québécois a créé comme « minorités francophones », ou « francophones hors Québec » ou encore « francophones en milieu minoritaire ». Nous y verrons diverses tentatives de suivre la voie québécoise.

Langue et appartenance au Québec 1960-2000 (plus ou moins)

Il n’est pas surprenant qu’un des premiers gestes du gouvernement québécois fût de fonder l’Office de la langue française en 1961 (voir Cholette 1993). En effet, depuis le début des années 1960, l’État québécois joue un rôle actif dans la recherche sur des questions de langue, de communauté et d’identité, soit en réalisant des recherches lui-même (par l’entremise de ses agences paragouvernementales, d’abord l’Office et ensuite le Conseil – plus tard le Conseil supérieur – de la langue française, ou par ses bureaux de terminologie), ou bien par le biais de programmes de subvention à la recherche ou de contrats de recherche. L’État s’approprie ce qui avait été auparavant largement un travail de religieux (comme dans bien d’autres domaines), et l’utilise à ses propres fins.

On peut constater que trois activités principales se manifestent : 1) la description de la langue comme système ; 2) la purification, la standardisation et la codification de ce système ; et 3) la description et la réglementation des pratiques langagières (choix de langue, en l’occurrence) et de l’accès aux ressources langagières.

Le premier domaine comprend autant des travaux formalistes qui prennent le français du Québec comme matière brute que ceux qui visent explicitement une description du français québécois (ou montréalais ou autre). En effet, tout comme Labov (1972) l’a prétendu, le fait de pouvoir utiliser des outils scientifiques de description linguistique démontre clairement qu’il s’agit non pas d’un jargon ou d’une forme dégénérée ou chaotique quelconque d’expression verbale, mais bel et bien d’un système linguistique, digne donc de se faire traiter comme n’importe quelle autre langue. C’est justement l’approche labovienne qui a été adoptée au Québec pour décrire le français, tenant compte de ses dimensions variées, y compris l’influence de l’anglais (voir Sankoff 1980 ; Thibault et Vincent 1990). Toutes ces approches ont en commun de tenir pour acquis que l’on peut décrire la langue française comme système ; par le fait même, elles construisent la langue nationale et facilitent sa gestion. Elles constituent une base de discours expert sur la légitimité de la nation québécoise et sur la nécessité du travail sur la langue pour réaliser le projet national-étatique. La valeur de cette expertise est d’autant plus grande que les linguistes eux-mêmes et elles-mêmes maintiennent leur manque d’intérêt pour les aspects politiques de leur travail.

Cette gestion se voit plus clairement dans divers travaux de standardisation, que ce soit dans la construction de banques de terminologie (voir Terminogramme, le bulletin du service de terminologie du Gouvernement du Québec ; ou Giroux 1977), de banques lexicographiques (comme le Trésor de la langue française à l’Université Laval) ou de dictionnaires (Farina 2001), ou encore dans le débat sur les normes (voir par exemple, Ostiguy 1993 ; Martel 1996 ; Laforest 1999). Le Québec a connu une activité intense consacrée à la construction d’une norme proprement québécoise, à la fois digne d’un État, enseignable dans les institutions de construction de citoyens que sont les écoles et les cours de langue pour adultes (entre autres pour immigrés et fonctionnaires fédéraux), et servant à distinguer le Québec non seulement du reste du Canada francophone, mais plus important, de la France, source historique de toute norme française. Ce travail est fondé aussi sur un principe de démocratisation ; on cherche à établir des normes sur la base de corpus de formes constatées, et non pas à établir une norme élitiste. Cela va de pair avec l’idéologie dominante du mouvement politique. Ce travail de constitution de la langue a diminué dernièrement, en faveur d’une continuation du travail dans le troisième domaine important pour nos propos : la description et la réglementation des pratiques langagières et la distribution des ressources langagières.

Ce domaine a été (et est toujours) consacré à la construction d’un espace national-étatique unilingue, et nécessite donc la réglementation active du plurilinguisme existant. Au Québec, comme dans d’autres États libéraux-démocrates, la construction de cet espace doit se faire selon des principes d’inclusion démocratique, tout en opérant une sélection sociale privilégiant ceux et celles qui définissent et maîtrisent la langue nationale. On peut résoudre cette contradiction de deux façons : 1) en imposant des limites à la pleine citoyenneté dans le sens social du terme et en limitant l’accès des non-citoyens à l’espace public ; et 2) en cachant les mécanismes de sélection.

Bauman et Briggs (2003) ont démontré comment, au cours du 19e siècle, les propriétaires masculins ont réussi à éliminer la classe ouvrière et les femmes de l’espace de la citoyenneté, en les construisant de diverses manières (y inclus linguistiquement) comme incompétents ou déficients. Nous voyons actuellement une version de ce débat en Amérique du Nord en ce qui concerne la maîtrise des langues officielles comme critère d’accès à la citoyenneté. En d’autres mots, la langue sert de terrain de sélection mystifiable, puisqu’on avance la proposition qu’elle est accessible, tout en maintenant des mécanismes inégalitaires de définition de la compétence, mécanismes désavantageux pour tous ceux et toutes celles qui se font évaluer, et n’évaluent pas. Ce problème guette le Québec, qui essaie de construire son espace francophone dans le sens civique du terme (voir Stefanescu et Georgeault 2005) tout en ayant à protéger les intérêts de ceux qui maîtrisent et définissent la langue française.

C’est en fait cet effort qui caractérise les travaux de ce domaine. Les premiers visent à développer un discours qui rende légitime le concept de l’espace québécois comme espace francophone mais aussi démocratique et inclusif. Ce discours s’appuie sur le lien langue-nation non seulement pour justifier les efforts de mobilisation, mais aussi pour établir le contrôle sur l’espace territorial, social et économique visé. Les écrits dans le domaine de la sociologie de la langue et de l’aménagement linguistique, souvent de l’étranger, ont eu un impact énorme durant les années 1960 et 1970, autour de la préparation des cadres juridiques comme la loi 22 ou la loi 101 (voir Corbeil 1980 ; Morin et Woehrling 1994 ; Woehrling 1996). Il s’agissait d’établir comme « normal » (dans les termes de Camille Laurin, mais aussi ceux des sociolinguistes catalans Aracil et Ninyoles ; Aracil 1982 ; Ninyoles 1989) le concept de l’intervention de l’État dans la construction d’un espace unilingue.

Dans un deuxième temps, on se penche sur les mécanismes de mise en oeuvre ou de construction de cet espace. Malgré certaines études démontrant qu’on vivait davantage un processus de francophonisation que de francisation (Clift et Arnopoulos 1979 ; Heller, Bartholomot et al. 1982 ; Heller 1989), la plupart des recherches se concentraient sur les attitudes ou motivations des individus quant au choix des langues, et éventuellement quant à leur apprentissage, dans un courant de la psychologie sociale du langage (Lambert 1972 ; Bourhis et Leyens 1994 ; Clément, Bélair et al. 1994). Donc on suppose que la responsabilité d’effectuer le changement appartient aux individus, qui doivent assumer leurs responsabilités en tant que citoyens et citoyennes.

Le discours expert établit les termes du débat. L’espace québécois, étatisé, correspond à une nation, à laquelle correspondent une langue et une culture. Sa langue est normale et normable (et éventuellement normée), et disponible comme outil de reproduction de cet espace unilingue. La responsabilité de ce processus est partagée entre l’État qui, de toute façon, représente les citoyens et citoyennes, et ces derniers en tant qu’individus, dont le bien-être découle du statut de la collectivité dont ils et elles sont membres.

Si eux sont Québécois, qui sommes-nous? (avec mes excuses à Danielle Juteau)

En 1980, Danielle Juteau-Lee a publié un article intitulé « Français d’Amérique, Canadiens, Canadiens français, Franco-Ontariens, Ontarois : qui sommes-nous? » (Juteau-Lee 1980). Ce titre résume bien le dilemme des francophones vivant ailleurs au Canada, qui se comptaient parmi les membres d’une collectivité canadienne-française vivant au Canada aussi bien qu’aux États-Unis, jusqu’à ce que le Québec change les règles du jeu. Finalement, ils se sont rangés dans le même camp que les Québécois, acceptant une forme de nationalisme étatique transposé sur les espaces institutionnels gérés par l’État-providence, se référant afin de légitimer cette approche, à un article du sociologue Raymond Breton qui fixe la « complétude institutionnelle » comme but à viser pour toute collectivité en manque d’État (Breton 1964).

Ces francophones construits par le Québec comme « autres », voire comme des « cadavres encore chauds » (Yves Beauchemin) ou encore des « dead ducks » (René Lévesque), devaient à leur tour construire leur langue, leur culture et leur identité collective (avec leurs institutions, bien sûr). Tout comme au Québec, on voit émerger une série d’enquêtes descriptives, parfois variationnistes, du français acadien, du français ontarien, etc.[1]. L’Acadie étant la région la plus proche des conditions nécessaires pour la réalisation de ce projet national, on y trouve le plus d’efforts et la plus large gamme, incluant des dictionnaires et des tentatives de construction de normes prescriptives.

Pour des raisons assez évidentes, ce sont les linguistes de ces régions qui s’attardent le plus sur des questions de bilinguisme, celui-ci étant, évidemment, une entrave à la réalisation d’espaces unilingues. On y voit une interrogation sur la possibilité d’un système linguistique bilingue, ou un effet néfaste pour le français de la proximité de l’anglais (vus comme deux systèmes complets et mutuellement exclusifs) (Mougeon et Béniak 1991 ; Poplack 1988).

Sur la base de la psychologie sociale du langage, Landry et Allard introduisent les concepts de « bilinguisme soustractif » et de « bilinguisme additif » pour décrire la différence entre un bilinguisme souhaitable qui maintient intacts les deux systèmes, et un bilinguisme nocif dans lequel un système détruit l’autre, avec des effets sur ce qu’ils appellent, suivant également le concept de Breton, « la vitalité ethnolinguistique » d’une communauté (Landry et Allard 1989). L’idée que la « survie » d’une communauté (donc comprise comme une entité organique) est importante peut se comprendre comme une tentative de 1) reproduire un marché où le capital linguistique des membres de ces communautés aurait une valeur et 2) de légitimer le gouvernement fédéral comme représentant les intérêts des francophones canadiens, et donc repousser l’attaque contre cette légitimité représentée par le nationalisme québécois. Avec les études démographiques sur l’assimilation et l’exogamie basées sur les recensements, les études sur la vitalité linguistique deviennent des outils importants dans la construction de l’idée d’espaces uniformes francophones menacés, et nécessitant un appui juridique et financier afin d’assurer leur survie. L’accent est encore déplacé de la langue elle-même vers les pratiques langagières.

Cependant, on relie bien, dans le milieu francophone minoritaire et au Québec, la « normalisation » de l’espace avec les formes de la langue, considérant que la langue ne peut pas se développer si son espace est limité par la présence d’une autre langue (lire l’anglais). On consacre donc aussi beaucoup d’attention aux capacités des locuteurs de s’exprimer « correctement », notamment par le biais de tests standardisés auprès des apprenants.

La mondialisation, le néolibéralisme et la nouvelle économie changent la donne

Ce régime de vérité, pour utiliser un terme foucaldien, se voit remis en question à l’heure actuelle. Dans le cadre d’un mouvement très généralisé, la centralité de l’État-nation comme unité structurante des marchés est menacée par son incapacité à gérer facilement les mouvements transnationaux des personnes et des biens, ainsi que l’expansion des marchés eux-mêmes à l’échelle planétaire (aussi parfaitement logique cette expansion soit-elle dans l’évolution du capitalisme [Harvey 1989 ; Castells 2000]). L’État, auparavant l’État-providence, réagit en instaurant ce qu’il convient d’appeler des mécanismes néolibéraux de réglementation. Les discours légitimants sont économiques plutôt que politiques ; les interstices de la mondialisation créent des espaces pour le développement de marchés locaux ; la production délaisse la fabrication fordiste, standardisée et à grande échelle pour développer des marchés de niche et des produits ayant une valeur ajoutée symbolique. Le plurilinguisme devient à la fois un mécanisme de construction de ces niches, une possibilité pour l’État d’affronter la concurrence sur une échelle globale grâce à ces niches, et une forme de valeur ajoutée symbolique authentifiante.

Comme on l’a constaté au début de cet article, plusieurs phénomènes suscitent un débat qui relie tous les acteurs de l’espace francophone canadien, universitaires, fonctionnaires, ou autres, même si certaines zones de ces espaces sont plus ou moins touchées par quelques-uns de ces phénomènes. On peut lire « le déclin démographique » comme une incapacité de nos outils démolinguistiques actuels à tenir compte d’une fluidité de catégorisation qui a peut-être toujours existé mais que l’on ne peut plus cacher, puisque les conditions économiques et politiques qui le permettaient ne sont plus présentes.

D’abord, la constitution de la nation francophone uniformisée dépendait d’une économie politique qui se servait des différences ethnolinguistiques afin de créer une stratification sociale de l’économie industrialisée (Porter 1965). Il est probable que le Canada utilise toujours ce principe, mais les francophones ont changé leur place dans la hiérarchie ; de plus, la nature de l’économie, et donc des mécanismes de sélection, a changé aussi. La marginalisation économique permettait la construction d’une identité collective solidaire et justifiait la mobilisation vers l’ascension sociale. Cette restructuration de la façon dont interagissent ethnicité francophone, langue française et classe sociale crée des brèches dans la solidarité et multiplie le nombre d’intérêts à faire valoir. Il en va de même des rapports entre hommes et femmes qui ont changé avec le temps ; les appartenances se multiplient selon le genre et la sexualité.

Les bastions traditionnels se transforment

Dans les années 1980, l’économie qui sous-tend les bastions traditionnels de la francophonie canadienne se restructure lorsqu’elle ne s’écroule pas carrément ; c’est la crise de l’industrie lourde (où la main-d’oeuvre francophone était surreprésentée), la fermeture de la pêche du poisson de fond, la crise de l’agriculture à grande échelle, la fermeture de mines, de moulins et d’usines de pâtes et papier. Les jeunes s’éloignent, pour étudier ou pour travailler en ville. Les régions se réinventent. Dans certains cas, comme au nord-est du Nouveau-Brunswick, on remplace une industrie côtière (la pêche à la morue) par une autre (la pêche au crabe des neiges). La conséquence immédiate est une restructuration des rapports sociaux, avec une hiérarchie de classe plus marquée, et une plus grande et plus évidente imbrication dans l’économie globale, grâce à l’investissement de compagnies japonaises (le Japon étant le marché principal de ce nouveau produit).

Dans la foulée de cette haute modernité, on passe aussi à de nouvelles activités, qui émergent, misant sur le tourisme et sur le commerce de produits artisanaux et artistiques authentiques : on assiste à une commodification de l’identité (Heller 2003). Cela a trois effets : 1) on doit penser la vente de ce produit à ceux qui partagent le patrimoine (qui viennent dans un sens s’autoconsommer) et à ceux qui ne le partagent pas ; 2) cela attire dans la région des producteurs de produits authentiques qui ne sont pas forcément de la région, mais qui sont plutôt artistes et artisans cherchant une base économique ; et 3) cela oblige les acteurs sociaux à figer une image identitaire qui ne correspond pas à leur vécu.

Au cours des recherches menées actuellement par mon équipe[2], nous assistons par exemple à la (ré)introduction de l’anglais dans des espaces soigneusement construits auparavant comme unilingues francophones afin d’accueillir des visiteurs à un festival ou à un spectacle fêtant la francophonie locale ou régionale. Des artistes de Montréal vendent des paysages de Charlevoix, tandis que des bijoutiers autrichiens fabriquent des croix celtiques, et des musiciens suisses et français jouent de la musique irlandaise dans la capitale de la renaissance de la celtitude, dans l’ouest de l’Irlande. Les spectacles à grand déploiement qui racontent l’histoire de la collectivité locale (comme « La Fabuleuse histoire d’un royaume » pour le Saguenay, « L’Écho d’un peuple » pour l’est ontarien, ou « Les défricheurs d’eau » pour l’Acadie) fixent les moments clés de la construction identitaire à l’arrivée des Français dans la région (le mythe des origines) et au 19e siècle. Le dur travail manuel, que l’on s’est efforcé de dépasser, devient l’activité authentifiante, en dehors du temps.

Finalement, les régions essaient, comme les villes, de résoudre le problème de la main-d’oeuvre par l’immigration. Au Québec comme ailleurs, on cherche des immigrés, de préférence francophones, pour venir pallier le fameux « déclin démographique ». Là où c’est moins clair, le défi est de savoir qui va s’investir comment dans quelle image de la collectivité.

Ce phénomène est relié à un changement dans les politiques étatiques, ou dans les discours légitimants sur l’investissement matériel de l’État dans l’identité francophone. Par le passé, l’État-providence subventionnait le travail identitaire afin de légitimer son rôle comme représentant de tous les citoyens et comme défenseur des droits des francophones. Aujourd’hui, le néo-libéralisme effectue un changement de discours légitimant : la langue et l’identité doivent faire partie du développement économique. Auparavant en effet, au niveau fédéral c’était Patrimoine Canada qui gérait les fonds afférents au Programme des langues officielles. Aujourd’hui, la responsabilité est décentralisée parmi tous les ministères, et les programmes sont axés sur l’économie. Pour les francophones dits « minoritaires », on voit s’instaurer depuis 1997 le Réseau de développement économique et d’employabilité, qui oriente les fonds fédéraux non pas envers des activités culturelles pour la sauvegarde de la langue et de la culture, mais envers des activités de développement économique pour les francophones dans les bastions traditionnels. Les communautés doivent donc réinventer leurs activités dans le cadre de secteurs potentiellement rentables ; un festival qui dans le passé aurait misé uniquement sur la fierté francophone de la population locale doit maintenant attirer des touristes…

De nouveaux espaces émergent

Ces activités maintiennent cependant le concept des bastions traditionnels comme source de l’authenticité francophone, là où se trouve la « vraie » francophonie canadienne. En même temps, pendant que cette « vraie » francophonie se transforme, de nouveaux espaces voient le jour avec de nouveaux participants. Si le Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne s’inquiète du recrutement de nouveaux participants à ce qu’il appelle « le projet de société francophone », c’est que l’espace francophone attire de nouveaux acteurs qui cherchent à y participer mais à leur façon, quitte à revendiquer une place lorsqu’elle n’est pas facilement offerte (Heller et Labrie 2003), à modifier les espaces existants ou à en créer de nouveaux.

Les nouveaux espaces, parfois avec leurs nouveaux joueurs, émergent en partie de structures existantes et en partie des nouvelles conditions de l’économie mondialisée. Les institutions scolaires, les centres communautaires, les institutions artistiques, toutes ont jeté les bases de réseaux et de ressources ayant une valeur dans la nouvelle économie mondialisée. Du côté artistique et culturel, on valorise non seulement l’authenticité, mais aussi des formes hybrides qui renvoient à la fois à des éléments d’authenticité mais aussi à une combinaison insolite de formes musicales, artistiques et linguistiques qui signale la mobilité et la capacité de traverser les frontières. La « world music » bénéficie d’une contribution franco-canadienne, reliant gigue, rock et rap, français et anglais.

La nouvelle économie mondialisée crée aussi des marchés locaux et régionaux, des niches où la maîtrise de la langue locale permet aux entreprises de se positionner favorablement. Le Canada, ayant développé pour ses propres besoins une expertise en gestion du bilinguisme, cherche à rentabiliser cette expertise sur le marché de la localisation (l’adaptation de services ou de produits aux niches locales spécifiques sur le marché mondialisé). Le Québec ayant réussi à se constituer en marché régional francophone, le bilinguisme devient essentiel pour le marché canadien, et du coup aussi une ressource à mettre en valeur pour toute entreprise cherchant à exploiter les marchés anglophones et francophones de la planète. L’industrie de la langue, industrie globale, s’implante au Canada, et crée de nouvelles possibilités pour le positionnement du bilinguisme.

La question qui demeure ouverte ici est de savoir de quelles possibilités il s’agit, et pour qui. Les services bilingues sont pour la plupart offerts par des jeunes, des femmes et des immigrés (une fois l’anglais appris) dans des emplois en bas de l’échelle hiérarchique, souvent dans un centre d’appel. Les traducteurs (ou, plus souvent, des traductrices) sont souvent des pigistes travaillant à la maison, et dont le texte peut être traité par des programmes de traduction informatisés. La commodification de la langue dans ces secteurs ouvre la porte à des luttes qui posent les questions suivantes : qui va définir la qualité du service linguistique? Qu’est-ce qui sera prioritaire? Faut-il une personnalisation du service ou une gestion standardisée à travers le monde? Et qui peut légitimement l’offrir?

Suivre les transformations

Les transformations décrites remettent en question nos idées traditionnelles sur la façon d’identifier les langues et les communautés qui les parlent. Orientés actuellement non pas vers la construction de la nation, mais vers la compétition sur le marché mondialisé de la nouvelle économie des services et de l’information (produits foncièrement communicatifs), les locuteurs et détenteurs de ressources langagières s’organisent autrement.

Pour l’anthropologie linguistique, cela veut dire questionner nos outils descriptifs et ajuster le tir de nos questions de recherche. Parmi les possibilités, nous pouvons arrêter de chercher des communautés et leurs langues, et commencer à explorer les processus de catégorisation sociale et les pratiques langagières qui y sont reliées (Heller 2002 ; Heller 2007). On peut examiner la mobilisation de ressources communicatives par des acteurs sociaux dans des espaces où circulent les ressources nécessaires à leur vie. On peut suivre les trajectoires des acteurs à travers ces espaces et celles des ressources parmi les acteurs.

Ce réajustement remplace des objets par des processus et des pratiques. Il met la chercheuse dans le feu de l’action, responsable des questions qu’elle pose et du savoir qu’elle crée. Si nous avons contribué au nationalisme, nous contribuerons au postnationalisme, mais peut-être cette fois en connaissance de cause.