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Qu’est-ce qu’un ordre légitime? Dans une perspective sociologique weberienne (ou empirique) et non juridique (ou dogmatique), la légitimité d’une norme ou d’un ordre est une question de probabilité, celle que les membres d’un groupe règlent leurs actions en fonction de cette norme ou de cet ordre ; cela n’implique pas nécessairement une intériorisation de la norme, et régler sa conduite en fonction de cette norme peut vouloir dire aussi la contester. Mais convenons que pareille clarification, si elle dissipe certaines confusions, soulève à son tour une multitude de questions. Distinguer différentes formes d’ordres légitimes et de légitimations oblige à préciser ce que l’on entend par droit, État, institution, et autres notions toutes loin d’être évidentes.

La quinzaine de contributions réunies dans cet ouvrage, prenant appui sur les travaux de Max Weber, peuvent nous aider à y voir plus clair, du moins à mieux saisir comment le problème de la légitimité se pose dans l’État moderne, et comment la notion même de légitimité est liée à la rationalité bureaucratique. Autour de ces questions sont traitées diverses questions plus particulières : la multiplicité des instances juridiques et politiques, à côté, au-dessus ou à l’intérieur de l’État ; le développement des droits subjectifs, c’est-à-dire l’attribution aux individus de droits indépendamment de leur ou leurs communautés d’appartenance (ethnique, familiale ou autre), et qui va de pair avec le développement du droit administratif et la rationalisation du droit ; les luttes pour la reconnaissance ou la contestation de la légitimité d’un ordre juridique ; la production et l’interprétation du droit : les instances appelées à le faire, la place de la loi, le rôle des juristes, l’illusion d’un monopole de l’État, le développement de diverses formes d’arbitrage (notamment dans le droit du travail ou de la famille) ; l’autonomisation du droit du travail, avec la collectivisation du contrat de travail (convention collective) ; la manière dont les Chartes des droits de la personne viennent modifier le droit ; enfin, sur la question du pluralisme juridique (un phénomène qui n’est nouveau), comment l’État moderne tend à substituer un régime de droits spéciaux (du travail, de la famille, etc.), avec une diversité de sources et de recours, à l’ancien pluralisme juridique (l’existence au sein d’une même société, de multiples communautés de droit, fondées sur le lignage, la confession religieuse, les appartenances ethniques, etc.).

Ce sont des questions qui intéressent (ou devraient intéresser) de plus en plus les anthropologues, devant l’importance prise par les revendications s’appuyant sur les droits et recourant aux tribunaux, devant celle que prennent les droits subjectifs, qui n’est pas sans rapport avec la bureaucratisation et le libéralisme économique. Ces questions sont ici traitées de manière fine et nuancée, avec le souci de fournir des définitions et des distinctions précises – selon l’idéal même du droit! Cependant, l’ensemble convainc davantage de la pertinence de Weber pour comprendre l’essor de l’État moderne, que pour saisir ses plus récentes mutations, sur lesquelles les auteurs se risquent finalement peu (mis à part quatre articles). Certains textes se complaisent un peu trop dans l’exégèse des textes weberiens, comme les sociologues et les philosophes aiment parfois le faire, et oublient d’en montrer la pertinence pour comprendre le monde actuel. Une pensée vivante est une pensée qui permet de lire le présent, ce qu’illustrent heureusement d’autres textes de cet ouvrage. Autrement, il ne sert à rien de lui élever un monument.