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Cet article se propose d’analyser la lutte menée par un réseau transnational d’activistes pour la reconnaissance et le respect des droits des homosexuels masculins en Asie centrale postsoviétique. Après avoir souligné l’action de ce réseau, nous nous attacherons à montrer ce à quoi ses membres se trouvent confrontés, soit le poids des réalités locales dans lesquelles se débattent leurs partenaires centrasiatiques, les goluboi ou « bleu », comme se nomment eux-mêmes les homosexuels masculins d’Asie centrale[2].

Cette analyse chronologique, remontant au début du siècle, permettra non seulement de comprendre les décalages entre les attentes des militants européens et nord-américains et les partenaires locaux du réseau, mais aussi de montrer la force d’un tel réseau transnational dans une région caractérisée par un fort contrôle de l’État sur la vie politique. Nous verrons que l’étayage du mouvement sur les ONG gays américaines, qui lui donne force et cohérence et qui soutient son efficacité, constitue en même temps sa faiblesse principale.

Notre étude s’articulera en quatre temps, rythmés par les quatre grandes ruptures historiques qu’à connues la région depuis un siècle : la révolution d’Octobre de 1917, le tournant répressif des années trente, la glasnost, et enfin l’indépendance des Républiques d’Asie centrale en 1991, avec l’arrivée des organisations internationales d’aide humanitaire et de développement. Nous nous appuierons sur les données disponibles, mais surtout sur les recherches de terrain que nous menons dans la région depuis 1995. Car si les études sur la sexualité en Asie centrale postsoviétique sont peu nombreuses, celles portant sur l’homosexualité masculine sont quasiment inexistantes dans la littérature scientifique internationale.

La force d’un réseau transnational

En 1991, la disparition de l’Union soviétique entraîna l’indépendance politique des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale. Les quelque 55 millions d’habitants d’Asie centrale, tous nés soviétiques, changèrent soudainement de nationalité. Alors qu’ils s’identifiaient comme faisant partie d’une des plus grandes puissances mondiales et que leur niveau de vie était relativement élevé, la grande majorité vit son pouvoir d’achat baisser radicalement du fait du démantèlement du système économique mis en place au temps soviétique, et beaucoup perdirent leur emploi. Dans le même temps, les budgets des nouveaux États indépendants, très faibles, ne purent pas prendre le relais de ceux qui étaient auparavant approvisionnés par Moscou. Cela se traduisit par des restrictions sévères dans les dépenses de l’État, visibles par exemple dans les secteurs de l’éducation, de la santé, du logement, des retraites. Au pouvoir, quatre des cinq anciens premiers secrétaires du Parti communiste devinrent présidents des républiques devenues États indépendants[3].

C’est alors qu’arrivent dans la région les ONG et les organisations internationales d’aide humanitaire et de développement. Elles sont appelées par les gouvernants des États de la région, désireux de profiter d’une manne financière qui, espèrent-ils, pourra compenser la perte des financements auparavant perçus au nom de leur appartenance à l’Union soviétique. Mandatés par leurs différentes institutions, certains de leurs membres viennent « aider » les populations de la région à organiser une stratégie efficace de lutte contre l’épidémie de VIH. Personnalités aux nationalités multiples et aux rattachements institutionnels hétérogènes (des représentants de fondations et d’ONG internationales européennes et américaines, des membres de plusieurs agences des Nations unies), ils se rencontrent au gré de leurs séjours en Asie centrale ou de conférences internationales sur le VIH. Mais ils ne vont véritablement former un réseau actif qu’à partir de la demande d’aide de personnalités comme Alexey[4], jeune centrasiatique qui contacta en 1995 deux représentants des Nations unies actifs dans le domaine de la prévention du VIH-sida. Alexey était la tête de pont d’un groupe d’une vingtaine d’amis décidés à améliorer les conditions de vie des homosexuels masculins dans la région, où tout homme reconnu coupable de sodomie était passible de cinq à huit ans de prison, comme au temps soviétique.

Si, en découvrant la région, les membres du réseau savaient que l’homosexualité était illégale et se doutaient de la situation difficile dans laquelle vivaient les homosexuels masculins centrasiatiques, aucun d’entre eux n’en avait une connaissance précise. La rencontre avec certains d’entre eux, comme Alexey, va suffire à les convaincre de la nécessité d’importer le modèle de la lutte menée par les ONG gays américaines en Asie centrale. Tous les membres du réseau étaient en effet fortement marqués par l’histoire récente des ONG gays nord-américaines face au sida, et en particulier celle de la Gay Men’s Health Crisis de New York. C’est autour de cette référence et de la volonté de l’exporter en Asie centrale que le réseau s’est constitué. Comme l’ont observé de nombreux auteurs[5] au-delà de leur histoire locale, l’expérience de ces ONG américaines a en effet fortement marqué le développement des ONG gays de par le monde. Elle a été suivie en Europe et en Australie, mais aussi dans des pays comme le Mexique, le Chili ou la Thaïlande. Comme aux États-Unis, la création d’ONG gays y a été encouragée par la nécessité de se protéger face à l’épidémie. Prenant appui sur le modèle américain, ces ONG ont lié ensemble deux objectifs : la prévention du VIH parmi les homosexuels et la lutte pour la reconnaissance et la protection de leurs droits.

Réunis autour de cette référence commune, les membres de ce réseau informel vont petit à petit se reconnaître et s’apprécier, malgré l’hétérogénéité de leurs nationalités, de leurs positions professionnelles, de leurs institutions d’appartenance et de leur éclatement géographique[6]. Liés par une correspondance électronique et par des rencontres épisodiques, ils vont se battre de concert pour la reconnaissance de ce qu’ils considèrent comme une norme universellement valide, quel que soit le contexte culturel envisagé : la reconnaissance et le respect des droits des homosexuels masculins. Pour atteindre cet objectif, ils vont utiliser comme armes principales l’échange de communication à l’échelle internationale, la définition et la promotion de normes universalistes, l’advocacy et le lobbying. Plus précisément, ils vont utiliser, chacun à sa manière mais de façon coordonnée, les pouvoirs dont ils disposent dans leurs mandats respectifs. Les membres onusiens du réseau vont se concentrer sur la décriminalisation de l’homosexualité et la promotion de la légalisation d’ONG locales « bleu ». Ceux des ONG internationales vont se centrer sur la formation des partenaires locaux du réseau, futurs acteurs des ONG « bleu » en création, ainsi que sur leur financement.

Les membres du réseau qui travaillent pour les Nations unies vont utiliser leurs positions pour conditionner les aides en matière de lutte contre le VIH versées par les agences onusiennes. Dans leurs négociations avec les gouvernements d’Asie centrale, ils vont conditionner cette aide à une réforme de la législation en matière d’homosexualité. En effet, les gouvernements de la région, en particulier ceux du Kazakhstan et du Kirghizstan, sont demandeurs d’assistance en matière de lutte contre l’épidémie de VIH. Ils ont besoin d’argent pour financer des campagnes de prévention et acheter du matériel de dépistage, et ils attendent des agences onusiennes des budgets qui viendraient remplacer les fonds auparavant reçus du ministère de la Santé soviétique. « Contre notre aide », vont négocier les membres du réseau à chaque fois qu’ils le peuvent, « nous demandons (nous exigeons) une réforme de la législation en matière d’homosexualité ». Au milieu des années 1990, la législation soviétique et sa condamnation de l’homosexualité (Article 121) est en effet toujours en vigueur dans les pays d’Asie centrale. Elle sert de canevas aux différentes législations nationales, qui la modifient au gré du temps. Pour « assister » les gouvernements en la matière, les membres onusiens du réseau vont jusqu’à commissionner un juriste américain spécialisé, venu en mission analyser la législation en vigueur – la législation soviétique – et en conseiller la révision.

Sous l’effet de ces pressions, trois des cinq Républiques d’Asie centrale ont aujourd’hui décriminalisé l’homosexualité. La première fut le Kazakhstan en 1997, suivie du Kirghizstan et du Tadjikistan en 1998. Si au Kazakhstan et au Kirghizstan, l’amendement de la législation fut un véritable appel d’air pour les homosexuels du pays, ce ne fut au Tadjikistan qu’une réforme de façade. Quant à l’Ouzbékistan et au Turkménistan, les tentatives de conditionnement de l’aide ne furent pas suffisantes pour convaincre les gouvernants. En Ouzbékistan, d’après l’article 120 du nouveau code pénal de 1995, la sodomie est toujours passible de trois ans prison. Au Turkménistan, un nouveau code pénal a été adopté en 1997, mais il est impossible de savoir si l’article criminalisant l’homosexualité a ou non été retiré du document final signé par le Président, le tout puissant Turkmenbashi (« Père des Turkmènes »).

Une fois l’homosexualité décriminalisée au Kazakhstan et au Kirghizstan, les membres onusiens du réseau vont faire pression sur les gouvernants de ces deux pays pour que des ONG locales de défense des minorités sexuelles et de lutte contre le VIH puissent exister légalement. Dans la région, sans appuis politiques, il est en effet difficile, voir impossible pour une ONG locale de se faire « enregistrer » légalement. Or, sans cet enregistrement par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, il n’est pas possible pour une ONG d’exister officiellement. Sur les conseils des membres étrangers du réseau, toujours influencés par le modèle américain, Alexey, ses amis et d’autres groupes locaux ayant rejoint le réseau au fil des années vont pouvoir ainsi les faire légalement enregistrer. Cette étape est importante, car une fois enregistrées, ces ONG vont pouvoir recevoir de l’aide internationale – financière, matérielle, technique – sans avoir à en demander l’autorisation gouvernementale.

L’aide des membres onusiens du réseau est alors en partie relayée par celle de ses membres faisant partie d’ONG internationales. Parce qu’ils ne disposaient pas de la force de conviction des Nations unies auprès des gouvernements de la région, ils n’ont pu participer pleinement à l’épreuve de force qu’ont constituée l’amendement des législations nationales et l’enregistrement des ONG locales gays. Mais une fois ces deux étapes franchies, ils disposent d’un atout que n’ont pas les membres onusiens : la possibilité pour leurs organisations de financer et de former les membres d’ONG locales partenaires, en se passant de tout accord gouvernemental. Si les Nations unies ont une marge de manoeuvre limitée dans ce domaine, les ONG internationales du réseau peuvent en effet aider les partenaires de leurs choix, pour n’importe quel type d’actions et avec un flux financier à leur seule convenance[7]. Slava, devenu le leader du groupe initialement constitué autour d’Alexey ainsi que les quelques groupes de « bleu » constitués en ONG vont ainsi bénéficier d’une assistance financière conséquente, doublée d’une aide dite technique ; il s’agira d’un appui en termes de formation à des techniques de lobbying, d’advocacy, de marketing, de levée de fonds ou de management directement inspirées de l’expérience américaine au coeur du projet du réseau (Atlani-Duault 2005).

Aujourd’hui, trois ONG « bleu » sont actives au Kazakhstan, une dans la ville d’Almaty et deux dans celle de Karaganda. Dans cette dernière, les deux ONG, fondées en 1997 et 2001, ont comme double objectif de rassembler et de défendre les homosexuels masculins de la ville et de les prévenir contre le VIH-sida, comme le leur ont conseillé les membres du réseau. Elles lancent régulièrement des campagnes d’information, qui porte à la fois sur le thème des droits des homosexuels et sur la prévention de l’épidémie. Un ensemble de services anonymes et gratuits est également proposé : ligne d’écoute téléphonique, cellule de soutien psychologique, assistance médicale dans le domaine des maladies sexuellement transmissibles et le VIH-sida et conseils en matière juridique. À Bishkek, capitale du Kirghizstan, une ONG fut créée en 1997 après deux ans d’existence non officielle. D’abord enregistrée comme une association de jeunes, elle a aussi toujours poursuivi le double objectif de la lutte pour la reconnaissance des droits des homosexuels masculins et la prévention du VIH-sida. Ses membres produisent et diffusent de la documentation sur l’épidémie et les façons de s’en protéger. Des lignes téléphoniques d’information et d’assistance existent également. Les membres de cette association tentent aussi régulièrement de convaincre journaux et médias de diffuser des articles, des émissions de radios et des programmes de télévision qui plaident en faveur d’une plus grande tolérance vis-à-vis de l’homosexualité. Avec le même objectif, ils animent des séminaires de formation avec des policiers, des gardiens de prison, des religieux. Les militants kirghiz essaient d’étendre leurs actions en province, en formant des volontaires dans l’oblast (équivalent d’une préfecture) de Chui (Kara-Balta et Tokmok), dans deux villes de l’oblast de Issyk-Kul (Balykchi et Karakol) et dans la ville de Osh. Ils ont également créé la première discothèque « bleu » de la capitale, puis le premier club. Ils tentent ainsi d’assurer l’indépendance financière de l’ONG, les bénéfices de ces deux commerces privés lui étant en partie versés. L’ONG se dote ainsi d’une liberté d’action rare parmi ses consoeurs de la région, ce qui lui permet de faire face, tant bien que mal, à la fragilité des financements internationaux et à l’hostilité des structures étatiques, marquées d’homophobie.

Être « bleu » en Asie centrale soviétique, puis postsoviétique

Pour saisir toute la portée de l’homophobie et de la discrimination dont sont victimes les homosexuels centrasiatiques, et contre laquelle lutte le réseau, une analyse des réalités qui font leur quotidien depuis un siècle est nécessaire. Cette analyse sera organisée en quatre parties, qui reprendront les grandes étapes de l’histoire des goluboi de la région.

Avant la conquête russe, il était fréquent en Asie centrale que des garçons (enfants et jeunes adolescents) nommés batchas, bacchá ou bacheh[8]soient utilisés comme danseurs dans les cafés et lieux de divertissement, ainsi que chez les particulier, lors d’événements familiaux tels que les mariages et circoncisions (Baldauf 1988 ; Poujol 2001). « Ces batchas, ou jeunes danseurs, forment une institution reconnue dans toute l’Asie centrale, bien qu’ils soient particulièrement prisés à Boukhara et à Samarkand » notait ainsi dans ses carnets le voyageur Eugène Schuyler en 1876. Tout comme le comte Palhen, qui visita l’Ouzbékistan au début du 20e siècle, il décrit leurs danses comme étant particulièrement lascives : pieds nus, les cheveux longs, habillés et maquillés comme des femmes, les ongles de mains peints en rouge, les mouvements de leurs corps provoquaient le désir charnel des spectateurs masculins (Schuyler 1876 ; Pahlen 1964). Shuyler et Palhen confirment également leur rôle d’enfants-prostitués. « Tout homme détenant une position sociale ou un rang importants se doit d’en avoir un à son service ; ceux disposant de peu de moyens s’associent afin de pouvoir disposer d’un batcha qui puisse les amuser pendant leurs temps de loisirs et de repos », notait Schuyler. Initiés très jeunes, ces enfants ne choisissaient pas leur activité, mais y étaient contraints par leur entourage. Beaucoup vivaient dans la misère et la pauvreté, mais certains d’entre eux réussissaient à se faire reconnaître comme des artistes de renom. Dans ce cas, notait Schuyler :

Ils sont aussi respectés que le sont chez nous les plus grands artistes et chanteurs. Chacun de leurs mouvements est suivi avec attention et applaudi, et je n’ai jamais vu autant d’intérêt dans les yeux des spectateurs que lorsque les batchas les excitent. La foule semble alors les dévorer des yeux, tout en battant des mains pour accompagner le rythme de leurs pas.

Schuyler 1876 : 132-133, notre traduction

Conquise militairement au 19e siècle par l’armée du tsar, l’Asie centrale fut soumise à la législation russe. Selon cette dernière, et plus précisément selon le code criminel russe promulgué en 1832, les relations sexuelles entre hommes (muzhelozhstvo) étaient condamnées. Les coupables devaient être déchus de leurs droits civils et de leurs droits de propriété, et déportés en Sibérie pour quatre à cinq ans. Cette législation resta en vigueur jusqu’en 1903, un nouveau code pénal prévoyant ensuite des peines d’emprisonnement de trois à huit ans (Kon 1995). Mais alors qu’elle était déjà rarement appliquée en Russie, cette législation le fut encore moins en Asie centrale.

Après la Révolution de 1917, l’Asie centrale devient territoire soviétique. À partir de cette date et jusqu’en 1991, comme dans l’ensemble de l’Union, une même politique s’y appliquera et tentera d’y régir tous les aspects de la vie sociale, sexualité comprise. C’est dans ce cadre que la région connaîtra entre 1917 et 1934 une période à part de son histoire en matière d’homosexualité. Après la Révolution d’Octobre, et en rupture brutale avec la politique répressive menée du temps du tsar, le pouvoir soviétique va en effet dépénaliser la sodomie (muzhelozhstvo). Si cette dépénalisation a fait couler beaucoup d’encre, les analystes s’affrontent cependant sur la réalité de cette « libération » pour les homosexuels soviétiques des années vingt.

Un débat virulent, fortement teinté de considérations politiques, eut lieu à ce propos pendant la guerre froide (Bauml Duberman, Vicinus et Chauncey 1989 ; Baer 2002 ; Healy 2002). Les partisans d’un premier courant d’analyse soulignent avec admiration le côté avant-gardiste de la dépénalisation de l’homosexualité par les Bolcheviks, à une période où elle était encore illégale aux États-Unis et dans la majorité des pays d’Europe à cette époque (Lauritsen et Thorstad 1974). Ils rejoignent en cela les médecins et juristes soviétiques spécialisés de l’époque, qui étaient particulièrement fiers et la montraient en exemple lors de congrès internationaux, comme celui de la Ligue Internationale pour la Réforme Sexuelle qui fut organisé à Copenhague en 1928.

Les partisans d’un second courant d’interprétation retiennent au contraire qu’avant même la période stalinienne, les homosexuels soviétiques étaient victimes de discrimination en Union soviétique. Le nier, écrivent-ils, revient à affirmer de simples prises de positions politiques, en refusant volontairement de prendre en compte l’histoire (Karlinksy 1976, 1977, 1989, 1997). Entre 1917 à 1921, notent-ils, si la sodomie ne fut plus criminalisée, elle ne fut pas non plus autorisée légalement, car pendant cette période du « communisme de guerre » aucun code pénal ne régissait ce qui était autorisé et ce qui ne l’était pas. Pour des auteurs comme Karlinksy (1989) ou Schutler (2002), cette vacance de droit semble avoir été interprétée par les tenants du premier courant d’analyse comme une légalisation de la sodomie. Dans les faits, en l’absence d’instructions précises – et il n’y en avait pas à ce propos –, les officiers avaient ordre d’appliquer l’ancien code légal tsariste. À partir de 1922, s’il est vrai que le nouveau Code Pénal voté cette année-là ne mentionnait pas la sodomie et la rendait par conséquent légale, cette absence devrait être lue comme un oubli, oubli qui fut ensuite corrigé par Staline en 1934 (Karlinsky 1976, 1977).

Ce débat prit un nouveau tournant après 1991, grâce à l’ouverture au public de certaines archives jusqu’alors inaccessibles (Engelstein 1992 ; Naiman 1997 ; Healy 2001, 2002 ; Schutler 2002) et à la possibilité de mener des enquêtes de terrain sur le thème de l’homosexualité en Asie centrale. Il semble aujourd’hui que la situation des homosexuels soviétiques des années vingt fut plus complexe que ce qui en a été dit jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Deux points nous semblent particulièrement importants.

Pour donner sens à la dépénalisation de l’homosexualité des années vingt, il paraît nécessaire de la resituer dans le contexte historique et intellectuel de l’époque. Il faut en effet se souvenir qu’à la suite de la Révolution de 1917 et pendant les années vingt, il y eut des débats enragés dans les grandes villes de l’Union soviétique sur « l’amour libre » et l’opportunité d’une « moralité sexuelle » pour le prolétariat. Même s’ils ne prenaient pas parti en faveur de la reconnaissance des droits des homosexuels (Goldman 1993 ; Healy 2002), des juristes, des membres du Parti et des féministes de renom comme Alexandra Kollontai y annonçaient la disparition prochaine de la famille (Clements 1973, 1979 ; Farnsworth 1980). Les théoriciens du Parti étaient partagés (Naiman 1997).

Il n’y avait pas d’orthodoxie rigide dans le parti communiste et des opinions très différentes s’y exprimaient librement, en particulier sur des sujets aussi litigieux que les relations sexuelles, l’éducation des enfants et l’utilité de la famille dans la transition vers le socialisme.

Goldman 1993 : 5

Le Comité exécutif central des Soviets, la plus haute instance législative, ratifia cependant en octobre 1918 un nouveau code sur le mariage et la famille, dont l’objectif était de « rendre (la famille) superflue » (Goikhbarg 1918 : 4-9). Sous le régime socialiste, était-il envisagé, le travail domestique serait transféré à la sphère publique. Les tâches impayées qu’accomplissaient les femmes seraient prises en charge par des travailleurs salariés (cantines, blanchisseries, crèches pour les enfants, etc.) et financées par la collectivité (Stuchka 1925 ; Kollontai 1920). Dans de telles conditions, l’union libre remplacerait progressivement le mariage. Les citoyens s’uniraient et se sépareraient à leur gré, dégagés des pressions sociales liées à la reproduction. Les parents s’occuperaient de leurs enfants hors d’un statut marital et avec l’aide de la collectivité. La famille disparaîtrait peu à peu, laissant la place à des individus pleinement autonomes, libres de choisir leurs partenaires – et leur sexe – sur une base d’amour et de respect mutuel. C’est dans ce contexte bien particulier, nous semble-t-il, que doit se comprendre la dépénalisation de l’homosexualité en Union soviétique après la Révolution d’Octobre.

De plus, on découvre en étudiant les archives de l’époque le double langage des Bolcheviks au pouvoir à propos de l’homosexualité, suivant qu’elle se présente chez les Slaves ou chez les Centrasiatiques et les Caucasiens. Alors que pour les populations slaves, supposées « civilisées », les Bolcheviks ont en effet considéré les relations homosexuelles comme relevant d’une maladie que l’on parviendrait à soigner grâce à la médecine moderne et en particulier la psychiatrie, ils les ont dans le même temps jugées « rétrogrades » et « primitives » dans la lointaine Asie centrale et dans le Caucase. Cette dualité fut clairement exprimée dans la Grande Encyclopédie Soviétique publiée en 1930. Le thème de l’homosexualité y était traité sous deux entrées. La première, écrite par le psychiatre Mark Sereiskii, présentait une vision biomédicale de la question, mais en limitait la portée à l’Europe et à la population slave de l’Union soviétique. La seconde, sous-titrée « Essai ethnographique » et rédigée par P. Preobrazhenskii, discutait de l’homosexualité parmi les « peuples non civilisés » du Grand Nord et des territoires « asiatiques » de l’Union soviétique (Healy 2001, 2002). Là, les pratiques homosexuelles étaient supposées relever de « coutumes indigènes » néfastes dont il s’agissait de débarrasser les populations grâce à la politique d’émancipation menée par le gouvernement soviétique (Durmanov 1938). Dans ce but, et alors qu’elle était légale dans le reste de l’Union, la sodomie fut criminalisée en Azerbaïdjan en 1923, en Ouzbékistan en 1926 et au Turkménistan en 1927 (Karev 1957 ; Khalafov et al. 1993).

En 1934, les autorités criminalisèrent à nouveau l’homosexualité sur l’ensemble des Républiques de l’Union. Les relations sexuelles entre hommes devinrent un délit, que l’article 121 rendait passibles de cinq ans d’emprisonnement. Décrite par Nicolai Krylenko, commissaire du peuple en charge de la Justice, comme un signe de la décadence morale de la bourgeoisie et comme un acte anti-prolétarien, elle fut associée à l’ordre ancien et considérée comme « contre-révolutionnaire » (Kon 1995). L’article 121 constitua un outil puissant pour les instances de répression. On ne connaît pas avec précision le nombre de victimes de l’article 121, les archives étant inaccessibles (de Jong 1982). Une estimation réalisée par Sergei Shcherbakov, cité par Igor Kon, fait état d’environ un millier d’hommes par an. Mais les chiffres réels doivent être beaucoup plus élevés. Même si on y avait accès un jour, le décompte serait difficile parce que nombre d’homosexuels soviétiques ont été condamnés sous d’autres charges (« hooliganisme », « ennemis de classe », etc.) (Gessen 1994 ; Kon 1995).

En utilisant le délit d’homosexualité, ou le simple fait d’en être soupçonné, l’article 121 permit de plus de discréditer, décourager, poursuivre ou condamner tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, purent à un moment donné être considérés comme des opposants au régime, ou de maintenir en détention dans les camps certains de ceux qui s’y trouvaient déjà. En effet, celui qui était envoyé en camp pour cause d’homosexualité devenait systématiquement, pour les autres prisonniers, un paria, cible des violences et des persécutions (y compris sexuelles) de ses co-détenus. En dehors même de ceux qui y furent envoyés pour délit d’homosexualité, le goulag était un lieu de violence sexuelle organisée pour l’ensemble des détenus. Des millions de gens y furent incarcérés. Après avoir été arrachés à leur entourage, privés de vie intime pendant des années, ils subissaient dans les camps d’extrêmes violences, dont des viols répétés. Pour ceux qui en sont sortis, comment leur vie sexuelle ultérieure en fut-elle affectée ? Aucune donnée n’existe.

Formes extrêmes de la répression, les poursuites légales contre ne serait-ce qu’un « soupçon » d’homosexualité donnèrent libre cours à toutes les formes possibles de harcèlement social. Face à lui, le cadre quotidien n’était pas de nature à protéger les homosexuels mais au contraire à leur imposer la clandestinité, dans des lieux de rencontres vite connus des autorités et des voisins, avec le risque d’être démasqués et arrêtés. La vie en appartements collectifs, par exemple, ne facilitait pas l’intimité. Il était fréquent qu’une famille, avec enfants et grands-parents, se voie attribuer une seule pièce dans un appartement collectif, où il y avait toujours une ou plusieurs personnes chargées de la surveillance et de la délation pour pratique anti-communiste, vol, groupe organisé, etc. Les appartements collectifs diminuèrent après l’arrivée au pouvoir en 1954 de Nikita Khrouchtchev, qui fit construire des appartements en grand nombre. Des familles purent enfin bénéficier d’appartements individuels. Cela prit néanmoins du temps, et il était rare qu’un célibataire ait accès à un appartement. De plus, sur un plan légal comme sur un plan pratique, il était quasiment impossible de louer une chambre d’hôtel à plusieurs si l’on n’était pas marié ou affilié familialement, et on ne pouvait jamais aller à l’hôtel dans la ville où l’on habitait. Il était également difficile d’aller dans une autre ville, chacun ayant un passeport et un permis de résidence l’obligeant à demeurer là où les institutions l’avaient décidé. Les allers et venues de chacun étaient ainsi contrôlées, le parti déclarant qu’un communiste ne devait pas avoir de secret pour l’organisation. Trouver des moments d’intimité et des lieux adéquats était donc un véritable casse-tête. Malgré le contrôle et la surveillance, il était toujours possible de se rencontrer dans les bains publics, les parcs, les jardins, les voitures, au cinéma, ou dans les trains de nuit, mais cela devait se faire en secret et à la sauvette, la peur au ventre.

Ce retournement de la politique soviétique en matière d’homosexualité (entre la relative « libéralisation » des années 1917-1934 et le durcissement des années 30) prend sens dans le contexte plus large de la politique soviétique en matière de sexualité instaurée par Staline dans les années trente, qui marquera les cinquante années à venir. Au début des années trente, en effet, « en rupture brutale avec les idéaux de la révolution, le Parti désigna la famille comme la force capable du rétablissement de l’ordre dans la rue, aux côtés de la milice et des tribunaux. Loin de s’étioler, la famille devenait pour l’État une base indispensable au contrôle de ses administrés » (Goldman 1993 : 327)[9]. Les avortements furent interdits en 1936 (l’interdiction dura jusqu’en 1956). La psychanalyse devint la cible de critiques idéologiques enragées, et les oeuvres de Freud furent interdites (Etkin 1993). Toutes les formes d’art érotique furent censurées. Les études sur la sexualité furent bannies, et les écoles cessèrent tout type d’éducation sexuelle. L’autorité officielle de l’époque en Union Soviétique dans le domaine de l’éducation, Anton Makarenko, la considérait comme inutile, même à l’intérieur des familles, et recommandait aux parents d’éluder habilement les questions posées par leurs enfants, et d’orienter les conversations avec les adolescents sur la moralité.

Cette apparente volte-face ne fut pas une simple réaction à la désorganisation postrévolutionnaire que le gouvernement évoquait pour justifier son changement d’attitude, car le régime stalinien ne s’en tint pas là. Comme le note Igor Kon (1995 : 142), « la sexophobie répressive faisait partie intégrante du contrôle totalitaire sur l’individu ». James Riordan (1993) cite George Orwell :

Il fallait si possible détruire l’instinct sexuel, d’abord parce qu’il créait un monde à lui qui échappait au contrôle du parti. Mais le plus important, c’était que les privations sexuelles engendraient l’hystérie, un phénomène recherché parce qu’on pouvait le transformer en frénésie guerrière et en culte du héros. [il poursuit :] Selon toute probabilité, il ne s’agissait pas au début de stratégie consciente, mais de la continuité de l’ascétisme révolutionnaire de gens qui avaient renoncé à tout et qui pensaient avoir le droit de forcer leurs concitoyens à en faire autant. Mais au fil des années, cela s’est affirmé. La personne était avant tout une force productive au service de l’avenir universel de l’humanité : production de biens matériels pendant la journée de travail et production d’enfants le soir à la maison. Tout le reste devait être éradiqué.

Riordan 1993 : 24

À partir de la fin des années 1960, le climat changea lentement, mais les débats et les études sur la sexualité, et plus encore sur l’homosexualité, restèrent limités. Jusqu’aux derniers souffles de l’URSS, note Igor Kon avec humour, « le comportement sexuel du peuple soviétique aura été le secret le mieux gardé de l’histoire. Le commandement de l’armée sait au moins où se trouvent toutes les bases militaires, il connaît leur dotation en personnel. Mais personne n’a la moindre idée de nos vies sexuelles ! » (Kon et Riordan 1993 : 27).

Dans un tel contexte de secret et de répression de l’homosexualité, il était exclu que puissent se créer des associations de défense des droits des minorités sexuelles, à l’instar des mouvements occidentaux. Une exception est cependant à noter. En mai 1984, un mois avant l’accession au pouvoir de Mikhail Gorbatchev, une trentaine de jeunes gens de Leningrad, menés par Aleksandr Zaremba, ont fondé un groupe informel de gays et de lesbiennes nommé le « laboratoire gay ». En liaison avec l’Association Internationale des Gays et Lesbiens (ILGA) via l’association finlandaise SETA, ils faisaient parvenir en Occident quelques informations sur le statut peu enviable des « bleu » en URSS (Kon 1995 ; Schulter 2002). Placé sous surveillance par le KGB, victime de menaces et de répression, le groupe fut finalement dissous en 1986, ses membres étant déportés en Sibérie, forcés à émigrer à l’étranger ou réduits au silence, et Zaremba emprisonné. De telles tentatives de création d’associations ne referont surface publiquement en Union Soviétique que dans les toutes dernières années de la glasnost.

Durant les premières années de la glasnost, la situation n’a pas changé, à ceci près que la presse populaire[10] a commencé à débattre de l’homosexualité. Pour la première fois, la question de l’homosexualité en Union soviétique était débattue en public, par le biais d’articles de journalistes mais aussi de lettres d’homosexuels et de leurs parents. De nombreux lecteurs ont ainsi découvert l’étendue de la discrimination, la brutalité policière, la solitude et le rejet auxquels étaient confrontés les « bleu » (Kon 1995). Lancé par quelques journaux en faveur de la lutte contre l’homophobie, le thème fut également traité par une presse plus conservatrice. Largement homophobe, elle ne faisait que refléter l’opinion d’une majorité de soviétiques. Profitant de l’ouverture due à la glasnost, une étude jusqu’alors inenvisageable fut en effet réalisée sur le thème de l’homosexualité auprès de citoyens soviétiques représentant les diverses Républiques de l’Union par le Centre soviétique pour l’étude de l’opinion publique. Ses résultats sont parlants. Ils témoignent de la très forte homophobie qui régnait sur l’ensemble du territoire de l’Union. 64,4 % des personnes interrogées firent preuve d’une grande hostilité envers les homosexuels. Interrogés sur ce qui devrait être fait avec ces derniers, 33,7 % affirmèrent qu’il fallait les tuer ou plus exactement les « liquider », usant ainsi d’un euphémisme de l’époque stalinienne ; 30,7 % répondirent qu’ils devaient être « isolés du reste de la société », se référant aux prisons ou aux asiles psychiatriques ; 10,1 % dirent qu’il fallait « les laisser à eux-mêmes », et 6,4 % que de l’« aide » devait leur être apportée. De plus, comme le souligne avec justesse David Schutler, 19,5 %, soit une personne interrogée sur cinq, a choisi de ne pas se prononcer (répondant : « c’est difficile à dire »). La stigmatisation dont souffrirent les homosexuels soviétiques était donc immense, une personne sur trois environ les souhaitant morts (Schutler 2002).

Les préjugés homophobes n’ont fait que se renforcer avec l’arrivée de l’épidémie de VIH-sida en Union soviétique. Nikolai Burgasov, ministre adjoint de la santé déclara ainsi en 1985 qu’« une augmentation massive des taux d’infection au VIH-sida est impossible en Union soviétique, car l’homosexualité est sévèrement punie par notre code pénal » (Burgasov 1986). Les mesures mises en place par les autorités soviétiques pour lutter contre le VIH-sida permirent, par leur formulation évasive, d’engager des poursuites contre tous ceux qui, pour une raison ou une autre, furent accusés d’être homosexuels, et de leur imposer des tests sanguins. Le climat répressif latent, l’ostracisme social et l’absence de confidentialité des tests de sérologie ont bien évidement constitué un frein au dépistage volontaire. Les Soviétiques ayant des pratiques homosexuelles avaient toutes les raisons de redouter ce dépistage, car ils étaient pratiquement certains d’y rencontrer hostilité, absence de confidentialité et stigmatisation. Dans un tel climat, on comprend que ceux qui étaient diagnostiqués séropositifs aient hésité à révéler leur orientation sexuelle. Ils savaient que cela ne ferait qu’attirer sur eux et sur leur entourage stigmatisation et poursuites pénales. Pour exemple, l’activiste Roman Kalinin relata comment fut confisqué le carnet d’adresses de « VK », infecté par le VIH. Contraints de faire un test sérologique, ses contacts furent surveillés par la police et le KGB et victimes de chantage à la dénonciation. Le faible nombre de cas d’homosexuels infectés par le VIH identifiés par les autorités dans les années quatre-vingt-dix laisse supposer une sous-estimation de la présence du virus dans la population homosexuelle masculine (Atlani 1998 ; Atlani et al. 2000 ; Atlani-Duault 2005). Profitant de la période de glasnost, quelques médecins et universitaires soviétiques ont bien tenté de s’élever contre cette situation en demandant la réforme de la législation contre la sodomie, mais sans succès.

Malgré la violence de la répression légale et l’homophobie rampante, la relative ouverture des dernières années du régime soviétique permit la création de la toute première association d’homosexuels soviétiques : l’Association des Minorités Sexuelles. Créée à la fin de l’année 1989, il s’agissait d’une « association de défenses des droits de l’homme, qui avait pour objectif d’obtenir l’égalité complète entre personnes dont les orientations sexuelles étaient différentes » (Kon 1995 : 252). Sa première campagne utilisa les médias officiels pour demander la révocation de l’article 121, un changement d’attitude des pouvoirs publics envers les minorités sexuelles et la réhabilitation sociale des personnes touchées par le VIH-sida. Cet appel demandait le retrait des statuts discriminatoires du Code Pénal et une déclaration d’amnistie pour les personnes condamnées. Confrontée à des conflits internes, l’Association des Minorités Sexuelles disparut très vite. En 1990, ses membres se scindèrent en deux mouvements. À Moscou, le plus radical dans ses prises de position et le plus médiatisé fut l’Union Osvobozhdenie (Libération) dirigée par les très médiatisés Roman Kalinin et Yevgenia Debryanskaya. Le second groupe, l’association ARGO (Assotsiatsiya za ravnopravie gomosexualistov, Association pour l’Égalité des Droits des Homosexuels) préféra une voie moins virulente et choisit de concentrer ses efforts sur la réforme de la législation et la lutte contre l’homophobie grâce au dialogue et au lobbying. À Leningrad aussi, deux groupes se formèrent : le Fonds Tchaikovky pour la Défense de l’Initiative Culturelle et l’Aide aux Minorités Sexuelles, proche de l’Union, et l’association de défense des droits des homosexuels Kryla (d’abord appelée Nevskie berega, puis Nevskaya perspektiva), proche des choix d’ARGO. Petit à petit, des associations se formèrent également dans certaines grandes villes russes, telles que de Nizhny Tagil, Barnaul, Kaluga, Murmansk, Rostov et Tomsk, ainsi qu’en Ukraine, en Biélorussie et dans les Républiques Baltes.

Parmi ces associations, il était possible de distinguer deux tendances antagonistes (Shutler 2002). Un premier type d’associations, comme ARGO, suivit une logique « réformiste » ou « assimilationniste ». Ces associations privilégiaient la réforme du système soviétique de l’intérieur, en négociant la réforme de la législation et en éduquant la population à la tolérance envers l’homosexualité. Un second type d’associations, à l’instar de l’Union moscovite dirigée par Kalinin, choisit au contraire une logique « révolutionnaire » (selon les termes des membres de l’Union) et appela au renversement du système politique soviétique dans son ensemble, en privilégiant le recours aux coups médiatiques et à la pression internationale. Dans les deux cas, avant même la disparition de l’Union soviétique, les difficultés furent nombreuses. Les « réformistes » se sont vite trouvés noyés dans la finesse retorse et la lenteur calculée de la bureaucratie soviétique et de ses chargés du pouvoir. Quant à ceux qui avaient choisi l’option « révolutionnaire », ils ont eu tendance à multiplier les déclarations médiatiques choquantes (par exemple lors de la candidature de Kalinin à la présidence de l’Union soviétique) et ont rapidement perdu leur crédibilité.

Mais si la relative ouverture entraînée par la glasnost permit de tels mouvements associatifs homosexuels dans la partie Nord de l’Union soviétique, cela ne fut pas le cas en Asie centrale. La région étant tenue d’une main de fer par les premiers secrétaires du Parti de chaque République, les espaces de liberté offerts par la glasnost dans la partie Nord de l’Union ne l’atteignirent pas, du moins pas assez pour que puissent émerger des associations réunissant des homosexuels masculins, encore trop fortement réprimés par les structures de pouvoir pour oser militer.

Entre normes transnationales et pratiques politiques locales, une réalité quotidienne difficile

Comme nous l’avons montré, le poids de l’histoire est particulièrement lourd pour les « bleu » d’Asie centrale. Si les activistes du réseau transnational la méconnaissent, cela ne les empêche pas de provoquer des changements sociaux importants, comme on l’a vu plus haut. Ce n’est en effet pas en regard de cette histoire qu’ils se battent, mais parce qu’ils sont portés par un idéal qui fait leur force : la reconnaissance des droits des homosexuels masculins, pensés comme étant universaux. Cette force est de plus renforcée par une autre certitude, celle de la transférabilité universelle de l’expérience des ONG gay américaines liant la lutte en faveur des minorités sexuelles et le combat contre le VIH-sida. Ainsi, ce double « moteur » de l’action passe outre les spécificités culturelles des populations à « aider », mais cette ignorance fait sa force, car elle impose ses choix avec une naïveté et une assurance telles que cela provoque des changements désirés par ses partenaires locaux, comme par exemple la décriminalisation de l’homosexualité ou la légalisation d’ONG locales en faveur des « bleu » d’Asie centrale (Atlani-Duault 2007b).

Mais après une telle analyse, si l’on peut comprendre pleinement la force d’une telle volonté, on saisit également qu’elle ne peut qu’être rattrapée par le poids de l’histoire et de la politique. En effet, même dans les pays où la législation a changé, la discrimination envers les homosexuels est encore extrêmement forte. Une étude fut réalisée en 1998 auprès d’une centaine d’hommes homosexuels à Bishkek, la capitale du Kirghizstan (Oostvogels 1997). Tous soulignent l’homophobie qui les entoure, dénoncée par 92 % d’entre eux. Par respect pour la famille et par peur de la discrimination, les contacts entre hommes sont décrits comme étant limités, les groupes d’amis fermés, la méfiance extrême. D’après l’enquête, 47 % des répondants sont mariés ou en relation de couple stable avec une femme. En l’absence de lieux de rassemblement sûrs, certains endroits sont identifiés dans les grandes villes comme des lieux de rencontres homosexuelles (pleshka en argot russe). Il s’agit souvent de portions de rues à grande circulation piétonne, avec un parc ou un square, de toilettes publiques, de stations de métro ou de lignes de bus (à Tachkent en Ouzbékistan, par exemple). Les hammams et bains publics (banyas) sont particulièrement prisés, ainsi que certains cafés et restaurants des grandes villes[11]. Des appartements privés et des dachas servent également de lieux de rassemblement. Depuis peu, Internet est un mode de rencontre et de communication prisé, car il est considéré comme plus sûr que la fréquentation de lieux manifestement connus des forces de l’ordre[12]. Il reste que de nombreux homosexuels de la région reçoivent des menaces de mort anonymes, certaines d’entre elles étant suivies d’effet dans l’indifférence des forces de l’ordre. Nombre d’entre eux sont encore peu informés de leurs droits et, au Kirghizstan, Kazakhstan et Tadjikistan, beaucoup ne savent pas que l’homosexualité a été légalisée dans leur pays, ce que se gardent bien de leur apprendre certains représentants des forces de l’ordre, eux-mêmes pas toujours au courant. 

Les signes les plus violents de discrimination renvoient au harcèlement des forces de l’ordre et de sécurité. Ces dernières ont souvent recours à la menace de persécution (sous le coup de l’article 121 dans les pays où il est encore appliqué, ou sous celui de tout autre délit, que cela soit le « hooliganisme » comme au temps soviétique, ou l’inculpation pour les meurtres et vols commis par d’autres dans le quartier) pour faire montre de violence extrême, extorquer des aveux écrits puis les utiliser pour exiger régulièrement bakchich et dénonciations. En cas de refus, la prison attend les « bleu », et avec elle d’autres formes de violences, y compris sexuelles. Comme auparavant, les persécutions peuvent également être d’ordre politique. Le cas de Ruslan Sharipov est parlant. Journaliste homosexuel ouzbek à la tête d’une association de défense de la liberté de la presse, il a été arrêté en 2003 après avoir publié une série d’articles dénonçant les abus en matière de droits de l’homme en Ouzbékistan. Accusé de sodomie et de pédophilie, il rédigea des aveux sous la torture et la menace d’assassinat. Son avocat, Surat Ikramov, fut ensuite kidnappé puis violemment battu par des hommes cagoulés alors qu’il revenait d’une réunion préparatoire au procès du journaliste. À l’issue de ce procès, Ruslan Shapirov a été condamné à cinq ans et demi de prison, la sentence étant par la suite réduite en appel à quatre ans. Après avoir reçu le soutien de nombreuses organisations internationales comme Human Right Watch, Amnesty International ou Reporters Sans Frontières, Ruslan Shapirov a réussi à s’échapper de prison en 2004 et a depuis obtenu un statut de réfugié politique aux États-Unis.

Du fait de cette discrimination et de ces pratiques de répression, ancrées dans l’histoire de la région, il n’est pas étonnant que les homosexuels de la région ne se reconnaissent pas dans la notion de « communauté gay », si importante aux yeux des humanitaires du réseau. Il y a en effet parmi eux un refus quasi général d’une identification de groupe, beaucoup trop dangereuse pour leur sécurité personnelle et celle de leur famille. Au-delà même de ce refus, compréhensible dans le contexte de répression qu’ils connaissent depuis plusieurs décennies, l’appartenance même à une ONG de lutte pour la reconnaissance des droits des homosexuels peut être dangereuse. Deux exemples l’illustrent. Bien qu’impressionnantes par le courage de leurs membres, les ONG de lutte pour la reconnaissance des droits des homosexuels et contre l’épidémie de VIH en Asie centrale sont maintenues sous un contrôle serré des forces gouvernementales, avec tous les risques d’identification de ses militants que cela représente. À la fin des années quatre-vingt-dix, par exemple, des bénévoles d’une de ces associations menèrent une petite étude sur le thème de l’homosexualité. À la suite de cette enquête, un article extrêmement hostile fut publié dans un journal local. Il contenait certaines informations récoltées durant les entretiens et qui auraient dû rester anonymes. En plus du harcèlement physique et moral dont furent ensuite victimes les personnes ciblées, cela décrédibilisa fortement l’ONG et conforta de nombreux homosexuels de la région dans la méfiance et la peur envers toute identification de groupe. Le second exemple est encore plus parlant. Au Kirghizstan, en 2002, trois jeunes homosexuels qui furent un temps bénévoles d’une de ces ONG furent soupçonnés par la police du meurtre d’un homme, lui aussi homosexuel. Ils furent condamnés à des peines allant de quatorze à quinze ans de prison sans qu’aucune preuve ne puisse être retenue contre eux, et sans que les policiers ni la cour de justice ne prennent en compte leurs témoignages, jugés irrecevables du fait de leur orientation sexuelle (Vand der Veur 2004). Étant donné les pratiques de viols répétés qui sont régulièrement dénoncées dans les prisons de la région, et dont souffrent tout particulièrement les prisonniers soupçonnés d’homosexualité, on est en mesure de s’inquiéter. Un des trois accusés a de plus contracté la tuberculose en prison et semble être dans un état de santé alarmant.

Si, dans les années quatre-vingt-dix, un réseau transnational d’acteurs humanitaires réunis autour de références communes a pu aider les homosexuels d’Asie centrale à faire amender la législation de certains pays de la région, dépénalisant ainsi l’homosexualité après des décennies de répression légale, et à promouvoir la création et la légalisation d’ONG gay locales, la situation actuelle n’est plus comparable. Alors que les États d’Asie centrale étaient à l’époque demandeurs d’assistance internationale et donc vulnérables à la conditionnalité de l’aide, aujourd’hui, à la suite de supposées « révolutions » de couleurs dans les pays d’ex-Union soviétique, les gouvernants sont devenus extrêmement méfiants envers les organisations internationales d’aide humanitaire (Atlani-Duault 2007a, 2007b). En conséquence, le contrôle étatique se renforce envers les ONG locales aidées par l’étranger, soumises à une obligation de ré-enregistrement répétés et au contrôle intensif des forces de l’ordre. On assiste de plus à un regain de revendications nationalistes, virulentes envers les minorités, ethniques ou sexuelles, et qui reprennent les thèses homophobes courantes dans la région depuis plusieurs décennies. On peut craindre le pire pour les homosexuels de la région, et en particulier pour ceux qui ont eu le courage de s’engager politiquement.