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Au début de l’histoire de l’anthropologie nord-américaine, les choses étaient claires. Il y avait le proche ici et le lointain là-bas. Les nouveaux paramètres de l’anthropologie contemporaine rendent cette frontière de plus en plus floue. À partir d’exemples tirés du terrain de recherche que j’ai mené auprès de couples mixtes au Maroc, je voudrais amorcer une réflexion sur la mouvance de cette frontière. J’aborderai plus spécifiquement trois aspects liés à la particularité de ma recherche doctorale : mon statut de chercheure immigrante qui brouille les frontières classiques de l’anthropologie en faisant de mon terrain, mené en terre exotique, un second chez moi ; mon choix méthodologique, celui de placer l’expérience partagée au coeur de ma recherche, puisqu’il soulève un questionnement sur ma posture de chercheure ; et finalement le lien entre production scientifique et engagement, ce qui m’amènera à ouvrir une réflexion sur la part de biographie présente dans l’élaboration d’une théorie.

C’est l’idée de mouvement, qui m’a été inspirée par Laplantine (dans Ghasarian 2002), Fernandez (2002), Marcus (1995) et Tarrius (2004), qui est au centre de ce texte. J’aimerais montrer que nous sommes placés aujourd’hui devant une impossibilité de fixer les choses. L’accent que je mets sur la mouvance de la frontière entre proche et lointain vous invite, à votre tour, à vous laisser emporter par le mouvement.

Du proche ou du lointain

En novembre 2005, j’étais dans l’avion qui faisait le trajet entre Montréal et Casablanca. C’était le début de mon terrain de recherche. Une nouvelle étape commençait. C’était pourtant la neuvième fois que je prenais ce vol. Je me suis alors surprise à me demander si le terrain que je débutais se classifiait dans l’ethnographie contemporaine des objets dits proches ou bien si, au contraire, je m’engageais dans une démarche plutôt classique, partie à la rencontre d’un autre lointain. Le Maroc n’est plus pour moi une terre exotique puisque j’y habite depuis sept ans. Est-il pour autant possible de parler de familiarité quand le terrain de recherche se fait à des milliers de kilomètres de son pays natal?

Ce jour de novembre, j’avais bien sûr dans mes valises tout mon matériel de recherche, mais j’amenais aussi avec moi ma fille et j’allais retrouver mon mari. Dès mon arrivée, je me suis rendue dans mon appartement. J’ai retrouvé mes amis, mes livres, mes objets personnels. Les premiers pas d’adaptation au pays étaient faits. Je commençais à maîtriser l’arabe dialectal. J’étais en quelque sorte en territoire connu, dans un pays qui possédait pourtant encore mille mystères pour moi.

L’anthropologie contemporaine n’a plus pour objet d’étude un autre lointain, porteur d’une altérité absolue. On parle souvent d’ethnographie at home. Est-il possible de classifier ma recherche comme un exemple d’anthropologie at home, alors que le chez-soi, dans mon cas, est une terre d’accueil? Je suis partie au loin dans un pays qui est devenu un second chez-moi étudier un sujet proche qui m’a souvent étonnée par ses différences. Cela montre bien que proximité n’équivaut pas toujours à familiarité, pas plus que dépaysement ne rime nécessairement avec exotisme. Tout dépend de la position dans laquelle on se trouve et puisque celle-ci change constamment, la frontière entre proche et lointain se trouve donc en perpétuelle mouvance.

Une expérience partagée

Puisque, selon Hastrup (1995), il n’y a pas de façon de comprendre le vécu des gens en dehors d’une expérience plus ou moins partagée, il est primordial pour un chercheur de s’engager personnellement dans son sujet d’étude. Il est impossible d’expérimenter dans la perspective des autres et de prétendre avoir accès à la totalité de leur expérience, mais on peut partager une expérience. Ma propre expérience de mixité m’a donc permis de m’engager dans une ethnographie du proche en plaçant cette expérience partagée au coeur de ma méthodologie de recherche. Bien que cela m’ait amené à me mouvoir constamment d’une posture de proximité à une obligation de distance essentielle pour faire un travail professionnel, cette expérience partagée a incontestablement facilité ma recherche.

Tout d’abord, pour ce qui est de l’accessibilité au réseau, j’ai gagné beaucoup de temps. Parce que j’étais moi-même intégrée dans un cercle de couples mixtes et d’étrangers, l’effet boule de neige a été très rapide. Je ne connaissais pas la plupart des gens avec lesquels j’ai fait un entretien. Le défi était donc d’arriver à créer une complicité rapidement. Puisque l’on tient pour acquis que le fait de partager une expérience avec quelqu’un crée un sentiment de proximité (réel ou fictif), je me positionnais d’office comme une Canadienne mariée à un Marocain. L’illusion de ce vécu commun m’a aidée à me rapprocher des gens : j’ai eu droit à des regards complices, mes interlocuteurs prenaient pour acquis que je savais de quoi ils parlaient. Certains se sont même permis de me donner des conseils ou de me mettre en garde. Dans ces moments, il devenait essentiel, pour me préserver, de placer une distance entre mon histoire et celle des autres. Il me fallait à la fois oublier ce qui m’éloignait de ces gens pour être véritablement à leur écoute tout en mettant l’accent sur ce qui unissait nos expériences pour créer rapidement une complicité.

Ce vécu commun n’est pas seulement une illusion. Il est difficile d’évaluer la plus-value de cette complicité qui était souvent bien réelle. Le fait de côtoyer certains couples mixtes en dehors du cadre officiel de ma recherche m’a permis de vivre des moments riches. J’ai passé de nombreuses heures en compagnie de couples qui étaient, ou sont devenus grâce à cette recherche, de grands amis. J’ai eu l’occasion de discuter plus intimement avec eux. J’ai été témoin de leurs questionnements, de leurs conflits, de leurs démarches, etc.

On pourrait dire avec Hastrup que je me suis servie de ma propre expérience comme d’une porte d’entrée dans un espace de connaissance en devenant, en quelque sorte, mon propre informateur. Hastrup propose en effet de replacer les sens et le vécu au centre de l’expérience ethnographique. C’est en effet par le corps, les sensations et les émotions qu’on peut expérimenter le monde. Cette expérience incarnée fait de l’anthropologue un être impliqué dans la quête de connaissance plutôt qu’un simple observateur-participant. Il serait difficile d’être plus impliquée que je ne le suis dans mon sujet d’étude. Cet engagement au quotidien, qui m’a sans doute permis d’approfondir certaines pistes de réflexions, n’a pas été sans conséquences sur le processus de ma recherche. En voici un exemple.

Au Maroc, le code de la famille est souvent perçu par les couples mixtes comme des obstacles qu’il faut contourner, des lois auxquelles il faut s’adapter. Pour mieux comprendre les enjeux du système législatif marocain, j’ai accompagné chez une notaire deux femmes qui s’interrogeaient sur des questions concernant leur situation matrimoniale, l’accès à la propriété, l’héritage, etc. Ce jour-là, il serait réducteur de dire que je faisais de la simple observation-participante. Il est vrai que je désirais un éclairage professionnel, mais il serait malhonnête de ma part de nier que j’étais moi-même impliquée dans des questionnements touchant à ma propre situation d’étrangère, d’épouse et de mère vivant au Maroc. Cette implication a donné lieu à un énorme chapitre sur le sujet. Où est le problème? L’impact de la législation marocaine sur les couples mixtes n’est pas le sujet de ma thèse. Bien qu’il m’ait été nécessaire de comprendre le contexte juridique entourant les unions mixtes, l’énergie et le temps que j’ai consacrés à recueillir ces données ont été disproportionnés. Au final, le chapitre s’est retrouvé en annexe de la thèse. On voit donc, par cet exemple, que cette passerelle continue entre mon sujet de recherche et ma vie au quotidien brouille aussi la frontière entre les notions de proximité et de distance.

La part de biographie dans l’élaboration d’une théorie

Cette unité entre l’expérience incarnée et l’aspect intellectuel de ma recherche intrigue et soulève une réflexion sur la scientificité d’une telle recherche. Est-il possible de produire une connaissance universitaire sur un sujet dans lequel on est personnellement engagé? La question est légitime. Ma réponse est simple : oui.

D’abord, il m’apparaît évident que le phénomène social auquel je m’intéresse est beaucoup plus vaste et diversifié que ma propre histoire. J’ai vécu un véritable terrain de recherche rempli de découvertes et de rencontres étonnantes. Cette expérience ethnographique m’a parfois confortée dans mes propres réflexions, mais plusieurs rencontres m’ont aussi déstabilisée en m’obligeant à voir les choses autrement. Ces rencontres m’ont demandé les mêmes aptitudes de décentrement et d’ouverture nécessaires à un terrain dit « exotique ». Il était d’autant plus important que j’exerce une distanciation avec mon sujet d’étude que j’y étais personnellement engagée et qu’il aurait été facile de tomber dans un ethnocentrisme expérientiel, en prenant mon expérience comme point de référence.

Le regard réflexif que je porte aujourd’hui sur mon processus de recherche met clairement en évidence la non-neutralité de l’anthropologue. Je suis de ceux et celles qui revendiquent le flou artistique qui caractérise le travail de recherche en anthropologie. Tout comme Ghasarian, je ne conçois pas le travail des chercheurs en sciences humaines comme le reflet d’une réalité, mais comme celui d’une sensibilité. Pour moi, la pratique anthropologique est un processus créatif. Je pense aussi, à l’instar d’André Leroi-Gourhan (cité dans Assayag et Beneï 2000), que toute théorie est biographique et qu’il y a derrière chaque recherche une quête de soi. Cette part de biographie influence tout le processus de recherche. Voici quelques exemples qui illustrent bien qu’on crée à partir de notre sensibilité, de notre parcours, de notre posture de chercheur.

Le point de départ d’un terrain ethnographique n’est jamais neutre. L’exemple qui suit le montre bien. En mai 2006, je suis partie rencontrer un couple dans un quartier populaire de la médina de Fez. En passant à travers le souk de la place et en voyant les enfants dans les ruelles qui me regardaient avec curiosité, je me suis soudainement sentie plongée dans un terrain très lointain…

Arrivés au lieu de rendez-vous, première surprise, personne ne semblait nous attendre. Bien que l’homme fut au courant de ma venue, il n’en connaissait apparemment pas la raison. Il m’a invitée à m’asseoir en attendant son épouse. Nous avons parlé de tout et de rien, le malaise était palpable. J’ai décidé, même si ça me semblait un peu délicat, de profiter de cette attente pour lui faire signer mon formulaire de consentement éthique. Au moment où il en a débuté la lecture, j’ai senti que j’érigeais un mur entre lui et moi. J’ai d’abord été soulagée de constater qu’il savait lire, mais j’ai vite réalisé par son attitude qu’il ne comprenait pas plusieurs termes utilisés. J’ai patiné pour lui résumer ma recherche en des termes très concrets. L’homme a fini par signer sans avoir terminé la lecture.

Sa femme est enfin arrivée. Elle ne parlait qu’en arabe dialectal… Je n’avais prévu aucun interprète. J’étais complètement déstabilisée. J’étais non seulement devant un problème de langue, mais surtout devant un problème de niveau de langage. J’ai dû traduire mes questions en arabe dialectal tout en les simplifiant pour arriver à me faire comprendre, ce qui m’a semblé encore plus difficile.

Jusqu’au moment de cette rencontre, je n’avais pas réalisé à quel point la façon dont j’avais conçu et mené mon projet de recherche m’avait amenée à rencontrer des gens d’un certain niveau intellectuel. J’ai aussi réalisé que si j’avais habité en médina, j’aurais eu dès le départ cette impression d’être dans un terrain lointain et mes rencontres auraient été tout autres.

Lors de la phase d’analyse, j’ai voulu créer une typologie des différents mouvements de l’identité en classant les couples selon des cas types. Au moment où je me suis demandé à quel type de mouvement mon couple correspondait, il m’est apparu une évidence. Chaque entretien ne représente pas un type de mouvance. Le récit de chaque couple et même de chaque individu est parsemé de différents mouvements de l’identité et dessine une trajectoire identitaire originale et particulière. C’est au moment où j’ai voulu classer mon couple dans une catégorie hermétique que je me suis rendue compte que ma pensée devenait réductrice et que je m’éloignais de mon aspiration principale, faire de l’anthropologie du mouvement.

Le dernier exemple concerne mes pistes d’analyse. Je les résume ici en quelques lignes.

  • La mixité invite à une transformation identitaire nécessaire à la rencontre.

  • Le parcours identitaire des couples mixtes est en perpétuelle mouvance.

  • L’identité des couples mixtes n’est pas reliée à des racines fixes (territoires) mais à des racines mouvantes (trajectoires identitaires).

  • L’expérience de la mixité n’est pas le début de la mouvance identitaire, mais la suite d’un parcours.

En rédigeant ce résumé à l’intention de ma directrice, j’ai été frappée de constater que la théorie que j’avais élaborée correspondait parfaitement à ma propre histoire. J’ai alors eu un profond moment de doute. Était-il possible, après cinq ans de recherche, cinquante-huit heures d’entretien en profondeur, des centaines d’heures d’observation participante, des mois de transcription et d’analyse, d’arriver à des résultats de l’ordre du témoignage? Angoisse. Suis-je partie de moi pour élaborer cette théorie ou est-ce bien le résultat d’une analyse rigoureuse? Ma thèse est sans aucun doute le résultat d’un indissociable mélange des deux. Une recherche rigoureuse, mais indéniablement guidée par ma propre sensibilité. Il est en effet logique et même plutôt rassurant de constater que ma théorie colle à mon expérience, puisque je fais aussi partie de ces gens auxquels ma recherche s’est intéressée.

Il serait difficile pour moi de nier qu’il y a une part de biographie dans l’élaboration de ma thèse. Mais si on conçoit la pratique anthropologique comme un processus créatif et comme le reflet d’une sensibilité, l’élément biographique devient un tremplin qui facilite la recherche, l’enrichit (en révélant certains indices et en ouvrant certaines pistes difficilement accessibles sans cet engagement propre au partage d’une expérience) et qui empêche de tomber dans des catégorisations excessives.

Ce serait vide de sens et l’anthropologie n’aurait plus de raison d’être si les anthropologues ne poursuivaient qu’une quête d’eux-mêmes. Au début de l’histoire de l’anthropologie, il ne s’agissait que d’une quête de l’autre. À un certain moment, certains intellectuels ont versé dans l’autre extrême en affirmant que l’anthropologie n’était en fait qu’une quête de soi. Je crois, pour ma part, que l’anthropologie contemporaine n’est ni une quête de soi ni une quête de l’autre, mais une quête de la rencontre entre les deux. Dans le monde d’aujourd’hui, où les rencontres sont plus que jamais au coeur des grandes questions et des grands enjeux, cela suffit à rendre le savoir anthropologique pertinent et essentiel.