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Ce petit livre magistral offre une synthèse des travaux et des débats de quelques grands noms de la science des religions et une relecture, à leur lumière, de travaux ethnographiques : ces deux types de sources permettent à Marcello Massenzio d’élaborer sa définition du phénomène religieux et de proposer « un nouveau mode d’appréhension du sacré ».

Il a retenu les travaux de De Martino, Pettazoni et Brelich, car leurs théories convergent sur des points essentiels. Le sacré est une catégorie autonome, mais cette autonomie de la religion comme production culturelle est à comprendre non comme une plénitude ontologique précédant sa dimension historique, mais comme un pouvoir créatif spécifique. La catégorie du sacré est issue d’une pensée dialectique : la réalité de la condition humaine, telle qu’elle est donnée à l’expérience, fait surgir une idée d’altérité, de diversité conçue comme antériorité. Situant le sacré dans l’histoire, tout autant que l’homme lui-même, ces auteurs s’interrogent sur « les facteurs historiques qui sacralisent ce qui ne l’est pas en soi » (p. 20) et cherchent à identifier ce qui caractérise le moment religieux, sa dynamique interne, son rapport aux autres faits. Le terme « sacré » lui-même n’est pas mis en cause ici comme chez L. de Heusch (1982 : 16-21), malgré une critique des thèses d’Eliade.

De Martino récuse la catégorie du « numineux » de l’expérience religieuse, pour une approche rationnelle du sacré défini comme altérité radicale. Au-delà de sa critique de la phénoménologie de la religion de Van der Leeuw, il retient l’expérience du « tout autre » que celui-ci a mise en lumière et se fixe pour objectif la reconstitution de la hiérogénèse : l’identification du processus de fabrication du sacré et ses attributs spécifiques. Il élabore la notion de « présence », ce qui fait de l’homme un homme, l’unité individuelle expérimentée dans la subjectivité psycho-historique, donnant à chacun la capacité d’agir et le pouvoir de décider. Cette conscience de soi peut être aliénée dans des moments critiques du devenir d’un individu, expériences d’aliénation à soi-même ou à d’autres forces, de perte. La notion de « crise » s’élargit à la vie de société entière dans certaines circonstances, comme la fin d’un cycle agricole dans les sociétés rurales, et apparaît liée à la vie économique et à la dynamique des structures sociales.

Le symbolisme et les rites ont pour fonction de « soustraire les événements ayant un sens existentiel au domaine de la nature (du contingent) afin de les inscrire dans un ordre culturel », la crise étant alors conçue comme la tension permanente entre nature et culture. Le temps sacré du rite se distingue du temps profane de l’expérience quotidienne, faisant émerger la notion de limite, et établit un « monde » dont l’ordre a le sens de projet culturel.

Le caractère novateur de cette vision du sacré tient à sa fonction créatrice de mise en ordre du monde : le mythe révèle ce qu’une société choisit de sa propre expérience pour le sanctionner comme sacré ; le rite, instaurant des frontières spatiales, temporelles, symboliques, ré-ordonne le monde au moment des crises. L’animalité est un premier exemple de représentation de l’altérité. Massenzio identifie les critères qui fondent cette représentation du rapport humanité/animalité dans différents systèmes de production : chasse ou élevage. Dans ce dernier cas, l’ambivalence de ce rapport éclate en crise au moment des sacrifices.

Le projet initial du livre était d’analyser la transfiguration symbolique de l’animalité dans les rites. Après cette comparaison « à grande échelle », Massenzio analyse et compare deux cycles festifs, chez les Fouyoughé, choisis pour leur valeur paradigmatique, et les Tsembaga de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Dans les deux rites, la déshistoricisation religieuse rend possible le meurtre des cochons domestiqués, soit en les rendant sauvages par possession pour pouvoir les chasser, et en les faisant chasser — et manger — par d’autres (les invités), ce qui n’est plus un acte « critique », soit en allant chasser le gibier des esprits à qui il faut ensuite rembourser la dette sous forme de cochons. Le « détour rituel » de De Martino est l’opération de médiation rituelle qui rend acceptable un abattage autrement répugnant pour les éleveurs.

Une lecture de plus en plus fine des matériaux ethnographiques utilisés fait émerger les notions de frontières et d’ordre du monde. L’espace clôturé du rite s’oppose à un espace restant : celui de l’altérité. Plus qu’une fermeture, la frontière apparaît comme un lieu de passage et d’échange qui répond « au besoin des vivants de prendre conscience d’eux-mêmes et, en même temps, de définir culturellement ce qui est autre que soi » (p. 133). L’altérité se présente sous des formes diverses : « l’anti-monde, l’autre monde, le monde des autres » (p. 147) : les rites mettent en scène les esprits, les morts, l’animal gibier, les ennemis, les étrangers, les alliés, les invités.

Dans sa conclusion, Massenzio applique à ses matériaux ethnographiques le schéma en trois étapes de l’élaboration symbolique de De Martino et Tullio-Altan (p. 153) : déshistoricisation institutionnalisée, occultation rituelle de la réalité, production d’identité par l’élaboration de frontières symboliques. Il élargit enfin sa réflexion sur la fête et la crise à des cultes plus innovants, comme les Cargo cults, puis à notre propre culture et aux conflits interethniques mondiaux. Cet essai s’impose par sa densité et sa rigueur, et ouvre de nouvelles pistes de réflexion et d’analyse dans une double approche anthropologique et historique.