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Introduction

Dans cet article, je propose de considérer les petara des Iban de Sarawak (Malaysia) non plus comme des « dieux », mais comme des ancêtres transformés en oiseaux et en animaux. Ce faisant, je me situe à la jonction de deux préoccupations. La première est issue d’un courant contemporain de relectures de l’animisme qui souligne notamment l’importance cruciale de la métamorphose et les liens entre les règnes humain, animal, végétal et minéral. Les frontières entre ces règnes se dissolvent et, avec elles, la dichotomie fondamentale entre la nature et la culture, le monde naturel et surnaturel. Les relations que les humains entretiennent avec les entités invisibles passent au coeur de l’analyse. Au sein de ce courant, je privilégie l’approche d’Ingold pour un engagement attentif dans le monde et je retiens sa reconceptualisation de l’ancestralité comme un ensemble de relations inscrites dans une sphère de soins et d’attention.

Sur le plan ethnographique, je poursuis le débat sur l’ancestralité lancé par Sellato qui considère qu’à Bornéo[1], une minorité de défunts deviennent des ancêtres au terme d’un processus rituel. Chez les Iban effectivement, une minorité de défunts présente les caractéristiques d’ancêtres. Ils soutiennent les humains dans leurs activités et on dit qu’ils sont devenus des petara (des entités bienveillantes souvent appelés « divinités » dans les écrits). Leur métamorphose en animal ou en oiseaux, bien que non systématique et non obligatoire pour « devenir un petara », constitue néanmoins la forme par excellence de ce processus. Elle les lie aux principales « divinités » du panthéon (les petara au sens strict) ainsi qu’aux héros mythiques qui sont respectivement des oiseaux ou des animaux et des serpents.

Une précision terminologique s’impose ici. Les termes antu et petara ont deux acceptions, génériques et spécifiques. Antu désigne, dans son sens générique, toute entité invisible, bienveillante ou malveillante tandis que son acception spécifique ne concerne que les entités agressives. De manière générique, le terme petara est employé pour parler de toute entité bienveillante et son sens spécifique ne couvre que les principales « divinités du panthéon ». Les Ibanalogues tendent à les utiliser dans leur sens spécifique et les opposent donc[2]. Ce faisant, ils perdent de vue les grandes distinctions villageoises, selon lesquelles l’univers est peuplé d’entités invisibles de toute origine, bienveillantes ou malveillantes, des antu. De ce point de vue, petara ne s’oppose pas à antu : il en est une catégorie particulière qu’il est plus poli de désigner ainsi. Les villageois utilisent l’expression jako’ siru’, jako’ signifiant « le mot, la parole, la langue, ce qui est dit » et siru’ « attentif, soigné, sensible ». Ainsi, les « divinités » du panthéon, les héros mythiques, les défunts ou tout autre être d’origine humaine ou non humaine qui soutiennent les humains constituent des sous-groupes au sein de cette grande catégorie d’êtres bienveillants, elle-même étant une forme particulière d’entités invisibles. Le même raisonnement s’applique aux succubes, aux incubes, aux « esprits de la forêt » ou au plus terrifiant de tous le antu gerasi, bref à toute forme d’êtres plus ou moins dangereux qui vivent dans les parages des humains. Ils constituent des sous-groupes d’êtres malveillants parmi l’ensemble des entités invisibles. Il semble plus juste dans ces conditions d’employer les deux termes dans leur acception générique, ce qui est le cas tout au long de ces pages sauf mention contraire. J’utilise alors l’expression « les grands petara » pour distinguer ces êtres bienveillants particuliers de l’ensemble des petara.

C’est le soutien apporté aux humains dans leurs entreprises prestigieuses qui leur vaut la dénomination de petara. Dans une autre formulation, les villageois disent aussi que ce sont les « ancêtres » (aki’ ini’) qui apportent cette aide, soulignant le lien étroit qui unit les uns aux autres. Pour explorer ce lien, je montre dans un premier temps la pertinence de considérer les petara iban comme des ancêtres. Dans un second temps, je me concentre sur la métamorphose des défunts pour explorer une ligne particulière d’ancestralité avec les règnes aviaire et animal. Au préalable, je situe mon argument en fonction des outils conceptuels utilisés, du débat ethnographique sur l’ancestralité et des conceptions des liens entre animaux et humains.

Les outils conceptuels

Une approche cosmocentrique

Depuis les années 1990, se déploie une anthropologie ontologique, préoccupée par les manières d’être au monde (Clammer, Poirier et Schwimmer 2004 : 4). Ce courant propose des relectures de l’animisme à partir d’approches cosmocentriques, c’est-à-dire en prenant le cosmos – incluant les entités invisibles – comme unité d’analyse, plutôt que l’humain (approche homocentrique) ou sa société (approche sociocentrique). Au-delà de leurs divergences, les différentes tendances de ce courant se rallient autour des fondements de l’animisme : l’importance cruciale de la notion de métamorphose ; la conaturalité des humains, des animaux, des végétaux et des minéraux, fondée sur le partage de caractéristiques, d’une « nature » commune ; l’élargissement de la socialité et de la notion de personne à des entités d’origines diverses (humaine et non humaine) dotées de sensibilité.

La métamorphose est essentielle dans les approches cosmocentriques. Elle est omniprésente dans nombre de sociétés de chasseurs-cueilleurs (Descola 2005). Elle permet la perméabilité et la flexibilité des formes chez les Aborigènes d’Australie et la consubstantialité des humains et des ancêtres, c’est-à-dire le partage d’une même substance (Poirier 2004 : 66, 2005 : 11). Elle est au coeur du perspectivisme en Amazonie, c’est-à-dire le point de vue particulier correspondant à un corps particulier qu’emprunte une âme foncièrement humaine (Viveiros de Castros 1998 : 471). Elle fonde les liens entre les humains et les personnes autres-qu’humaines chez les Ojibwa des États-Unis (Hallowell 1960 : 39).

Avec deux exceptions notoires (Schwimmer pour les Maori et Clammer à propos du Shinto), ce courant s’est développé à partir de l’ethnographie des chasseurs-cueilleurs. La réflexion et les outils qu’il propose sont cependant très utiles, avec des aménagements, pour les essarteurs Iban de Sarawak. C’est ce que j’ai montré dans un travail antérieur (Béguet 2006) en dégageant deux plans fondamentaux de l’univers iban : celui des êtres vivants conaturels et celui des entités invisibles, ontologiquement distinctes mais consubstantielles aux premiers. Tous les êtres vivants (utai idup) – humains, végétal, animal et minéral – présentent des caractéristiques similaires, en l’occurrence un principe vital (semengat) et un « corps » (tuboh) (Sather 1993 : 285 ; Freeman 1992 : 35) qui fondent leur conaturalité. Bien que ontologiquement différentes, les entités invisibles leur sont consubstantielles du fait de multiples formes de métamorphoses et de transformations qui lient les uns aux autres.

One of the most fundamental notions of the Iban is expressed in the phrase bali’ nyadi. Bali’ means : to change in forms, and nyadi : to become. Together, these words refer to the capacity of all things, substantial and insubtantial, animate and inanimate to change in form and become something else : to metamorphose ; so that a stone may become a spirit as readily as a spirit may become a stone.

Freeman 1975 : 286-287

Bali’ serait plutôt traduit par « se métamorphoser » et nyadi par « se transformer ». Pourtant, la véritable distinction entre les deux tient au caractère plus ou moins temporaire ou durable de ces métamorphoses ou transformations que ne rendent pas les traductions. Pour souligner le caractère durable d’une transformation (contenue dans le terme « nyadi ») la traduction littérale (« devenir ») est conservée. Le pouvoir de métamorphose est l’une des caractéristiques essentielles des entités invisibles iban (les antu) qui, comme les Ojibwa (Hallowell 1960), n’en détiennent pas l’exclusivité, mais qu’elles maîtrisent à un degré bien supérieur aux humains[3].

Ainsi, j’ai exploré l’animisme iban en suivant le fil conducteur de différents types de métamorphoses comme autant de passages, dans un sens comme dans l’autre, entre le plan du vivant et celui de l’entité invisible. Dans cet article, je m’en tiens à un seul, celui de la transformation de défunts en animaux qui crée une ligne particulière d’ancestralité.

Une approche relationnelle de l’ancestralité

Inspiré par les chercheurs en écologie qui refusent le néo-darwinisme, la psychologie écologique de James Gibson et la phénoménologie de Martin Heidegger et de Maurice Merleau-Ponty, Tim Ingold développe son approche de l’engagement attentif dans le monde à propos des chasseurs-cueilleurs. C’est à travers son engagement dans le monde, dans son environnement, que l’organisme-personne (à la fois biologique et culturel) se constitue. Il s’agit d’un processus de « progeneration » qui, dans le contexte des ontologies animistes, se réalise dans les relations avec le monde – l’environnement – composé d’êtres humains et non humains. Plutôt que d’actualiser des spécificités reçues à la naissance, les personnes se développent et croissent à travers ces multiples relations qui forment une sphère de soins (Ingold 2000 : 144).

Les ancêtres s’inscrivent dans ce vaste champ relationnel et Ingold propose une définition relationnelle de l’ancestralité en la confrontant au modèle généalogique, fondé sur la métaphore de l’arbre, qui s’appuie sur une succession générationnelle. La métaphore du rhizome domine le modèle relationnel dans lequel les ancêtres ne se limitent pas à des lignées générationnelles, mais comprennent par exemple des humains ayant vécu dans le passé, des entités habitant le territoire, des caractères mythiques non humains et des êtres créateurs d’origine.

Cette sphère de soins trouve écho chez les Iban. Les villageois disent des petara – les principales « divinités du panthéon », les héros mythiques ou les défunts bienveillants à leur égard – qu’ils « font vivre les humains » (ngidup kitai mensia). Ils signifient ainsi que les petara les aident dans leurs activités, d’un soutien absolument nécessaire à toute réussite humaine. Ils suggèrent tout aussi souvent que ce sont les « ancêtres » (aki’ ini’) qui les « font vivre ». Je propose que cette interchangeabilité du vocable s’explique par le fait que les petara sont en fait des ancêtres au sens où l’entend Ingold.

Le débat ethnographique sur l’ancestralité

Sellato (2002 : 1) note la confusion terminologique entre les expressions « ancêtres » ou « culte des ancêtres » à propos de l’art de Bornéo. La définition anthropologique du terme « ancêtre », rappelle-t-il, est plus complexe que l’usage courant de « prédécesseur défunt » et rarement précisée dans les textes. Il réserve ce terme « aux êtres donnés comme référence et honorés par des rituels », aux défunts significatifs dont on souhaite se souvenir (ibid : 13). La mort et les rites funéraires ne transforment donc pas systématiquement le défunt en ancêtre. De plus, les défunts sont le plus souvent traités comme n’importe quelle entité ayant le pouvoir de nuire ou d’aider, et le « culte des morts » est trop souvent, et de manière erronée, assimilé à un « culte des ancêtres » (ibid : 12-14). Sellato rappelle plutôt que dans la plupart des sociétés humaines, l’âme de la personne vivante se change en esprit du mort ou disparaît alors qu’un être spirituel apparaît. Comme ces esprits des morts sont dangereux, les funérailles consistent à les envoyer dans un lieu d’où ils ne menaceront pas les vivants. À Bornéo, une petite minorité de défunts deviendra des ancêtres, des figures d’autorité capables de sanctionner ou de donner quelque chose (bénédiction, prospérité ou guidance) en échange de prières et d’offrandes. Ces rites – qui constituent un véritable culte des ancêtres – se distinguent donc de ceux entourant les obsèques des défunts.

In short, in my view ancestors are only a selected few among the multitude of ordinary deceased forebears. I presume that a special rite must be held to install these selected few as ancestors, beyond the ordinary funerary rituals that transform a dead person into a spirit of the dead. […] Moreover, only a few groups of western Borneo may indeed have ancestors, in a stricter sense.

Sellato 2002 : 14-15

L’auteur poursuit son argumentation en rappelant que la plupart des langues de Bornéo n’utilisent pas de terme spécifique pour « ancêtre », mais plutôt des termes ou expressions faisant référence à la parenté (« grands-parents, arrière-grands-parents ») ou au temps (« les anciens »).

L’argument de Sellato s’applique en grande partie aux Iban qui désignent collectivement leurs morts par « aki’ini’ » (les grands-parents) ou « orang dulu » (les anciens, incluant des êtres non humains). Dans leur grande majorité, les défunts sont installés dans le Sebayan (« le monde des morts ») à la suite de rites funéraires et sont traités comme n’importe quelle entité invisible (antu) capable de nuire aux humains ou de les aider. Les rites se préoccupent d’assurer la séparation des vivants et du défunt. Une part importante des funérailles consiste à guider le semengat du défunt vers le monde des morts (Barrett 1993, Uchibori 1978). Les funérailles sont suivies par le rite du beserara bungai (littéralement « la coupure du bungai », représentation végétale d’une maisonnée dont chaque ramification correspond à un membre) centré sur la séparation des vivants et des morts (Uchibori 1978 : 94-106). Enfin, une fois tous les 25 à 30 ans environ, le gawai antu installe définitivement les morts dans le monde sebayan. Il s’agit du dernier rite marquant la séparation définitive des vivants et des morts. Ces derniers disparaissent progressivement et, après une période indéterminée, ils se transforment en rosée nourrissant le riz. Littéralement, le riz est un ancêtre (padi aki’ini’ kami, le « paddy est nos grands-parents ») (Sather 1980a : 93). Les villageois insistent aussi sur leur transformation en terre (nyadi tanah).

Une minorité cependant demeure à proximité des vivants, phénomène à la fois bien connu et négligé de l’ethnographie de Bornéo qui tend à centrer l’analyse des rites funéraires sur leur fonction de séparation des vivants et des morts conformément à l’approche de Robert Hertz (1909). Cette minorité, lorsqu’elle soutient les humains, fait l’objet de rites propitiatoires spécifiques et répondrait à la définition d’« ancêtres ». Les défunts bienveillants envers des humains comptent parmi leurs tua’, terme traduit dans les écrits par « esprits familiers ». Dans le cas des chamanes ou des bardes, les entités invisibles qui les aident s’appellent des yang, eux aussi traduits par « esprits familiers ». Les tua’ ou les yang les plus célèbres sont les héros mythiques Keling ou Kumang (Masing 1997 I : 22), le dragon-serpent mythique (nabau), le chat sauvage (remaung) (Harrisson et Sandin 1966 : 76-77 ; Richards 1972 : 79, 81 ; Sandin 1977 : 189 note 10 ; Sather 1988 : 178).

Les tua’ sont des petara et, de manière générale, on dit de tous les défunts bienveillants qu’ils « deviennent des petara » (nyadi petara) ou encore le petara des personnes qu’ils aident (petara kitai, ari petara diri’ empu). Uchibori (1984, 1978 : chapitre 8) traite de ce phénomène à partir de trois formes d’enchâssement, une pratique qui tombe en désuétude : traitement inhabituel et aujourd’hui aboli des cadavres, dont le cercueil est juché sur une plate-forme réservée aux guerriers réputés ; enterrement dans un lieu distinct du cimetière à la demande d’un homme avant son décès ; réarrangement a posteriori d’une sépulture normale après l’apparition d’un animal lié au défunt ou à la défunte. Uchibori (1984 : 17) précise que, bien que les Iban distinguent ces trois formes, ils ont tendance à estomper ces différences au profit de leurs similitudes : toutes se démarquent des morts ordinaires et indiquent qu’ils sont « devenus des petara ». L’élément prépondérant de cette différence est leur présence dans le monde des vivants et des interactions plus fréquentes avec les vivants. Uchibori (1984 : 17) rapporte qu’ils sont considérés comme « encore vivants » (agi idup), ce qui se traduit par l’interruption du deuil et de la série de rites de séparation. C’est la troisième forme qui nous intéresse ici et qui traduit en fait une métamorphose du défunt en animal.

Ainsi, à la différence de Sellato, je suggère que le processus qui crée des ancêtres est lié à la métamorphose et, plus spécifiquement dans ce cas-ci, à la transformation des défunts en animal ou en oiseau. Ce processus crée une ligne d’ancestralité avec les règnes animal et aviaire. De plus, le terme « ancêtre » ne se borne pas aux défunts et à une succession de générations. Il comprend tous les êtres qui échappent, du moins temporairement, au cycle de séparation et à la temporalité linéaire occidentale, pour aider des humains. Tous sont des petara, au sens large d’entités bienveillantes, terme qui englobe à la fois les grands petara, les héros mythiques (Orang Panggau) et les défunts qui soutiennent les vivants. Tous contribuent « à faire vivre les humains » (ngidup mensia) et à assurer le succès de leurs entreprises. Le tableau suivant permet de situer les différentes appellations les unes par rapport aux autres.

Les liens entre les humains et les animaux

Dans certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs, les animaux – étant des ancêtres – doivent être « déspiritualisés » ou « désubjectivés » par la cuisson ou un traitement chamanique avant d’être consommés (Fausto 2007 ; Viveiros de Castro 1998 pour les sociétés amazonniennes ou Tanner 2004 et Scott 2004 pour les Cree canadiens). Wazir Jahan Begum Karim (1981), quant à elle, montre que les Ma’ Betisék de Malaysia entretiennent un double rapport aux animaux et aux plantes. Ces derniers sont, selon les contextes, des êtres maudits qu’il est possible de consommer ou des réincarnations d’ancêtres humains qu’il est interdit de tuer et de manger.

Les Bornéologues n’ont pas abordé ces questions, mais l’omniprésence des animaux et des oiseaux comme aide aux humains est largement attestée dans les écrits ethnographiques. Les augures sont des oiseaux[4] et, dans une moindre mesure, des animaux (Freeman 1960 : 78-79 ; Perham in Ling Roth 1980 (1896) I : 191-201 ; Sandin 1977 : 2-4, 185 ; Sather 1980b : xxxii, 1985 : 6 ; Jensen 1974 : 89). Leur plus éminent représentant, Singalang Burong, est un milan brahmane. Ses gendres, les principaux augures, sont des oiseaux. D’autres êtres vivants jouent un rôle augural. Les reptiles sont souvent associés aux héros mythiques, particulièrement les cobras (tedong), les pythons (sawa’), les serpents corails (kendawang) et les hamadryades ou cobras royaux (belalang) (Sather 1985 : 6-7). Certains animaux et insectes agissent également comme présage et sont considérés comme les esclaves de la « divinité » du sol et de la riziculture (Sather 1985 : 7). Les Bornéologues considèrent ces animaux et oiseaux comme des formes corporelles empruntées par les divinités du même nom (ibid. : 6), de métamorphoses des dieux en oiseaux ou de représentations des divinités (Freeman 1960 : 76, 78) ou encore des formes de la vie animale possédées par l’esprit d’êtres invisibles (Perham in Ling Roth 1980 [1896] I : 200).

Pourtant, la transformation de défunts en animaux est donnée dans l’histoire orale, par exemple dans un épisode à l’origine des rites funéraires à propos d’un triple meurtre d’Iban par des guerriers Kantu’. Le soir des événements, la soeur des hommes assassinés grimpe sur le toit de la longue-maison où elle pleure et interpelle ses frères. Elle demande que le premier se métamorphose en serpent nabau, le second en gibbon et le dernier en crocodile (Sandin 1994 : 96).

Les petara comme ancêtres : écrits sur la cosmologie iban

Dans les mythes iban, humains et entités invisibles vivent à l’origine dans le même monde, s’intermariant et entretenant des relations égalitaires. Un conflit oppose des germains, dont les humains sortent d’abord vainqueurs. Désireux de prendre leur revanche, les antu leur proposent une fête au cours de laquelle ils les saoulent et leur frottent les yeux de charbon, se rendant définitivement invisibles à eux (Barrett 1993 : 243 ; Ling Roth 1980 [1896] I : 225-226). Depuis, une fine pellicule transparente sépare les uns des autres, similaire à la peau translucide d’un fruit, de celle d’une aubergine ou encore de la palme lemayong selon les versions (Masing 1997 I : 21 ; Uchibori 1978 : 298-299 ; mes propres données). Ce mythe établit clairement la visibilité-invisibilité comme axe majeur des relations entre les humains et les antu.

Le même phénomène prévaut pour les entités bienveillantes à l’égard des humains, les petara. Ce sont principalement les grands petara et les sept enfants de Raja Jembu et de Endu Kumang Baku Pelimpang (Sandin 1994 ; Sather 1994b : 37), les héros mythiques dont la généalogie remonte au dragon serpent mythique, Nabau (Richards 1988 : 249).

[…] At the very beginning of genealogical time, the first human ancestors lived together, as one, with the gods (petara) and mythic spirit-heroes (Orang Panggau). Later the gods and heroes departed from this common origin-place, which is identified in most Iban traditions with the Kapuas region of western Kalimantan. Each migrated to a separate region of the cosmos, leaving humankind (mensia), the spirit (antu), and the natural species of plants and animals in possession of « this world » (dunya tu’). […] Finally, although they are now separated, and live apart in different regions of the cosmos, the gods and spirit-heroes continue to take an active interest in the living Iban.

Sather 1994b : 4-5

Les grands petara habitent le ciel ou sous terre tandis que les héros mythiques vivent le long des rivières Panggau ou Gelong dont la localisation n’est pas toujours claire, considérée de ce monde mais à la lisière du ciel (Masing 1997, I : 22 ; Sather 1994b : 31). La géographie cosmique délimite le territoire des défunts (menoa Sebayan) qui sont désignés collectivement comme orang Sebayan (« gens du Sebayan ») ou antu Sebayan (« entité invisible du Sebayan »). Ils accèdent à ce territoire en franchissant la rivière Mandai.

Ainsi, les humains et les entités invisibles ne procèdent pas d’univers distincts, mais occupent des régions ou territoires différents (menoa). La même désignation, menoa, est utilisée pour indiquer le lieu d’origine des gens, mais elle est relative : c’est la longue-maison d’où l’on vient, le bassin riverain dans lequel elle se situe avec d’autres villages, voire son pays lorsque l’on est à l’étranger. C’est le territoire dont on est issu ou que l’on habite. Les humains ont le leur ; les entités invisibles aussi. Cela ne les place pas dans des mondes différents, mais dans des régions distinctes d’un même univers. D’ailleurs, avant de partir, les entités invisibles ont indiqué le chemin de leur nouveau territoire aux humains afin que ceux-ci puissent leur rendre visite pour demander assistance. Ces instructions forment le coeur des routes des longues invocations rituelles récitées par les bardes (Masing 1997, I : 114).

Malgré l’occupation de territoires différents, les petara et les humains mènent des vies similaires. Les petara (les héros mythiques, les défunts, voire certains antu) habitent des longues-maisons, cultivent le riz, respectent une loi coutumière (adat), pratiquent l’augure et possèdent une généalogie. Ils utilisent des charmes et bénéficient de l’assistance d’esprits familiers (Sandin 1967 : 251; Sather 1994b : 73). En fait, disent les Iban, les entités invisibles ont enseigné ce mode de vie aux humains à travers les ancêtres culturels[5].

Ainsi, les entités invisibles iban sont des êtres ayant vécu dans le passé avec les humains dont elles se sont séparées. Elles sont devenues invisibles et habitent des territoires distincts où elles mènent un mode de vie qu’elles ont enseigné aux humains. De plus, elles sont inscrites dans les généalogies et Sather (1994a) et Wadley (1999) préfèrent parler d’ancêtres cosmiques à leur propos.

Also like the ancestors, the principal gods are not primordial beings, but rather historical figures with remembered pedigrees. Thus, the gods appear together, as ancestors, with human beings in Iban genealogies.

Sather 1994b : 4

Un exemple de Sandin (1994 : 315, généalogie XIX) atteste ces multiples liens généalogiques. Sont réunis dans la même généalogie des humains, deux frères qui vont fonder respectivement la lignée des antu gerasi (un ogre dangereux) et des héros mythiques, un grand petara et un ancêtre culturel. Ainsi, tous ces êtres sont représentés et entretiennent des liens généalogiques. Généalogie qui s’étend d’ailleurs à ce que nous qualifions de phénomènes naturels. Mentionnons la paternité du feu dans l’engendrement d’un humain, Simpang Impang, ou encore l’union d’une étoile des Pléiades avec un humain. Il devient difficile dans ces conditions de discriminer différentes catégories d’êtres et de départager les « divinités » des ancêtres par exemple. Cependant, le lien qui unit les uns aux autres est plus étroit encore. Je suggère qu’il est créé par la métamorphose de défunts, encore à l’oeuvre aujourd’hui.

Les entités invisibles bienveillantes comme ancêtres transformés

Parmi l’ensemble des antu qui peuplent l’univers iban, je retiens ceux qui aident (nolong) les humains, c’est-à-dire que je sélectionne au sein de l’environnement iban un groupe d’êtres que les villageois nomment collectivement petara, au sens général d’entités bienveillantes. Lorsque les petara prêtent leur concours dans l’une ou l’autre des activités prestigieuses, on dit qu’ils « font vivre » les humains. Tous ces petara ne sont pas des défunts, mais tous les défunts bienveillants deviennent des petara. Parmi eux, certains se transforment en animal.

Des exemples ethnographiques

Les exemples ethnographiques qui suivent ont été recueillis au cours d’un terrain d’un an réalisé en 1996 dans le cadre d’études doctorales[6]. Il s’est déroulé dans un village de la moyenne Layar, à proximité de Betong dans la Seconde Division de Sarawak, que j’ai rebaptisé Rumah Manah. Plutôt que de me concentrer sur la parole de spécialistes, j’ai choisi de recueillir les propos de toutes les maisonnées sur chaque thème. Parmi les quatre séries d’entrevues réalisées avec les vingt-sept maisonnées habitées du village et une urbaine[7], deux visaient spécifiquement à retracer les réussites, les différents types de soutien reçus des entités invisibles, l’adat pemati des membres (c’est-à-dire la sanction officielle de cette réussite au moment des funérailles d’une personne) de tous les membres, d’aussi loin que la mémoire remonte. Cette approche m’a permis de saisir la prégnance des entités invisibles dans la vie quotidienne ainsi que la personnalisation et la multiplicité des relations que les villageois entretiennent avec elles, au-delà des contextes rituels formels. Parmi l’ensemble des données recueillies, j’extrais quelques exemples, généralement récents, traitant de défunts qui demeurent à proximité des vivants. Les exemples d’agressions par ces défunts sont aussi nombreux que ceux de soutien, mais ne sont pas présentés ici.

Les défunts devenus petara

Le premier exemple révèle un élément fondamental : la mort n’est pas le passage incontournable du phénomène qui nous préoccupe. Elle n’est qu’une forme de métamorphose, certes définitive et obligée, pour tous les êtres vivants qui deviennent, à leur mort, des entités invisibles, des antu. Autrement dit, la métamorphose est la véritable distinction, qu’elle se produise du vivant des personnes ou à leur mort. Cet aspect est occulté par l’anthropologie religieuse, teintée du christianisme selon lequel la mort constitue le moment charnière, le passage entre le monde terrestre et l’Au-delà. Il reste que la majorité des cas rapportés ici (et tous ceux qui concernent des transformations en animal) se produisent après la mort. C’est pourquoi je me préoccupe des défunts. Il convient néanmoins de garder à l’esprit que le raisonnement demeure le même si ces personnes se métamorphosent de leur vivant.

Les exemples ethnographiques rapportés plus haut présentent deux des trois options mentionnées par Uchibori, avec des variantes. Un homme important demande à être enterré hors du cimetière et manifestement ses descendants s’attendent à ce qu’il devienne un petara (ce qui pourtant ne semble pas être le cas), comme si les humains exceptionnels étaient plus susceptibles de devenir des petara[11]. En fait, selon mes données, les défunts qui aident leurs descendants n’ont pas nécessairement accompli de grandes prouesses de leur vivant.

La seconde option concerne l’apparition de certains défunts sous la forme d’animaux : je dirai leur métamorphose en animal. Si tous les défunts devenus petara ne se transforment pas en animal, ces exemples sont très intéressants, car ils créent une passerelle évidente avec les grands petara et les héros mythiques qui sont des oiseaux et des animaux.

Avant d’aborder ce point crucial, soulignons qu’au village, les défunts qui deviennent des petara ne sont pas considérés comme vivants et les rites funéraires les concernant se déroulent jusqu’à leur terme. En fait, ils sont même accentués. Il est possible d’honorer plusieurs fois un défunt au gawai antu, le rite final d’installation des morts dans la terre Sebayan. Les intentions sont de deux ordres : remercier le défunt des biens laissés aux vivants ou encore de son soutien posthume. Deux formules coexistent. Un homme particulièrement prospère ayant laissé d’importants biens à ses enfants est fêté par la majorité de ceux-ci, éparpillés dans différents villages, à l’occasion du gawai antu. Le défunt est honoré plusieurs fois, mais toujours par des membres de la même génération – ses enfants – et une seule fois par chacun. Dans l’autre option, un défunt est fêté plusieurs fois dans son appartement, à l’occasion de gawai antu successifs, par sa descendance. Comme il se doit, son fils le fête lors du premier gawai antu organisé après sa mort, en 1956. En 1988, son petit-fils réitère le rite, témoignant ainsi sa gratitude pour ce grand-père qui le soutient dans ses activités et est devenu son petara[12].

La métamorphose en animal

Les villageois disent d’un défunt apparaissant comme python ou comme cerf qu’il est devenu (nyadi) cet animal et non qu’il en prend l’apparence ou qu’il lui est associé. Ces êtres résultent de transformations, durables dans le cas de certains animaux et oiseaux. Ils sont ces oiseaux ou ces animaux. Un mythe va dans le sens de cette affirmation. Un père poursuit les kidnappeurs de sa fille et trouve un passage qui l’entraîne vers leurs longues-maisons. « As he observes the longhouses he realized that although the people there behaved in a human manner, they were actually tigers in the shape of men » (Sandin 1994 : 81)[13]. Autrement dit, le lien avec le monde animal et aviaire est donné comme réel et créé par la métamorphose[14].

Lorsqu’il s’avère qu’un défunt s’est transformé en animal, un tabou alimentaire sur cet animal est imposé à toute la descendance de ce défunt. Ainsi, les deux tiers du village ne consomment pas de python, tous étant liés d’une manière ou d’une autre à un ancêtre devenu python. Ce qui n’empêche pas l’autre tiers d’en consommer. Le rapport à l’animal est donc individualisé. De plus, il n’est jamais nécessaire de recourir à des rites de déspiritualisation. Par défaut, l’animal est un être vivant qu’il est possible de consommer. S’il s’agit d’un défunt transformé, l’animal devient tabou. Il y a bien deux plans distincts (celui de l’être vivant et celui de l’entité invisible) et le passage de l’un à l’autre est induit par la métamorphose.

La transformation de défunts en serpents notamment les place d’emblée aux côtés des héros mythiques qui sont des serpents, au point de donner à penser que le même phénomène s’est produit par le passé. C’est en tout cas ce que suggèrent les exemples de « lignées » récentes de serpents. Ces lignées sont le fait de plusieurs transformations en un même animal de défunts liés par des liens de parenté. Le fait d’être issu d’une telle lignée semble augmenter les chances de transformation d’un individu, mais celui-ci n’est pas mis au monde en tant que serpent ; il le devient par métamorphose éventuelle[15]. En ce sens, il ne s’agit pas de succession générationnelle, mais de transformations sérielles qui produisent des lignées particulières, et non d’une ancestralité abstraite autour de l’espèce des serpents.

Je suggère que les transformations de défunts observées dans la vie quotidienne villageoise reflètent le phénomène par excellence qui se trouve à la source des héros mythiques et des grands petara. Ainsi, les entités bienveillantes les plus significatives seraient des ancêtres transformés[16], créant du même coup une ligne d’ancestralité entre les humains et les règnes aviaire et animal. La différence entre les uns et les autres relève du degré et non de la nature de cette différence. Le soutien des grands petara et des héros mythiques conduit à des réussites bien plus éclatantes que celui des défunts. Il est cependant bien plus rare.

Conclusion

Tous les êtres qui deviennent des petara et « font vivre les humains » en leur apportant leur soutien dans les entreprises prestigieuses s’inscrivent dans une ancestralité proche de celle définie par Ingold[17]. Ils échappent à la succession généalogique et temporelle et demeurent à proximité des vivants. Bien que n’étant pas tous métamorphosés, leur transformation en oiseau ou en animal serait à la source des plus importants d’entre eux : les grands petara et les héros mythiques. Ils créent ainsi une ligne particulière d’ancestralité avec les mondes aviaire et animal. Ce phénomène est encore visible de nos jours, dans une forme atténuée, avec les défunts qui se transforment en animal, en serpent particulièrement.