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La chute de l’Union soviétique et du bloc de l’Est ont marqué avec flamboyance l’arrivée de l’ère du « post- ». Avec elle, une nouvelle réalité, habitée de rêves et de peurs, s’est déployée, ouvrant de nouvelles perspectives aux populations directement touchées, ainsi qu’au reste du monde. Les reflets que renvoient le socialisme et le postsocialisme à l’imaginaire collectif sont d’ailleurs distincts, que l’on se trouve en Europe, en Asie ou en Amérique. En Europe, on associe de plus en plus le postsocialisme au phénomène des migrations et à l’adhésion d’une vaste population à l’Union européenne, transformant entre autres les rapports à l’économie, au travail et à l’ethnicité de part et d’autre de cette nouvelle entité politique. En Asie, le postsocialisme est généralement pensé à la lumière des transformations capitalistes que vivent la Chine et le Vietnam, alors que le Laos cherche à s’insérer dans cette dynamique, que la Corée du Nord fait chambre à part et que le Cambodge vit sa période « post- » sous l’emprise du développement international. En Amérique du Nord, les réalités du socialisme et du postsocialisme sont moins prégnantes et, selon plusieurs, elles demeurent encore liées à une certaine vision de la Guerre froide. En Amérique latine, ces réalités renvoient encore largement à la figure mythique et rebelle du Che, à l’obstination de Castro, et aux symboles des révolutions brimées des années 1960 et 1970. Avec l’union des pays d’Amérique du Sud que tentent de consolider Lula et Chavez, on constate depuis quelques années une réémergence de la fibre socialiste, ancrée dans l’exploitation du pétrole et des biocarburants. Cependant, le succès et la forme que prendra ce néo-socialisme du 21e siècle demeurent encore incertains[1].

Mais au-delà de ces lieux communs, qu’entend-on réellement par socialisme et postsocialisme? Si les conceptions populaires en font quelque chose de statique ou d’achevé, est-ce que les socialismes actuels et passés sont en rupture avec la réalité post- ou en sont-ils partie prenante? Quelles sont leurs places dans le contexte mondial? Comment se constituent ces réalités? Voilà certaines des questions qui guident ce numéro. Elles nous amènent à explorer la pluralité et la complexité de ce que sont le socialisme et le postsocialisme, soulignant leur caractère pluriel et leurs interrelations. De plus, cette exploration est motivée par la réflexion épistémologique qu’a entreprise l’anthropologie dans les dernières décennies, la menant à chercher des cadres conceptuels et analytiques toujours plus raffinés afin de mieux saisir la complexité de notre monde. Ainsi, nous souhaitons nous poser comme un point de relais dans cette quête de sens. Notre exploration des mondes socialistes et postsocialistes vise alors à initier un dialogue qui dépasse les approches analytiques ancrées dans un cadre géopolitique rigide et hermétique afin d’explorer les échanges et les relations existant entre ces mondes. Ce regard nous permettra d’aborder plus clairement leur richesse et leur complexité. Nous souhaitons par le fait même repenser l’étude du socialisme et du postsocialisme en suggérant une relative souplesse dans la portée du préfixe « post- ».

Les (post)socialismes

D’un point de vue pragmatique, le postsocialisme représente la période suivant la chute des régimes soviétiques et communistes européens. Alors que tous les espoirs semblaient permis au début des années 1990, l’enthousiasme général a déchanté avec la succession d’évènements difficiles ayant accompagné ce moment important. Ainsi, les crises économiques profondes escortant la mise en place de « thérapies économiques choc » par les institutions internationales, de même que le passage complexe à la démocratisation, à des élections ouvertes, à l’émergence de la société civile, auxquelles s’ajoutent des situations de corruption et de violences terribles, ont certainement terni l’aura de cette période. C’est à partir de là que ces sociétés ont par la suite été l’objet d’un nombre croissant d’études en sciences sociales, qui ont entre autres documenté en profondeur les aspects historiques et les évènements marquants du passage au « post- ».

Ces contextes furent abordés de diverses manières, selon les moments historiques et paradigmatiques. D’un côté, on observe une tendance lourde pour une analyse orientée vers la notion de transition, dans la foulée des travaux de Verdery, voyant la chute des pays communistes d’Europe de l’Est comme le début d’un mouvement de pénétration du capital dans des sociétés aux modes de production non capitalistes, menant à l’instauration de l’économie de marché. Cette période de transition fut étiquetée de multiples façons, représentant pour certains un passage accéléré vers le néolibéralisme fondé sur les traditions socialistes (Stark et Bruszt 1998) ; pour d’autres, il s’agit plutôt d’un processus de reconstruction, à partir des miettes des régimes précédents, sur des bases totalement nouvelles (Malia 1994). D’aucuns pensent qu’on assisterait plutôt à la réémergence des sociétés présocialistes, entre autres à travers l’avènement de mouvements ethniques et nationalitaires reconstitués et appuyés par de nouvelles constitutions inspirées de modèles datant du début du 20e siècle (Hayden 1996 ; Verdery 1998). Ces différentes approches de la transition, constituant pour certains une véritable science de la « transitologie », ne rendent toutefois pas compte de l’hétérogénéité et de la complexité de ces sociétés, ainsi que de la fluidité existant parmi et entre les réalités des mondes socialistes et postsocialistes. De même, ces perspectives articulent difficilement ces sociétés au contexte de la mondialisation, les rendant trop souvent tributaires de cette situation et négligeant de porter attention à la manière dont elles s’inscrivent et contribuent à ce contexte global. En effet, à l’ère de l’accession de nombreux pays d’Europe de l’Est à l’Union Européenne et de l’intensification des mouvements migratoires liés à ces territoires, il est possible d’avancer, dans la foulée de Michel (1994), que toutes les sociétés de la planète sont maintenant postsocialistes. Elles s’insèrent dans le cadre de politiques transnationales et déjouent les analyses téléologiques en montrant une diversité dans les interprétations et l’intégration du néolibéralisme.

La construction d’un objet d’étude anthropologique

Le socialisme et le postsocialisme sont des thèmes de recherche relativement récents en sciences sociales et en anthropologie. Domaine de recherche interdisciplinaire, il a fait l’objet d’un nombre impressionnant de contributions depuis une vingtaine d’années tant en Europe qu’en Amérique du Nord. La pluralité et la fluidité de l’objet de recherche permettent d’ailleurs ce foisonnement. Les mécanismes et les processus de la transition, ainsi que les nouveaux contextes postsocialistes ont fait l’objet de diverses études de cas dans les ouvrages clés de Verdery (1991a, 1991b, 1996), Hann (2002) et Yurchak (2005), entre autres. Ces contributions n’offrent pas de définition définitive du postsocialisme, mais l’analysent plutôt à travers divers angles. Plus particulièrement, on a beaucoup examiné les mécanismes et les enjeux économiques de la transition, principalement à travers le processus de décollectivisation, mais aussi de la privatisation en général, du travail socialiste et privé, de l’économie informelle, de la consommation, et plus généralement du marché[2]. De ces travaux importants, nous retenons que le processus de transition, qui a souvent signifié une imposition des lois de l’économie de marché néolibérale dans ces « nouveaux » espaces, a forcé un rythme et une orientation à des sociétés sans tenir compte des particularités locales, des ambiguïtés offertes par cette période ni des désirs des populations aux prises avec des changements de propriété et de régime économique. Ces changements sont insérés dans des rapports sociaux locaux, interpersonnels, de pouvoir et de domination révélant une richesse sociale et culturelle qui fut niée. Les relations politiques, socioculturelles, symboliques et rituelles, de mémoire, d’identité, de citoyenneté et de genre ont aussi été traitées avec minutie[3]. De même, les questions environnementales et les enjeux liés au corps, à la santé et à la médecine ont été explorés[4].

La période postsocialiste a permis de considérer comment les sujets étaient reconstitués dans les changements de la « transition ». Certains ont qualifié cette période de « socialisme tardif » (Yurchak 1997 ; Zhang 2001a), se rapportant ainsi à la manière, plus particulièrement en Chine et, à une plus petite échelle, à Cuba dont ces transformations économiques, politiques et socioculturelles amènent des changements majeurs sans toutefois remettre en cause les fondements de l’ordre socialiste et ne s’y opposant pas nécessairement[5]. Les socialismes africains et la manière dont plusieurs pays ont cherché à mobiliser le socialisme en tant que force libératrice en contexte postcolonial sont aussi examinés, bien que la littérature demeure encore quelque peu diffuse[6]. Cette approche du socialisme est intéressante, car elle permet d’aborder ses contradictions : il fut d’un côté érigé en tant que philosophie politique comme un moyen de libération, alors qu’il fut au même moment démonisé en raison de son caractère oppressif. Dans les dernières années, une attention plus grande fut portée aux parallèles évidents entre le postcolonialisme et le postsocialisme, soulignant que le socialisme, semblable au colonialisme à certains égards, peut être analysé dans des termes similaires par une approche inclusive, où les frontières du post- sont aussi fluides dans le cas du socialisme que du colonialisme. Cette perspective offre un nouvel angle afin de comprendre les mécanismes de domination, d’hégémonie, d’hybridité dans les discours et l’incorporation (voir Kelertas 2006). Alors que cette comparaison comporte encore des enjeux, elle constitue un champ d’étude qui mérite d’être approfondi.

Dans tous les cas, la catégorie analytique du « post- » semble être là pour rester (Hann, Humphrey et Verdery 2001), mais il importe cependant de questionner la linéarité attribuée à ce processus de transition, et de réfuter les approches unidirectionnelles et évolutionnistes pour plutôt observer les passages et les pauses de cette période dans une perspective plurielle. Nous nous inscrivons dans les approches analytiques du postsocialisme qui repensent les formes identitaires et de savoir créées et permises par le socialisme. Le postsocialisme se trouve alors lié à des significations variées sur les plans temporel, spatial, politique et socioculturel ; il en résulte que pour le comprendre, il faut recourir à des études ethnographiques fines.

Perspectives analytiques des mondes (post)socialistes

Le champ des études du socialisme et du postsocialisme propose des études de cas diverses qui n’ont pas, jusqu’à présent, systématisé un champ conceptuel précis. En effet, ces études se trouvent à la croisée, entre autres, des études régionales « classiques », des approches marxistes, de l’économie politique, et des études portant sur l’État et la subjectivité inspirées du courant foucaldien. Cette mixité conceptuelle est probablement liée à l’objet de recherche des études sur le socialisme et le postsocialisme. En effet, il ne va pas de soi, il est difficile à cerner et à catégoriser ; cette fluidité lui a d’ailleurs permis de servir de tribune tant aux promoteurs du néolibéralisme qu’à ceux prônant un retour au communisme. Ces caractéristiques, qui introduisent parfois des ambiguïtés dans le débat, constituent néanmoins une des forces réflexives de ce champ de recherche, ouvrant ainsi de nouveaux carrefours analytiques.

Nous approchons cette complexité à l’aide de pistes de réflexion articulées autour de trois axes : la diversité, la temporalité et la continuité. La diversité s’ancre dans l’hétérogénéité et la pluralité des contextes (post)socialistes auxquels nous nous référons en tant que « mondes » en soi, avec leurs logiques, leurs référents, leurs pratiques et leurs discours inscrits dans des dimensions spatio-temporelles complexes. La temporalité souligne quant à elle la multiplicité des temps auxquels se conjuguent les socialismes et les postsocialismes. En effet, ces réalités portent des discours et des pratiques qui s’ancrent à la fois dans des évènements actuels et passés, qui interpellent des émotions et des valeurs à la fois contemporaines et empreintes de nostalgie. L’étude des socialismes et des postsocialismes nous permet de constater que ces mondes actualisent à travers leurs sujets et leurs institutions le présent, le passé et le futur. La linéarité du temps pour analyser leurs contextes devient par le fait même injustifiée, soulignant la faible portée heuristique des analyses distinguant de manière rigide les périodes pré-, post- et socialiste. Enfin, l’axe de la continuité s’inscrit dans la foulée des deux premiers et révèle la fluidité existant entre les contextes, les moments et les circonstances des mondes étudiés. Ainsi, les différents lieux où se déploient les réalités socialistes et postsocialistes s’informent et s’influencent et peuvent être appréhendés par une approche anthropologique. Ces axes nous permettent d’aborder la complexité des mondes (post)socialistes, comment et par quelle logique elle se manifeste et se déploie, quelles en sont les contradictions, les ambiguïtés et les paradoxes, et comment elle est vécue, interprétée, comprise et transmise par les sujets. Nous proposons trois perspectives analytiques permettant d’approcher la complexité des mondes (post)socialistes.

Le marché et l’économie politique de l’espoir

Le marché, et les politiques qui l’accompagnent, est une notion qui fut examinée en profondeur par l’anthropologie, ayant mis à jour son caractère situé, subjectif, historique, et construit où s’enchevêtrent la société et la culture. Les mondes socialistes et postsocialistes poursuivent cette tradition de recherche et l’enrichissent considérablement. En effet, non seulement les contextes d’étude sont relativement nouveaux, mais les recherches permettent de saisir avec finesse les articulations entre différents systèmes économiques où les valeurs, les émotions et les perceptions jouent un rôle prépondérant. Ces études permettent aussi de nuancer l’enthousiasme sans borne que vivraient les populations des systèmes postsocialistes quant à leur entrée dans l’économie de libre marché néolibéral proposée par certains chercheurs et chefs d’État. Des études nuancées nous permettent de voir qu’il en va bien souvent autrement, alors que les sujets incorporent une combinaison de valeurs, de principes, d’idéologies, de discours, et de pratiques, leur faisant tantôt accepter certains mécanismes de la libéralisation, tantôt rejeter ses fondements, dans un processus souvent teinté de nuances grises.

Les études sur le socialisme et le postsocialisme exposent en pleine lumière le processus par lequel le marché est construit. Ces recherches permettent d’analyser les cadres de référence des économies d’État et de marché, du socialisme et du néo-libéralisme, montrant qu’ils ne sont pas totalement homogénéisants mais plutôt ancrés dans des pratiques quotidiennes articulées autour de rapports sociaux et de pouvoir. La manière dont les idéologies teintent tous les types d’économie, et non pas seulement les économies socialistes, est explicitée de manière exemplaire dans les études sur le socialisme et le postsocialisme à travers l’intérêt porté au marché et à l’économie politique en général. En effet, si les économies socialistes furent marquées par des principes et des idéologies de toutes sortes, les initiatives qui motivent la transition néolibérale nous montrent qu’elles sont aussi animées par des croyances et des idéologies bien de notre temps. Ces recherches constituent un souffle nouveau dans les études s’inscrivant dans l’économie politique. Elles y placent la dimension de la temporalité sous une toute nouvelle lumière, où le temps n’est plus un continuum linéaire, mais une architecture de lignes de fuites et de sauts non téléologiques.

Les nouvelles constructions historiques

Les dimensions temporelles complexes marquent aussi l’actualisation de la vie en contexte socialiste et postsocialiste. En effet, les particularités des ex-sociétés socialistes transpirent dans les réalités postsocialistes actuelles et montrent comment l’espace et le temps sont des variables flexibles, surtout dans la mémoire des sujets qui constituent les sociétés en mouvement. L’étude de la nostalgie, dimension vécue du socialisme au temps du postsocialisme, en est un exemple, d’ailleurs de plus en plus théorisé par les auteurs. Ce concept est maintenant intégré à divers niveaux dans les sociétés postsocialistes et fait désormais partie des stratégies de commercialisation de différents produits et modes de vie dans de nombreuses sociétés d’Europe de l’Est. Lorsque l’on s’attarde aux sujets, on peut comprendre que la nostalgie et sa marchandisation sont ancrées dans les perceptions et les projections que les individus entretiennent par rapport au système dans lequel ils se trouvent et, évidement, que ces préoccupations dépassent le simple désir de revivre le passé ou d’en conserver certains pans. Notons de plus que la nostalgie est un des éléments contribuant à une continuité entre les sociétés socialistes et postsocialistes, mais aussi entre ces dernières et le reste du monde. En effet, la nostalgie est aussi ancrée dans l’oeil de l’Occident et elle contribue à construire de nouvelles relations entre ces mondes.

La méthode généalogique est nécessaire pour créer une histoire des différents modes par lesquels, dans notre culture, les êtres humains sont créés en tant que sujets (Foucault 1982 : 208). La généalogie a donc été une « method that takes seriously the truth claims people make regarding the knowledge they have of themselves while, at the same time, understanding such knowledge as a relation of power » (Lacombe 1996 : 348). Démarrer avec cette approche généalogique mène à une historiographie qui permet de porter l’attention sur les divers effets incorporés créés par les formes de socialisme. Cette dernière, se trouvant au coeur des compréhensions renouvelées des constructions historiques, nous parle de la construction des sujets, de l’économie politique et de l’État.

État et sujets

Les relations entre l’État et les sujets, ainsi que leurs processus de formation, de construction, de définition, et de rupture, sont des thèmes particulièrement porteurs dans les études des sociétés socialistes et postsocialistes. Les écrits de Foucault sont utiles pour analyser ces contextes, et ils sont maintenant mis à profit de manière exponentielle. Cependant, l’application fidèle de cette analyse peut poser certains problèmes dans le cas des (post)socialismes. Comme Ong (2006) le souligne, ces problèmes peuvent être contournés en raffinant les compréhensions de l’État ainsi qu’en questionnant l’universalité du sujet libéral. Dans cette perspective, diverses formes de gouvernance néolibérale peuvent être retenues et appliquées par différents régimes, qu’ils soient autoritaires, démocratiques ou socialistes, permettant de saisir la fluidité des différentes définitions de l’État et des sujets. Dans cette foulée, la question du pouvoir, de la liberté et des choix est aussi intéressante à explorer pour saisir leurs relations historiques et structurelles.

En effet, les sujets ne s’inscrivent pas seulement dans des positions de résistance, mais aussi d’accommodement et parfois d’acceptation, en fonction d’une agencéité qui leur permet de se situer dans l’histoire et dans les processus de production matérielle, mais aussi culturelle, marqués par la mondialisation. Cette question est d’ailleurs importante, car les États socialistes, actuels et passés, sont trop souvent faussement considérés comme des entités hermétiques, évoluant en vase clos, ne subissant pas les influences du monde extérieur et étant encore moins en position d’avoir des implications sur le processus de la globalisation. L’examen plus approfondi de ces liens, des échanges, des flux et des rétroactions est nécessaire afin de comprendre d’autres dimensions de la mondialisation.

Conjuguer l’épistémologie des (post)socialismes au temps de l’ethnographie

L’ethnographie articule les questionnements anthropologiques sur les (post)socialismes. Les particularités propres à ces mondes impliquent cependant une certaine dose de créativité méthodologique, et ne conduisent pas toujours à la réalisation de terrains de recherche « classiques » ; c’est entre autres le cas lorsque la recherche sur les pays socialistes est réalisée par des chercheurs appartenant à ces mêmes sociétés. Le socialisme a été peu théorisé pendant la période où il fut en vigueur, sauf par des études ethnologiques sur les traditions et le folklore en Europe de l’est (Kurti 1996, 1999 ; Rethmann 1997 ; Wolfe 2000) et en Chine (Kipnis 2003), entre autres. De même, poussée par l’approche évolutionniste de l’ex-Union soviétique, l’anthropologie socialiste s’est interrogée sur l’organisation de certains groupes ethniques reconnus par les Partis communistes, mais dans le seul but d’en définir les contours, d’en extraire un savoir et de mieux les dominer. Ce n’est qu’avec les changements en Chine à la fin des années 1970 et début 1980, ainsi qu’avec les transformations des pays de l’Est et de l’Union soviétique, qu’il est devenu véritablement possible de penser et de conceptualiser le socialisme au sein de ces sociétés dans une perspective anthropologique (De Soto et Dudwik 2000 ; Mihailescu 2003). Cependant, les anthropologues devaient alors aussi s’attaquer à l’imposante tâche d’analyser les changements importants en cours, ce qui monopolisa les efforts intellectuels. Comme l’affirme Humphrey (2002), il reste encore beaucoup à apprendre de la période socialiste, passée et en cours.

Ainsi, c’est par des ethnographies que nous abordons ce travail, explorant notamment les thèmes du marché, de la transmission, des sujets et de l’État, de la culture et des représentations, de l’exploitation de l’environnement, et de la pratique anthropologique. Afin de répondre à l’objectif de ce numéro spécial, à savoir déloger le biais euro-centré des études sur le (post)socialisme pour plutôt en montrer la complexité, nous proposons 11 articles et une note de recherche portant sur l’Europe de l’Est (Roumanie, Lituanie) et la Russie, mais aussi provenant d’autres parties du monde : Vietnam, Cambodge, Cuba, et Tanzanie. Un partage proportionné des études de cas provenant de ces diverses réalités peut être difficile à atteindre, ce qui témoigne du déséquilibre que l’on retrouve dans la littérature en général quant à l’intérêt d’étudier ces contextes à l’extérieur du cadre européen. Avec les approches analytiques adoptées par ces différents articles, nous croyons que le numéro propose davantage qu’une simple juxtaposition. Nous souhaitons qu’il établisse un dialogue entre les études de cas sur la base de la complexité, de la diversité, de la temporalité, et de la fluidité qui les unit.

Ce numéro offre, à notre connaissance, la première contribution francophone nord américaine sur le thème du socialisme et du postsocialisme. D’autres contributions auraient aussi pu bonifier notre démarche. Notons entre autres que nous ne traitons pas de la Chine ; cette réalité, riche et diverse, a largement été traitée ailleurs. Nous croyons qu’une réflexion qui s’oriente dans la perspective de la complexité, à travers les divers terrains, contextes, courants conceptuels, et dimensions spatio-temporelles, nous permet de réfléchir à la construction des (post)socialismes, ainsi qu’à la manière dont ils véhiculent des visions du monde particulières. L’anthropologie peut alors s’engager à comprendre cette épistémologie qui leur est propre et dont la conjugaison n’est pas fixée dans un seul temps, et encore moins dans un seul lieu, éclairant du même coup les réalités non (post)socialistes à la lumière de la globalisation.

Les contributions

Les articles de Gambold, Stan et Gaborean questionnent les rapports socio-économiques dans les mondes postsocialistes en proposant des pistes stimulantes pour comprendre leurs transformations. Gambold nous présente comment, dans la Russie rurale, les citoyens sont réticents à s’inscrire dans les dédales de la transition économique. En effet, ils sont encore fortement attachés au travail collectif de la ferme, ce qui fait que, plus d’une décennie après la privatisation de l’agriculture, les pratiques agraires individuelles ne sont pas encore pleinement instaurées. L’identité sociale est en effet encore attachée au travail agraire collectif. Ainsi, Gambold, en étudiant les complexités matérielles, sociales et émotionnelles de la privatisation dans un village russe, expose les logiques que prend ce processus pour les habitants et montre qu’une économie émotionnelle guide les paysans. Stan expose clairement ces ambiguïtés dans l’analyse qu’elle fait de l’utilisation de la notion de marché par des auteurs importants ayant étudié cette question en contexte postsocialiste. Elle présente comment leur utilisation du concept de marché construit le socialisme et le postsocialisme, expliquant ainsi comment ces notions sont fondées sur des approches essentialistes qui excluent les rapports sociaux et de pouvoir, alors qu’ils sont des outils de choix pour véritablement étudier le socialisme et le postsocialisme. C’est d’ailleurs ce que fait Gaborean. En rejetant les approches essentialistes du marché et de la transition, elle examine les pratiques successorales depuis la décollectivisation en Roumanie. Ce processus ayant enclenché une nouvelle réforme agraire, les rapports sociaux sont influencés par les changements de propriété. L’auteure examine comment ce processus transforme les rapports à la propriété et à la famille qui sont ancrés non pas seulement dans des valeurs néolibérales, mais qui découlent directement du passé précollectiviste et de l’époque socialiste.

Les constructions historiques du socialisme sont abordées en termes fluides et complexes par les textes de Rethmann et d’Askew. Le texte de Rethmann explore les dimensions de la nostalgie tout en les questionnant à travers l’expérience vécue des paysages postsoviétiques à Moscou. En visitant trois lieux publics, le parc des sculptures de Moscou, la cathédrale reconstruite du Christ le Sauveur et le centre d’achat à Manezh Square, elle analyse comment les significations qui leur sont accordées furent modifiées à travers les systèmes politiques. Elle indique que ces lieux ont désormais pénétré dans une ère anhistorique à la suite d’un processus de dé-idéologisation « à la mode » ancré dans la marchandisation de la nostalgie. Ce processus est analysé comme une condition historique, une réponse singulière aux conditions actuelles de la Russie. Askew examine le rapport entre l’État et le pouvoir dans le processus de la villagisation en Tanzanie. Ce processus a mené au déplacement d’environ 10 millions de Tanzaniens entre 1967 et 1977 dans de nouveaux villages, déplacement justifié par l’optimisation des services de base à la population. La décennie suivante vit l’abandon du socialisme, mais leur situation actuelle demeure floue. Guidée par une préoccupation pour les constructions historiques du passé socialiste, Askew présente, à partir d’entrevues réalisées dans la région de Mwanza, une vision originale, et à contre courant, de cet épisode en explorant les épreuves, mais aussi les bénéfices et les éléments positifs que la population a vécus et ressentis.

Les textes de Marschke et de Le explorent ce rapport à l’histoire socialiste dans le contexte asiatique à travers des études de cas examinant l’accès à l’environnement et son utilisation. Leurs préoccupations soulignent bien comment l’étude des situations locales, des pratiques et des discours des populations, se trouvant à la croisée d’intérêts politiques, économiques et de développement, est nécessaire à la compréhension des transformations en contextes socialiste et postsocialiste. Le examine les rapports socio-environnementaux au Vietnam. Elle se penche sur la manière dont les changements structurels ayant mené aux réformes des années 1980 ont transformé les rapports socio-environnementaux et marqué les différences entre les résidents. Marschke nous montre quant à elle comment, au Cambodge, l’exploitation de l’environnement à des fins de subsistance par les populations rurales est ancrée dans une tradition de changements et de conflits, en passant du régime des Khmers à la domination vietnamienne. Dans son texte, elle montre comment les populations rurales côtières bénéficient désormais de réformes politiques qui émergent d’initiatives de décentralisation et de démocratisation, celles-ci émanent de bailleurs de fonds internationaux et des agences de développement qui souhaitent répondre aux enjeux du contexte postsocialiste et de la mondialisation. Toutefois, ces réformes ont une faible portée pour la population et, en fait, l’organisation locale et la gouvernance environnementale demeurent les mêmes, alors que les enjeux et la survie de ces populations sont toujours ignorés par le nouvel État.

Ces préoccupations nous mènent inévitablement à nous intéresser au sujet, à la subjectivité et à son rapport aux États socialistes et postsocialistes. Le texte de Landry explore ces questions en nous exposant la manière dont le régime de Staline a minutieusement construit les subjectivités à l’aide du roman stalinien, incitant les citoyens à cultiver un rapport à soi fondé sur la figure de l’« Homme Nouveau ». Les rapports tissés entre la population et l’État à partir d’un phénomène inscrit dans la globalisation sont discutés par Lankauskas. L’auteur expose comment, en Lituanie, une partie de la population se tourne vers un mouvement religieux divergeant du catholicisme, la religion partagée historiquement par la majorité de la population, pour contester la société et renégocier son rapport à l’État. L’adhésion à ce « groupe religieux de la société civile » permet à ses membres pratiquants de poser leur différence et leur distinction de nature éthique par rapport au reste de la nation, qui est perçue comme étant en décadence morale. L’auteur questionne les oppositions entre le séculier et le religieux. De même, il remet en cause les caractéristiques « conventionnelles » de la société civile en nous proposant de l’appréhender en des termes dépassant la définition de l’individualisme libéral. La contribution de Doyon et Brotherton propose quant à elle de repenser la construction de la « transition » et des dichotomies entre socialisme-néolibéralisme ainsi qu’État-population en examinant la gouvernance dans les secteurs de la santé et de la recherche scientifique à Cuba. Les auteurs y examinent ces secteurs à la lumière des transformations économiques récentes vécues sur l’île. Ils analysent comment l’État cherche à maintenir les acquis matériels, les principes et les idéologies de la révolution par l’insertion de nouvelles formes de capital. À travers la mise en place de politiques et la construction de pratiques individuelles, l’État cherche à maintenir l’identité du revolucionario, qui est cependant réinterprétée et transformée par les individus, soulignant le caractère complexe et contradictoire de l’identité révolutionnaire en contexte postsoviétique.

Vintila Mihailescu dirige le dossier spécial interrogeant la production de l’anthropologie dans les contextes postsocialistes. Puisque l’anthropologie est une science relativement récente et renouvelée dans les pays de l’Est, elle se pose en tant que nouveau discours de pouvoir en s’articulant avec les discours en place et avec ses projets de société. Sa reconstruction et son émergence institutionnelle et intellectuelle sont ainsi fortement liées au processus de transition en cours et elle en représente un puissant révélateur. Ainsi, la démarche de questionnement du postsocialisme et de ses multiples contradictions, réalités et ambiguïtés, s’articule nécessairement avec l’anthropologie, qui contribue aussi à produire l’espace social du postsocialisme, et dont il importe de comprendre les enjeux épistémologiques et politiques. L’article de Mihailescu est le point nodal de ce dossier avec sa contribution sur la production et la pratique anthropologique en Roumanie, questionnant l’avenir de la discipline dans un contexte où l’ethnographie nationale semble disparaître, et où l’anthropologie venue de l’Occident a de la difficulté à se positionner dans une société en changement. Les disciplines « anthropologiques » en Roumanie (l’ethnographie et le folklore) appartiennent historiquement à la grande famille des « ethnologies nationales », voire des « sciences nationales » au service de la nation, ayant comme objet d’intérêt le « paysan » plutôt que le « primitif ». Après la chute du communisme, elle n’a pas non plus fait l’objet d’une analyse critique, s’inscrivant dans la durée. Dans ce contexte, l’anthropologie arrive en Roumanie pratiquement avec la chute du communisme, apportant la « bonne parole » d’une connaissance occidentale noble, car non maculée par le nationalisme ou le communisme local et n’ayant pas non plus l’intention de se mêler à ces pratiques académiques plutôt indésirables. Les « folkloristes » et les « anthropologues » ont ainsi fini par se polariser socialement, fragmentant le savoir qui se voit instrumentalisé par des jeux politiques. Bertrand complète ce dossier en présentant la situation de l’anthropologie telle qu’elle est perçue en Russie. Dans cet article, l’auteur examine certains des aspects les plus saillants de l’actuelle problématisation de la société pour l’anthropologie russe, dans un contexte où la mise en concurrence et le financement de la recherche sont liés à de nouvelles contraintes.