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Ce livre est un recueil de dix exposés choisis parmi ceux présentés à l’occasion de six conférences tenues en 2005-2006 sous l’égide du Forum Europe des cultures. Ces exposés traitent principalement de la diversité culturelle et de son accueil au sein de l’Union européenne. Ils sont l’oeuvre de personnes de formation en sciences humaines. Parmi elles, certaines occupent des postes liés à l’administration, d’autres à l’enseignement ou à la recherche. Comme leurs textes sont issus de conférences, leur facture varie entre propos personnel, point de vue du spécialiste et exposé savant avec références à l’appui.

Après réflexion, j’ai acquis la conviction que ces exposés, comme le signale en introduction Mark Dubrulle, sont « les prémices d’études et de débats plus approfondis à travers l’Europe » (p. 15). Ce recueil de textes ne se veut d’ailleurs rien d’autre. Sa visée est d’avantage de rendre compte d’une diversité d’approches autour d’un même thème, celui de la tolérance envers les cultures diverses inscrites dans l’univers de l’Union européenne. Tel est d’ailleurs le but du Forum Europe des cultures fondé en 2003, même s’il situe son apport en référence à la citoyenneté.

Forum Europe des cultures a été créé dans le sillage de Fondation Europe des cultures 2002, lancé en 1992 par le Ministre-Président du gouvernement flamand. Ce nouvel organisme entend devenir un décodeur et un promoteur de la dynamique culturelle en Europe, qu’il associe aux identités, à la citoyenneté et à la démocratie. En soi, c’est un défi. Qui l’est encore plus lorsque les promoteurs disent vouloir contribuer à l’union et à l’identité européenne dans le respect de la diversité des cultures ; en quelque sorte construire une tour de Babel qui n’en soit pas une.

S’il est vrai que ce recueil constitue des prémices – ce qui le place dans une catégorie que je qualifie d’initiatique – il souffre de certaines lacunes. Une première, de référence aux faits. Les Traités de Westphalie datent en effet de 1648, non de 1748 (p. 18) et la déportation des Acadiens de 1755, pas de 1759 (p. 55). Une autre est le cercle des conférenciers sélectionnés. Aucun n’aborde en effet la tolérance présente au sein de certains États-nations alors que plus d’un vilipendent l’Allemagne nazie et l’État homogénéisateur français. Une troisième lacune consiste en le postulat d’une nécessaire valorisation de la diversité culturelle. De tous les auteurs, seuls trois questionnent ce postulat, l’un d’eux, Pinxten, se faisant même le promoteur d’un cadre de tolérance qui ne tolère pas l’intolérable. Une quatrième, plus fondamentale, est l’absence d’une problématisation de l’état actuel de l’Union européenne.

Cette lacune n’est pas indépendante de la tendance du « tout-à-la-tolérance ». Sans une problématisation, ce « tout » paraît une nécessité alors qu’il n’est qu’un choix dans un contexte particulier, celui qui est apparu à la suite de l’implosion de l’ex-URSS en 1991 et, peu après, du réaménagement de l’économie-monde dans un cadre différent de celui ayant présidé à la naissance de l’UE. Il me semble qu’une référence aux thèses d’Éric Habsbawm, de Jacques Attali, d’Immanuel Wallerstein ou d’autres analystes reconnus de l’économie-monde aurait permis de décoder ce postulat de la tolérance.

Bien sûr, quelques textes font écho aux pressions de l’ex-URSS et des États-Unis qui ont contribué, tout autant que la crainte d’une recrudescence nazie, à la construction de l’Union européenne. Toutefois, à aucun endroit ne figure un passage mettant en relief que les changements dans l’économie-monde ont exercé des pressions à la baisse sur les programmes sociaux et stimulé un intérêt à la hausse envers la diversité culturelle pour, entre autres, empêcher que n’éclate l’UE, comme ont éclaté l’ex-URSS et l’ex-Yougoslavie, ou pour faciliter la consolidation du capital européen. Pourtant, il est connu que les gauches politiques ont appuyé le projet de l’UE pour des motifs autres, notamment parce qu’elles y voyaient une possible amélioration des couvertures sociales plutôt que la folle percée des inégalités sociales que le tout-à-la-tolérance vient masquer.

Un tel engouement culturel était prévisible dès l’implosion de l’ex-URSS. Avec lui sont alors apparus les discours chers à l’anthropologie américaine et les thèses communautaristes dont Charles Taylor et bien d’autres sont les bonzes des temps modernes, du fait qu’ils voient dans les quêtes identitaires un ferment de la citoyenneté, ce qui, à mes yeux, est tout sauf ça. Ces idées sont ici reprises par plusieurs auteurs, qui viennent les nuancer. Seul, par contre, Bekemans fait écho à Jürgen Habermas dont les thèses explicitent clairement, à l’instar de Pinxten sur le registre pédagogique, que la tolérance implique un seuil que seul le débat et les choix politiques permettent de cerner. Sous cet angle, la publication d’un texte (Cardinal) louangeur envers Tully surprend, car, à l’encontre d’Habermas qui privilégie une approche démocratique, cet auteur mise sur une Cour pour gérer à la britannique la diversité culturelle et l’autodétermination interne.

Cela étant, si ces textes peuvent conforter les tenants de thèses sur la tolérance, tolérance nécessaire afin que la diversité se manifeste, je doute cependant de leur écho dans l’univers du savoir scientifique. À l’exception près des articles portant sur la Bretagne et Bruxelles, ils contiennent en effet peu de données nouvelles et paraissent presque tous minés par le postulat de la tolérance en faveur de la diversité. Du coup, leur intérêt devient marginal alors que plusieurs auteurs, entre autres Attali et Wallerstein, invitent à penser que le politique rebondisse autrement, comme ce fut le cas après les Traités de Westphalie. Si Forum Europe des cultures entend se pencher sur la question, il lui faudra, je pense, revoir son postulat de base et penser autrement l’Union européenne.