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Les Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu sont la réédition des Chroniques de chasse d’un Montagnais de Mingan, Mathieu Mestokosho, parues en 1977 dans la collection Civilisation du Québec, série Cultures amérindiennes du ministère des Affaires culturelles du Québec. Les paroles que nous livre ce grand chasseur innu d’Ekuanitshit (Mingan) ont été enregistrées par l’anthropologue Serge Bouchard en 1971 et en 1976. En 1971, il était alors étudiant à la maîtrise en anthropologie (Bouchard 1973) et réalisait son terrain de recherche à Mingan, hébergé par Mathieu Mestokosho et sa famille. C’est en entendant Mathieu, alors octogénaire, se raconter quotidiennement à lui-même (et à qui y prêtait oreille) le récit de sa vie et ses réflexions sur l’art d’être innu en son temps, qu’il eut l’heureuse initiative d’enregistrer ces récits pour la postérité. Nous devons à son fils Georges Mestokosho, « frère vrai » de Serge Bouchard à qui il dédicace cette réédition, ainsi qu’à sa fille Desneiges, l’appui de cette initiative et la traduction des paroles de la langue innue, innu-aimun, à la langue française.

La nouvelle édition chez Boréal donne un second souffle, près de trente ans plus tard, à la première qui s’était rapidement épuisée. L’avant-propos de Serge Bouchard, qui reprend partiellement son ancienne Présentation, est grandement modifié et augmenté. Il semble s’adresser à un lectorat plus littéraire et un public plus large, présentant à grands traits le contexte de sa rencontre et de son vécu avec Mathieu Mestokosho et sa famille, l’univers de l’oralité, les Innus du Grand Labrador et le monde des anciens innus, dans un style poétique inspirant et évocateur mais aussi avec justesse anthropologique. Cependant, quelques détails de méthode ne réapparaissent malheureusement pas dans la nouvelle édition, notamment concernant le contexte des enregistrements et surtout, le travail d’édition qu’il a effectué (traduction presque littérale, peu d’adaptation littéraire, remaniement des séquences chronologiques et absence volontaire de commentaires ethnographiques) (1977 : 7-10). Gérard Bouchard, qui signe la nouvelle préface, raconte s’être inspiré des récits de Mathieu Mestokosho en écrivant son roman Mistouk, grâce aux vives émotions qu’ils suscitent (p. 11-12). Tandis que Serge Bouchard présente un grand homme contextualisé dans sa vie quotidienne et l’univers de son peuple, Gérard Bouchard expose un romanticisme littéraire, celui de l’exotisme et de la quête de mondes anciens voués à la disparition ou déjà disparus, dont ce livre constitue une oeuvre de résurrection. Ce dernier y exprime sa reconnaissance envers M. Mestokosho et S. Bouchard pour avoir donné à connaître, à comprendre et à sentir l’univers innu généralement peu ou mal connu de leurs voisins descendants des colons européens.

Le texte des récits de la première édition paraît intégralement et selon les mêmes divisions, mis à part certains mots qui sont systématiquement changés ainsi que quelques modifications de style et de l’orthographe des noms en innu-aimun. Comme dans la première édition, on trouve une carte des territoires parcourus par Mestokosho et une section de photographies variant cependant d’une édition à l’autre. Datées des années 1950 pour la plupart, elles présentent des Innus vaquant à leurs activités. Elles permettent de voir certaines des personnes présentes dans les récits, notamment Mathieu Mestokosho et sa famille.

Mathieu Mestokosho était un Innu de la bande de Mingan, né vers 1887 dans l’arrière-pays de Baie-Joan-Beetz. Il fut orphelin de père à huit ans et de mère peu après, puis pris en charge par un Innu de Mingan. Avec son père adoptif puis avec sa première femme, il partait l’automne dans la région de Uauiekamau (lac Saumur), revenait pour le temps des Fêtes à Mingan puis repartait quelquefois pour Upatauakau (à l’est du lac Brûlé) à la chasse au caribou l’hiver. C’est après son second mariage à une femme originaire de Sheshatshit (North West River), avec qui il partait au mois d’août vers l’intérieur des terres du Labrador pour ne revenir à Mingan qu’à la fin du printemps, qu’il dit être « devenu un vrai chasseur » et avoir « vécu toute [s]a vie en tuant des animaux et en vendant de la fourrure » (p. 33). De 1960 à 1980, il a passé ses dernières années dans la réserve de Mingan nouvellement établie, habitant avec sa famille une maison du gouvernement, observant les changements de mode de vie qui devenaient le quotidien de ses successeurs, mais habitant toujours le territoire de sa vie par ses paroles, ses gestes et son imagination. S. Bouchard souligne que Mathieu n’était pas unique en son genre et qu’il y avait autant de femmes que d’hommes remarquables, parlants et savants comme lui parmi les Innus (p. 27).

Dans ces récits, Mathieu Mestokosho raconte la mémoire de sa vie, selon ses grands voyages de chasse centrés sur la quête du caribou au coeur de la forêt boréale et de la taïga. Il raconte l’effort et l’endurance des Innus nomades, la quête de nourriture, les voyages et la solidarité. La première partie relate les grandes épopées de sa vie de chasseur, de sa jeunesse à l’âge mur (1887 à 1935 environ). Dans le premier chapitre, il se présente et se situe parmi les siens. Les trois suivants sont chacun le récit des hauts-faits et des difficultés d’une année spécifique à l’intérieur des terres. Ces trois grands épisodes sont racontés dans un langage axé sur l’action, le déplacement et la stratégie choisie selon la connaissance et l’analyse de l’environnement. La deuxième partie, enregistrée ultérieurement en 1976 (1977 : 8), parle davantage de philosophie, de morale, de vie sociale et de traditions innues. Mathieu Mestokosho répond explicitement à plusieurs préjugés sur les Innus, ceux qu’il a entendus véhiculés par certains missionnaires et marchands (p. 127). Il combat les idées sur la paresse, la misère et l’ignorance des Innus en racontant au contraire, par l’exemple de sa vie, le travail, l’endurance, la persévérance, le courage, le danger omniprésent de la famine et de la mort, la complémentarité et la force mutuelle de l’homme et de la femme au sein des groupes familiaux, la liberté individuelle couplée au sens de la communauté, l’entraide et le savoir sensible des anciens adapté aux exigences de leur vie dans ce milieu nordique.

Ces récits ne sont pas des récits mythiques (atanukan) comme les racontait François Bellefleur à Rémi Savard (Savard 2004). Ce sont des récits de vie, des récits autobiographiques traditionnels, que l’on nomme tipatshimun en innu-aimun. C’est l’enseignement des valeurs et du mode de vie, du mode d’être au monde, par le récit de l’expérience vécue. Mathieu Mestokosho s’adresse aux jeunes innus, à ses successeurs qui vivent dans un monde différent, celui qui a pied dans la « réserve », ainsi qu’aux allochtones ignorant sa réalité.

Comme l’affirment Gérard et Serge Bouchard, c’est un précieux témoignage d’un être humain et de son mode de vie aujourd’hui malheureusement révolu. Les Innus de Mingan sont bien sûr encore vivement liés au territoire que leur « grand-père » a parcouru et habité, mais différemment. Dans ce témoignage de l’époque encore récente du nomadisme, où les Innus parcouraient le territoire en quête constante d’animal à chasser, de lieux giboyeux et accueillants, on perçoit la relation intime, sensible et corporelle aux animaux et au territoire habité et l’on y comprend l’ampleur de la nécessité de donner la mort pour vivre. Le discours de Mathieu Mestokosho est très épique : voyager, chasser, tuer l’animal, le manger et s’il y a lieu, aller à l’aide des moins fortunés. Cependant, la chasse est toujours accompagnée d’un grand respect envers l’animal, de prescriptions de non-abus, de conservation, de partage et de non-gaspillage, et les tristes exemples de famine de ceux qui ont omis de respecter ces règles élémentaires viennent appuyer cette philosophie. Il ne faut donc pas comprendre cette chasse comme une conquête de l’homme sur l’animal ou la nature, mais bien comme une vie qui dépend de l’étroite relation des hommes et femmes à la terre, aux animaux, aux végétaux, à l’univers.

La fécondité de cette oeuvre est à souligner. En plus de ses deux éditions francophones fort bien accueillies, elle a été traduite et publiée en anglais récemment (Irving 2006). Les paroles de cet ancien innu d’Ekuanitshit ont aussi inspiré et continueront d’inspirer, on le souhaite, plusieurs chercheurs, artistes et lecteurs de divers horizons, ainsi que les Innus, directement concernés par cet héritage qui leur est dédié. Notamment, Rita Mestokosho, poétesse innue, femme politique de la communauté d’Ekuanitshit et petite-nièce de Mathieu, en a été inspirée pour créer son poème intitulé Sous un feu de rocher, qu’elle dédie à Mathieu Mestokosho et son grand-père Damien (Mestokosho 2005). Et maintenant, à quand l’édition de ces paroles dans la langue innu-aimun de leur auteur?