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Introduction

Aucune question n’a suscité autant de contradictions que la sujétion des femmes musulmanes (Kandiyoti 1991 ; Papps 1993). L’Occident leur accole surtout une image d’isolement : ce sont des femmes voilées, des victimes, elles sont immobiles et réduites à l’état d’objets. Cette propension de l’étranger à « imaginer » les femmes musulmanes et cette tendance à les « essentialiser » font pendant à une certaine image musulmane des femmes occidentales, à la morale dissolue (Haeri 1995). La construction de la « femme musulmane » s’est avérée particulièrement patente dans la représentation des Iraniennes. La nature répressive de l’État postrévolutionnaire en Iran et l’islamisation[2] rapide et vigoureuse de la position des femmes ont confirmé la vieille théorie selon laquelle l’islam serait la cause de l’oppression des femmes dans les sociétés du Moyen-Orient (Paidar 1995 : 13). Certains ont défini l’oppression des femmes en fonction de l’islam et ont considéré que leur liberté était contradictoire avec cette religion. D’autres ont tenté d’établir que l’islam est une religion égalitaire et qu’elle donne du pouvoir aux femmes. Les deux approches ne nous révèlent que très peu les dynamiques qui sous-tendent l’expérience des femmes (Kandiyoti 1991 : 325). Cette dualité cache le fait que le processus de changement social est complexe et qu’il ne peut être réduit à une simple relation de cause à effet.

On a beaucoup écrit sur les femmes iraniennes dans des perspectives structurelles et textuelles — c’est-à-dire la loi, l’État, et les fondamentalistes — et une grande partie de ce qui a été produit est valable. Cependant, la « question des femmes » a rarement été mise en contexte. Alors que la littérature a surtout traité de l’« impact » du fondamentalisme sur les femmes et ce qui leur a été fait, on s’est rarement demandé comment les femmes traitent du fondamentalisme ou encore comment le fondamentalisme fonctionne dans la pratique. Dans cet article, je m’appuie sur mon travail de terrain dans un village agricole du Nord de l’Iran pour démontrer qu’il est nécessaire d’aller au-delà de la discussion générale sur la position des femmes sous le gouvernement islamique. Je soutiens qu’à force de se concentrer sur des concepts universels et des discours dominants, comme l’« islam », le « fondamentalisme », le « traditionalisme », le « modernisme », on risque de produire une image réductrice et incomplète du monde des femmes. Cette insistance sur les positions centrales et omnipotentes du pouvoir élude le fait que les femmes participent activement à la société par le biais des négociations quotidiennes qu’elles doivent effectuer dans les multiples strates de relations de pouvoir.

Dans la première partie de cet article, je présente une revue critique de la littérature sur les femmes en Iran, tout en me concentrant sur l’étude des expériences de vie actuelles des femmes en milieu rural. Je fournirai ensuite l’information contextuelle permettant de comprendre la place des femmes dans cette étude de cas, au village de Rostamkola. Cela me permettra de démontrer, dans la troisième partie, que les femmes fonctionnent au sein de multiples strates de relations de pouvoir tout en trouvant des façons d’améliorer leur situation. En conclusion, les femmes de ce village évoluent dans un contexte matériel différent de celui des citadines et, pour vraiment comprendre la vie des Iraniennes, nous avons besoin d’études spécifiques qui tiennent compte du contexte précis dans lequel elles se trouvent.

Au-delà des « images » générales

En Iran, après que Khomeyni eut accédé au pouvoir, tous les événements étaient interprétés en fonction de l’histoire doctrinale islamique et de la religiosité de la population.

Les experts sont passés d’une situation dans laquelle ils ne pouvaient pas voir l’islam à une autre, dans laquelle ils ne voyaient que l’islam. L’islam a soudain acquis un pouvoir explicatif qui dépasse la spécificité des événements définissant et façonnant les sociétés musulmanes, comme ces événements le font dans les autres sociétés.

Najmabadi 1993 : 487

De façon générale, la littérature, après la Révolution, s’est concentrée sur la nature de la Révolution islamique, son impact sur l’économie et ses relations avec le monde extérieur (Amirahmadi 1988 ; Keddie 1983 ; Bina et Zangeneh 1992 ; Rosen 1985 ; Simpson 1988 ; Rahnema et Nomani 1990).

La question des femmes, après la Révolution islamique, a été l’une des plus controversées, autant en Iran qu’en Occident. Les Iraniennes sont devenues un sujet de débat parmi les universitaires et ailleurs (Neshat 1980 ; Millet 1985 ; Afshar 1984, 1988 ; Mahdavi 1983 ; Tabari et Yeganeh 1982). Ces études sur les Iraniennes, et sur l’Iran, présentent en général la perspective de la loi, de l’État et des fondamentalistes. Il n’est pas rare de voir des titres tels que « Le voile et la peur », « L’islam et les femmes », « Les femmes et le Shii Ulema », « Derrière le voile », « À l’ombre de l’islam » et « À travers le sombre voile ». Ce que l’on voit dans les années 1980, de façon très générale, est une vision monolithique de l’islam, de la Révolution et des Iraniennes. Il s’agit d’une époque où les approches sur la question des femmes sont saturées de généralités et d’images du dominant.

Il ne fait aucun doute que le gouvernement iranien, désireux de créer la société islamique idéale, ait imposé des politiques concernant le port du voile, la ségrégation des sexes, le contrôle du corps des femmes et de la sexualité, et se soit opposé à l’autonomie des femmes. Cependant, on doit noter que l’oppression porte en son sein des graines de résistance. La littérature récente sur les femmes en Iran n’a pas consacré beaucoup d’attention à la lutte des femmes rurales, mais elle a relaté les remises en question que les femmes urbaines ont faites du règne de la « loi ». En dépit des difficultés, les femmes directeurs, les écrivaines, les journalistes et d’autres groupes de femmes ont tenté de faire face au contrôle du gouvernement sur leur vie (Naficy 1994). Les femmes journalistes, tout en appuyant le régime, ont critiqué les politiques du gouvernement. Les femmes de l’élite islamique, comme Azam Taleghani[3], Faezeh Rafsanjani[4] et Zahra Rahnavard[5], pour n’en mentionner que quelques-unes, ont réinterprété l’islam et l’ont utilisé pour réclamer l’amélioration de la position des femmes (Haeri 1995 : 136 ; Afshar 1997). On peut trouver leurs écrits dans des revues comme Zanan, Zane-Ruz, Nime-ye Digar, Farzaneh et Hajar[6]. Les femmes islamistes sont familières avec les débats féministes occidentaux et avec les enseignements coraniques. Elles réprouvent, au sein du discours islamique, les lois et les pratiques anti-femmes qui ont des justifications soi-disant religieuses (Bayat 1996 : 48). Ces femmes participent à des rencontres internationales de femmes, elles font du lobby auprès des politiciens et des leaders politiques. L’ampleur et la multiplicité des questions soulevées par les différents groupes au sein de la population féminine a même conduit le séminaire religieux de Qum à publier une revue féminine intitulée Payam-i-Zan[7] pour traiter de ces questions (Kian 1997 : 93). Aujourd’hui, autant les femmes laïques qu’islamistes rejettent les inégalités institutionnelles et réclament une lecture dynamique et appropriée de l’islam.

Il est important de rappeler que le fait le plus crucial pour l’étude des femmes en Iran, comme partout ailleurs, c’est qu’elles ne forment pas un groupe homogène. Les Iraniennes représentent une combinaison changeante sur le plan de la nationalité (Perse, Kurde, Turque, etc.), de l’ethnicité (Arménien, Assyrien, etc.), de la religion (islam, baha’i, christianisme, etc.), de la langue (perse, arabe, turc, etc.) (Limbert 1987 ; Mojab 1999 : 23) ; 38,7 % des femmes résident dans les régions rurales et 0,35 % sont considérées comme nomades (Iranian Census 1998). Quant au niveau d’instruction, l’éventail va du doctorat à l’analphabétisme (Ghorayshi 1993). Les femmes vivent dans des villages, de petites villes, dans des cadres tribaux et urbains. Certaines d’entre elles connaissent la misère noire, alors que d’autres ont accès à des installations modernes et luxueuses. Lorsque l’on tient compte de l’ensemble de ces facteurs, on constate que les nomades, les villageoises et les différentes classes de femmes ont des expériences de vie et des préoccupations variées. Les lacunes de nos connaissances sur les différents groupes de femmes iraniennes ont été particulièrement mises en évidence par ceux et celles qui ont étudié les femmes contemporaines vivant dans les zones rurales et agricoles de l’Iran (Ghorayshi 1998 ; Sarhaddi et Motiee 1994 ; Bashardoost 1994). La présente étude de cas constitue une modeste tentative pour combler ce vide.

Le village de Rostamkola : avant et après la Révolution islamique

Cette étude repose sur mon travail de terrain, d’une durée de deux ans, entre 1994 et 1998, dans un village agricole que j’appellerai Rostamkola. Dans ce village, en 1998, il y avait un total de 276 maisonnées ; les habitants parlaient le mazadarani et adhéraient à la foi islamique. Mes données proviennent non seulement des statistiques officielles et de mes discussions avec les représentants du gouvernement, mais aussi d’une enquête sur les maisonnées ; ces données ont été recueillies grâce à des méthodes qualitatives, telles que l’observation participante, les entrevues informelles dirigées, l’histoire orale, les discussions en focus groups, les méthodes visuelles ; ces méthodes ont souvent été combinées les unes aux autres. J’ai pris part aux réunions formelles et informelles, aux noces, aux cérémonies religieuses, et aux événements spéciaux. J’ai aussi parlé et fait des entrevues avec les hommes, femmes et enfants de plus de 40 maisonnées, représentant divers groupes et intérêts.

Le village de Rostamkola est situé dans la région montagneuse du Nord de l’Iran. Jusqu’à la Révolution islamique de 1979, ce village se trouvait sous le joug de trois grandes familles de propriétaires terriens qui contrôlaient et dirigeaient presque tous les aspects de la vie villageoise. En fait, le village faisait souvent l’objet de négociations commerciales à l’insu de ses habitants et, donc, sans qu’ils y donnent leur consentement.

Les politiques de modernisation des années 1960 et 1970 ont touché ce village, tout comme les autres régions rurales de l’Iran. Durant cette période, Rostamkola a connu une rapide augmentation de la production capitaliste, de la commercialisation et de la spécialisation des fermes. Au milieu des années 1970, un des propriétaires terriens était à la tête d’une entreprise agricole capitaliste à grande échelle, achetant plusieurs petites fermes ou les obligeant à abandonner la production. En conséquence, un nombre croissant de paysans ont perdu leurs petites parcelles de terre et sont devenus des travailleurs salariés. Une rapide différenciation et une polarisation se sont ainsi produites au sein du village, provoquant l’émigration vers les villes de plusieurs habitants à la recherche d’emploi.

Après la Révolution islamique, l’un des trois grands propriétaires terriens du village a dû s’exiler sous la pression des villageois organisés en groupes de protestation ; un deuxième est mort, et sa terre a été répartie entre ses cinq enfants ; le troisième s’est installé en ville de façon permanente. Les villageois ont pris possession des terres des grands propriétaires fonciers et actuellement, un tiers des maisonnées ont accès à la terre confisquée à l’époque de la Révolution. Le vieux système semi-féodal de tenure foncière a été remplacé par la petite propriété individuelle. Les maisonnées sont productrices de biens destinés au marché et à leur propre consommation. Le pouvoir des grands propriétaires a été éliminé, mais la structure sociale et économique reste hiérarchique. La présence de la Révolution islamique a introduit une nouvelle instance de contrôle et de supervision dans la communauté. Un Komite Eslami (Comité islamique) représente l’État national au sein du village. Ce comité se compose de sept hommes provenant des maisonnées les plus prospères du village et qui appuient la Révolution islamique. Ce groupe a pris la place des anciens propriétaires fonciers et tente de contrôler la vie des villageois tout en ayant comme tâche d’appliquer la discipline et les codes religieux imposés par l’État. De plus, les familles qui ont perdu leurs fils dans la guerre contre l’Iraq reçoivent des faveurs spéciales du gouvernement central qui les a placées dans une classe à part. Le pouvoir du Kadkhoda, le chef du village, est réduit mais il demeure substantiel.

En dépit des changements, il y a une structure de pouvoir précise basée sur la classe, le genre, la génération, l’idéologie et d’autres facteurs. Dans les lignes qui suivent, je discute des caractéristiques principales de ce village.

L’économie, la maisonnée et la vie au village

Le village

La vie au village tourne autour des cycles de la production agricole. Les maisonnées individuelles, les fermes et la communauté villageoise sont trois parties distinctes mais interreliées de la vie dans cette communauté. Les boutiques, la mosquée et le Takkiyeh (le temple) sont des lieux où se déroulent les interactions quotidiennes, les réunions publiques et les événements sociaux, culturels et religieux. Elles dépendent toutes de la participation active des résidents, que ce soient les femmes, les hommes ou les enfants. Ainsi, il y a des journées spéciales dans les mois de Moharam et Safar[8] au cours desquelles les membres des maisonnées, selon leur statut économique et social, individuellement ou en groupe, font d’importantes contributions. Une ou plusieurs maisonnées organisent le travail, produisent une grande quantité de nourriture et reçoivent ou accueillent les autres maisonnées qui devront à un moment donné rendre la pareille. Ces activités reposent sur les relations de genre et d’économie. En général, les familles pauvres offrent leur travail, et celles qui ont les moyens d’effectuer des contributions monétaires fournissent les moyens de transport et organisent la participation de personnages clés. Les femmes se consacrent plutôt au nettoyage et à la préparation des repas, alors que les hommes achètent les produits nécessaires et organisent les événements. Ces activités raffermissent le statut des maisonnées de différentes façons, notamment en montrant que leurs membres sont des fermiers engagés qui travaillent au bien-être de leur communauté. D’autres événements, tels que les noces, les funérailles, les spectacles, les représentations des mystères, nécessitent la contribution d’un grand nombre de personnes, femmes, hommes et enfants.

Le village est lié aux appareils de l’État régional et central, mais il a son propre leadership administratif et politique. Il a ses propres institutions, comme l’école, l’unité sanitaire, la mosquée et un certain nombre d’organisations vouées au bon fonctionnement de la production et de la commercialisation des produits agricoles. Les villageois organisent des cérémonies religieuses spécifiques et leurs propres événements sociaux, culturels et politiques. L’« État » local est donc relativement autonome ; il remplit des tâches centrales dans la vie quotidienne du village et il n’est certainement pas un microcosme de l’État national.

Rostamkola est une société de rapports interpersonnels directs, dans laquelle les gens se connaissent de multiples façons, comme voisins, parents ou amis. La très grande majorité des villageois sont apparentés par le mariage ou par le sang. Il n’est pas rare d’entendre les villageois utiliser les termes de frères et soeurs, d’oncles et de tantes, non seulement pour les membres de leur famille, mais aussi pour leurs voisins et leurs amis. Ces liens personnels ont affecté la nature des interactions politiques et économiques. Plusieurs des activités politiques et économiques dépendent des relations personnelles, des connexions familiales, de l’amitié, de la parenté et du contact personnel plutôt que des institutions formelles, des garanties légales et des contacts impersonnels. D’ailleurs, on doit se rappeler que dans le contexte actuel d’insécurité, de fluctuations et de méfiance en Iran — tant sur le plan de l’économie que de la politique — l’amitié et les liens personnels ont acquis une importance capitale.

La Révolution islamique a entraîné des changements : une nouvelle mosquée s’est ajoutée au simple temple du village et le programme de l’école a été révisé afin de refléter l’idéologie religieuse. La religion imposée par l’État a prescrit des croyances morales et des cérémonies religieuses qui se sont répercutées sur la vie quotidienne des hommes et des femmes. En dépit des changements, les villageois n’ont pas eu de contact direct avec l’État central. Ils ont plutôt un contact quotidien avec les administrateurs locaux qui, indépendamment de leur idéologie, s’appuient sur leurs fortes racines personnelles dans ce village. Le rôle des administrateurs de l’« État » local, tous des hommes, demeure très important. En dernière instance, ils ont le pouvoir d’interpréter la loi et de la mettre en application. Compte tenu du fait que le gouvernement islamique n’a pas réussi à assurer les services promis (Lahsaeizadeh 1993), les représentants de l’État font face à une insatisfaction croissante envers le gouvernement islamiste et ceux qui le soutiennent. Ils doivent modifier les « règles » et les assouplir. En l’absence d’institutions politiques et économiques normales, les activités politiques continuent à être menées par contacts et liens personnels. On a besoin d’alliés. Les groupes au pouvoir cherchent de l’appui en insistant sur les obligations des individus, les liens de dépendance émotionnels, l’histoire, la parenté et l’amitié.

Dans ce contexte, l’« État » local est relativement autonome par rapport à l’État islamique. On recourt à un mélange de traditions et de liens personnels pour adapter ce qui est considéré comme une régulation rigide de la part du gouvernement central. Cela signifie qu’on ne doit pas essentialiser l’État en supposant qu’à partir d’un point central il agisse à l’unisson. L’attention portée au rôle de l’État islamique soi-disant tout-puissant, très présente dans la littérature sur l’Iran, ne nous permet pas de comprendre la réalité de la vie dans ce village. Par exemple, Karim, président du Komite Eslami, n’a pas soufflé mot lorsque Maryam, une mère de 54 ans, a insulté le gouvernement islamique pour sa brutalité et pour avoir tué ses trois enfants appartenant à la gauche. Karim m’a dit, en privé, qu’il avait de la sympathie pour Maryam et qu’il comprenait sa position. Lorsque j’ai demandé à Maryam : « N’avez-vous pas peur que Karim vous dénonce aux autorités ? », sa réponse fut : « Il n’osera pas, la famille de Karim doit tout ce qu’elle possède à mes parents et maintenant à mon mari. Il sait que son petit “job” au gouvernement ne durera pas toute la vie ». Ce que l’État central prescrit et ce qui se passe au village sont souvent deux choses très différentes.

Le village et l’économie de marché

En dépit du discours officiel anti-Occident et anti-capitaliste du gouvernement islamique, la production de ce village continue de faire partie de l’économie capitaliste à différents titres (Katouzian 1981 ; Limbert 1987). L’économie du village repose sur la production agricole destinée à la vente. Deux des principaux produits de ce village, le riz et les agrumes, sont vendus dans différentes parties de l’Iran et dans des pays voisins. D’ailleurs, les villageois sont des consommateurs de produits cultivés ailleurs, en Iran et dans d’autres pays. Lorsqu’on entre dans une maison villageoise moyenne, on ne peut manquer de remarquer la présence de l’économie de marché. Les assiettes de plastique sont fabriquées dans une ville voisine, la radio peut être importée de Singapour, le tapis tissé à la machine peut venir de Téhéran ou d’autres parties de l’Iran, et ses habitants peuvent même porter des vêtements venant de différentes parties du monde. Au cours des années, la population de ce village est devenue plus dépendante des biens d’importation ; les relations capitalistes se sont développées aux dépens de l’autosuffisance.

L’intégration des villageois à différents niveaux du marché capitaliste signifie qu’ils n’ont pas le contrôle total de leur situation économique. De plus, les difficultés économiques qu’affronte l’Iran se sont traduites par la dévaluation de la monnaie et la montée spectaculaire des prix des biens, en éducation comme en soins de santé, des semences aux machines agricoles (Amuzegar 1993). Tout le monde a été affecté.

Les maisonnées et l’exploitation agricole

Les maisonnées, khanevar, sont le fondement de la production agricole de Rostamkola. Les maisonnées élargies, comprenant en général trois générations, constituent l’arrangement le plus courant. Les membres de la maisonnée sont liés par la parenté et le mariage, et leurs droits et certaines obligations reposent sur l’âge et le genre. Les maisonnées, en mettant leurs membres à contribution, cultivent les petites parcelles de terre de leur ferme, souvent fragmentées et dispersées dans différentes parties du village. Elles comptent aussi sur la coopération d’autres maisonnées pour satisfaire leurs besoins, activant ainsi l’ensemble complexe de liens et d’échange de travail entre les maisonnées, car les villageois comptent sur les échanges réciproques plutôt que sur l’État central pour pérenniser leur mode de vie. Ils coopèrent et leurs attentes s’expriment ainsi : « Aujourd’hui, nous travaillons sur votre champ, et demain vous allez nous aider sur le nôtre ». L’offre de travail en dehors de la maisonnée est vue comme une obligation sociale, que ce soit envers le voisin, un parent individuel ou la communauté dans son ensemble. Ces échanges, mesurés de façon souple, servent à compenser la maladie d’un membre de la maisonnée ou toute autre situation.

Les femmes jouent un rôle essentiel comme unités de production de la maisonnée. Elles commencent à contribuer à la production agricole dès leur jeune âge et continuent leur travail après leur mariage, jusqu’à un âge avancé. Lorsqu’on discute du travail des femmes dans ce village agricole, il faut se rappeler qu’il n’existe pas de coupure claire entre le « travail domestique », le « travail de la ferme » et le « travail communautaire ». Les activités de la maisonnée ne se limitent pas à ce qui est connu dans la littérature comme le « travail domestique », mais elles incluent plusieurs tâches essentielles à la reproduction de la ferme et du village. Les femmes, à quelques exceptions près, se voient comme des dehghan (des personnes rurales engagées dans l’agriculture), pas comme des « ménagères ». En fait, le concept de ménagère, utilisé en ville dans la classe moyenne, n’existe pas dans ce village. De plus, le travail de subsistance ne peut être distingué de la production des marchandises. Ainsi, on cultive la tomate pour la consommation et pour la vente, ainsi que pour la sélection des graines à resemer. La transformation des graines et le lavage des produits pour la vente ont lieu dans la maisonnée. Prises dans leur ensemble, la plupart des activités réalisées au sein des maisonnées correspondent à différents aspects du travail de la ferme, du village et de la famille.

Le travail de la ferme est plutôt exigeant physiquement, et la technologie moderne est inaccessible ou trop chère. Dix familles seulement ont de petits tracteurs déjà vétustes. La très grande majorité accomplissent leur travail dans des conditions éprouvantes, liées à la carence en moyens de transport, aux routes inaccessibles, à la grande distance entre les fermes et les habitations, et au fait que les femmes ne conduisent pas.

L’idéologie de réciprocité et de redistribution au sein de ce village ne doit pas nous faire perdre de vue les inégalités existantes. En réalité, on peut répartir les maisonnées en trois groupes : les maisonnées qui peuvent vivre de leur terre et qui font partie de la strate aisée de ce village ; celles qui combinent le travail de la ferme avec des activités non agricoles, et qui font de leur mieux pour continuer la production agricole ; et les maisonnées qui comptent principalement sur des revenus non agricoles pour leur survie. Les individus de ce dernier groupe font partie des pauvres. La pression du marché approfondit les divisions de classe entre les maisonnées et force plusieurs d’entre elles à chercher un emploi hors du village.

Les femmes au sein des rapports multiples de pouvoir

Dans ce village, on ne peut manquer de noter la domination masculine, mais tous les rapports hiérarchiques ne sont pas masculins. La structure de domination à Rostamkola est plus complexe qu’il n’y paraît. Les rapports marchands, la position de classe, la structure d’âge, l’environnement culturel et politique du village, tous ces éléments affectent la façon dont les femmes se définissent, et dont elles mènent leur vie quotidienne. L’expérience des femmes doit être placée et comprise au sein d’un contexte de rapports multiples de pouvoir (Labrecque 1996) ou de ce que Dorothy Smith appelle des rapports de « régulation-sujétion » (« relations of ruling » 1987).

Dans la maisonnée, et dans le village en général, il y a différents rapports de pouvoir. La maisonnée comme unité n’est pas basée sur le consensus ou l’harmonie, et les individus n’y partagent pas toujours les mêmes intérêts. Alors que les femmes y jouent un rôle décisif, les hommes possèdent et contrôlent en général la terre, le plus important moyen de production. Une femme affirme : « Après la mort de mon père, mon frère aîné a pris possession de tout […]. Il sait que je suis dans le besoin, mais il s’en fiche […]. Je pourrais me plaindre aux autorités, mais ma nièce, la fille de mon frère, est mariée à mon fils et je ne veux pas augmenter les frictions existant entre nous […]. Je ne suis pas contente de cette situation mais je me tiens tranquille ». L’expérience de cette femme ressemble à celle de plusieurs autres dont le mari, les frères ou les fils jouissent de la propriété de la terre. De plus, la mise en marché, spécialement le marché en gros, se trouve entre les mains des hommes. Les femmes ne mettent habituellement pas en marché le produit de leur propre labeur. Le mari décide de l’affectation des ressources financières dans leur ensemble, surtout lorsqu’il s’agit de sommes importantes. Les femmes décident des dépenses qui concernent les finances quotidiennes de la maisonnée. Dans la grande majorité des cas, les femmes ne savent pas quel est le revenu total en argent de la maisonnée et elles sont conscientes que cela n’est pas à leur avantage. Une femme affirme : « On a récolté 50 caisses de tomates ; il [le mari] les a apportées au marché, il est revenu deux jours plus tard, ne m’a pas donné un sou pour les enfants ou pour la maison […]. Il dit que le prix était trop bas, qu’il a dû changer un pneu […]. Il y a toujours quelque chose qui arrive […]. Il me dit qu’il va me donner de l’argent lorsqu’il va vendre la prochaine cargaison ».

D’ailleurs, les femmes vivent dans des maisonnées patrilocales élargies, ce qui signifie que les hommes et les aînés ont une autorité considérable sur les membres de la maisonnée. Les adultes plus jeunes, particulièrement les jeunes femmes et les épouses venant d’autres maisonnées, sont sujets au contrôle et à l’application des normes sociales. Pour plusieurs jeunes femmes, le contrôle que les aînés, incluant les femmes, exercent sur leur vie, est vu comme le plus répressif. Khadijeh, 24 ans, élève de 11e année, exprime très bien sa situation :

Vous voyez, j’ai un gros problème. Tout le monde dans cette maison, mon père, ma grand-mère, mon frère aîné et ma mère, a quelque chose à dire sur ce que je peux et ne peux pas faire. Vendredi dernier, je voulais aller au marché, en ville, et passer la journée avec une amie de l’école […]. Après que j’ai eu obtenu la permission de tout le monde, ma mère n’a pas voulu me laisser aller toute seule. Elle s’inquiétait des possibles commérages des gens du village, ils allaient penser que je suis une libertine et qu’elle est une mère inapte.

Dans plusieurs cas, comme celui de la mère de Khadijeh, des femmes contribuent au renforcement des règles patriarcales, soit parce qu’elles sont inquiètes en tant que mères, soit parce qu’elles ont peur en tant qu’épouses. De plus, le système d’éducation, les structures économiques et politiques, tout contribue à renforcer l’autorité patriarcale personnelle et à garder les femmes dans le rang, de l’utilisation des commérages à la loi sur la propriété et à l’exclusion des femmes de la sphère politique.

La division sexuelle du travail est une autre dimension de l’inégalité à l’intérieur et à l’extérieur de la maisonnée. Préparer la terre, la labourer et travailler avec de la machinerie sont des tâches masculines. Préparer les semences, planter et désherber les champs de riz sont des tâches de femmes. À quelques exceptions près, ce sont les femmes qui prennent soin des membres de leur maisonnée et veillent à ce qu’ils soient nourris et vêtus.

On ne peut sous-estimer la portée des rapports de classe sur les rapports de pouvoir entre les femmes. Les femmes provenant des maisonnées pauvres dépendent des différents types d’aide qu’elles reçoivent des femmes des maisonnées aisées. Maheen est une veuve pauvre avec trois jeunes enfants ; en échange de ses services, elle reçoit de la nourriture, des vêtements et la garantie de soutien futur. On s’attend à ce que des femmes pauvres comme Maheen soient disponibles pour servir les femmes des maisonnées riches, au besoin. Maheen est très consciente de son rang dans le village ; elle sait qu’elle est pauvre et qu’elle a besoin de l’aide des femmes des maisonnées aisées. Maheen n’est pas toujours satisfaite de ses conditions de travail, mais elle ne peut s’offrir le luxe de remettre directement en question ses « employeurs ». Pour améliorer sa situation, pour percevoir davantage de revenus financiers et avoir un travail moins pénible, elle leur rappelle souvent qu’elle est une seyyed, une descendante du prophète. Elle affirme sans cesse : « Je suis une seyyed et mon jad (ancêtre) vous le rendra en mon nom ».

Il ne fait aucun doute qu’on doive accorder toute l’attention possible au rôle de l’État et à l’impact de la Révolution islamique dans ce village. Cependant, on ne doit essentialiser ni le rôle de l’État central ni celui de la Révolution islamique. Après la Révolution, contrairement à ce qui se passe dans les zones urbaines, les femmes se sont davantage engagées dans la production agricole. À l’exception de six d’entre elles qui sont malades et cinq autres qui appartiennent aux maisonnées de l’élite religieuse, toutes sont profondément impliquées dans l’agriculture et dans les autres aspects de la vie du village.

L’expansion de la production à petite échelle après la Révolution et la pression du marché ont augmenté le travail des femmes. Parallèlement, un nombre croissant d’hommes doivent chercher du travail salarié dans d’autres localités. Or, l’idéologie hégémonique, autant patriarcale que religieuse, désapprouve le fait que les femmes sortent du village. Avec l’émigration croissante des hommes, et le fait que de plus en plus d’entre eux s’engagent dans le travail non agricole, davantage de femmes se trouvent donc responsables du travail agricole de la maisonnée. Le cas de Goli n’est pas inhabituel :

[…] mon mari donne un coup de main lorsqu’il est là. La plupart du temps, il est à l’extérieur […], mais je dois planter le riz à un moment précis de l’année […]. Le cycle du riz ne suit pas toujours le calendrier […]. On donne à souper pendant l’Ashura[9]. Je ne peux pas l’attendre ; le travail doit être fait à temps […]. Notre travail dépend du climat et du moment de l’année […]. Quand vient le temps, je dois faire le travail avec ou sans mon mari.

Dans ce village, on peut remarquer qu’il y a une « féminisation » de l’agriculture ce qui, comme je l’ai montré ailleurs (Ghorayshi 1998), remet en question l’idéal islamique de la famille dans laquelle le mâle, c’est-à-dire le père, est considéré comme le pourvoyeur. L’image de la maisonnée comme une unité dirigée par un seul pourvoyeur masculin est « idéologique » et représente une vision des rapports sociaux qui ne correspond pas à la réalité de Rostamkola. Dans ce village, les hommes, à quelques exceptions près, ne peuvent se permettre d’être les seuls pourvoyeurs de leur maisonnée.

Après la Révolution, l’État islamique a imposé des politiques du voile et de la ségrégation, mais encore une fois, plusieurs facteurs ont miné l’application complète de ces lois dans le village. Pour une très large majorité de personnes dans ce village agricole, incluant les femmes, l’islam, comme ensemble de doctrines, de normes et de préceptes légaux, n’existe pas. L’islam légaliste de l’Ulema[10], l’islam des écritures (Arjomand 1998), est souvent manipulé pour correspondre aux besoins quotidiens des villageois. Ainsi, l’imposition par l’État islamique des codes du hejab[11] n’est pas totalement appliquée à Rostamkola. On s’attend à ce que les femmes aient des contacts ou s’associent avec ces hommes qui sont considérés comme moharam (les hommes admis), mais les femmes justifient leurs liens avec les autres hommes de diverses façons. Nazi avance un certain nombre de raisons pour ne pas se couvrir lorsqu’elle a des visiteurs masculins à la maison : « Il est le frère d’untel ; il est mon voisin et il est comme mon frère ; il travaille pour nous et fait partie de la famille ». D’ailleurs, dans ce village, les femmes ont toujours porté, et elles continuent de le faire, leur vêtement local et elles ne suivent pas les codes prescrits en ce domaine par l’État islamique contrairement à ce qu’on voit habituellement dans les zones urbaines. Autant les femmes que les hommes, qu’ils soient religieux ou non, réalisent que les codes prescrits pour l’habillement ne conviennent pas aux femmes rurales actives dans la production agricole. Alors qu’avec un groupe de femmes j’écoutais une émission de radio sur le hejab, je leur ai demandé leur opinion sur les femmes et le port du voile. Leur réponse a été unanime : « Cette émission n’est pas pour nous, c’est pour les femmes de la ville. Dieu sait que nous transportons des marchandises sur nos têtes et devons aller ainsi jusqu’au marché. On ne peut pas se couvrir ». Il faut jouir d’un certain degré d’aisance si on veut que les femmes de la famille se couvrent ; le voile inhibe les mouvements, et les femmes paysannes dont le travail est essentiel à la survie de la famille ne peuvent être couvertes dans la majorité de leurs tâches.

La résistance : les femmes comme agentes actives

Les femmes de Rostamkola sont très conscientes de l’existence des inégalités de genre et elles savent qu’elles occupent une position subordonnée de pouvoir. Loin d’être des « imbéciles culturelles » ou de simples « porteuses du mode de production », les femmes, au sein de leurs limites et frontières, utilisent des tactiques individuelles et des stratégies de groupe pour transformer leur position.

Même si la littérature a été silencieuse sur la participation des femmes rurales à la Révolution islamique, les femmes de ce village ont joué un rôle clé en remettant en question la structure de pouvoir qui domine leur vie. Les villageois ont profité des changements politiques durant les premières années de la Révolution islamique ; ils ont visé les gros propriétaires fonciers et ont réclamé la redistribution des grandes fermes. En 1979-1980 les femmes ont pris l’initiative en décidant comment certaines terres des gros propriétaires fonciers seraient distribuées. Batool fait partie de ces nombreuses femmes qui se plaisent à raconter en détail comment et pourquoi elles ont confisqué la terre des ex-propriétaires. Plus tard, l’Ulema a déclaré ce type d’action non islamique et le gouvernement a réagi durement (Kayhan 1980). Cependant, ceux qui ont confisqué la terre, comme la famille de Batool, remarquent que : « Ce qui est non islamique, c’est qu’une personne ait autant d’acres de terre alors que d’autres personnes n’en ont pas du tout ». Maintenant, un tiers des maisonnées de Rostamkola bénéficient de la terre confisquée et rien n’indique qu’elles la perdront.

En général, les femmes connaissent davantage que les hommes les conditions économiques et politiques au village. Les femmes sont même de meilleures informatrices que les hommes lorsqu’il s’agit de décrire des incidents et conflits politiques locaux. Azar, la cinquantaine, joue un rôle important dans ces événements. Elle se joint de façon routinière au cercle de visiteurs chez elle et fait ouvertement état de son appui à une personne ou à un groupe particuliers. Ou encore, elle persuade son mari et ses fils d’appuyer telle ou telle faction. Les femmes n’occupent pas de position de leadership officiel dans les espaces publics, mais elles exercent vraiment une influence sur la vie de ce village.

Tandis que leur charge de travail augmentait, les femmes ont commencé à revendiquer des espaces — au marché, au village et dans la maisonnée — qui, traditionnellement, appartenaient aux hommes. En l’absence de son mari, Goli a dû mettre en marché sa production de riz, prendre en charge le dîner communautaire annuel et affronter le Kadkhoda, le chef du village, parce qu’il avait irrigué tardivement son champ de riz. La base matérielle du patriarcat classique, pour utiliser le terme de Kandiyoti (1984), montre des signes d’affaissement et la maisonnée patriarcale se fragilise. De plus, la croissance de l’économie de marché combinée avec ce qui est maintenant appelé la « postislamisation » a placé davantage les villageois en contact avec le monde extérieur. Les femmes visitent les sanctuaires religieux ; elles ont presque toutes des parents vivant en ville ; elles écoutent la radio et regardent la télévision, en particulier le canal russe[12], habitude qu’elles ont acquise durant la Révolution islamique et qu’elles ont maintenue. Ces contacts avec le monde extérieur touchent les femmes et suscitent des questions sur les rapports de pouvoir dans ce village.

Les femmes paysannes n’acceptent pas complètement la règle du jeu masculine. À l’occasion de réunions diverses, pour le travail ou pour le plaisir, elles émettent des commentaires sur la domination masculine et s’en moquent impitoyablement. Alors qu’elles travaillaient à la ferme, un groupe de femmes ont louangé Zohreh sur le fait qu’elle divorçait. « Davantage de femmes devraient prendre la parole […]. Il la traitait comme une servante. Maintenant, elle est son propre patron et n’a pas à endurer ses cris et son comportement violent ». En fait, les femmes savent que les hommes dépendent d’elles pour conserver le prestige et l’honneur de la famille. Les hommes détiennent l’autorité dans ce village, mais les femmes peuvent exercer, et exercent, une grande part du pouvoir qui passe souvent inaperçu. Une femme peut choisir de déshonorer un homme par des moyens plus ou moins subtils. Quand Ashraf était fâchée avec son mari, elle laissait la maison sale, négligeait les règles de l’hospitalité envers les invités de son mari et permettait que les enfants bruyants et exubérants dérangent ses activités. Comme d’autres femmes, elle était en mesure de remettre en question, de façon subtile, quiconque avait du pouvoir sur elle. D’ailleurs, les femmes utilisent des stratégies qui reposent sur la division sexuelle du travail, sur leurs obligations comme mères envers leurs enfants, et ainsi de suite, pour renverser les rapports de pouvoir selon le genre. Par exemple, une femme a utilisé le discours officiel du gouvernement islamique comme défenseur de la veuve et de l’orphelin, en forçant un des fonctionnaires à intervenir pour retirer à son frère la petite parcelle de terre dont elle avait hérité. Une autre femme, fille de l’un des anciens grands propriétaires fonciers, a profité de l’absence de son mari et utilisé ses contacts dans le village pour vendre elle-même les produits de la ferme. Elle a insisté sur sa responsabilité en tant que mère pour obtenir l’appui des villageois.

L’autorité de la génération précédente est remise en question. Les jeunes, notamment, secouent le contexte en quittant le village ou en établissant leur résidence à part. Pour les femmes, se séparer de la maisonnée des parents signifie qu’elles échappent au contrôle direct des beaux-parents. En même temps, la jeune génération des femmes utilise le discours de la « modernité » qui lui parvient à travers les médias, l’éducation et les contacts avec le monde extérieur, pour remettre en question la division sexuelle du travail, la position dans la maisonnée, l’autorité des aînés et tout le reste. Les femmes de la génération supérieure émettent constamment des commentaires sur ce point. À la question : « Dites-moi quelle différence vous voyez entre votre vie et celle de votre fille », une mère a répondu de façon révélatrice :

Il y a une grosse différence entre ma vie et la sienne. Je n’aurais pas osé remettre en question mes parents. Maintenant ma fille réclame constamment d’être traitée comme son frère aîné. Elle veut être libre et choisir son mari. Nous, on n’avait pas la permission de rencontrer nos maris jusqu’au mariage. On nous donnait un mari qu’on ne connaissait pas.

La pratique religieuse et l’interprétation de l’islam sont différentes dans ce village de ce qu’on voit habituellement dans les grandes aires urbaines. La majorité des femmes, surtout de la génération plus âgée, sont analphabètes et ne peuvent pas lire le Qur’an. Elles ont une interprétation populaire de l’islam. Quand j’ai demandé à Zahra : « Comment se fait-il que vous n’ayez pas prié aujourd’hui ? », sa réponse fut : « Après une semaine de pluie, il a fallu que je passe tout mon temps sur la ferme, pas le temps de prier. Dieu comprend ». En général, les femmes ne sont pas religieuses, même si elles participent aux rassemblements religieux, qui, tel que le row-zeh, remplissent un certain nombre de fonctions. Dans ces occasions, elles échangent leurs expériences religieuses et les rumeurs, renforcent leurs liens personnels, cherchent des arrangements matrimoniaux pour leurs filles et leurs fils, recueillent des dons pour les gens dans le besoin, et surtout, elles tissent des liens sociaux. Bien que le programme scolaire ait été modifié pour refléter les idéaux islamistes, les mères savent très bien, lorsqu’elles donnent des conseils à leurs enfants, ce qui est important. Azar, comme bien d’autres, répétait toujours à son fils de 14 ans : « […] les cours sur la religion ne mènent nulle part […]. Qu’est-ce qu’on peut apprendre d’un livre […]. Écoute ton oncle qui lui-même est enseignant, travaille tes sciences ».

L’interaction en « face-à-face » à Rostamkola place les villageois dans une catégorie à part par rapport aux populations qui vivent dans les grands centres urbains. Les espaces domestiques bondés et les frontières plus faibles entre ce qui est public et ce qui est privé rendent la vie quotidienne largement publique. Ainsi, quand une femme fait de la pâte de tomate, non seulement tout le monde sait qu’elle travaille, mais aussi combien elle gagne et comment elle distribue le revenu entre ses enfants, ses parents et ses voisins. Une femme battue dans un coin de sa maison — affaire privée — est entendue, le cas est discuté et les voisins immédiats interviennent. Par exemple, une jeune mariée qui n’était pas autorisée par sa belle-mère à rendre visite à ses parents s’est plainte à d’autres femmes alors qu’elle travaillait aux champs. En l’espace de quelques jours, son frère avec un certain nombre de parents masculins se sont présentés chez elle et l’ont emmenée voir ses parents. Son mari n’a pu la revoir jusqu’à ce que les familles se soit entendues sur certaines conditions.

Conclusion

Ce qui a été écrit sur les Iraniennes et ce que les non-Iraniens savent de la situation des femmes en Iran aujourd’hui a surtout trait à la détresse des femmes des classes moyenne et supérieure qui vivent dans les aires urbaines et qui ont été visées par le leadership islamique. L’oppression des femmes iraniennes ne peut être comprise ni à travers l’analyse officielle de l’islam, ni en se concentrant sur les questions concernant les citadines. La subordination des femmes ne peut plus être considérée comme aussi simple. Une compréhension féministe des femmes iraniennes doit remettre en question la validité de la notion centralisée du pouvoir et des concepts universels tels que la « femme iranienne », l’« islam », l’« État » et la Révolution. Les Iraniennes appartiennent davantage au milieu rural qu’au milieu urbain et vivent plutôt dans des villages, de petites villes ou dans les districts de classes populaires des grandes villes que dans les quartiers de classes moyenne ou supérieure des communautés urbaines ; la plupart d’entre elles ont peu d’éducation. On doit prendre la « différence » au sérieux et reconnaître que les femmes paysannes et urbaines ne donnent pas le même sens à leurs expériences quotidiennes. On ne peut supposer qu’il y ait une unité entre les femmes qui serait basée sur une notion généralisée de subordination. On doit plutôt reconnaître que les femmes participent activement à la société et négocient sans cesse le changement. La façon dont le statut des femmes demeure subordonné et les domaines dans lesquels la domination est exercée varient selon l’espace rural ou l’espace urbain. La tâche consiste donc à comprendre les contradictions inhérentes de la place des femmes au sein des multiples rapports de pouvoir et à les considérer d’abord et avant tout comme des agentes et des participantes sociales actives.

Les femmes de Rostamkola se situent au centre de la vie quotidienne des fermes, des maisonnées et du village. Dans l’ensemble, indépendamment de leur position économique, les femmes sont indispensables à la survie de leur maisonnée. Elles sont actives dans la production agricole, elles ont la responsabilité du travail domestique et elles contribuent de façon générale au travail dans la communauté villageoise. En fait, l’impact combiné de la Révolution et de l’expansion des rapports de marché a accru le travail des femmes dans tous les types de maisonnée.

Les femmes de Rostamkola vivent de multiples rapports de pouvoir, patriarcaux et de classe, rapports affectés par des hiérarchies générationnelles et autres. Il ne fait pas de doute que les femmes occupent des positions inégales au sein de leur maisonnée, dans le village et sur la ferme. La nature multiple des rapports de domination a façonné ce que les femmes font, comment elles le font, pourquoi et quand elles le font. Cependant, on doit prendre soin de ne pas les considérer comme les victimes de ces espaces hiérarchiques et disciplinaires. Les femmes de ce village, comme nous l’avons vu, utilisent à divers degrés différentes stratégies et tactiques pour remettre en question les rapports de pouvoir, créer des espaces pour elles-mêmes et promouvoir leurs intérêts. Les femmes ont été capables, malgré leurs limites, de déplacer des structures relativement rigides et les pratiques qui en découlent. En dépit des pressions des forces capitalistes, elles ont, en tant que « gardiennes » de leur maisonnée, négocié de nouveaux espaces pour elles-mêmes au sein de cette maisonnée, sur le marché et dans le village. Les femmes ont remis en question la domination masculine, défié le pouvoir des personnes qui ont du pouvoir sur elles, hommes ou femmes, et elles sont devenues plus conscientes de leurs droits.

On ne peut nier la présence de l’État islamique dans ce village, mais l’islam pratiqué à Rostamkola n’est pas l’islam rigide et inflexible de l’Ulema, plus fréquent dans les aires urbaines. Les hommes et les femmes de ce village pratiquent une interprétation populaire de l’islam qui correspond à leurs besoins et à leurs intérêts. La nature de l’« État » local et son autonomie relative par rapport à l’État central signifie que l’État islamique n’a pas et n’a pas pu avoir le même impact sur les femmes rurales que sur les citadines. Cela montre que le genre et l’islam ne sont pas des notions fixes, mais bien des questions à débattre. L’identité des femmes et la forme que prend l’islam sont élaborées en société et ce processus est constamment revu et négocié. On doit rompre avec la tradition qui considère l’islam comme monolithique et les Iraniennes comme formant une seule unité.

Cette étude de cas montre qu’il y a des similitudes dans les expériences des femmes, mais qu’il y a aussi des différences et que leur étude nécessite la mise en contexte minutieuse de leur vie. Le temps est venu de se demander à quel point les discussions générales sur les femmes au travail, les femmes qui divorcent, le port du voile, etc., peuvent être projetées sur les différents segments de la population féminine.

Article inédit en anglais traduit par Marie France Labrecque