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Introduction

Pour la plupart d’entre nous, la langue est souvent invisible, passant inaperçue dans nos activités quotidiennes et nos vies. Nous nous adonnons à nos relations quotidiennes en parlant tout naturellement, sans trop réfléchir. La langue ne se fait remarquer que dans la dissonance d’un accent étranger ou d’une expression pas tout à fait idiomatique. Nous devenons soudainement conscients de notre propre façon de parler lorsque nous essayons de nous exprimer dans une langue qui ne nous est pas tout à fait familière. Dès lors, la langue prend toute la place, nous sommes hyper-conscients d’elle et de nous. Pour les écrivains et les auteurs de mémoires dont l’oeuvre est tout entière consacrée à leur vie en exil, les liens qui se tissent entre la langue, la culture, l’identité et le lieu se font plus patents dans la rupture. La langue devient à la fois le médium par lequel on évoque ses souvenirs d’enfance et le symbole de ce qui a été perdu. Par exemple dans Lost in Translation, Eva Hoffman (1989) décrit son enfance à Cracovie comme un état paradisiaque et son déménagement à Vancouver avec sa famille à l’adolescence en 1959, comme un exil. Son autobiographie met en scène un moi dédoublé ou divisé, en proie à de profondes frustrations et à l’anxiété alors que la jeune Eva Hoffman constate qu’il n’est plus possible de compter sur l’esthétique et la sécurité de sa langue maternelle et de sa culture. Elle se souvient non seulement du premier mot anglais qu’elle a compris grâce au contexte, « shut up! » (tais-toi), mais aussi du lieu où elle l’a entendu : dans le brouhaha d’une cour d’école. Parallèlement, des écrivains comme Edward Saïd, Charles Simic, Vladimir Nabokov rendent compte, à travers l’écriture de leurs souvenirs d’enfance, de leur ambivalence face à l’anglais et de leur malaise profond dans une langue qui n’est pas la leur, mais aussi paradoxalement, de leur fierté d’en être des auteurs et des locuteurs reconnus et accomplis. C’est un rappel du lieu où ils sont et du lieu où ils ne sont pas.

Les récits autobiographiques d’autres types d’expériences immigrantes rendent compte eux aussi d’expériences langagières nettement localisées, mettant en scène la nouvelle langue en évoquant simultanément un sentiment de perte et de disjonction. Hunger of Memory de Richard Rodriguez s’ouvre sur la première journée d’école de l’auteur en Californie. Fils d’une famille ouvrière immigrante du Mexique, il est profondément perturbé lorsqu’il entend son nom prononcé en anglais pour la première fois à la maternelle. Il s’agit pour lui d’une véritable rupture identitaire. Il décrit son enfance tiraillée entre deux univers, l’un familial et l’autre public, chacun assorti de sa langue propre. Son écriture saisit admirablement son ambivalence envers l’espagnol et l’anglais. Chacune des deux langues se rattachant à différentes personnes, à des lieux et à des pratiques vécues. Il se souvient de la honte qu’il ressentait devant les tentatives de ses parents de s’exprimer en anglais, et de son malaise quand ils insistaient pour qu’il leur parle en anglais à la maison, sentiments partagés par les enfants d’immigrants d’un peu partout dans le monde. Ces questions de langue, d’identité, de sécurité, de perte, de sentiment d’être ou de ne pas être à sa place, définissent plusieurs récits autobiographiques d’enfances déracinées ou de la diaspora, dans lesquels « les années cruciales » sont présentées à travers des conversations rapportées. Des souvenirs d’où et de comment on s’est adressé à nous sont lourds de nostalgie et de sentiments profonds. Mais, inutile de le rappeler, la mémoire est sélective et les auteurs doués savent nous émouvoir à travers un choix de mots judicieux. Les écrits qui portent sur la langue, la perte, le lieu et la nostalgie touchent plusieurs d’entre nous comme en témoigne la popularité du genre, que l’on pourrait appeler l’écriture du moi. Ce n’est pas un hasard si les souvenirs de conversations et de réflexions passées ont une telle importance dans ces récits émouvants des souvenirs d’enfance.

Cette même attention à la langue, à l’identité et aux pratiques culturelles caractérise un champ de recherche anthropologique passionnant et théoriquement stimulant sur les enfants, leur enfance et leur univers social. La socialisation langagière, un champ de recherche en émergence depuis les vingt-cinq dernières années, nous offre une toute nouvelle perspective sur les univers des enfants, à la fois réels et imaginés, et sur la façon dont ils se construisent à travers le langage et d’autres pratiques expressives. L’étude de l’acquisition des pratiques culturelles s’intéresse à une gamme d’activités communicatives s’étendant sur plusieurs modalités et se penche sur la manière dont elles définissent – et sont définies par – des représentations culturelles, identitaires, et des conceptions du genre sexuel, de la moralité, de l’affect et de la mémoire, pour ne nommer que quelques-unes des dimensions critiques de la vie sociale. La socialisation langagière est ancrée dans les recherches ethnographiques sur les pratiques vécues, les façons de parler, de ressentir, de faire et de savoir, et explore comment les enfants et autres novices acquièrent les compétences nécessaires pour devenir des membres compétents et à part entière de leur communauté. La façon dont les individus finissent par apprendre, transformer et perdre ces connaissances et savoirs au cours de leur cycle de vie constitue aujourd’hui une des préoccupations centrales en anthropologie linguistique et sociale, sur le plan autant pratique que théorique.

J’aimerais d’abord esquisser quelques-unes des prémisses de base qui sous-tendent les recherches en socialisation langagière, ainsi que quelques voies de recherche qui ont contribué à l’élaboration de ce paradigme. Par la suite, j’illustrerai à l’aide de quelques exemples comment la socialisation langagière peut éclairer un champ de recherche qui n’a pas encore reçu d’attention systématique – le rapport de la langue au lieu et, en particulier, comment la langue confère un sens au lieu, sens qui persiste au-delà de l’enfance. Ce travail offre une perspective anthropologique complémentaire aux récits d’enfance mentionnés plus haut en présentant des exemples et des analyses de voix d’enfants incarnées et localisées ; cette perspective est très actuelle au moment même où la diaspora, l’exil et la colonisation font partie de l’expérience de nombreuses personnes. Nul besoin de préciser que toutes ces expériences et les idéologies qui les traversent sont étroitement liées aux questions de choix de langue, d’assimilation et de changement linguistique.

La socialisation langagière

La socialisation langagière est le processus par lequel les enfants et autres novices sont socialisés par la langue. Un des objectifs de cette socialisation est d’apprendre à l’enfant comment utiliser la langue pour produire des énoncés qui aient un sens, de façon à la fois efficace et acceptable pour la communauté. Ce processus débute dès la naissance puisque la manière dont on s’adresse ou pas à l’enfant est régie et organisée par la culture dans laquelle on s’insère. Elinor Ochs et moi avons produit un premier essai (1984) sur l’acquisition et la socialisation langagière, où étaient présentées trois histoires d’acquisition tirées de recherches ethnographiques sur les interactions sociales entre parents et jeunes enfants dans des contextes culturels différents (anglo-américain, samoan occidental et kaluli). Nous avons trouvé que les premières proto-conversations dans la culture anglo-américaine illustrent comment les membres de ce groupe social perçoivent les enfants comme des personnes et les traitent comme des partenaires légitimes à la conversation, parfois avant même que ces jeunes bambins ne commencent à parler. Nombre d’autres groupes ne partagent pas ces croyances sur les capacités conversationnelles des enfants et par conséquent agissent différemment avec eux. De telles activités langagières quotidiennes constituent des activités de socialisation, à la base même de la transmission et de la reproduction culturelles. Elles sont liées à d’autres pratiques sociales et formes symboliques, telles que l’apprentissage des rôles sexuels et du concept de moralité, comment les enfants apprennent, etc. La socialisation langagière comprend non seulement l’acquisition des pratiques linguistiques mais aussi leur transformation et leur perte. Ces questions sont d’autant plus pertinentes dans le monde actuel, car les enfants grandissent au sein de communautés de la diaspora ou vivent dans des communautés en pleine mutation, laquelle est due à la décolonisation ou à l’immigration. Le modèle dans lequel une langue unique correspondrait à une seule culture et à une seule nation reflète rarement l’état de la société.

Les recherches sur la socialisation langagière adoptent une perspective longitudinale et sont de nature ethnographique, portant à la fois sur la socialisation et sur l’acquisition de la langue maternelle – ou d’une langue seconde ou d’autres langues. Les travaux issus de cette perspective s’inspirent des théories et méthodes développées dans les champs de recherche en anthropologie et en sociologie qui s’intéressent aux rapports entre langue et culture, et entre parole et comportement. Ils allient une perspective ethnographique fondée sur la sémiotique à un intérêt, hérité de l’ethnométhodologie, pour se pencher sur les détails du discours et de l’interaction sociale afin de découvrir les méthodes et les préférences des participants. Ils retiennent de Bakhtin (1981) une conception dialogique du discours ; ils s’inspirent également des traditions psychologiques (par exemple, Rogoff 1990 ; Vygotsky 1978) qui accordent une importance particulière aux modes d’acquisition des connaissances qui sont facilités socialement et qui privilégient l’activité. Les chercheurs en socialisation langagière situent leurs interrogations à l’intérieur d’une théorie de la pratique telle que l’ont développée Bourdieu (1980), Giddens (1979) et d’autres.

Les études sur la socialisation cherchent à saisir comment l’individu devient un membre compétent de son groupe social au fur et à mesure qu’il apprend à penser, à ressentir et à se comporter de façon socialement appropriée. Ces études cherchent aussi à déterminer le rôle que joue la langue dans tout ce processus. La socialisation comporte deux versants : la socialisation par l’utilisation de la langue et la socialisation à l’usage de la langue. Ma propre notion de la socialisation suit celle de Giddens : « la socialisation n’est pas l’intégration de l’enfant à la société mais plutôt la succession des générations » (1979 : 130). Cette perspective s’inspire de l’interactionnisme symbolique et des approches phénoménologiques, et elle conçoit la socialisation comme un processus interactif entre membres experts et novices qui eux-mêmes contribuent aux définitions et aux résultats des interactions avec autrui. La socialisation est donc un produit de l’interaction, coconstruit par les participants. En tant que processus interactionnel, la socialisation donne lieu à des phénomènes intrapersonnels, par exemple, la création et l’étiquetage des émotions et des états d’esprit, possibilité esquissée il y a déjà presque cinquante ans par Hildred Geertz (1959), alors qu’elle écrivait sur la socialisation javanaise, et que nous sommes maintenant à même d’étudier en profondeur.

Alors que l’on entend souvent parler de l’acquisition du langage, l’individu n’acquiert pas « la culture » ; il acquiert plutôt un ensemble de pratiques qui lui permettent de vivre en société. Les pratiques discursives (activités linguistiques) sont au centre de nos préoccupations puisqu’elles constituent une forme de savoir, « un ensemble de normes, de préférences et d’attentes qui relient les structures linguistiques à leur contexte et sur lesquelles les (inter)locuteurs s’appuient et qu’ils modifient pour produire et interpréter la langue en contexte » (Ochs 1988 : 8). À partir de cette perspective, la parole devient comme une pratique qui démontre à la fois une conscience discursive et une conscience pratique. La parole est autant une forme d’action qu’un système symbolique et, à ce titre, elle doit être analysée non seulement du point de vue du contenu, mais aussi du point de vue de sa forme sociolinguistique et de l’enchaînement interactionnel.

Les pratiques discursives sont une source majeure d’information pour l’enfant qui apprend les us et coutumes ainsi que les visions du monde de sa culture. Tous les énoncés sont produits par un individu, à un moment précis d’une activité spécifique socialement organisée et culturellement significative. Par conséquent, la parole est un médium à travers lequel agit le processus interactionnel de la socialisation et de la représentation. Pour emprunter à Vygotsky, la parole est perçue comme « une activité médiatrice qui organise l’expérience » (1986 : 125, cité par Duranti 1992 : 45) ; ainsi c’est à travers des activités de socialisation que se créent – grâce à des activités langagières – les mondes et les visions du monde. Le fait de savoir participer aux activités langagières permet aux enfants de créer de nouvelles façons d’appréhender le monde. En devenant un acteur compétent dans la communication, on en vient à connaître et à expérimenter le monde de façons propres à sa culture.

En situations socialisantes, les parents, gardiens ou tuteurs rendent souvent explicite, « ce que tout le monde sait ». En d’autres mots, ils déplacent ce qui est de l’ordre de l’accord tacite vers la sphère de la conscience discursive. Ils montrent aux enfants quoi faire et comment ressentir, ils rendent littéraux des énoncés non littéraux, ils paraphrasent ce qu’ils et d’autres ont dit, corrigent et démontrent ce qu’ils veulent que les enfants disent et fassent. Cependant, il faut savoir que la langue socialise non seulement par son contenu symbolique mais aussi par son utilisation, c’est-à-dire par la parole en tant qu’activité située culturellement et socialement. Comme le souligne Wentworth, « la socialisation est une démonstration interactionnelle de l’environnement socioculturel, elle présente au novice les règles selon lesquelles un comportement respectable peut être compris » (1980 : 68).

La notion d’agency (capacité d’action) est directement pertinente ici. Comme le souligne Giddens (1979), les acteurs sociaux en savent beaucoup sur le fonctionnement de la société par le fait d’y participer, et c’est à travers la participation que se fait l’apprentissage, c’est là que les néophytes « apprennent à apprendre », l’apprentissage de l’apprentissage (le concept de « deutero learning » chez Bateson [1972]). Cela est en partie facilité par la « référenciation sociale » (« Social referencing », Klinert et al. [1983]), processus grâce auquel les bambins et jeunes enfants en viennent à comprendre les valences affectives de nouvelles entités et situations en observant les démonstrations et réactions affectives de ceux qui les entourent. La référenciation sociale joue un rôle important dans l’acquisition et l’usage de la langue. Tout comme les participants d’une conversation emploient des expressions faciales et autres formes de communication paraverbale pour exprimer leurs sentiments à l’égard d’entités, les locuteurs utilisent la langue aux mêmes fins. De plus, tout comme les partenaires dans une conversation scrutent le visage de l’autre pour des indices de ses états affectifs, ils interrogent également ses paroles pour les mêmes indices. Ainsi, les membres plus compétents jouent un rôle important dans la formation du savoir social, puisque c’est à eux que les néophytes et les enfants se réfèrent pour voir comment réagir. Les non-initiés apprennent à lire le sens des interactions en analysant leurs cadres et modalisation (keying) et à mobiliser ces mêmes cadres de référence à l’intérieur de leurs propres pratiques de surveillance réflexive. D’où l’importance d’étudier des situations réelles et des occasions qui constituent des circonstances particulières. Si, comme le veut Giddens, « le savoir partagé est un médium d’accès nécessaire dans la médiation des cadres de références » (1979 : 251), alors c’est à l’intérieur de ces scènes de la vie quotidienne et de ces occasions particulières que s’élabore le savoir partagé.

L’apprenant joue un rôle crucial dans la dynamique interactionnelle. Les enfants sont des agents dans ce processus de plusieurs façons. Ils influencent à la fois la forme et le contenu des activités socialisantes puisque d’autres membres plus compétents sont forcés d’adapter leurs actions en fonction de ce que les enfants savent et disent. Les interactions face à face sont un terrain clé pour comprendre comment les enfants découvrent et apprennent à adopter un comportement approprié. Même si elles peuvent nous sembler redondantes et banales, les interactions face à face ont de profondes répercussions sur le comportement social puisqu’elles sont à la base même du quotidien.

À partir de cette perspective, la socialisation peut être comprise comme une maîtrise des contextes dialogiques de la communication. Les pratiques discursives peuvent être observées non seulement directement, mais aussi en relation avec les autres, du point de vue des relations qu’elles entretiennent avec des pratiques culturelles plus générales ou macro, de leur sens, de leurs ambiguïtés et de leurs paradoxes. Ainsi, la socialisation langagière est un processus auquel participent non seulement des enfants et leurs parents ou tuteurs, mais aussi n’importe quel groupe de novices et de membres plus compétents qu’eux. Il s’agit d’un processus qui traverse le cycle de vie.

Les travaux en socialisation langagière se répartissent sur plusieurs branches majeures de la discipline. Chacune de ces branches a ses théories et sa méthodologie propres et soulève des questions importantes sur l’orientation que prendra la discipline dans les prochaines années ou sur les relations qu’entretient la socialisation langagière avec d’autres champs d’études, d’autres disciplines, d’autres concepts théoriques. Les chercheurs en socialisation langagière se sont intéressés non seulement aux enfants mais aussi à des novices de tout âge dans tout un éventail de contextes différents : milieux familiaux, milieux scolaires, milieux professionnels tels que des laboratoires scientifiques, des écoles de droit, des milieux de travail partout dans le monde (voir Garrett et Baquedano-López 2002 ; Kulick et Schieffelin 2003 ; Duff et Hornberger 2007). Très brièvement (avec toutes mes excuses pour les omissions), rappelons ici les courants majeurs du champ d’études. Un premier groupe de travaux sur la socialisation langagière des enfants a été mené dans de petites communautés préindustrielles et monolingues en Papouasie-Nouvelle-Guinée (Schieffelin 1990), à Java en Indonésie (Smith-Hefner 1988), aux Samoa Occidentales (Ochs 1988) et dans les îles Salomon (Watson-Gegeo 1992). Une deuxième branche de travaux s’est concentrée dans des milieux urbains monolingues de l’ère postindustrielle, notamment Tokyo (Clancy 1999 ; Cook 1996), Taipei (Farris 1991 ; Fung 1999) et la région sud de Baltimore (Miller 1982), ainsi que dans des communautés rurales des États-Unis (Heat 1983 ; Sperry et Sperry 2000 ; Ward 1971). Une troisième branche de travaux a porté sur des communautés bilingues en proie à des changements sociolinguistiques, par exemple des études en Océanie (Kulick 1992 ; Riley 2001), dans les Antilles (Garrett 1999 ; Paugh 2001), et chez les communautés autochtones de l’Amérique du Nord (Field 2001 ; Meek 2001). Une quatrième branche de travaux s’est intéressée à des communautés diasporiques multilingues aux États-Unis ; des études ont été menées par exemple parmi les membres des communautés portoricaines de New York (Zentella 1997), des communautés juives hassidiques (Fader 2001) et des communautés chinoises (He 2001), ainsi que parmi les membres de la communauté mexicaine de Los Angeles (Baquedano-López 2000).

Nous n’avons fait ici qu’esquisser une des nombreuses possibilités de classification des études en socialisation langagière. Le champ d’études se caractérise également par une forte concentration de travaux comparatifs, dont certains portent sur une région en particulier comme les études sur les communautés de langue maya qui incluent les locuteurs du tzotzil ou tsotsil[2] (de León 1998), du quiché ou ki’che’[3] (Pye 1992) et du tzeltal (Brown 2002). D’autres études sont comparatives par thème et s’intéressent, entre autres, à la socialisation langagière et sexuelle, à l’ethnicité, à la moralité, à la religion, à l’alphabétisation, etc.

Pourquoi le lieu?

Alors que la recherche en socialisation langagière s’est beaucoup penchée sur les processus par lesquels les enfants en viennent à apprendre les us et coutumes et les visions du monde de leur communauté comme la répartition des rôles sexuels, la moralité, l’affect, la réciprocité pour n’en nommer que quelques-uns, peu d’études ont porté spécifiquement sur le rôle que joue la langue dans la création chez l’enfant d’un sentiment d’appartenance au lieu. Tandis que certains soutiennent qu’avec la venue de la modernité et de la postmodernité, le lieu perd de sa réalité et de sa pertinence (Giddens 1990 ; Gieryn 2000), il n’en reste pas moins qu’il demeure un élément essentiel de la vie sociale, comme en témoignent non seulement les travaux récents en anthropologie, en sociologie et en psychologie environnementale, mais aussi les vies des enfants partout. Le lieu comporte trois caractéristiques intimement liées : un emplacement géographique, une forme matérielle, et une connotation affective ou encore symbolique (Gieryn 2000 : 464-465). La désignation, l’identification ou la représentation par ceux qui ont un intérêt dans ce lieu sont primordiales si on veut élever un emplacement au statut de lieu. Il est porteur d’histoire, de mémoire et d’identité pour ceux qui le nomment ou le représentent, et son importance peut changer ou disparaître quand ces valeurs perdent de leur pertinence. Il n’est pas qu’un contexte ou un décor, il représente une force à la fois locative et conceptuelle, physique et psychique qui transforme la vie sociale, car des personnes et des activités y sont associées – on s’en souvient – et celles-ci sont ancrées dans le temps (Feld et Basso 1996 ; Myers 2000 ; Low et Lawrence-Zuaniga 2003). Le lieu est social et, comme le soulignait le philosophe Edward Casey (1993), rien de ce qui intéresse les sociologues (ou les anthropologues) n’est nulle part – tout ce que nous étudions est situé quelque part.

Les très jeunes enfants sont eux aussi sensibles à ces dimensions du lieu comme en témoigne la forte présence de noms de lieux dans leurs premières narrations. Par exemple, des transcriptions des monologues narratifs d’une enfant de vingt-trois mois dont la langue maternelle est l’anglais font état d’une forte présence de noms de lieux tels que « Childworld » (un magasin de jouets), « Tanta’s » (chez sa tante), « the Ocean », « Downtown », pour ne nommer que ceux-là. Seule dans son lit à l’heure de la sieste, elle se racontait des histoires au sujet de quelque chose qui était arrivé ou qu’on lui avait dit qui allait arriver, ou encore elle se rappelait les histoires qu’on lui avait lues ou celles qu’elle avait inventées (Nelson 1989). Ainsi ses activités et ses pensées étaient liées à des lieux qu’elle connaissait et elle les déployait comme partie intégrante de sa propre activité narrative.

L’attachement au lieu, c’est-à-dire la formation de liens émotionnels entre un lieu et des gens, est un facteur puissant dans la vie sociale (Altman et Low 1992 ; Basso 1996 ; Gupta et Ferguson 1997 ; Low et Lawrence-Zuaniga 2003) et découle souvent des relations sociales qui prennent forme à cet endroit. En intégrant des aspects des identités et des souvenirs d’un individu, ces représentations du lieu peuvent être exprimées verbalement, indexant les expériences sociales partagées dans des lieux particuliers. Les états émotionnels qui sont associés à l’attachement au lieu sont souvent inscrits à l’intérieur du langage ou accompagnés par le langage. Ainsi, comme la parole est un des meilleurs moyens de représenter, de ré-imaginer et de créer des lieux quand on ne les habite pas, la narration et la désignation du lieu sont souvent des terrains propices à l’étude de l’attachement qu’on lui porte.

La recherche sur l’attachement au lieu chez l’enfant nous permet de constater l’importance des expériences localisées et de comprendre comment les enfants se construisent une identité qui leur est propre par le biais de cet attachement (Altman et Low 1992). Chawla (1992) relie l’attachement au lieu chez l’enfant à la création de liens forts entre l’enfant et ceux qui l’entourent ainsi qu’au sentiment d’enracinement, tous deux constituant des éléments nécessaires au bon développement de l’enfant. Elle fait état de situations où l’absence d’ancrage dans un lieu, par exemple chez les sans-abri, entraîne des problèmes sociaux et psychologiques. En analysant le discours de l’agoraphobie, un trouble d’anxiété associé à la peur de quitter les lieux sûrs comme le foyer, Capps et Ochs (1995) ont démontré comment le lieu est construit comme le locus d’anxiété dans les narrations que les mères atteintes d’agoraphobie racontent à leurs enfants. Pour la plupart d’entre nous, les souvenirs les plus puissants sont ancrés dans des lieux associés à l’enfance – des maisons, des quartiers ainsi que des endroits secrets, non officiels (Cooper Marcus 1992).

Cependant, le lieu est une construction essentiellement culturelle, et la manière dont il façonne ou est utilisé pour façonner l’expérience qui y correspond varie dans le temps et selon les sociétés. Jusqu’à maintenant, on a peu exploré le rôle des pratiques langagières dans la construction de telles associations. Dans ce qui suit, j’offre quelques pistes préliminaires. L’analyse portera sur des données recueillies dans le cadre de mes recherches en socialisation langagière auprès de deux sociétés où le lieu est construit de façon différente, tout comme le sont les modalités par lesquelles les pratiques langagières contribuent à en définir la signification pour les enfants aux différentes étapes de leur vie.

Lieu : La Dominique, Antilles

Le premier exemple ethnographique est tiré de la thèse de doctorat d’Amy Paugh (2001)[4] sur les liens complexes entre les idéologies linguistiques et les pratiques linguistiques en Dominique, une petite nation insulaire postcoloniale nichée entre la Martinique et la Guadeloupe dans les Antilles orientales. Ce premier exemple fait état des relations entre la langue, le lieu et le pouvoir d’action sociale. Paugh s’est concentrée sur la socialisation langagière chez des enfants d’une communauté agricole rurale au sein de cette société créole multilingue, en soulignant le lien entre les pratiques de socialisation et les idéologies linguistiques conflictuelles entre la langue locale et la langue nationale.

La cohabitation de deux ou de plusieurs langues sur un même territoire ou à l’intérieur d’une même communauté ou société, peu importe les circonstances qui ont amené cet état de fait, est rarement neutre ou non problématique. La Dominique ne fait pas exception à cette règle. En raison de son passé colonial partagé entre la France et l’Angleterre, le paysage linguistique de la Dominique se caractérise par deux langues, le patwa, un créole à base lexicale française et une variété locale d’anglais. Toutes deux ont des valeurs sociales très différentes au sein de la communauté. Les différences entre ces deux langues reflètent, confirment, indexent ou renforcent les frontières entre groupes sociaux et les divisions fondées sur des notions telles que les classes sociales, le sexe, l’âge ou les générations.

En Dominique, lorsque l’anglais est devenu la langue de la scolarisation et de toutes les fonctions officielles, le patwa a été relégué au domaine privé. Cependant, au cours des deux dernières décennies, les parents ont commencé à voir le patwa comme un obstacle au succès scolaire de leurs enfants et ont cessé de le parler à la maison, préférant s’adresser en anglais à leurs enfants, réduisant par le fait même les lieux où les enfants ont le droit de s’exprimer en patwa. Pour les enfants issus de milieux ruraux, le patwa est associé aux espaces en dehors du contrôle des parents, tuteurs, gardiens ou adultes, les espaces sans frontières à l’extérieur – la route, la brousse et les jardins. Néanmoins, les adultes surveillent quelle langue les enfants parlent et n’hésitent pas à les réprimander sévèrement s’ils les entendent parler patwa dans des lieux où le patwa n’a pas droit de cité.

Le vaste corpus de données enregistrées et filmées par Paugh démontre que des enfants d’à peine deux ans sont sensibles aux conditions qui dictent le choix de langue selon l’activité et le lieu, et qu’ils parlent patwa surtout lorsqu’ils sont hors de portée des adultes dans le cadre de jeux de rôle pour créer verbalement les espaces et les lieux fictifs dans lesquels ils situent leurs jeux. Ainsi, en apprenant à utiliser la langue, ces enfants apprennent aussi les catégories sociales et comment la (ou les) langue(s) contribue(nt) à les constituer comme telles. La capacité d’action des enfants lorsqu’ils utilisent le patwa dans leur jeu est évidente, mais l’idéologie dominante qui impose l’anglais comme langue légitime fait en sorte qu’ils doivent apprendre où ils peuvent mettre en valeur leurs compétences en patwa et aussi où ils doivent les dissimuler.

Même tout jeunes, les enfants participent à des jeux avec des enfants d’âges différents avec qui ils partagent leur maison ou leur cour, ou qui habitent tout près. Leur sensibilité aux conditions qui déterminent le choix de la langue, en ce qui a trait à l’interlocuteur, au sujet, ainsi qu’au lieu et à l’activité est évidente dans leurs conversations et leurs jeux de rôle. Par exemple, lorsqu’ils jouent à l’école, les enfants s’expriment en anglais, mais dans leurs jeux de rôle où ils exercent des métiers ou des rôles typiquement masculins, comme fermiers, chauffeurs d’autobus ou chasseurs de cochons qui sont associés à des lieux en dehors du foyer, de l’école, bref, en dehors de l’environnement construit, l’emploi du patwa est généralisé. De tels jeux entraînent la création par la langue d’activités localisées et permettent aux enfants d’adopter des rôles sexuels dans lesquels l’usage du patwa est approprié. Dans le cadre de ces jeux de rôle, les enfants reproduisent les idéologies linguistiques en circulation dans la communauté sur la relation entre les deux langues et les valeurs qui y sont attribuées, y compris les représentations linguistiques qui sont associées aux gens qui s’en servent et les espaces sociaux qui leur sont réservés, et ils s’inspirent de ces idéologies et représentations dans leurs jeux. L’extrait qui suit, tiré et adapté de Paugh (2001 : 376-377), illustre bien ce dernier point.

Quatre garçons, Reiston (3 ans et 8 mois), ses cousins Marcel (11 ans), Junior (9 ans) et Alex (6 ans) jouent dans la cour en béton de leur maison. Leur grand-mère (G’Mo) est assise sur la véranda, mais les enfants qui viennent de commencer à jouer en dessous de la maison ne la voient pas. Les enfants trouvent plusieurs paires de bottes de travail et commencent à les enfiler. Marcel s’empare d’une paire pour lui, et en donne une à Reiston. Il s’imagine en train d’enlever les mauvaises herbes qui poussent parmi les pommes de terre dans le jaden « jardin » [il n’y a pas de pommes de terre, seulement une touffe d’herbe et quelques bananiers ; les mots en patwa sont en italique dans la transcription de l’original et en gras dans la traduction] :

1 M→R

(en enfilant une paire de bottes) Let’s put our boots yeah?

« Mettons nos bottes, tu veux? »

2 M

We going jaden.

« On s’en va au jardin »

3 R

(en enfilant les bottes) Yes.

« oui »

4 M

We going sèklé our patat.

« Nous allons sarcler nos patates »

(M sort d’en dessous de la maison avec ses bottes)

5 M

Let’s go and sèklé the patat.

« Allons sarcler les patates »

(R tente de suivre M mais il avance lentement en raison des bottes trop grandes pour lui)

6 M

(impatient, il hausse le ton) Let’s go Reiston!

« Allons, Reiston! »

(M s’arrête à la lisière de l’allée en béton et regarde l’herbe par terre)

7 M

Patat sala ka fè zèb déja wi zò (il indique son mécontentement en sifflant cette phrase entre ses dents)

« cette patate a déjà fait de l’herbe »

(M se penche et extirpe l’herbe en faisant semblant de désherber les pommes de terre)

8 M→R

Reiston go and cut the patat with me! I ka fè zèb.

« Reiston, viens et coupe les patates avec moi! ça fait de l’herbe. »

(R rejoint M, ils font semblant de désherber le champ fictif de pommes de terre ensemble pendant une dizaine de minutes)

Voyons maintenant ce que cette activité nous apprend sur les connaissances sociolinguistiques des enfants. À la première ligne, Marcel propose une activité en anglais, la langue appropriée pour le lieu de son énonciation, la cour en béton. Cependant, une fois les bottes enfilées, il passe au patwa, en disant à la deuxième ligne, « We going jaden », désignant le lieu de l’activité dans la langue qui y est appropriée et en établissant aussi un cadre pour la relation langue et lieu. Reiston, resté debout lui aussi sur l’allée en béton, acquiesce en anglais et enfile les bottes. Marcel expose son plan à la quatrième ligne, « we going sèklé our patat », le réitérant à la cinquième ligne. Ils s’avancent plus loin dans la cour arrière ; Reiston a du mal à marcher à cause des bottes d’homme qui sont trop grandes pour lui. Sur un ton impatient, Marcel lui ordonne de presser le pas, « Let’s go Reiston! » en anglais à la ligne 6, mais une fois qu’ils ne sont plus sur l’allée en béton, dans le jardin derrière la maison, un lieu associé aux activités des adultes masculins, il n’emploie plus que le patwa (ligne 7) : « patat sala ka fèzèb déjà wi zò » [la mauvaise herbe pousse déjà parmi les pommes de terre]. Revenant à l’anglais pour presser Reiston à venir se joindre à lui, il se rabat sur le patwa à la ligne 8 pour décrire la mauvaise herbe parmi les pommes de terre : « I ka fè zèb » « ça fait de l’herbe » [la mauvaise herbe pousse]. Reiston rejoint enfin Marcel et les deux commencent à extirper l’herbe de la terre, en mimant le désherbage du potager.

Après une dizaine de minutes, Marcel annonce en patwa la fin de l’activité (ligne 9-10) et, en entraînant ses cousins en dehors du jardin vers la cour (extrait tiré et adapté de Paugh 2001 : 378-379) :

9 M

Annou ay. Nou sòti an jaden.

« Allons-nous-en. Nous sortons du jardin. »

(J trébuche en essayant de monter sur l’allée pavée ; R se moque de J)

10 M

Nou sòti an jaden. Nou sòti an jaden.

« Nous sortons du jardin. Nous sortons du jardin. »

(R essaie lui aussi de monter sur l’allée pavée mais trébuche par en avant et atterrit sur l’allée)

11 A

a! (rires)

(Marqueur expressif exprimant la surprise), (attire l’attention sur la chute de R)

12 A

Reiston cannot even going up.

« Reiston ne peut même pas se lever. »

13 M

Nonm la fèb. I pa sa mouté bik la

« L’homme est faible. Il ne peut pas grimper la butte » (au sujet de R)

(J rit et tape des mains devant R ; M rejoint R et l’aide à se relever et à marcher)

14 M→R

Nonm ou fèb yeah. Ou ni gwo boot la, ou la.

« Homme tu es faible oui. Tu as de grandes bottes, toi là. »

15 G’Mo→ M

(de la veranda) Stop the Patwa in the yard mouché Marcel.

« On arrête le patwa dans la cour, monsieur Marcel »

Alors que les enfants regagnent l’allée en béton, les deux plus jeunes ont du mal à remonter sur le pavé. Après la chute de Reiston, son cousin Alex emploie le ga en patwa (ligne 11) à la fois pour y diriger l’attention et pour exprimer sa surprise. Marcel incorpore ensuite la chute dans le cadre du jeu, faisant semblant que R est un fermier qui doit remonter une butte ou une colline en sortant du jardin pour rentrer chez lui. Même s’il se trouve maintenant dans les limites de la cour, Marcel continue à organiser le jeu en patwa en disant à Reiston entre les lignes 13 et 14 : « Nonm ou fèb yeah. Ou ni gwo boot la, ou la. » [homme tu es faible, tu as de grandes bottes]. Cependant à ce moment-ci, les enfants sont à portée de leur grand-mère. Elle apostrophe Marcel à la ligne 15 en parlant vite : « Stop the Patwa in the yard mouché Marcel ». Notons ici qu’elle n’interdit pas complètement l’usage du patwa, mais précise « in the yard ». Elle insiste sur le lieu ; le patwa n’a pas sa place dans les espaces sociaux autour de la maison et dans la cour, des espaces sous le contrôle des adultes, clairement délimités et qui se distinguent de la rue, du jardin ou de la brousse. Soulignons cependant que la grand-mère de Marcel emploie un terme de salutation en patwa « mouché Marcel » [Monsieur Marcel] alors même qu’elle interdit l’usage du patwa. « Mouché » est souvent utilisé dans les remontrances en anglais ou en patwa, des parents ou gardiens aux enfants. Après la réprimande de sa grandmère, Marcel poursuit son jeu mais cette fois-ci en anglais.

Paugh s’est aussi penchée sur l’utilisation du patwa et les valeurs sociales rattachées à cette langue de façon plus générale en faisant le lien entre les idéologies et pratiques locales, d’un côté, et les débats culturels plus vastes concernant son utilisation et sa signification de l’autre côté. Pour les militants, le patwa est un symbole national, et il est utilisé dans les célébrations de la fête nationale. Plusieurs membres de l’élite urbaine aimeraient que l’usage du patwa s’étende à d’autres activités, et font la promotion de son utilisation à la radio et dans les forums de discussion publics. Dans sa thèse, Paugh fait état de la nostalgie que l’élite urbaine et les militants éprouvent à l’égard du patwa. Pour plusieurs, le patwa est le lien qui les unit à un passé rural idéalisé et idyllique. Cependant, ceux qui vivent en région rurale éprouvent peu de nostalgie à l’égard du patwa, surtout lorsqu’il est question de l’avenir de leurs enfants et ils résistent aux efforts que déploie l’élite intellectuelle urbaine pour étendre l’usage du patwa. Ces positionnements idéologiques à l’égard des deux langues, l’anglais et le patwa, témoignent des valeurs sociales qui sont rattachées à ces langues et à leurs locuteurs. Les enfants apprennent dans chacune de leurs interactions que le choix de la langue n’est jamais neutre mais toujours marqué socialement.

Lieu : Bosavi

Le deuxième exemple ethnographique est tiré de mes recherches en Papouasie-Nouvelle-Guinée, parmi les Bosavis, et fait état d’un tout autre type de rapport entre la langue et le lieu. Les Bosavis, dont font partie les Kalulis, habitent dans de petites communautés éparses de moins de cent habitants, en plein coeur d’une forêt tropicale. À l’époque de mon terrain, les familles aimaient bien s’éloigner de l’environnement familier du village pour passer du temps dans leur maison de brousse où ils chassaient, pêchaient et cueillaient les fruits de la forêt sur leurs terres. Jusqu’au début des années soixante-dix, avant la venue dans la région de missionnaires protestants de l’Australie, la plupart des Bosavis étaient pratiquement coupés de l’influence européenne et n’avaient presque aucun contact avec les Européens.

Le lieu est d’une importance capitale dans la vie des Bosavis. Edward Schieffelin (1976) décrit comment les Kalulis se servent du lieu ou des noms de lieux pour délimiter les événements, qu’ils soient banals ou mémorables. L’emplacement et les noms de lieux servent à la fois de points d’ancrage pour des cérémonies et des événements importants et de lieux de mémoire pour des expériences personnelles (par exemple, la préparation d’un potager, des voyages de chasse, le partage d’aliments particuliers). La recherche de Feld (1982, 1988, 1996) sur l’esthétique kalulie a poussé encore plus loin la réflexion sur la relation entre la langue et le lieu, en démontrant comment l’énumération de noms de lieux dans les chansons et complaintes fixait géographiquement des événements, des époques et des relations sociales. De telles séquences de noms de lieux encodaient un espace-temps local, et étaient profondément rattachées au lieu où – plutôt qu’au moment où – des gens avaient fait des choses ensemble. En observant toute une gamme de contextes de paroles, de chants ou de complaintes, Feld note : « il est surprenant de constater combien rapidement et intégralement un individu et des faits saillants de sa vie sont situés narrativement dans un espace-temps localisé » (1996 : 111).

Ma recherche en socialisation langagière dans les années 1975-1977 a voulu montrer comment les enfants devenaient des participants dans les interactions quotidiennes de réciprocité et d’échange en prenant en compte les conceptions locales de la personne, du genre sexuel (gender), de l’affect et de l’idéologie linguistique. J’y avais noté le rôle important que jouaient les noms de lieux dans les conversations familiales en créant des liens entre des personnes et leurs lieux nommés (camps de sagoutiers, ruisseaux, jardins), carrefours de leurs activités locales et de leur identité (Schieffelin 1990). Dernièrement, je me suis intéressée de façon plus systématique à l’entremêlement de la langue, du lieu et des souvenirs dans la vie des enfants. Ce questionnement découle directement du fait que mes terrains plus récents ont porté sur les changements sociaux en cours parmi les Bosavis depuis le milieu des années soixante-dix et qui ont eu de profondes répercussions sur le sentiment local d’appartenance rapporté dans mes recherches antérieures (Schieffelin 2002).

Malgré le fait que les lieux et les noms de lieux étaient d’une importance capitale, les Kalulis n’avaient pas de pratiques spéciales pour enseigner les noms de lieux pendant qu’ils s’y trouvaient. En fait, les noms de lieux et les gens et activités qui y étaient associés faisaient partie intégrante des échanges quotidiens entre les enfants qui apprenaient à parler et les gens avec qui ils interagissaient régulièrement. Par exemple, dans le cadre d’une interaction à laquelle participait un enfant, l’adulte ou le membre plus compétent soufflait la réplique à l’enfant qui était en âge de parler en disant « dis [une proposition] » à une tierce personne. En participant à ces exercices de « dis-le » dirigés vers les autres, les enfants qui n’avaient pas encore de compétence communicative étaient néanmoins en mesure d’obtenir ce qu’ils voulaient et d’être traités comme des personnes à part entière. En soufflant la réplique à l’enfant, le membre plus compétent lui donnait une voix plus affirmative. Bien que la réplique fût fournie par un autre, lorsqu’elle était reprise par l’enfant, elle était analysée et interprétée comme venant de l’enfant. Non seulement cela donnait à l’enfant une certaine capacité d’action en lui conférant les moyens d’interagir verbalement de façon culturellement appropriée, mais cela lui apprenait aussi vers quoi porter son attention. Les enfants apprenaient ainsi rapidement ce à quoi ils devaient être attentifs, ce sur quoi ils devaient parler, et apprenaient souvent des noms de lieux et ce qui y était associé avant même de les avoir visités. L’extrait qui suit, enregistré en février 1976, est représentatif en ce qu’il démontre bien le cadre discursif à l’intérieur duquel les enfants pouvaient participer à ces façons de connaître et de parler qui étaient propres à la communauté.

Meli (âgée de deux ans) est assise devant un petit feu de bois pour la cuisson avec sa mère (Mo) et son père (Fa). Ils entendent Mama, âgée de trois ans, la cousine de Meli à l’extérieur de la maison.

Lorsqu’ils s’adressent à quelqu’un, les Kalulis ont plusieurs options, dont les noms propres, les pronoms, les liens de parenté, ou des noms spéciaux qui sont fondés sur quelque chose qu’ils ont en commun. De telles options sont systématiquement représentées dans les premières interactions comme cet exercice d’interpellation. L’ordre de présentation de ces options n’est jamais arbitraire, les liens de relation y vont croissant. Dans les lignes 1, 3 et 7 Meli apprend à interpeller Mama par son prénom. Sans réponse de Mama, on conseille à Meli de l’appeler en se servant du lien de parenté approprié, « cousine croisée ». Toujours sans réponse, on lui suggère d’employer un terme partagé (wi a:ledo) qui ne concerne qu’elle et Mama (ma Wa:fio), un nom de lieu : la rive d’une rivière où Meli et Mama ont déjà partagé du poisson. Il s’agit d’un nom qu’elles ont choisi pour s’interpeller. Les Kalulis se servent de tels noms lorsqu’ils sollicitent quelque chose de quelqu’un pour évoquer une certaine proximité. À partir de cet exemple, on conçoit comment les préférences sociales se dévoilent à l’intérieur des interactions quotidiennes et routinières comme celle d’interpeller quelqu’un. Puisque de pareilles formalités sont à la base des interactions quotidiennes, ce qui est important en termes de relation devient primordial. De cet exemple se dégage une autre conception sociale du lieu ; même le nom de lieu est un terme réciproque (maWa:fio). De telles pratiques témoignent du fait que chez les Bosavis, les lieux, à l’instar de la nourriture, sont partagés et sociaux.

Afin de rendre l’appel de Meli plus efficace, son père lui offre aussi en sourdine des directives scéniques à la ligne 19, lui conseillant de parler plus fort en lui expliquant pourquoi elle devrait suivre ses conseils et en lui disant de se lever pour qu’on puisse l’entendre. Les parents de Meli ne se contentent pas de lui dire quoi faire mais lui fournissent aussi des modèles concrets sur la façon de le dire, en ajoutant le -o, un morphème d’interpellation postposé au nom propre, au terme qui décrit le lien de parenté, ou au nom de lieu partagé, et en se servant de l’intonation appropriée pour l’interpellation. Néanmoins, après plusieurs tentatives, Meli se désintéresse et se tourne vers autre chose.

Les nombreuses questions que l’on pose aux enfants sur leurs allées et venues et celles des autres témoignent également de l’attention particulière qui est portée aux lieux et aux noms de lieux parmi les Kalulis. Même des bambins de deux ans doivent connaître des noms de lieux et répondre en les utilisant. Les questions qui commencent par « où » sont de loin beaucoup plus fréquentes que celles qui commencent par « quand ». En sachant où quelqu’un est allé, les Kalulis sont généralement en mesure de déduire ce qu’il a pu y faire et avec qui. Dans le cadre d’échanges conversationnels où l’accent était mis sur le lieu, les enfants développaient la capacité de déduire et de faire des inférences, et d’établir des liens entre les gens, les lieux et les activités. La participation des enfants à des séquences interactionnelles comme celle décrite ici présente, en partie par les signes langagiers, la vie sociale comme une expérience sociale raisonnée. À mesure qu’ils se familiarisaient avec les gens et leurs activités, qu’ils participaient à des activités de socialisation et de partage, les enfants étaient censés sentir et parler des lieux comme autant de points d’ancrage aux souvenirs, aux sentiments d’appartenance et de solidarité. En d’autres mots, ces activités socialisantes ordinaires étaient pertinentes dans la mesure où elles jouaient un rôle critique dans l’acquisition de pratiques culturelles et de connaissances chez l’enfant. Ceux-ci apprenaient à fonctionner à l’intérieur d’une société où les obligations, la réciprocité et l’accès étaient déjà inscrits dans la sphère du lieu. Ce sentiment d’appartenance au lieu est opposé à celui dont font état les recherches sur les enfants occidentaux, où les lieux importants sont décrits comme des lieux privés, secrets ou cachés. Les Kalulis ne recherchaient pas ces lieux cachés ou n’y vivaient pas. Pour eux, le lieu était socialement et activement construit selon les dimensions affectives de la sociabilité et du partage à l’échelle de la communauté, et ce tant pour leur génération que de génération en génération.

Puisque les études ethnographiques ne sont jamais intemporelles, un dernier commentaire sur la vie contemporaine des Kalulis s’impose. Au cours des deux dernières décennies, le territoire bosavi a connu des changements sociaux d’ordre majeur. Au cours de quatre voyages de terrain ultérieurs, effectués entre 1984 et 1998, j’ai eu l’occasion d’en étudier certains. Parmi les changements les plus marquants se trouvent la transformation du sens du lieu et celle des lieux porteurs de sens entraînée par la venue des missionnaires chrétiens. Au fur et à mesure que les pasteurs incitaient les villageois à rester dans les environs du village et à fréquenter l’église en préparation de la deuxième venue sur terre du Sauveur, les villageois passaient moins de temps dans la brousse. Les dernières cérémonies traditionnelles au cours desquelles certains lieux évocateurs des relations du passés étaient célébrés ou mentionnés dans les chants ont eu lieu en 1984. Les missionnaires ont encouragé les enfants à fréquenter l’école de la mission où ils ont appris les noms de lieux des autres dans leurs cours de géographie, des lieux qu’ils n’auront probablement jamais l’occasion de voir. Ces changements se sont répandus avec la multiplication des contacts avec l’extérieur, entre autres avec le gouvernement et les entreprises de l’extérieur engagées notamment dans l’exploitation minière et forestière. Au cours des vingt dernières années, les Kalulis sous ce nouveau régime ont investi de nouveaux lieux – la piste d’atterrissage locale, l’école, les bureaux du gouvernement et de la mission – chacun s’est approprié certains des souvenirs qui étaient rattachés aux camps de sagoutiers et aux rives de la rivière. Alors que le lieu demeure important dans les échanges quotidiens, ces nouveaux lieux ont supplanté les anciens en importance et témoignent de l’émergence de nouveaux genres de relations, à la fois à l’intérieur de la société kalulie et au-delà de ses frontières. Autant le contact est essentiel pour maintenir d’autres types de relations, autant les contacts périodiques avec un lieu sont nécessaires pour maintenir un sentiment d’appartenance. En l’absence d’un tel contact, le sentiment d’appartenance est vécu comme une forme de nostalgie, ce qu’Eva Hoffman décrit comme « un excédent de souvenirs ». Chez les Bosavis, les chansons et les complaintes étaient traditionnellement empreintes de nostalgie pour le lieu, mais de nos jours, ces formes expressives ne font plus partie du répertoire.

Conclusion

Non seulement la recherche sur la langue et le lieu témoigne des problèmes d’ordre politique et culturel, mais elle constitue une porte d’entrée pour comprendre la construction sociale de l’affect et des sentiments d’appartenance de façon plus générale. La mondialisation et l’exportation de l’enfance moderne à des populations que l’on croit en manque de civilisation et de développement (Stephens 1995 : 16) ont eu des répercussions sur les pratiques langagières dans plusieurs coins du monde. Le colonialisme, dans lequel j’inclus les missions chrétiennes, a donné lieu à une restructuration complète des modes de vie et des façons de penser en remplaçant les langues vernaculaires par des langues exogènes. L’auteur kenyan Ngugi wa Thiong’o (1981) a longtemps milité pour « décoloniser la pensée » en réintroduisant la langue maternelle dans le système d’éducation africain. Les voix de l’enfance, rappelées par les auteurs en exil ou de la diaspora témoignent des liens forts et permanents qui unissent la langue, le lieu, les souvenirs et l’identité. La recherche en socialisation langagière nous offre une perspective complémentaire pour comprendre les processus de reproduction et de changement sociaux. Qui plus est, elle donne aux enfants qui participent à de tels processus l’occasion d’être vus mais aussi d’être entendus.

Article inédit en anglais, traduit par Chantal White.