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En juin 2005, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a réorganisé sa stratégie d’action politique au Mexique. Ainsi, après une décennie de révolte, les zapatistes ont décidé de lancer un appel à l’organisation de la résistance nationale et internationale anticapitaliste avec la « Sixième déclaration de la forêt lacandone », mieux connue sous le nom de « La sexta ». Cet article a comme objectif d’identifier les principales caractéristiques du processus de diffusion de cette campagne dans l’État de Puebla, au centre du Mexique. Cette démarche analytique s’avère pertinente compte tenu du succès relatif de la proposition zapatiste dans cette zone du pays. En ce sens, l’une des idées principales de cet écrit est de démontrer la nécessité d’une approche régionale basée sur la perspective de l’économie politique afin de mieux comprendre les différentes dynamiques politiques impliquées dans le processus de diffusion de cette campagne dans l’État de Puebla.

« La sexta »

Il est possible d’identifier, tout au long de l’histoire zapatiste, divers antécédents de « La sexta » en tant qu’appel à l’organisation politique nationale. Le plus important est peut-être celui de la création du Front zapatiste de libération nationale (FZLN). Formé en 1996 en réponse à la 4e déclaration de la forêt lancandone, ce front a été dissout par ses membres dix ans plus tard, en 2005, pour faire partie du nouveau plan d’action proposé.

En effet, « La sexta » prône la réalisation d’une campagne politique ayant pour but la création d’alliances entre les différents mouvements politiques du pays et la formation d’une force politique alternative. Cette dernière est censée agir à la fois à l’extérieur des canaux politiques conventionnels et en opposition à ces derniers : « por abajo y a la izquierda » (par en bas et par la gauche). Cette campagne a été nommée « La otra » (L’autre), car elle a été réalisée en même temps que les campagnes des partis politiques qui cherchaient à gagner l’élection présidentielle mexicaine de 2006. Dans cette logique, à partir de 2005 plusieurs membres de l’Armée zapatiste, dont le sous‑commandant Marcos, ont commencé à parcourir l’ensemble du territoire mexicain, ce qui a donné lieu à la mobilisation nationale de différents regroupements engagés.

« La otra » étant un appel à l’organisation politique populaire (et non pas un plan d’action défini), elle s’est avérée assez « ouverte » en termes idéologiques et elle a réussi à intégrer (comme adhérents ou comme « simpatizantes ») plusieurs groupes de partout au pays et d’ailleurs. « La otra » a aussi été capable de développer des liens de solidarité avec divers groupes en conflit dans différentes zones du pays (comme dans le cas du petit village d’Atenco, dans l’état de Mexico, par exemple).

Il est impossible de nier le succès certain de cette diffusion du discours zapatiste, surtout si l’on tient compte du fait qu’il a été propagé, en général, à l’aide de ressources minimes et hors des canaux institutionnels. À cet égard, l’usage des technologies de communication et d’information, comme l’Internet, a été un outil clé dans la création de plusieurs réseaux zapatistes d’échange d’informations et de coordination politique un peu partout dans le monde (ce que les services de sécurité américains ont appelé la social netwar –Ronfeldt, 1998). Pourtant, les zapatistes sont loin d’atteindre leurs objectifs, car cela dépend, comme nous le verrons dans la section suivante, de l’évolution des différents conflits régionaux où leur message est diffusé.

Puebla

Situé au centre du pays, Puebla est l’un des 31 États composant la Fédération mexicaine. Malgré les données archéologiques, la capitale de l’État a toujours été considérée par ses élites comme une ville d’origine espagnole. Lors de l’époque coloniale et du premier siècle de l’indépendance, les établissements manufacturiers textiles caractérisaient l’économie de la ville. Des entrepreneurs d’origine espagnole étaient à la tête de ces activités productives. Bien qu’elle ait été présente pendant une longue période, la prédominance locale de cette élite s’est effacée durant les années 1960, dans un contexte de stagnation économique et de forte conflictualité sociale (voir Pansters 1998 ; Sotelo 2002).

Encouragée par le gouvernement fédéral et enclenchée par l’installation d’entreprises provenant de l’extérieur de l’État (ILSA, PEMEX, VOLKSWAGEN), la rénovation industrielle des années 1960-1970 a permis la réactivation économique de cette région. Puebla est alors devenu le centre d’une zone métropolitaine comprenant même quelques localités de l’État voisin de Tlaxcala.

Dans les années 1980, le virage néolibéral de l’économie, tant national que mondial, a aussi eu des effets sur la région Puebla-Tlaxcala. Ainsi, l’industrie locale a été réorganisée, notamment celle liée à la production automobile. Cela a entraîné une réduction dans la quantité et la qualité (en termes de salaires et de sécurité sociale) des emplois offerts par l’industrie de la région (Juárez 2005). Ces changements se sont produits parallèlement au développement dans l’État des « maquilas », surtout à partir des années 1990, dans la vallée d’Atlixco, au centre de l’État, et aux alentours de la municipalité de Tehuacán, dans le Sud (Barrios 2004).

On estime que les politiques économiques néolibérales ont entraîné l’appauvrissement généralisé de la population salariée et le développement des inégalités sociales partout au Mexique (Barrios 2004). Dans ce pays, la diffusion du libre échange a coïncidé avec la désarticulation d’un régime politique autoritaire et centralisateur, dont les sources d’hégémonie reposaient sur l’usage clientéliste des ressources publiques et sur un ensemble d’institutions publiques répondant aux besoins de la population (ISSSTE, IMSS, INFONAVIT, SEP). Dans le cas de Puebla, les politiques néolibérales ont été mises sur pied dans un contexte d’affirmation des pouvoirs conservateurs (Castillo 2005). Il y a aussi eu une sorte de recul des mouvements sociaux, lesquels avaient réussi à modifier de manière remarquable le contexte politique local quelques années auparavant (1960-1970).

Ainsi, le mouvement universitaire gauchiste, indiscutablement en force dans les années 1960, a été violemment désorganisé et presque éradiqué des universités publiques dans les années 1980-1990. Cela a entraîné une perte significative pour la dissidence politique, car la proscription de toute activité ouvertement politique au sein de l’université a alors rendu beaucoup plus décisive la lutte quotidienne pour l’accès aux espaces publics ouverts (places publiques, parcs, esplanades). Au fil du temps, la création d’espaces privés destinés à la discussion et à l’organisation politique (cafés, bars, centres culturels) a été l’une des conséquences indirectes de ce virage au sein de l’université publique à Puebla. Celle-ci est alors devenue l’un des bastions du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui n’a jamais connu la défaite lors des élections gouvernementales de l’État et qui, dès les années 1990, a entamé une violente politique de répression à l’encontre des leaders des mouvements contestataires[1]. À cela s’ajoute la faiblesse des partis politiques de gauche, lesquels, à la suite de la disparition du Parti communiste (PC), n’ont jamais réussi à représenter une force politique significative dans la région.

De l’autre côté, les partis de la droite (le PAN et le PRI) et les élites locales connaissent, dans les années courantes, une période de concordance et arrivent à se mettre d’accord pour partager le pouvoir municipal en alternance. En ce sens, les déchirements sociaux des années 1960-1970 ont été dépassés grâce à une démocratie électorale dont ont profité les partis de droite et quelques entrepreneurs, surtout ceux liés aux capitaux internationaux de la « maquila ». Par ailleurs, la politique officielle contemporaine dans l’État de Puebla apparaît comme un enchevêtrement d’autoritarisme, de corruption et d’abus de la part des élites économiques, comme en témoigne, entre autres, le cas de la journaliste Lydia Cacho, qui a été persécutée par la justice de l’État suite à ses enquêtes sur les pouvoirs économiques et gouvernementaux agissant autour de la pornographie infantile au Mexique.

« La otra » Puebla [2]

Dans le cas de « La marcha por la dignidad indigena » (2001), tout comme dans celui de « La otra campaña » (2005), les caravanes zapatistes ont été accueillies sur la place publique principale de Puebla par des foules très animées. Les groupes qui ont été interpellés par la proposition zapatiste sont essentiellement formés de professeurs et d’étudiants universitaires, d’artistes (de façon individuelle ou collective), d’ouvriers, d’employés du secteur public, d’organisations populaires rurales et urbaines et de mouvements politiques de gauche.

Toutefois, contrairement à ce qui s’est passé à Mexico (où les zapatistes ont été reçus dans des établissements publics comme l’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM) ou l’École nationale d’Anthropologie et d’Histoire), le discours de l’EZLN dans l’État de Puebla a trouvé ses principaux points de diffusion à l’intérieur de locaux privés (ou « semi‑privés ») développés par les groupes de gauche, comme dans le cas du Centre culturel « Avenida » et celui du Café « Espiral 7 ». Le premier est un local qui a été fondé dans les années 1980, au sud de la ville, sur la propriété d’une famille originaire de la capitale du pays. Il s’agit d’un centre socioculturel qui offre des services de formation en arts et en sports pour les habitants des quartiers environnants. Il a été inspiré par le mouvement européen « Okupa » et par les « Aguascalientes » zapatistes, qui sont des centres de discussion et de délibération politique bâtis à l’intérieur des municipalités en rébellion du Chiapas. Le second est un café créé par divers collectifs qui ont adhéré à « l’autre campagne » zapatiste. Pour cela, ils ont décidé de louer un local au centre de la ville et d’y établir un café qui fonctionne comme un forum de discussion et de diffusion des propositions de « La sexta ». De plus, l’espace compte une « salle d’informatique » et une vaste terrasse où sont organisées des rencontres régulières. Ce repli vers le privé de la part des mouvements sociaux locaux se déroule au milieu d’une lutte constante des groupes contestataires pour l’accès aux espaces publics. Diverses altercations entre les autorités et les adhérents à la campagne zapatiste témoignent de cette situation. Même la force policière et les arrestations injustifiées ont été utilisées par les autorités locales afin d’empêcher les groupes zapatistes de réaliser leurs activités[3].

Or, malgré ces circonstances, la proposition politique zapatiste a donné lieu à une sorte de régénération du discours et à une revitalisation de l’action politique contestataire dans l’état de Puebla. Ainsi, la « Sixième déclaration de la forêt lacandone » a fourni les éléments et les arguments permettant la restauration du discours socialiste et anticapitaliste du mouvement étudiant des années 1960. De plus, cette déclaration a offert aux groupes de gauche une vision plus élargie des objectifs de la lutte politique et des groupes convoqués, notamment en ce qui concerne la participation des indigènes.

Du côté de l’action politique, il est fort intéressant de constater à quel point « La otra » a été capable de créer des liens de solidarité avec divers groupes sociaux dans cette région du pays. De cette façon, les zapatistes se sont liés de manière efficace aux mouvements locaux pour la défense des travailleurs de la « maquila », aux anciens membres du mouvement étudiant qui sont toujours en lutte et aux groupes qui luttent pour l’accès à l’espace public. De plus, les regroupements zapatistes ont créé une sorte de réseau qui, dispersé un peu partout dans le centre de l’État, reste en contact avec les adhérents de « La otra » du reste du pays et de l’étranger. Les technologies de communication ont sans doute été d’une importance majeure dans la création de ce réseau. Ce sont toutefois surtout les liens de solidarité noués avec les autres mouvements politiques de la région qui ont fait en sorte que la diffusion locale de la campagne zapatiste soit effective (voir Leyva 2001).

Conclusion

L’histoire politique et économique récente de la zone centrale de Puebla et l’appropriation actuelle du discours zapatiste par différents mouvements sociaux témoignent de la manière dont la diffusion à grande échelle des mouvements politiques est fortement conditionnée par l’état des conflits et des négociations politiques au niveau régional. Ces conflits et ces négociations comprennent divers discours politiques et différentes perspectives culturelles, lesquels donnent ensuite lieu à des régions hétérogènes, ouvertes aux influences externes et, par conséquent, articulées à diverses échelles géopolitiques, soit l’État nation et l’ordre mondial. Pourtant, même dans ces conditions particulières, l’histoire locale et les dynamiques politiques régionales demeurent décisives, car elles conditionnent la réceptivité des mouvements politiques venus d’ailleurs.

En ce sens, le cas étudié nous a permis de mettre en valeur la façon dont les diverses circonstances locales s’articulent à la diffusion nationale (et mondiale) d’un discours politique alternatif. C’est l’accent mis par l’économie politique sur les processus socioéconomiques et hégémoniques qui peut nous permettre de mieux comprendre les caractéristiques de ce phénomène régional. L’objectif de cet article aura donc été de démontrer la pertinence analytique de cette approche.