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Voici un volumineux travail, extrêmement instructif à plus d’un titre, mais qui n’est pas si facile d’accès. Il traite des développements récents de la génomique (étude de la fonction des gènes) et du protéome humain (protéines constituant le corps et qui interagissent avec les gènes). L’auteur crée un néologisme, la « génoprotéomique », englobant les deux domaines qui sont, de l’avis de tous les spécialistes, indissociables l’un de l’autre. Au départ, Gilles Bibeau avait simplement voulu étudier ethnographiquement le travail effectué dans un laboratoire de génoprotéomique, mais il s’est rapidement convaincu que ce lieu de travail n’était en rien un vase clos et qu’il fallait en délimiter les contours. L’ampleur de la recherche en ces domaines extrêmement pointus – que l’on réduit paresseusement en la qualifiant du terme banal mais bien connu, qui fait en plus très savant, de « génétique », surtout dans les journaux lorsqu’on annonce triomphalement la découverte du gène de ceci ou de cela – ne peut être exclusivement expliquée par le simple et légitime désir de connaître. Comme chez deux ethnologues clés qu’il cite, Margaret Lock et Paul Rabinow, le « terrain ethnographique » est ici composé de plusieurs groupes, ou mieux, de catégories d’acteurs, qui infléchissent presque toutes les décisions de la recherche et que j’appellerais le milieu plutôt que le terrain. Le milieu est, bien sûr, un terrain, mais géographiquement non défini et qu’il faut circonscrire au fur et à mesure que l’enquête avance.

Gilles Bibeau s’est intéressé à ce milieu sous trois angles : le premier est la façon dont les chercheurs – ou plutôt les entrepreneurs – de la génoprotéomique se définissent et se montrent au public, leur façon d’obtenir des fonds et de présenter les succès de leurs recherches ; le second concerne la nature des liens tissés entre ces spécialistes et la bio-industrie, les compagnies de médicaments et la bio-informatique. Leurs liens internationaux sont aussi examinés. Le troisième volet touche aux relations politiques entre ces compagnies biotechno-logiques et les gouvernements québécois et canadien. Ce sont deux des instances les plus avides au monde d’attirer ce type d’entreprises à cause de leur effet d’entraînement (industries pharmaceutiques) ; ils recourent pour cela à des conditions fiscales particulièrement favorables. Ces recherches commanditées par des fonds privés – dont certains cotés en bourse – et soutenues par les deux paliers de gouvernement ont des répercussions sur la recherche universitaire qui privilégie naïvement les résultats de ces travaux dans les publications para-universitaires – au détriment de ce qui se fait en sciences humaines et sociales[1] – et en établissant des partenariats avec ces firmes de biotechnologie, changeant ainsi les paramètres universitaires traditionnels de financement en fonction d’une promesse de rentabilité monétaire.

Comme la génétique et ses sciences apparentées sont aujourd’hui un domaine très complexe, Gilles Bibeau nous y initie dans les deux premiers chapitres. Il résume l’histoire de la génétique depuis Mendel et ses petits pois jusqu’au séquençage du génome humain en passant par la double hélice de Crick et Watson et les théories de François Jacob et de Jacques Monod. C’est une bonne occasion d’entrer dans le sujet pour ceux qui n’y sont pas familiers, cela d’autant plus que l’auteur renvoie les termes techniques à un très utile glossaire. C’est aussi une bonne occasion pour les autres, les non-spécialistes qui savent ou qui, comme moi, croyaient savoir, de se rafraîchir la mémoire et d’apprendre qu’il ne faut surtout pas prendre un terme pour un autre, ce que le verbiage enthousiaste des succès annoncés avec fracas dans la grande presse nous cache soigneusement.

Le chapitre trois se propose d’analyser le cas du Québec. C’est, selon l’auteur, le chapitre pivot. En effet, les recherches antérieures des historiens, des anthropologues physiques et des ethnologues (Chantal Collard, Jacques Gomila, Louise Guyon, Pierre Philippe et Michel Verdon entre autres) semblent miner les prémisses de certaines recherches des plus diffusées, comme celles de la compagnie Cart@gène que Bibeau nous décrit en détail. Le prétendu génome québécois francophone a été mythifié en faisant de certains développements régionaux relativement récents un référent ultime de l’homogénéité présumée d’une certaine unité génétique purement québécoise, inspirée d’un modèle insulaire, celui de l’Islande, qui semble aujourd’hui l’être moins qu’on l’a prétendu. Or, les données historiques et les quelques recherches des anthropologues précédemment cités, dont plusieurs du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, montrent qu’il n’y a pas d’unité génétique ; cela n’empêche pas Gérard Bouchard de garder ses distances. On pressent ici de rudes batailles à venir – avec tous leurs coups bas – dans cette joute qui ne fait que commencer. Il semble, d’après Gilles Bibeau, que certaines maladies génétiques du Sagenay-Lac-Saint-Jean ont été montées en épingle de manière erronée pour soutenir l’idée d’un génome québécois nationaliste. Nous voici donc dans un « nationalisme génétique », une première mondiale qu’il fallait inventer… Et cela de la part d’un proche d’un parti, le Parti québécois, qui prône par ailleurs une universalité multiethnique. On voit ici les dessous ethnocentriques dans un registre, le génétique, jusqu’ici jamais utilisé, sinon même envisagé. D’une main, on sort le « nationalisme » par la porte, mais il rentre d’autant mieux par la fenêtre…

Le quatrième chapitre met en relation les bio-industries, les deux paliers de gouvernement, les compagnies pharmaceutiques et examine les transformations profondes du financement des universités, de plus en plus abandonnées sur ce plan-là par le ministère de l’Éducation. Les universités sont forcées, bon gré mal gré, de se tourner vers des partenariats et de se mettre au service de compagnies industrielles pour lesquelles elles travaillent.

Le cinquième chapitre expose les problèmes de la génoéthique, entre autres les dérives possibles de l’utilisation croisée des documents généalogiques et des fiches médicales réunies dans les génobanques. Qui va les utiliser et pour quoi? En principe, les données individuelles sont confidentielles mais, lorsqu’elles sont incluses dans des données familiales, il peut être facile, par recoupements divers, d’identifier l’individu prétendument protégé. Les recherches de dépistage génétique des maladies sont-elles d’abord, comme il est proclamé, axées sur la santé ou plutôt sur les revenus? Quantité de problèmes concernant directement le public et l’intérêt général ne sont presque jamais évoqués, parce qu’on les garde soigneusement cachés sous le tapis. Les employeurs potentiels ne vont-ils pas engager de préférence des personnes au profil génétique parfait et les assurances ne vont-elles pas calibrer leurs primes selon les risques génétiques de l’assuré? Tout cela devrait faire l’objet de débats publics. On objectera qu’il existe des balises et que des comités d’éthique siègent déjà, mais leurs membres sont encore trop souvent à la fois juges et parties. La population est laissée dans l’ignorance, tant par les firmes de biotechnologie que par les politiciens. On n’aime pas les empêcheurs de danser en rond… C’est un constat sévère qui ne manquera pas de faire des vagues. Elles ont déjà commencé. Moins d’une semaine après la mise en marché du livre, pendant que j’écrivais ce compte rendu, l’auteur avait déjà reçu plusieurs coups de téléphone de protestations et quasiment de menaces judiciaires. C’est dire à la fois l’ampleur des enjeux et les raisons de lire ce livre dans l’urgence pour ne pas paraître un ignare dans la tempête qui s’annonce.

Le livre se termine en traitant du flou de certains concepts en biogénétique. Les justifications des pratiques et des objectifs sont quelquefois minées par des doutes qu’entretiennent les chercheurs qui, eux, ne sont pas si sûrs que la présentation des recherches par leurs employeurs corresponde aujourd’hui à la réalité.

En conclusion, Gilles Bibeau confronte une génétique devenue de plus en plus mécanicienne avec une génétique (re)placée dans l’évolution de l’humanité et dans sa diversité.

Deux annexes, l’une sur l’histoire de la génétique et l’autre sur la génétique et la diversité humaine complètent utilement le volume.