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Depuis les dernières années, la Corse fait éclat dans les médias la remettant pour ainsi dire sur la carte de l’actualité. Chercheur au laboratoire d’anthropologie de l’Université de Nice Sophia-Antipolis, l’auteur Charlie Galibert s’interroge sur la méconnaissance de la Corse par les continentaux et sur un certain corso-centrisme qui alimente le fossé de l’incompréhension entre la « petite patrie » et le continent français. Selon lui, « si la Corse peut apparaître géographiquement comme la plus proche des îles lointaines, ethnologiquement, elle demeure la plus lointaine des îles proches » (p. 17). Dans cet ouvrage ethno-historique Galibert fait référence à la correspondance d’un soldat corse participant aux campagnes coloniales entre 1894 et 1903 pour faire une réflexion tant sur la méditéranéité que sur la représentation de la Corse par les Continentaux ainsi que sur l’identité corse et l’imaginaire îlien.

Dans ce regard sur l’Autre et sur l’étude des allers-retours entre l’île et le monde, le monde et l’île, il propose d’avoir recours à l’anthropologie et de questionner aussi son histoire et ses méthodologies. Naviguant selon un système propre où l’information est divisée par archipels d’îles et d’îlots organisés selon les différentes perspectives (Robinson, Ulysse, Gulliver), l’auteur fait d’abord une présentation des concepts utilisés tout le long de l’ouvrage soient l’illéité, la méditerranéité et l’insularité afin de présenter un principe qui s’avérerait propre aux îles faisant de la mer une ouverture et une fermeture sur le monde. Le signe particulier cependant de l’identité corse serait, selon l’auteur, l’appartenance à l’île et le désir d’y retourner même pour les Corses qui n’y auraient pas vécu. Ce qui lui fait dire que malgré l’émigration constante qui caractérise l’île, « Les Corses n’auraient dès lors pas besoin de penser le retour, le re-patriment parce qu’ils ne se dé-patrieraient jamais » (p. 19) et (qu’)un Corse ne s’exile jamais mais s’absente seulement : partir pour mieux revenir, il ramène les voyages et les territoires parcourus dans les limites de l’île » (p. 138). Une identité familiale, villageoise et îlienne si forte qu’elle permet de transporter l’île en soi, même en exil donnant corps à la citation de Desanti qui veut que « plus vous vous en irez loin […] plus le voisinage viendra avec vous » (p. 189). Cela se concrétise par le fait que Jean-Simon porte sur lui une carte détaillée de sa commune d’origine dans toutes ses campagnes (Tonkin, Madagascar, Soudan) et par le fait de cette correspondance régulière avec sa famille qui lui permet cette conversation quasi ininterrompue avec l’île depuis sa réalité ultramarine. L’auteur cite aussi l’importance de la politique dans l’identité corse et il cite les nombreuses amicales corses qui existent à travers le monde (Tunisie, Algérie, Venezuela, Sud-Vietnam) qui permettent à la « Corse de suivre les Corses », notamment par l’apport d’informations en provenance de l’île ainsi que le maintien de la langue corse. Ces éléments permettant à leur tour, une présence dans la politique locale. Cette simultanéité dans l’espace et le temps entre la Corse et le monde aurait d’ailleurs permis durant les campagnes coloniales de 1890 de transposer « le village à la colonie » selon Galibert, ce faisant permettant aussi à de nombreux Corses de poursuivre une carrière politique en Corse à partir des colonies.

L’auteur réussit à faire « parler » de façon poétique la correspondance familiale et militaire ainsi que les objets de Jean-Simon avec des explications foisonnant en détails, offrant au lecteur une tentative d’explication historique sur l’identité corse (insulaire et montagnarde) rattachée à la terre d’origine mais en constante interaction avec la mer et l’outre-mer. L’intérêt de s’attarder à une correspondance d’un Corse et sa famille durant les campagnes coloniales venant aussi du fait que les Corses constituaient une très large proportion de l’armée coloniale, représentant ainsi la France hors-France en donnant cette impression d’identité homogène et d’intégration culturelle avec le continent (français) alors que sur l’île, il semblait en être différemment, rappelant ainsi que l’on est toujours « le sauvage de quelqu’un » (p. 233).

Il est aussi intéressant de constater comment la venue des soldes et primes d’éloignement versées aux soldats ont permis d’apporter l’argent aux villages corses, perpétuant le lien à la terre (via l’achat de parcelles familiales ou en vue d’un futur retour en Corse après les campagnes), intervenant aussi sur les dynamiques et les rapports de forces entre les familles (via des alliances promises, des mariages organisés outre-mer, etc). Bien que riche en détails, il est seulement dommage que le lecteur (et la lectrice) soit un peu laissé à son imaginaire au fil des périples. En effet, il aurait été utile d’inclure quelques cartes géographiques permettant de suivre les déplacements du soldat corse dans le temps et l’espace, ce qui aurait été apprécié afin de naviguer entre les « îles » (chapitres) constituant les archipels de cet ouvrage singulier.