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Nombre d’auteurs de travaux en sciences sociales portant sur l’humanitaire ont orienté leur regard sur ses aspects les plus visibles et médiatisés, en particulier sur les actions des organisations en contexte d’urgence, de guerre et de catastrophe[2]. Il importe à l’anthropologie de s’intéresser de près à ce phénomène qui est l’une des manifestations de la conjonction de l’universalisme occidental et du grand partage (Latour 1991), de la globalisation de l’aide internationale (Verna, ce numéro ; Hours 1998) et des mutations des formes de la solidarité (Boltanski 1993 ; Boulianne 2005). Le fait de s’intéresser aux actions visibles et médiatisées de l’humanitaire limite toutefois ce dernier à son inscription dans l’actuelle idéologie urgentiste et présentiste (Zaiki 1999 ; Hartog 2003). Certes, la généalogie historique de l’humanitaire est celle des guerres qui sont au fondement de l’État nation depuis le XIXe siècle ; l’humanitaire naît dans la guerre et de la guerre (Saillant 2006a), donc dans la violence. Les débats actuels autour de l’humanitaire[3] et de son « détournement » par la militarisation, ne sauraient nous faire croire que l’humanitaire fut un jour issu d’un autre lieu que celui d’une violence fondatrice. Il trouve en elle son creuset et sa raison d’être, quelle que soit la forme de son action. Le moment et la nature de l’action en modulent le caractère plus ou moins explicitement violent. L’insistance sur la vulnérabilité des populations pour légitimer l’action humanitaire, la place accordée au thème de l’insécurité, thème que discutent largement en d’autres contextes Marc Abélès (2006), Judith Butler (2004) et Zygmunt Bauman (2006), ne peuvent effacer la violence structurelle ou conjoncturelle qui la précède. L’humanitaire n’humanise ni ne lénifie. La militarisation de l’humanitaire constatée ces récentes années rend tout simplement plus évidente la violence d’une action déjà inscrite généalogiquement.

Au-delà de la violence du présent d’une guerre ou d’une situation de pauvreté endémique qui fragilise « les populations vulnérables », il semble opportun de se déplacer dans un temps long et dans la généalogie des organisations et de leurs actions, dans l’histoire des politiques et des programmes, de retracer les parcours qu’accomplissent les intervenants et les groupes ciblés. Les anthropologues qui ont porté attention aux contextes de l’après conflit ou de l’après catastrophe, et encore d’interventions très proches de celles du développement[4], contextes que l’on pourrait qualifier de posthumanitaires, vont en partie dans cette direction. En effet, leurs observations permettent de toucher les zones les moins facilement saisissables de l’action, les plus diffuses et les plus étendues dans le temps, ramifiées dans les réseaux et dans le tissu des relations partenariales, inscrites dans le temps long : ils ne réduisent pas l’humanitaire à une sorte d’instantané photographique. Ils nous dirigent vers la possibilité de prendre en compte une perspective généalogique. Ces travaux, d’une importance capitale, ont permis d’ouvrir le champ de la recherche anthropologique sur l’humanitaire, relativement récent et distinct de celui du développement.

L’humanitaire qui se déploie dans des cadres transnationaux, défiant les cadres nationaux de ses sièges sociaux, tend à être vu comme une structure délocalisée et délocalisante (Laplante 2004). Toutefois, l’humanitaire existe également dans un réseau élargi qui le dépasse et le prolonge.

Ce réseau, ce sont les organisations multilatérales, par exemple le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) ; les organismes nationaux, par exemple, l’Agence canadienne pour le développement (ACDI) ; ses partenaires nationaux et internationaux (d’autres ONG et associations) ; des organismes locaux à travers des programmes eux-mêmes reliés à des réseaux ; des gouvernements locaux, et combien d’autres. L’humanitaire est bien plus un réseau de réseaux qu’une structure purement hiérarchique et, en raison de cette caractéristique, il est susceptible, parce qu’il met en place une structure de connectivité, de produire de la localité au sens où l’entendent Appadurai (1996) ou Hannerz (1996). Chaque point de localisation du réseau (ou du circuit, c’est la même chose) est susceptible de produire de la localité à travers les pratiques des agents des organisations et des populations cibles. La délocalisation n’exclut pas pour autant la localité.

La capacité de ce réseau élargi et complexe qu’est l’humanitaire de produire de la localité se vérifie aussi en ce qui concerne les identités. L’humanitaire est vu par plusieurs auteurs comme un paradigme actualisant la biopolitique des États modernes (Fassin 2004 ; Pandolfi et Abélès 2002). Il assurerait la vie minimale, la vie nue, la vie de la survivance (Abélès 2006) plutôt que celle de la « convivance ». Les identités produites, suivant cette pensée, pourraient se réduire à celles de sujets destinataires ou producteurs d’aide dans l’espace étroit et privatif de la vie nue au sens où l’entend Agamben (1997). Cette affirmation comprend une part de vérité puisque ces identités se retrouvent fréquemment dans les réseaux de l’humanitaire. Toutefois, ces identités pourraient bien ne pas être uniques et exclusives. Dans un autre registre, l’humanitaire est associé aux normes impéralistes (Bagayoko-Penone et Hours 2005) et néolibérales (Smillie et Minear 2004). De par le caractère élargi et rhizomatique de sa structure, de par les entre-lieux qu’ouvrent ses failles, l’humanitaire n’est pas complètement prévisible. Les agents et les sujets de populations dites vulnérables sont susceptibles de se codéfinir, dans le contexte de localisations multiples et d’agencements imprévus ou inédits, des identités multi-facettes et non nécessairement strictement réductibles à celles de sujet destinataire et producteur de l’aide ou d’agent ou de sujet de la biopolitique. Les propositions de Ong (1999) sur l’identité et la citoyenneté vont exactement en ce sens. Il semble donc primordial de s’intéresser aux diverses postures des sujets de l’humanitaire au sein d’un circuit et d’une généalogie, et de reconnaître, si telle chose existe, la diversité des identités en présence et, même, leurs permutations éventuelles dans le temps et dans l’espace.

La première section de ce texte tente de mettre en lumière les relations paradigmatiques entre le thème de l’humanitaire et celui des réfugiés dans le but de clarifier les particularités de la démarche méthodologique proposée. La deuxième section aborde la construction politique de l’accueil des réfugiés et la généalogie de l’humanitaire à la « canadienne » de manière à illustrer le caractère localisé de ce dernier au-delà de ses apparences universalistes. Les troisième et quatrième sections enchaînent le circuit de l’humanitaire canadien à la structure québécoise à travers la description des pratiques des organismes communautaires mandatés pour l’accueil et l’expérience qu’en font les réfugiés. Enfin, en conclusion, sont posées les limites et les contradictions de l’humanitaire canadien.

L’humanitaire et les réfugiés

La recherche sur les réfugiés est probablement emblématique en ce qui concerne les connaissances du phénomène humanitaire. L’inscription historique de l’humanitaire dans la guerre, dans les réalités entourant les déplacements de populations, l’exil et les camps est incontestable malgré le fait que de plus en plus, on ne saurait limiter le champ d’action de l’humanitaire à l’univers des réfugiés, car la notion de population vulnérable prend en elle-même des significations de plus en plus variées. En ce qui concerne l’action humanitaire auprès des réfugiés, plusieurs recherches ont porté sur les formes de vie dans les camps et sur les lieux de déplacements où se trouvent les organisations humanitaires (Malkki 1996). Certains chercheurs ont été enclins à assimiler les camps de réfugiés aux formes extrêmes d’enfermement et de violence produites lors de la Deuxième Guerre mondiale, voyant dans la réalité de ces camps, à l’instar d’Agamben (1997, 1999, 2003 ; voir aussi Agier 2003), le « paradigme de la biopolitique » (Fassin 2006). Plusieurs travaux ont mis à jour les problèmes socio-psychologiques et la mémoire traumatique des réfugiés (Rousseau 2005 ; Breslau 2004) à la sortie de la guerre et des camps. D’autres chercheurs ont cherché à apercevoir les formes de vie et de sociétés recréées dans les environnements des camps (Agier 2004) où se trouvent entre autres les ONG humanitaires. Ces derniers travaux ont permis de se figurer l’identité de sujet réfugié autrement que comme celle d’éternelle victime dont la subjectivité tout entière serait forgée à partir des seuls desiderata des agences d’aide, comme le suggérait déjà en 1996 Liisa Malkki.

Les réalités entourant les politiques et les actions des gouvernements euro-américains et des organisations internationales depuis le 11 septembre 2001 ont aussi été l’objet d’une attention de plus en plus soutenue, et avec elles le paradigme de la sécurité (Butler 2004 ; Valluy 2004 ; Rousseau 2003 ; Cock 2005). Par exemple, dans les pays européens, les préoccupations des chercheurs et des militants des droits de l’homme ont été tournées vers le phénomène du reflux des réfugiés vers des frontières extra-européennes, interrogeant du coup la relation entre les politiques migratoires, les politiques intérieures de sécurité et la condition même des personnes réfugiées (Bernardot 2002 ; Ferré 2003 ; Le Cour Grandmaison O., Lhuilier G. et J. Valluy, 2007). Dans cet esprit, au Canada, ce sont les resserrements des politiques d’accueil des demandeurs d’asile[5] qui ont été critiqués, de par leur lien évident avec les politiques américaines et le désormais célèbre Patriot Act[6]. Un lien fort est établi entre la tendance à déplacer l’humanitaire vers le militaire pour ce qui est des politiques extérieures de bien des pays, et à privilégier la « sécurité » plutôt que « la protection » des réfugiés pour ce qui est de la politique intérieure. Dans l’un et l’autre cas, les recherches portent sur les réalités des réfugiés dans les pays d’accueil ou de transit, ou encore sur leur situation « d’illégalité ». Un article de De Genova publié en 2002 invite à analyser la construction stratégique des États des catégories statistiques entourant la régulation dont les distinctions entre les « légaux » et les « illégaux ».

Les réfugiés qui convergent vers les pays occidentaux sortent concrètement du cadre de la guerre et de la violence des pays d’origine et sont susceptibles de refaire leur vie dans un pays d’accueil. Ils quittent souvent des environnements où se trouvent des organisations humanitaires transnationales, dont certaines auront contribué à leur départ, et ils retrouvent ensuite les organisations locales des pays euro-américains qui les accueillent (UNHCR 2006). Des politiques nationales émanant des cadres politiques de la migration et de la signature des accords internationaux sont en jeu. Les organisations locales, ancrées qu’elles sont dans le tissu associatif et communautaire de leurs territoires, spécialisées dans le travail de proximité, sont bien différentes des organisations transnationales dont le modèle organisationnel est proche de celui de multinationales et dont l’action est délocalisée. Les organisations locales peuvent très bien ne pas s’auto-qualifier d’« humanitaires »[7], ayant plutôt tendance à rejeter une telle image, empreinte à leurs yeux de caractéristiques indésirables. Les actions des organismes locaux, qui n’arborent pas obligatoirement l’étiquette humanitaire, s’inscrivent pourtant dans une suite de relais et d’actions propres au parcours d’aide des réfugiés, marqués quand même par l’esprit humanitaire, ne serait-ce qu’à travers les médiations politiques et les partenariats propres au réseau d’organismes associé à ce parcours, du transnational au local. Les organismes, communautaires et humanitaires, locaux, nationaux et transnationaux, agissent, en principe tout au moins, dans le respect de la Convention de Genève, laquelle structure les obligations morales envers les personnes victimes de la guerre et des conflits depuis au moins 1949[8]. On ne peut, dès lors, comme cela fut suggéré précédemment, résumer l’humanitaire à sa manifestation transnationale et délocalisée et l’assimiler aux aspects les plus convenus de son action, de guerre et d’urgence. Ma suggestion est de pénétrer cet univers en considérant le parcours de l’aide et de l’exil comme une traversée de lieux au sein d’un circuit plus ou moins serré reliant le global et le local et modelant les identités. Cela implique de concevoir l’humanitaire comme une forme de circuit interconnecté liant plusieurs lieux, plusieurs organisations d’aide, plusieurs temporalités, plusieurs contextes d’action et plusieurs catégories d’acteurs, et de plus, interagissant plus ou moins fortement au sein même de la trajectoire, de l’expérience et de l’identité des personnes réfugiées, mais aussi de ceux qui s’engagent dans les organisations d’aide. Aborder l’humanitaire comme un circuit interconnecté ne signifie pas pour autant que les lieux de l’humanitaire, c’est-à-dire les contextes des actions situées et localisées des organisations où se rencontrent des sujets réels, doivent se réduire à de simples points de connexion ou d’interaction, bien au contraire. L’humanitaire apparaît plutôt comme un circuit globalisé d’aide, ce qui fait qu’on ne peut réduire la relation d’aide à un simple face à face local, pas plus qu’à un agencement de structures transnationales. Chaque point du circuit doit être considéré comme un lieu spécifique, situé tant sur le plan social, historique, politique que culturel, tout comme chaque sujet agissant en ce lieu possède une existence propre.

Le regard proposé sur l’humanitaire à partir de l’expérience qu’en font et en ont faite des personnes réfugiées au Canada et nouvellement installées au Québec ainsi que de celles d’intervenants communautaires les accueillant illustre la perspective proposée. La méthodologie prend appui sur la compréhension des trajectoires, d’abord celles des réfugiés depuis le pays d’accueil, de la période prémigratoire à la migration et à ses suites[9], trajectoires relatées sous forme de récits rétrospectifs. Chaque personne rencontrée a pu lors de l’entrevue narrer son histoire en développant certains thèmes, dont ceux de la genèse de l’émigration et de l’immigration et des représentations des réfugiés, des formes d’aide reçues tout au long de la trajectoire, ainsi que du communautaire et de l’humanitaire. Des entrevues individuelles auprès d’intervenants des organismes d’accueil au Québec ont aussi été effectuées[10]. Elles portaient sur leur trajectoire individuelle, professionnelle et sociale en lien avec leur travail avec les réfugiés, sur les formes d’aide prodiguée et sur leurs représentations des réfugiés, du communautaire et de l’humanitaire, entre autres thèmes. Le matériel des entrevues est remis en perspective à la suite de nos analyses précédentes concernant le discours et les cadres politiques de l’accueil[11], et il est présenté de manière à saisir comment les propos des uns et des autres se trouvent plus ou moins en résonance.

Généalogie et circuit de l’humanitaire : l’accueil des réfugiés « à la canadienne »

L’humanitaire canadien ne se compare pas à celui que l’on trouve dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis, car le Canada ne possède que très peu d’organisations non gouvernementales capables d’offrir une aide importante dans plusieurs pays et d’ouvrir sur divers continents ses antennes locales. Le pays, et en particulier le Québec, est pourtant un grand fournisseur de travailleurs humanitaires qui prennent le chemin des agences ayant succursale au pays (Verna et Conoir 2002). Des organisations comme OXFAM (britannique), Médecins du Monde (française) ou encore USAID (américaine) n’ont pas leur pendant au Canada. C’est plutôt le gouvernement canadien qui endosse une part importante de l’aide internationale (à travers l’ACDI) et le ministère des Affaires étrangères et du commerce international (MAECI)[12]. Sur son sol, l’aide humanitaire se décline en deux volets : l’aide aux sinistrés en cas de désastre (par exemple au Québec lors des inondations au Saguenay [1996] et lors de la tempête du verglas [1998]), et l’aide aux réfugiés à travers ses programmes (a) de réétablissement des réfugiés et des personnes protégées à titre humanitaire et (b) d’asile au Canada. C’est le premier programme qui s’adresse aux réfugiés publics ; il est décrit dans le détail sur le site de Citoyenneté Immigration Canada[13].

Le Canada, signataire de la Convention de Genève, accueille chaque année des milliers de réfugiés en provenance de divers pays, dont la majeure partie est englobée dans le groupe des réfugiés qualifiés de « publics », personnes admissibles selon la Convention de Genève et choisies par le gouvernement canadien sur les lieux du pays d’origine ou de pays de transit. Entre 2005, le Canada accueillait 37 768 réfugiés (CIC 2005). Le Québec accueille depuis 2001 environ 7 000 réfugiés par année, dont environ 2 000 sont des réfugiés publics (MRCI 2004). Ces derniers arrivent au pays avec le plein accord des autorités canadiennes ; dès qu’ils franchissent les frontières du pays d’accueil, ils deviennent de fait des « immigrants reçus », qui peuvent, comme tout autre immigrant, obtenir sur demande le statut de citoyen canadien au bout de trois années de séjour. La catégorie « réfugié public » est administrative, car elle permet de distinguer, à des fins statistiques, les « légaux » et les « illégaux »[14]. Plusieurs de ces réfugiés franchissent le sol canadien sans pour autant se considérer comme réfugiés, dans la mesure où ils arrivent « légalement » avec le plein accord des autorités canadiennes ; la figure du réfugié se trouve alors reléguée selon eux à celle de l’immigrant illégal ou non désirable, image négative et par eux fortement rejetée. La très forte majorité des réfugiés publics est susceptible d’avoir été soutenue par des organisations humanitaires pour pouvoir échapper en partie à cette violence et trouver le moyen de prendre le chemin de l’exil, en particulier les ONG agissant sous le mandat de l’UNHCR qui sont souvent assimilées à une seule et même chose. Le gouvernement canadien paie pour le transport et les examens médicaux de ces réfugiés vers le Canada et les réfugiés doivent, dès qu’ils le peuvent, rembourser la somme à l’État. Une fois ces personnes arrivées au Canada, ce sont des organismes gouvernementaux et surtout communautaires ou associatifs[15] qui les soutiennent pour leur installation.

Le Canada et le Québec possèdent leurs programmes d’accueil des réfugiés. Au niveau canadien, ce programme relève de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) et au niveau québécois du ministère des Relations avec les Citoyens et l’Immigration (MRCI) devenu en 2004 le ministère de l’Immigration et des Communautés Culturelles (MICC)[16]. Le programme canadien est celui qui engage le plus clairement le pays dans l’aide humanitaire sur son sol.

Le programme de réétablissement des réfugiés et des personnes protégées à titre humanitaire consiste en une aide financière directe aux réfugiés publics, permettant aux individus d’être accueillis dès l’aéroport, d’accéder au logement, à la nourriture, aux vêtements, aux programmes sociaux, à l’orientation dans le nouvel environnement, que ce soit pour le travail, la connaissance de la culture et des institutions, les soins médicaux, etc[17]. Les services offerts peuvent s’étendre sur une période maximale d’un an après l’arrivée au Canada ou jusqu’à ce que le réfugié soit en mesure de subvenir seul à ses besoins, du moins selon le descriptif du programme qu’en fait le CIC. Par ce programme, le Canada respecte son engagement humanitaire et détache le droit d’existence du sujet réfugié de celui de son lieu de naissance et de sa nationalité, car ce dernier est alors accueilli pour ses caractéristiques à la fois universelles (être un sujet humain, d’abord humain avant que d’être national) et contingentes (être menacé dans son intégrité au sens de la Convention). Le sujet réfugié emprunte ainsi dans ce cadre humanitaire cette figure du sujet lointain, le plus souvent dénudé et représenté comme « celui qui a perdu ses attaches » et en « état de besoin ». C’est ici que se rencontrent localement l’humanitaire canadien et le sujet nu des organisations transnationales à qui il faut prodiguer de la protection.

Dans la mesure où le Canada accueille des réfugiés publics qui sont en fait de futurs sujets canadiens, ils sont des réfugiés qui perdent leur identité assignée de « réfugié public ». Le régime du droit humanitaire se substitue au régime des lois nationales, dont celles qui encadrent au Canada les différences et font du pays un espace de déploiement des droits et libertés individuelles. Ces derniers sont en principe amenés à connaître et à respecter les lois nationales, dont celle du multiculturalisme[18] et de la Charte canadienne des droits et libertés[19]. Le multiculturalisme définit politiquement une partie de l’identité canadienne ; il assimile la société à un ensemble composé d’une multitude d’éléments (de « Eux ») qu’il faut « faire tenir ensemble » pour créer du « Nous » (Mackey 2002). Les réfugiés « canadianisables » (Crépeau 2003), comme les autres immigrants, doivent ainsi participer à l’enrichissement culturel du pays ; l’identité désirable est celle par qui vient l’enrichissement culturel du pays d’accueil, car elle contribue activement au mythe national de la mosaïque nationale. « L’étranger » qu’est le « réfugié public » devenu en terre canadienne « immigrant reçu » pourra ainsi, s’il le désire, endosser « l’identité de l’altérité » plutôt que celle de « sujet nu réfugié de l’humanitaire », puisque c’est en temps qu’« Autre » qu’il détiendrait les clefs de cette capacité d’enrichissement de la société d’accueil canadienne. Le sujet nu de l’humanitaire canadien est ainsi susceptible, selon ce modèle, de se transformer en sujet porteur de sa culture (d’origine) dont le rôle est d’enrichir la société canadienne de sa différence intrinsèque. La différence désirable n’est plus celle de réfugié, mais celle qui prend ancrage chez le sujet réfugié dans le pays d’origine d’avant la guerre, dans la culture d’origine, potentiellement folklorisable. L’exil peut être alors mis entre parenthèses et relégué par exemple dans la « mémoire personnelle ».

Le gouvernement central ne dispense pas vraiment de services directs aux personnes émanant du CIC, il finance plutôt des services que les provinces créent ; au Québec, c’est le MICC qui, à travers son aide financière aux groupes communautaires oeuvrant dans le domaine de l’immigration, fait la continuité entre le programme canadien (humanitaire) et ses politiques d’intégration des immigrants (notamment par la promotion du pluralisme et de l’interculturalité). Puisque le réfugié public se transforme dès son arrivée en immigrant reçu, il est soumis aux cadres des politiques migratoires et de sa gestion. Dans les documents officiels du MICC, le Québec mentionne l’idée de « raison humanitaire » lorsqu’il fait référence à l’accueil des réfugiés et considère qu’il accueille de fait 27 % de « l’immigration humanitaire canadienne » (les réfugiés publics) et 31 % des demandeurs d’asile (MRCI 2001 : 67). Outre cette mention typique, la référence à l’humanitaire est rarissime au sein de l’État québécois. Le Québec, dont les lois et politiques en matière d’immigration sont complètement articulées à la logique fédérale, agit ainsi en conséquence de son imbrication dans la société canadienne[20]. Le Québec met aussi l’accent sur l’importance de la diversité (axe 4 du plan d’action [MICC 2004]) par la promotion de la diversité, du « rapprochement interculturel », du « dialogue interculturel », des « relations civiques interculturelles », et ce, « en autant que les communautés contribuent au développement économique du Québec » (MICC 2004 : 7, nos italiques). L’enrichissement économique se substitue à l’enrichissement culturel. L’identité de sujet de la différence comme source d’enrichissement du multiculturalisme canadien se transforme potentiellement en identité de sujet producteur de richesses (humaines ou matérielles) utiles au projet économique et démographique québécois. La richesse culturelle et économique attendue contraste avec la nudité du sujet de l’aide aux portes du pays. Les « réfugiés publics », devenus immigrants reçus, doivent nécessairement composer avec ces divers programmes supposant chaque fois des identités différentes, voire contradictoires, et négocier avec ces multiples assignations. Ajoutons à cela que la politique de régionalisation (MICC 2004) adoptée depuis quelques années au Québec et qui étale le bassin migratoire dans l’ensemble du Québec en « installant » volontairement les réfugiés publics la première année dans des régions désignées est une autre stratégie faisant fonctionner cette idée d’enrichissement.

Être accueilli comme « réfugié public » : de l’humanitaire canadien au communautaire québécois

Nombre de personnes rencontrées ont été considérées dans leur pays d’origine comme des sujets indésirables ; menacées et suspectées pour des raisons religieuses, ethniques ou politiques, elles ont vu, bien avant que d’être réfugiées, leurs identités personnelles, sociales ou culturelles mises en cause. Les liens familiaux et amicaux ont été bouleversés lors des phases successives de l’exil. Fréquemment, les réfugiés ont perdu la trace de certains sinon de tous les membres de leur famille, leurs enfants naquirent dans des contextes de violence ou dans des camps, plusieurs ont vu leurs proches assassinés. Les projets de vie ordinaires, tels que commencer des études, établir les bases d’une jeune famille ou encore faire ses premiers pas dans un métier ou une profession ont été sapés par la cassure que représente la situation politique et économique de la guerre ou de la répression. Une longue période d’instabilité a précédé pour eux le moment de l’émigration.

J’étais étudiante, et puis après ça je me suis mariée, et puis… C’est ça, c’était vraiment vite vite vite vite, et je n’arrivais pas vraiment à réaliser qu’est-ce qui m’arrivait. J’ai terminé mes études en [génie] mécanique, et puis je me suis mariée, et puis l’enfant, puis la guerre, puis… Pendant dix ans, c’était comme si je n’existais pas. C’est drôle, quand on calcule le temps, quand on parle entre nous autres, on calcule le temps vraiment : avant la guerre et après la guerre. On ne dit jamais maintenant, puis hier, puis ça fait un mois, puis il y a trois ans… On calcule vraiment le temps, la [tension] du temps, c’est avant et après la guerre. Parce que la vie n’est pas pareille.

Jani[21], Rwandaise établie depuis 3 ans et demi

L’expérience de l’attente dans le pays d’origine ou le pays de transit, dans un camp de réfugiés ou ailleurs, celle de ne pas savoir véritablement l’avenir, d’ignorer où se diriger est aussi celle de faire face chaque jour à des non-familiers, dont les agents des structures humanitaires internationales : par exemple, l’UNHCR, l’Organisation internationale des migrations (OIM), et aussi les ambassades, dont celle du Canada. Cette période d’attente paraissait déjà, au moment de nos entretiens avec eux, reléguée au registre des « souvenirs personnels ». En effet, les réfugiés parlent peu spontanément de ces moments précédant l’arrivée au Canada, en particulier des expériences les plus difficiles, celles qui présentèrent une menace, voire une atteinte à leur intégrité et à celle de leur collectivité, une histoire qu’ils ont déjà trop souvent racontée à d’autres intermédiaires durant leur parcours et qu’ils relatent rapidement aux chercheurs. Comme pour passer à autre chose, ils font encore moins référence aux organismes, humanitaires ou autres, qui furent présents dans leur parcours, alors que sans ces organismes, aucun d’entre eux n’aurait franchi le passage vers le sol canadien. Lorsque les circonstances du parcours les entraînent vers ce lieu qu’ils n’ont pas choisi, ils connaissent peu le Canada, « pays de neige, de froid, de la qualité de vie et de droits humains ». Comme le dit un réfugié : « Je pensais que le Canada était un bon pays. Quand ils ont décidé de m’envoyer au Canada, j’espérais que c’était un bon pays. Je savais que c’était un grand pays » (Moulak, Irakien établi depuis 3 ans).

L’occasion de se retrouver dans un « grand pays libre » représente l’espoir de vivre une vie meilleure. La majorité des réfugiés savaient toutefois avant leur arrivée que le Canada cherche à augmenter sa population, qu’il a besoin de main d’oeuvre qualifiée, « qu’il manque d’enfants » et « qu’il y a trop de vieux ».

Le récit de l’arrivée au Canada permet de comprendre comment les réfugiés vivent l’expérience de « l’accueil humanitaire ». À la descente de l’avion, le réfugié, seul ou plus rarement avec un ou des membres de sa famille, ou encore avec d’autres réfugiés du même pays d’origine, est attendu par un agent de l’immigration, une personne d’un organisme communautaire mandaté pour l’accueil et, le cas échéant, par un interprète. Le premier jour est décrit en termes de procédures administratives, de figures multiples, de scènes fugitives et de transit d’un lieu à l’autre. De la description que font des réfugiés de ces premiers moments, se dégagent des éléments d’inconnu (on ne connaît pas les lieux où on va, il y a une succession de personnes, de gares, d’hôtels), d’étrangeté (il y a défamiliarisation, qui sont-ils et que nous veulent-ils ?), d’anonymat (les agents à l’accueil sont nommés de façon impersonnelle, « le monsieur », la « dame », « des inconnus qu’il faut suivre »). Défile une succession de visages, de consignes, de sigles, de gestes à accomplir.

On a pris l’autobus, on est arrivés ici, et quand on est arrivés ici, il y avait deux messieurs qui nous attendaient – les deux d’Immigration, un Québécois et l’autre, une personne qui parlait espagnol, pour servir d’interprète.

On est arrivés bien, ils nous ont conduits à un petit hôtel qu’il y a sur la rue Ste-Foy… Parce qu’à ce moment-là, il y avait ici un congrès ou quelque chose, et il n’y avait pas de place dans les hôtels où les immigrants arrivent habituellement. Je ne me souviens pas du nom. Ils nous ont fait beaucoup de questions, ils nous ont donné l’argent pour ces jours, ils m’ont demandé combien d’argent j’avais à ce moment, j’ai raconté tout ce que j’avais…

Ali, Congolais établi depuis 2 ans

Cet aspect de la narration rappelle le récit du parcours ayant précédé l’émigration, situant l’expérience migratoire comme une forme de défamiliarisation en cascades ; l’accueil officiel en sol canadien ne fait pas exception, il s’inscrit en quelque sorte dans une suite logique. Plusieurs réfugiés, tout en nommant ces aspects de défamiliarisation, nomment également dans le même récit la chaleur de l’accueil et la réassurance constante dont ont fait preuve ceux qui les accompagnaient, surtout les personnes des organismes communautaires présentes dès l’arrivée et qui devinrent des figures d’identification, des personnes à qui on se confia peu à peu. L’expérience de l’accueil combine de ce point de vue le sentiment de se situer dans un ailleurs dépersonnalisé et, en même temps, dans un espace et des interactions de rapprochement.

Les besoins reconnus par la structure humanitaire canadienne (toit, nourriture, vêtements) sont, de la part des divers intervenants, objets d’attention constante. Les réfugiés doivent voir au plus vite leurs « besoins essentiels comblés », preuve de l’accueil humanitaire qui s’accomplit. Les personnes mandatées pour l’accueil font en quelque sorte « fonctionner » le programme national prévu pour les réfugiés. Les réfugiés ne sont jamais vraiment seuls et le personnel des organismes communautaires va au-devant des « besoins », attentifs à l’insécurité et aux difficultés des premiers jours. Tous soulignent l’omniprésence de ces personnes mais aussi de divers agents d’organismes gouvernementaux, que les réfugiés craignent souvent, comme autrefois la police ou l’armée. Rares sont les réfugiés qui disent avoir été à l’arrivée laissés à eux-mêmes. Après les premières semaines de l’installation, les réfugiés pourront bénéficier d’autres services prévus par le programme, comme l’aide à l’emploi, l’orientation dans les divers services des milieux communautaires, gouvernementaux et associatifs, incluant les associations à coloration ethnique, l’accompagnement dans les soins médicaux, l’introduction aux codes de la société d’accueil. Tous ces services ont pour but de mettre fin au plus tôt à la désorientation et de rendre les lieux, les personnes et les institutions, familiers. Au Québec, pour ceux qui ne parlent pas français, cela signifie également devoir apprendre la langue en suivant le programme mis à leur disposition dans cette province (communément appelé « francisation »)[22]. Progressivement, s’ajoutent ainsi au programme humanitaire canadien un certain nombre d’incitatifs à l’intégration et à la socialisation dans la société d’accueil effective, la société québécoise, l’actuelle localité de l’accueil dans le parcours globalisé de l’aide et de l’exil.

La première année au pays s’avère difficile pour tous comme pour bien d’autres migrants, réfugiés ou non (Renaud 2001). Bien que les occasions de rencontrer des compatriotes soient nombreuses, l’isolement est fort et caractérise la vie quotidienne. Il n’est pas certain que tous recherchent le lien intra-communautaire des associations ethniques. Les conflits d’antan reviennent souvent hanter la mémoire et il n’est pas rare qu’on craigne de se retrouver un jour ou l’autre à côté de celui qui fut autrefois l’ennemi. Plusieurs voient leur expérience personnelle et professionnelle déqualifiée ; le savoir-faire acquis dans la société d’origine doit être requalifié dans la nouvelle société, mais selon des procédures et exigences complexes et souvent inaccessibles. Cela signifie pour la plupart devoir prendre un emploi de moindre qualité et vivre dans la pauvreté. Rappelons que le réfugié arrive au Canada avec une dette d’au moins 3 000 $, qui correspond au coût de son billet d’avion et des examens médicaux[23].

La sécurité et la chaleur désirée de l’accueil des intervenants des milieux communautaires s’opposent aux difficultés au jour le jour de trouver sa place dans le pays de toutes les promesses. Ceux qui viennent comme réfugiés publics souhaitent améliorer leur condition socio-économique, leur qualité de vie, satisfaire leurs « besoins élémentaires » de façon à sortir de la misère et de la menace constante sur leur sécurité et leur vie. Cette aide, ils considèrent la recevoir principalement des organismes communautaires et non du gouvernement. Les milieux communautaires sont de loin considérés comme les ressources essentielles, plus importants que les organismes religieux ou ethniques et les organismes publics[24]. Les organismes gouvernementaux sont vus comme les pourvoyeurs financiers : ce que les personnes réfugiées constatent sur les chèques de la sécurité du revenu auxquels ils ont droit. Le niveau du gouvernement n’est pas important. Il en est de même pour les services d’immigration, auxquels on s’adresse occasionnellement pour des problèmes administratifs, souvent confondus avec le « gouvernement » en général.

Lorsqu’on demande aux personnes réfugiées quelles sont les personnes qui les ont aidées le plus souvent et le mieux, ce sont d’abord les personnes-ressource des organismes communautaires qui sont nommées (un individu spécifique), ensuite des personnes du réseau personnel de migrants. Jamais le mot humanitaire n’est prononcé. Les personnes des organismes communautaires sont parmi les premières figures à incarner l’accueil et à les accompagner au quotidien ; toutefois, du fait de la difficulté de saisir cet espace intermédiaire qu’est la société civile organisée, il arrive que pour certains réfugiés, la méfiance s’installe. L’intervenant communautaire peut finir par représenter lui-même l’étranger aux yeux de celui ou celle qui en incarne pour le sens commun la figure, alors associé au gouvernement, à la police ou à l’armée plutôt qu’à la société civile.

Pourquoi aide-t-on les réfugiés ? Les réfugiés mentionnent en premier lieu la raison d’État. S’ils sont enfin dans ce pays, c’est que le Canada a fait son devoir en tant qu’État : face à la Convention de Genève, identifiée nommément, mais aussi face aux responsabilités de politiques internes reliées à la citoyenneté sociale. Les réfugiés ont déjà appris qu’on les accueille parce qu’il y a au Canada un manque d’enfants (démographie en baisse) et qu’il existe des besoins économiques (main d’oeuvre qualifiée). Ils savent en quelque sorte qu’on les a choisis et que le fait qu’ils aient un métier ou une profession a compté pour beaucoup dans la décision et la sélection[25]. Les réfugiés évoquent aussi les droits humains : ils savent que c’est une marque de la société canadienne (idéalisée) et que le fait d’être dans un État de droit est également primordial. On les accueille pour incarner les valeurs canadiennes en même temps que le droit international. Enfin, les motifs humanitaires sont évoqués, mais en dernier lieu, dans le sens du droit ou dans le sens de l’altruisme cosmopolitique : « la raison humaine avant la raison politique ».

Pour des raisons humaines parce que ce n’est pas drôle d’accueillir quelqu’un dans une société qu’elle n’a jamais connue et de ne pas pouvoir l’aider. Je pense que ces organismes-là sont là pour ressentir un peu ce que nous on peut ressentir. Si on ne nous avait pas aidés, je ne sais pas comment on s’en serait sortis. Quand on est arrivés dans l’appartement, on ne savait pas où était l’épicerie. Il fallait qu’on nous aide pour pouvoir s’habituer et pour pouvoir continuer par nous-mêmes.

Swali, Burundaise établie depuis 3 ans

Comment sont perçus les réfugiés au-delà des conditions matérielles de l’accueil, de ses cadres politiques et des motifs ici décrits ? Que représente l’accueil au-delà du soutien des groupes communautaires ? Les réfugiés évaluent pour la plupart les perceptions de la société d’accueil de façon plutôt négative ; ils se sentent réduits aux représentations d’éternels pauvres, étrangers, ignorants, prédateurs, représentations largement corroborées par les intervenants. Cette image fait d’autant plus mal que la plupart ont énormément de difficulté à trouver un emploi. Aucun réfugié public ne veut vraiment de l’identité de réfugié ; on pense important de dissimuler ce passé. De ce point de vue, le statut d’immigrant reçu acquis à l’arrivée devient commode et ouvre à une certaine flexibilité.

— Est-ce qu’on reste réfugié toute sa vie, selon vous ?

— Non.

— Non ?

— Et je suis… Je suis canadien. Mais je suis canadien. Comment on peut dire… on peut me dire, vous pouvez me dire que je suis réfugié. Non. Je suis présentement canadien et j’ai droit comme les autres canadiens. Moi je ne peux pas dire que moi je suis un réfugié. Non, je suis canadien à présent.

Amad, Afghan établi depuis 5 ans

La perspective de l’accession au statut de citoyen canadien permettra en plus aux yeux de certains d’échapper au stigma que représente le fait d’être réfugié. Pour les réfugiés eux-mêmes, on est, malgré tout, réfugié toute sa vie, quel que soit le statut officiel qu’on donne au réfugié (public, immigrant reçu, citoyen canadien, demandeur d’asile). Le regard porté par « l’autre canadien » sur soi et renvoyant l’image d’éternel étranger condamne au confinement dans cet espace identitaire prévisible auquel il est difficile d’échapper. Qui plus est, le réfugié qui enrichit par sa différence culturelle et son exotisme n’existe dans la mosaïque culturelle justement que par sa différence selon le cadre politique canadien ; il ne pourrait exister dans le projet socio-économique québécois que par l’apport démographique et par celui de son enrichissement économique. Pendant longtemps, un an ou plusieurs années, les ex-réfugiés devront se contenter de petits boulots mal rémunérés et leur existence sera marquée par la pauvreté. Ils seront aussi les sujets des services sociaux et communautaires, confrontés au manque d’emploi et à la non-reconnaissance (Vatz Laaroussi 2000).

Humanisme et contournement de l’humanitaire

La structure humanitaire canadienne se concrétise en grande partie, on l’a dit, par les actions des organismes communautaires. Au sein des organismes communautaires, les agents de ces actions sont les intervenants, souvent eux-mêmes issus de l’immigration (près de la moitié), voire d’une trajectoire typique de réfugié. Leurs expériences liées à la migration, qu’elle soit personnelle ou professionnelle, est associée à une identification positive aux réfugiés par un procès de réflexivité personnelle et culturelle. Lorsqu’ils décrivent leur travail, ils insistent largement sur la part humaniste de leur intervention, sur les aspects d’écoute et d’accompagnement des personnes et des familles. Leurs récits correspondent aux caractéristiques de présence et de chaleur évoquées par la grande majorité des réfugiés et à l’importance qu’ils accordent à ces personnes auxquelles ils sont enclins à s’identifier. Les intervenants définissent le travail de l’accueil dans les termes de la philosophie humaniste et non pas dans ceux de la structure humanitaire et de ses valeurs, quoique ces deux cadres coexistent dans la réalité. La philosophie et les valeurs de l’humanitaire, notamment la neutralité, l’universalisme et le droit occupent en effet une place distincte. En ce qui concerne la neutralité, les intervenants doivent en principe, du fait qu’ils représentent un État multiculturel, accueillir tout un chacun au-delà de sa différence politique et religieuse et avec celle-ci – aspect récurrent dans les récits. On relie dans les mêmes pratiques une forme d’humanisme non éloigné du cosmopolitisme sans toutefois que celui-ci ne soit érigé en principe ou prenne le sens qu’il occupe dans les organisations internationales et transnationales ; de plus, l’importance des valeurs citoyennes (l’accès à la citoyenneté sociale) inscrites dans la localité nationale est sans contredit omniprésente. Enfin, le droit se présente sous la forme de pratiques d’advocacy, de lutte pour la justice ou encore de sessions d’information ; son importance varie selon les catégories d’organisme, plus ou moins axés qu’ils sont sur le service direct aux personnes ou l’advocacy. Toutes ces valeurs sont toujours reliées à une forme d’humanisme qui fait finalement de cet « humanitaire » qui ne dit pas son nom quelque chose d’autre qui n’équivaut pas aux structures internationales, et qui est spécifique aux organismes communautaires d’accueil.

— Puis est-ce que tu vois cette activité-là, ce travail-là comme de l’humanitaire ?

— Oui. Oui c’est de l’humanitaire. [voix très basse]

— À ce moment là, comment tu peux… Tu pourrais définir un peu, ce que c’est de l’humanitaire ?

— Mais quand j’ai dis que je… j’aide les gens, que je leur donne des rencontres, je pense que c’est humanitaire ça quand même. [Comme si tu vois l’humanité là ?] Moi je vois ça un peu… Si je travaille pour l’autre, que j’aide l’autre, c’est un travail humanitaire. Je pense. Oui.

Sandra, Intervenante de Québec

L’accompagnement, qui signifie ici « aller vers et avec », permet de penser la réalité du réfugié comme une expérience de recadrage personnel et culturel, un temps de passage qu’il faut habiter et aménager, expérience faisant suite à une longue période d’incertitude et de souffrance physique et morale : la violence dont on a été témoin, les privations, les humiliations, entre autres, sont ce qui a contribué en partie à la force intérieure du migrant que les intervenants reconnaissent, mais aussi à l’ébranlement et aux pertes de références. Les personnes qui ont subi ces réalités ne souhaitent pas être réduites à l’état de victime. Les intervenants en sont conscients et travaillent en quelque sorte dans la marge étroite de la reconnaissance de la souffrance du passé et de la force du pouvoir-devenir.

Je pense que c’est comme nous… nous dégageons beaucoup d’espoir pour dire que la vie continue mais dans la bonne voie. […] L’objectif principal certainement les aider de… de la personne, qu’elle puisse passer les étapes difficiles, [hésitation], le stress post-migratoire. Qu’elle soit assistée avec des gens. […] On dit quoi là ? Qu’on fait … Qu’on va aller dans une grande montagne, vous savez qu’on est essoufflé, on est fatigué. Mais quand on est accompagné de quelqu’un qui est déjà peut-être allé ou qui est descendu [rire], alors c’est pas du tout le même effet donc… Autant sur l’aspect psychologique que physique. Donc, c’est ça de…de assister, d’aider la personne. Qu’elle puisse passer par les étapes difficiles d’adaptation et d’intégration. Qu’elle se sente euh… mieux, comment que je peux… qu’elle ressent qu’elle a été aidée et comprise.

Dori, intervenant de Sherbrooke

Il faut savoir, disent-ils, trouver les forces de celui qui vient vers soi pour affronter sa fragilité, voire la soutenir au jour le jour. Il faut écouter l’inaudible, incluant le silence, la colère, la difficulté de dire tout simplement, la répétition d’une histoire qui n’en finit pas de faire mal. Le travail, c’est également, au-delà de l’écoute et de l’accompagnement, la coordination de l’accès aux services et aux ressources matérielles et l’orientation pour l’accès à de telles ressources. C’est également assister les personnes et les orienter vers les services plus complexes, comme l’aide juridique, les services de santé, c’est rendre visite au nouvel arrivant chez lui, c’est finalement « être là ». La présence fait ici contraste avec les descriptions déshumanisées et impersonnelles des structures transnationales dont la plupart des réfugiés ne relatent que peu de souvenirs, mais qu’ils connaissent vraisemblablement. La présence, c’est à la fois l’attention portée à l’insertion dans la société d’accueil, la sensibilité aux différences (reliant schéma multiculturel-interculturel et schéma humaniste) et enfin, « outiller » pour le « devenir-citoyen-d’ici ». C’est ainsi que se transmettent les dispositions pour transformer le sujet nu en sujet canadianisable vivant au Québec, ce sujet « source d’enrichissement par sa différence » et « potentiel d’enrichissement matériel pour le Québec », mais que se transmettent également les dispositifs des services sociaux-communautaires transformant le sujet qui deviendra virtuellement aidé ou client…

Le travail de l’intervenant ne se limite pas au face à face avec les réfugiés. Une part importante du temps passe à l’administration ou à la recherche de fonds pour l’organisme. Il faut produire des statistiques, écrire des rapports, rendre des comptes au gouvernement et aux bailleurs de fonds, justifier son existence. L’existence des organismes d’accueil est toujours à bâtir, sans cesse mise en doute sur la pertinence ou la qualité de ce qui s’y fait[26]. La structure humanitaire, ou si l’on veut la gouvernementalité de la structure gestionnaire de la migration, à première vue peu perceptible au niveau de ce travail de première ligne, est ici tout à fait saisissable : les organismes communautaires relèvent du MICC qui lui-même applique les politiques humanitaires canadiennes du CIC. Le MICC finance les organismes communautaires d’accueil et les organismes d’accueil lui rendent compte de leurs activités au MICC. Parce que leur financement est faible et doit chaque année être justifié, le Canada, et à travers lui le Québec, fait des structures d’accueil humanitaire un maillon fragile et facilement fragilisé (parce que jamais garanti dans sa stabilité et sa pérennité) de sa politique officielle. Les intervenants critiquent une telle structure qu’ils perçoivent comme un manque à la mission canadienne et à l’image internationale du pays. Il faut donc « mettre le paquet », en cherchant à se faire connaître, en se maillant à divers autres organismes, institutions et associations, se « réseauter » pour garantir l’avenir et la capacité d’accueil. Les luttes se font de concert avec les organismes locaux similaires, mais aussi dans le maillage avec des organismes de plus grande envergure, nationaux ou internationaux.

Le travail effectué en face à face avec les réfugiés, contrairement à la part administrative, est considéré comme un travail qui va au-delà de ce qu’exige une tâche normale : d’abord en raison du don qu’il implique (on est toujours amené à dépasser les cadres et les normes) ; pour cette raison, il a « quelque chose d’humanitaire » au sens de « qui va au-delà, qui est exceptionnel », et c’est de cette manière précise que la référence humanitaire fait sens pour les intervenants

— Puis est-ce que c’est de l’humanitaire ?

— Non, je n’oserai jamais dire que je fais de l’humanitaire, je préfère dire que je donne de l’aide. Parce que pour moi l’humanitaire c’est ce que fait mère Teresa, c’est les grands, c’est un autre niveau, on est beaucoup dans le domaine économique pour qu’ils s’intègrent. On a fait de l’humanitaire à petite échelle, par exemple accompagner des gens à faire des tests d’urine, à des gens qui ne parlent pas notre langue, des choses comme ça.

Line, intervenante de Trois-Rivières

Les motivations de l’accueil pour le travail auprès des réfugiés sont multiples mais ne sont pas traduites sur le même plan que celui des réfugiés ; les motivations sont plus personnelles (se dépasser, trouver un sens, vouloir aider, s’ouvrir aux autres), et ensuite elles sont politiques (lutter contre les injustices). Pour ceux d’entre eux qui ont eux-mêmes été migrants ou réfugiés, on veut également redonner aux autres ce que l’on a reçu lorsque soi-même on fut nouvel arrivant.

Comment les intervenants se représentent-ils l’aide qu’ils offrent aux réfugiés ? Parmi les figures qui reviennent le plus souvent dans les récits se trouve celle de « celui qui aide et qui sait partir » ou, dit autrement, celui du passeur. L’intervenant c’est celui qui donne en faisant vivre la capacité d’agir de l’autre : le don ne se réduit pas à la matérialité de l’aide (correspondant aux « besoins » du sujet nu de la structure humanitaire), mais à autre chose : la mobilisation de ce qui peut continuer à vivre à partir du passé actualisé dans le présent. Rarement, l’aide est associée directement à l’humanitaire international ou canadien. La plupart sont conscients qu’ils représentent bien peu dans l’ensemble du parcours de celui qui est accueilli ; on est de ce point de vue un peu urgentiste et on éteint les feux, la présence n’est pas tout et les « besoins » ne sont pas nécessairement comblés même si le toit, les vêtements et la nourriture ne sont plus, au bout de quelques semaines, un problème aigu.

Les intervenants, on l’a évoqué à différentes reprises, ne s’identifient pas à l’humanitaire tout en étant imbriqués dans le réseau de l’humanitaire, dans la structure canadienne, et dans le parcours d’aide des réfugiés au moment de l’accueil. Lorsque l’humanitaire est une référence positive, c’est qu’on l’assimile à l’humanisme (de la relation d’aide chez les professionnels), à certaines valeurs chrétiennes (humilité, abnégation, respect, dévouement, don, refus de la relation marchande), ou encore à une forme de cosmopolitisme domestique ou localisé (on est « dans la même humanité », « de la même race humaine »). Comme cela fut dit dans un groupe : « Vous êtes ici dans une mini-ONU »[27] ; l’intervenant qui affirmait cela le faisait pour souligner un cosmopolitisme local traduit par l’accueil et le respect des différences, contraire à l’humanitaire international, rejeté. L’humanitaire que l’on rejette (« on n’est pas des humanitaires »), c’est celui qui est projeté à l’international et dans les médias, c’est l’absurde de la guerre, c’est la traîtrise des bonnes causes, c’est le militaire, c’est la déshumanisation, tout le contraire de ce que l’on reconnaît de sa propre identité. Leur exposition aux évènements humanitaires et médiatisés, comme par exemple le tsunami de décembre 2004 (Saillant 2006b) est bien là, même elle contribue, semble-t-il, à une contre-identification. La résilience des réfugiés, leur « force intérieure », est d’ailleurs selon eux leur source d’influence la plus importante et un modèle de vie.

Conclusion

La structure humanitaire canadienne opère localement le passage entre l’humanitaire transnational et l’humanitaire national, en continuité avec les accords de la Convention de Genève. Les réfugiés publics (les « légaux »), que le Canada distingue des demandeurs d’asile (les « illégaux ») ne sont des réfugiés aux yeux de la Loi et de l’administration de la structure d’accueil que le temps de cet accueil, et ils finissent par se fondre dans la masse des migrants ordinaires. La structure d’accueil, réduite à sa plus simple expression et aux principes de la Convention, est appliquée à la lettre par les organismes communautaires d’accueil québécois qui s’en font le relais. Plusieurs pas restent à franchir au-delà des règles qui font passer le réfugié de sujet nu (dont les besoins se limiteraient au toit, aux vêtements et à la nourriture), à un sujet « canadianisable » (immigrant reçu), l’amenant à passer du régime du droit humanitaire, à celui des droits humains et enfin à celui de la citoyenneté en devenir. On l’a vu, nombre de réfugiés trouvent difficilement un emploi, voient leur expérience déqualifiée et plus d’un se retrouve isolé malgré la bienveillance canadienne. Les organismes communautaires dirigent leur action sur des objectifs de pleine intégration dans le respect des différences, utilisant, sans nécessairement s’y référer explicitement, le cadre politique canadien-québécois (multiculturel-interculturel) de « l’accueil de la diversité » pour légitimer son action. Les valeurs des organismes puisent concrètement beaucoup plus dans l’humanisme des professions de l’aide, largement répandu en Amérique du Nord, que dans les idéologies politiques locales ; cet humanisme s’inspire également d’une force de cosmopolitisme, proche de l’universalisme humanitaire, et s’en distingue à la fois, ce qui fait dire : « la personne avant la Nation ».

L’humanitaire, qui constitue un programme politique transnational mis en oeuvre par les organisations multilatérales et internationales et incorporé dans les lois, politiques et programmes canadiens d’accueil des réfugiés, s’incarne localement à travers les pratiques d’accueil, programmes qui génèrent la « rencontre » à travers diverses catégories d’interaction prévues et moins prévisibles entre intervenants et réfugiés.

Les organismes communautaires sont dans la position de créer un cadre concret d’application du programme humanitaire canadien et de multiplication des pratiques de soutien des réfugiés sans considération de race, de classe, d’origine, de genre, d’appartenance religieuse, etc. Leur soutien dépend des moyens dont ils disposent. Le lieu de « l’humanitaire transformé en communautaire », un entre-lieux de l’humanitaire, constitue pour le réfugié un espace de rencontre et de négociation identitaire, une sorte de troisième maison entre le « chez soi avant » et le « chez soi maintenant ». C’est en ce lieu « public intime » que les réfugiés trouvent une forme de protection qui les met à distance de l’État (car l’État a toujours le pouvoir d’expulser, de punir, d’éradiquer).

Les réfugiés, nous l’avons dit plus d’une fois, en entrant au Canada, perdent leur identité assignée de réfugié. Un réfugié public n’est plus techniquement un réfugié, car il est devenu résident canadien. Les réfugiés s’en accommodent, puisque cette identité est associée au fait d’avoir été indésirable dans le pays d’origine et au fait de devenir un être dépendant, pauvre et sans statut dans le nouveau pays ; qui en voudrait ? L’identité désirable devient plutôt celle d’un citoyen multiculturel, combinant une part de l’identité « d’origine » et une part de l’identité en formation. Plus le citoyen multiculturel se construit, plus la part de l’identité projetée de sujet nu de l’essentialisme humanitaire se dissout. Même si on demeure toujours un réfugié, au-delà des assignations, des négociations et des jeux de structures, l’identité n’est jamais unique et fermée, elle se transforme au fil de la trajectoire (exil, accueil, installation).

La structure humanitaire canadienne doublée du régime de droit et du cadre politique de l’accueil des différences amène à penser le réfugié comme une personne à accueillir sans considération de ses attaches nationales anciennes, mais cela jusqu’à la période d’installation. À partir de là, c’est le sujet canadianisable (et québéquisable) qui intéresse, donc celui qui enrichira par sa culture d’origine (réifiable) et par sa force de travail et de reproduction (sans doute la véritable dette de l’accueil…). Le réfugié disparaît, c’est-à-dire que son expérience de l’exil est placée quelque part dans une catégorie qui s’appellera dorénavant « le passé ». C’est donc ici la mémoire du réfugié et de l’exil qui est effacée, d’autant plus que selon certains réfugiés, il est préférable de se taire et de garder pour soi cette mémoire, en partie personnelle en partie collective, en un lieu privé, hors d’atteinte, loin d’un « extérieur » toujours susceptible d’altérer l’intégrité.

La structure d’accueil des organismes communautaires propose une forme de reconnaissance de l’humain (avant d’être sujet ethnique ou politique). Il n’est pas rare que les intervenants s’identifient fortement aux réfugiés tout au long des processus d’accompagnement et au fil des liens. Il en est de même des réfugiés face aux intervenants, qui construisent, à travers ce lien, une part de leur appartenance et de leur nouvelle identité dans la société d’accueil. Cette « rencontre » de face à face dépasse toutefois la reconnaissance intersubjective et les enjeux de l’identité des uns et des autres, enjeux qui sont, eux, largement structurels et politiques. Car il s’agit, pour les réfugiés, d’être reconnus autrement que comme simple ressource culturelle et économique, et de devenir de véritables citoyens tout en demeurant sujets dotés de mémoire et d’histoire – tout le contraire du confinement à l’identité d’aidé et d’usager des services sociaux et communautaires, et du sujet nu de l’humanitaire. La structure humanitaire canadienne, aux apparences ouvertes quant à l’image qu’elle projette à l’extérieur du monde et engagée face aux organismes internationaux, n’y contribue que bien partiellement. Elle laisse, certes, le réfugié dans un espace liminal, une zone grise (Agamben 1999, 2003) où se mélangent droits et non-droits, citoyenneté précaire (Ong 2006) et citoyenneté promise.