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Quel esprit ?

« Faire connaître et reconnaître d’autres cultures » (Beattie 1964) : tel était le mandat anthropologique que nous recevions à Oxford au milieu des années 1960. Néanmoins ma préformation philosophique m’obligeait à constater qu’en amont une question onto-épistémologique restait sans réponse. La culture occidentale était-elle une culture parmi d’autres ou était-elle la première culture qui, grâce à la Révélation et/ou la Raison, ayant, pour l’essentiel, rejoint le surnaturel et le naturel, avait rendu le culturel purement accidentel ? Autrement dit : quid de l’Altérité culturelle inventoriée et analysée par l’anthropologie dans toute sa diversité phénoménale – avait-elle lieu en définitive sur fond d’une Mêmeté humaine, foncièrement universelle et fondamentalement univoque ?

Ces enjeux étant d’ordre onto-épistémologique, mon nominalisme bien tempéré[1] me fait penser que le simple cumul des épaisseurs ethnographiques ne saurait les résoudre de manière apodictique. On aurait beau croire que les données de terrain ne donnent pas à penser tout et n’importe quoi, elles ne peuvent jamais donner une pensée tout faite : tout au plus peuvent-elles rendre phénoménologiquement plausibles les piliers qui soutiennent le plafond paradigmatique sous lequel un individu, incarné dans son corps propre et incorporé dans sa situation sociohistorique, se sent mentalement et moralement à l’aise – du moins momentanément.

Enracinons cette thèse dans mon matériel sur la possession. La plupart du temps, la moitié des femmes konongo que j’ai côtoyées en Tanzanie à la fin des années 1960 étaient possédées par des majini et des mashetani (Singleton 1977). Traduire ces entités comme des « esprits » risque de leur donner plus de réalité essentielle ou en soi qu’elles ne le méritent. Car, au ras des pâquerettes existentielles, ces phénomènes me paraissaient n’être que des « personnifications » – littéralement et étymologiquement : des situations de stress « faites personnes » (personam facere). Des acteurs individuels – tels que des épouses à couteaux tirés dans un foyer polygame ou une adolescente soumise à la pression de ses parents pour accepter un mari de leur choix – pouvaient interagir avec des interlocuteurs « spirituels » qui symbolisaient, ou mieux, sacramentalisaient efficacement (ex opere operato « par le fait même ») une sortie satisfaisante de l’un ou l’autre passage pénible de leur parcours vital.

À l’époque, comme missionnaire Père Blanc à qui on avait fait faire de l’anthropologie, j’avais appris le swahili auprès d’un vieux confrère néerlandais. Broussard à souhait, mais teinté du modernisme qui régnait déjà dans le catholicisme hollandais, les esprits qui faisaient un boucan de tous les diables dans le village n’étaient à ses yeux que le produit caduc de l’imagination puérile de la mentalité primitive. Par conséquent, il pensait que les possédées feraient mieux de suivre une cure psychanalytique. Par contre, pour l’abbé tanzanien qui m’hébergeait au début de mon séjour chez les WaKonongo, ces satanées femmes s’étaient organisées en véritable secte diabolique. Figure de l’Ancien plutôt que du Nouveau Testament, il avait lors d’une mémorable confrontation excommunié toutes les meneuses endiablées.

Pour le Hollandais, la possession n’était que de la fumée sans feu ; pour le Tanzanien les feux même de l’Enfer brûlaient dans notre village ; pour l’anthropologue de service, la fumée émanait d’un foyer psychosociologique. Peu sensible aux situations psychodramatiques articulées par les rites et raisonnements du phénomène, il était logique que le premier considère la possession comme de la fumisterie pure et simple. Programmé pour croire mordicus aux dogmes de la métaphysique moyenâgeuse, le second ne pouvait conclure (théo)logiquement qu’à un pacte entre ses brebis noires et le Diable en personne. Ployant sous le poids d’un tas de phénomènes particuliers – tels que la contribution des esprits à une solution relativement heureuse des conflits sociaux ou un swahili tout aussi approximatif que celui de leurs « victimes » dans leur état normal – ma (pro)position me paraissait la plus plausible.

Mais peut-il y avoir un point de vue pragmatiquement neutre, intrinsèquement impartial, capable de départager nos trois chapelles, sectorielles, sinon sectaires, en fonction des seules évidences empiriques ? Car bien que nous ayons affaire sensiblement aux mêmes données, chacun est en définitive bien obligé de se faire, au sens le plus constructiviste du terme, son idée du fin fond de l’affaire. Si, dans un sens purement analytique, on pourrait parler de data naturels et neutres, les « faits » ou les facta sont culturels, élaborés grâce à des outillages paradigmatiques non seulement différents mais parfois divergents.

C’est dire que je n’aurais pas pu rallier mes deux vieux amis à mon interprétation en les incitant à bien regarder les « faits » en face. Car justement, les faits sont toujours des factualisations et aucunement la reconnaissance de la réalité des choses telles qu’elles seraient effectivement et significativement en elles-mêmes. Si c’était le cas, alors l’un de nous trois aurait objectivement et absolument raison et les deux autres subjectivement et relativement tort. L’existentialisme phénoménologique du vieux monde européen (Luijpen 1959 ; Marion 1997) a rendu cette opposition entre le subjectif et l’objectif caduque, et même dans le monde anglo-saxon des voix s’élèvent pour rendre le savoir d’emblée et d’office personnel (Polanyi 1958). Or, si Levinas a raison, « être personnel » c’est « exister de manière éthique » – l’enjeu épistémologique n’étant qu’un aspect abstrait extrait par analyse de l’engagement intégral qui identifie nos identités intentionnelles d’instant (cet engagement nous impliquant d’emblée et d’office non seulement avec autrui mais avec toute autre chose).

Malgré ces acquis philosophiques, croyant pouvoir et devoir rester neutre, une certaine anthropologie tombe encore dans le piège voyeurisme versus exhibitionnisme : le théoricien qui contemple innocemment les indigènes qui se montrent sous toutes leurs coutures, que l’anthropologue campe en innocence de toute cause – de l’infanticide rituel au régicide régularisé en passant par la mutilation génitale (Zabus 2008). Il ne s’agit pas de jeter la première pierre, mais de reconnaître avec Camus que le fait d’être tous coupables ne rend pas la non-assistance à des personnes en danger autre chose qu’une neutralité démissionnaire. L’ingérence dans les affaires quotidiennes d’autrui est une question que tout homme, l’anthropologue inclus, se doit de poser, et non pas le seul humanitaire confronté à des cas hors limites. Par les temps qui courent, un peu plus d’indignation, sinon d’exaspération, pourrait faire l’affaire d’une anthropologie impliquée. Quel que soit leur statut spéculatif dans nos laboratoires d’anthropologie, nos indigènes ne sont pas de simples cobayes dans leurs réserves. À supposer (ce que je ne fais pas personnellement) qu’on puisse étudier des phénomènes non humains de façon amorale, cette neutralité, du moins hors une certaine philosophie occidentale, n’est plus possible, s’agissant de réalités humaines. L’opposition entre un « is » (ou être) primordial et un « ought » (ou devoir être) secondaire n’est peut-être pas une illusion, mais elle correspond sûrement une optique occidentale (Singleton 2011).

D’autres cultures (sémitique et bantoue, par exemple), considérant que toute action proprement humaine est d’emblée et d’office éthique, ignorent l’opposition faite par notre philosophie pérenne entre la simple vision initiale des choses et leur éventuelle valorisation (Hermesse et al. 2011). Habitué à considérer comme accidentelle la moralisation a posteriori de réalités métaphysiques, l’anthropologue occidental ou occidentalisé (mais peut-il y en avoir d’autres ?) a pu imaginer que les indigènes aussi distinguaient entre un essentiel, foncièrement pré- ou a-moral, et son éventuel bon ou mauvais usage. D’où l’imputation à la « mentalité primitive » d’une magie ou sorcellerie inodore et incolore en soi, ne devenant noire ou blanche qu’après coup – quand en fait, s’il arrivait aux usagers des langues bantoues de parler en général de la sorcellerie grâce au préfixe « u » (u-chawi, u-logi), en réalité, ce n’était pas pour désigner une substance du type scolastique, moralement neutre, mais tout simplement parce qu’ils ne pouvaient pas encore nommer le sorcier singulier (mu-chawi, mu-logi) qui leur en voulait à mort. De la même manière, les esprits qui possédaient les femmes konongo n’étaient pas des actualisations moralement contrastées d’une potentialité spirituelle métaphysiquement innocente : pour les intéressé(e)s, il n’y avait de fait que des esprits bons ou méchants, et aucunement au préalable une substantialité surhumaine, intrinsèquement innocente, (sur)naturellement neutre. Le monde konongo était peuplé de singularités existentielles, et non pas de substantialités essentielles.

Puisque, philosophiquement, tout le monde ne peut guère faire autrement que d’observer en participant, c’est en tant qu’être humain et pas seulement curé catholique que je me suis trouvé impliqué à fond dans le phénomène de la possession. Cette participation était conditionnée par ma conviction que, concrètement, il ne s’agissait nullement de religion (de Dieu et du Diable), mais tout simplement d’un équivalent indigène à notre psychothérapie de groupe. Dans la mesure où tous les deux s’articulent autour d’asymétries que des subalternes (des femmes ou des jeunes) vivent comme inacceptables, je croyais pouvoir contribuer à la libération de tous mes interlocuteurs (hommes et vieux inclus) d’une manière réaliste mais critique. Il s’agissait, tout en les dépassant, de passer par les Institutions, les Idéologies et les Individus qui avaient déjà une importance pour eux (en l’occurrence ces trois « I » étaient représentés par les rites et les raisonnements de la possession et WaKamando, notre adorciste de service). C’est ainsi que je faisais partie des notables qui présidaient des cours informelles de voisinage (« informal neighbourhood courts ») traitant, entre autres, des problèmes de sorcellerie ; que je disais la messe pour faire de la pluie ; que je coopérais avec l’adorciste de service pour gérer le sort des possédées (par exemple en leur faisant écouter quand elles avaient retrouvé leur état normal, l’enregistrement fait des analyses proposées par leurs esprits de leur situation et sa résolution éventuelle).

Bien que je ne puisse que prendre mon analyse et mes actions pour ce qu’il y avait de plus plausible à penser et à faire dans les circonstances, il ne m’est jamais venu à l’esprit de les (re)présenter comme les plus neutres ni comme devant s’imposer à la longue au vu de leur supposée objectivité scientifique. Cette dernière me faisant déjà onto-épistémologiquement problème, je n’étais pas trop étonné ni déçu par la fin de non recevoir de mes trois « I », aussi bien de la part de mon confrère hollandais que de mon curé tanzanien. Le premier m’a répondu que je ferais mieux d’introduire mes possédées à une psychothérapie de groupe en bonne et due forme scientifique, la seule, à son avis, désormais permise par le Progrès Humain. Quand je fis état au second de mon étonnement devant le fait que le Diable, malgré son intelligence supérieure, en parlant swahili par la bouche de ses victimes, se débrouillait moins bien que moi, il me rétorqua que le Malin était justement tellement malin qu’il faisait des fautes exprès pour induire en erreur un anthropologue agnostique, pour ne pas dire mécréant !

Ces histoires de possession ne sont qu’un cas, mais un cas qui suggère néanmoins que, les paradigmes herméneutiques étant à leur tour des « faits », des données brutes ne peuvent pas induire leur remplacement automatique en faveur de notions plus neutres puis relevant de cadres conceptuels qui seraient des copies conformes des choses elles-mêmes. Ce serait si simple si « savoir » était « voir » : la vérité résulterait alors de la conformité complète et correcte entre un état d’âme subjectif et le sens plénier et profond possédé au préalable par une réalité objective. Si tel était le cas, se retrouver dans sa situation sociohistorique, au mieux, n’empêcherait pas un individu de re-présenter en esprit les choses telles qu’elles seraient indépendamment de son caractère et de son contexte culturel. (Mal)heureusement cette neutralité extravertie, qu’elle soit naïvement empirique ou candidement essentialiste, ne tient pas la route d’une épistémologique critique. Car, d’un côté, le singulier ne se laisse pas comprendre, si ce n’est en étant rapporté à quelque chose de plus général, mais non moins culturellement conditionné : quand un Occidental dit que « Pierre est un homme », il réfère une singularité rencontrée à une réalité réalisée par sa culture mais que ne partagent ni les Asmat de la Papouasie pour qui les villageois voisins sont déjà des comestibles, ni les Jains de l’Inde pour qui les insectes doivent être respectés comme des fins en soi autant que les humains – des Choix de Société qui hypothèquent sérieusement la prétendue neutralité des droits à la base de notre notion de la nature humaine (Pannikar 1999 ; Singleton 2000). De l’autre côté, croire que les apparences matérielles ne sont que des avatars accidentels sinon que des archétypes platoniciens, du moins d’essences sous-jacentes, exige le remplacement de tout raisonnement réaliste par le saut aveugle d’une foi fondamentaliste – si l’avortement et l’euthanasie sont absolument anathèmes pour le magistère vaticane, c’est à cause de la création par Dieu d’une âme ontologiquement identique dans tous les humains du début jusqu’à la fin de leur vie.

Le tout culturel

« Qu’est-ce tu veux prouver avec ton expérience de la possession ? », me demandera-t-on, « D’un cas où rester neutre fait apparemment problème, on ne peut rien conclure quant à la possibilité ou à l’impossibilité de la neutralité en tant que telle ». L’objection est recevable si elle n’insinue pas plus que : la crédibilité d’une globalisation conventionnelle résulte, en règle générale, d’une série de cas jouissant, comme l’aurait dit Wittgenstein, d’un air de famille. C’est ainsi qu’en Occident il nous semble raisonnable de cataloguer des individus ayant des noms propres comme Pierre et Paule parmi les humains, là où des vivants dénommés Castor et Pollux seraient plus probablement classés comme des canins. L’important, anthropologiquement parlant, est d’accepter que ces regroupements par ressemblance soient aussi culturellement conditionnés. En l’occurrence, il s’agit de reconnaître que l’idée d’une nature humaine, loin d’être commune à tous les hommes, n’est le fait que d’une certaine culture occidentale aux relents judéo-chrétiens. Le fait déjà de parler de l’homme-produit au lieu d’un processus hominisant situe le discours dans l’aire indo-européenne. En outre, quand il s’agit du soi tout seul s’associant à autrui, depuis Rousseau jusqu’à Rawls, uniquement quand c’est dans son intérêt et qu’il ne respecte le non humain que par peur de perdre l’humain, nous sommes loin de cette allologie aussi organique qu’ontologique qui caractérise la philosophie « primitive » (Singleton 2007).

Rien n’empêche donc des anthropologues de convenir que la possession fonctionne souvent de façon psychosociologique. Par contre, l’objection doit être récusée si elle affirme qu’en faisant abstraction des apparences accidentelles, on aboutit à un fin fond quintessenciel, trans- sinon supra-culturel. C’est ce qui arrive quand le théologien rapporte des phénomènes culturels en question à des principes surnaturels (« les démons des religions naturelles, des Papous, des Pygmées et autres Patagons, doivent être rapportés au Diable de la Révélation biblique »), ou quand le psychanalyste les relie à des causes naturelles (« possédée, une Papoue, une Pygmée ou une Patagonne, l’est à cause d’une expérience sexuelle rendue inconsciente dans sa petite enfance »). Car dans les deux cas on sort d’un culturel indéfiniment négociable pour aller vers des réalités neutralisées à tout jamais par leur caractère (sur)naturel.

À ce stade, je parle ici plus en philosophe amateur qu’en anthropologue professionnel. Il n’empêche que, dans un premier temps, en tant que homme de métier académique, je me dois de tirer un conçu proprement anthropologique du phénomène de la possession tel que je l’ai vécu. Ensuite, je peux penser avoir mis le doigt sur une certaine logique humaine tout court : la possession me fait penser que dans un milieu oral où l’interaction interlocutoire est primordiale (Singleton 2009a), un processus de personnification « spirituelle » des problèmes relationnels tend à primer sur les procédés plus anonymes qui prédominent dans des cultures portées entre autres par la force de leurs choses écrites, à envisager des enjeux et à résoudre des problèmes de manière plus mécanique et matérielle. À ce niveau disciplinaire, je dois m’attendre à ce que des collègues trouvent mes propositions discutables. Un Hell (1999), par exemple, pourrait considérer que sans être forcément réductionnistes, elles ne reflètent pas ses expériences marocaines. Mais pour parler maintenant en philosophe, ce qui me paraît indiscutable, c’est qu’un seul cas de possession (ou de n’importe quel autre phénomène du même gabarit), non seulement peut mais doit donner à penser en termes d’onto-épistémologie. Puisque nous sommes convaincus que quelque chose s’est réellement et vraiment passé au niveau des rencontres singulières (dont celles vécues en Tanzanie), nous sommes bien obligés de nous demander ce qu’être « quelque chose de réel et de vrai » peut bien signifier en tant que tel.

Or, en dernière analyse, il n’y a pas trente-six, mais seulement deux réponses possibles à cette question. Soit, pour l’essentiel : le Réel est déjà là, en dehors de nos idiosyncrasies et inculturations respectives, et Sa Vérité – et donc La Vérité – résulte de la conformité la plus complète et correcte possible entre nos re-présentations subjectives et l’état objectif des choses. Soit, en définitive : que le réellement réel est une réalisation culturelle dans la mesure où tout un chacun, en tant qu’intentionnalité identitaire incarnée dans son corps propre et incorporée dans sa situation sociohistorique, est bien obligé de se faire ses idées à partir des données qu’il rencontre chemin faisant ou qu’il suscite en partie. Cette bifurcation est aussi celle entre une neutralité impersonnalisée qui prétend avoir en principe absolument raison, d’une part, et un engagement personnel qui sait qu’il ne peut proposer que ses raisons relatives, d’autre part.

N’avoir jamais que mes raisons résulte d’une topologie primordiale. Pour que nous ayons eu identiquement la même logique et tenions le même langage en matière de possession, il aurait fallu que nous occupions tous les trois – mon confrère hollandais, mon curé tanzanien et moi – exactement et entièrement le même lieu. Ce qui déjà du point de vue factice de la synchronie est matériellement inimaginable, et surtout, au vu de la diachronie qui nous identifie en définitive, intrinsèquement impossible. Si d’instant en instant « je » ne suis jamais moi-même mais une fuite en avant permanente, a fortiori il est exclu que « je » puisse être vous[2] !

Cette topologique comporte deux conséquences anthropologiquement cruciales. D’un côté, les idées fondamentales que j’ai pu me faire à partir des données à ma disposition font nécessairement figure et fonctionnent légitimement, au moins provisoirement, comme mes absolus à moi. J’ai le droit, non seulement de prendre mon interprétation de la possession comme relativement absolue, mais de la présenter ainsi à des interlocuteurs. Néanmoins, aucun sens ne pouvant être absolument absolu, d’entrée de jeu je dois envisager qu’à la suite d’éventuelles dé- et relocalisations radicales induites par le dialogue interculturel, des langages et des logiques soient tout aussi profondément modifiés. Si les partenaires ne campent pas sur leurs positions, soit l’un, converti, rejoindra l’autre là où il se trouve, soit ensemble ils se déplaceront vers un lieu inédit... qui, pour les croyants religieux, par exemple, pourrait être un monde a-religieux, ou, pour des laïcs scientifiques, un univers post-scientifique. Par ailleurs, chacun étant à la limite non seulement une culture à part entière, mais un processus d’acculturation permanente, tout le monde a intérêt à reconnaître que les idées qu’il s’est faites et qu’il se fait ne sauront jamais faire univoquement foi et universellement loi.

Cette reconnaissance du non lieu de l’absolu, et donc de la relativité culturelle de toute chose, tend à osciller entre une certaine exclusivité culturelle et l’absolutisation certaine d’une culture. À la conviction chrétienne que seule une petite poignée de prédestinés sera sauvée de la massa damnata (la masse augustinienne des Damnés de l’Enfer) répond aussi bien le cynisme considéré des magnats victoriens face à la revendication irréaliste des Damnés de la Terre à jouir d’un prétendu Droit au développement (Hobsbawm 1977 : 257) que le snobisme « distinctif », comme l’aurait dit Bourdieu (1979), des élites cultivées vis-à-vis de l’irrémédiable inculture des masses. Par contre, faisant écho aux missionnaires qui espéraient voir tout le monde réuni (au moins à la Fin du Monde) dans une seule et même Église (de préférence catholique), les militants de la mondialisation aussi bien que de l’alter-mondialisation escomptent pour bientôt la Fin de l’Histoire et l’entrée définitive de tout le monde dans une seule et unique Cité planétaire – peu importe qu’elle s’appelle Davos pour les uns et Porto Alegre pour les autres quand, grâce au respect des Droits de l’Homme et à la réalisation de la Démocratie parlementaire, elle est faite de Développement durable et de Progrès scientifique.

Face à l’équivoque de ces sens uniques, il est permis de rêver d’une neutralité nomade, d’un aller de l’avant sans fin et surtout sans Fin (Singleton 2001). Mais de facto la neutralité idéalisée étant surtout le fait de sédentaires sécularisés, elle est restée foncièrement « catholique » : pour tout le monde et pour toute de suite ! De la théologie à la téléologie il n’y a qu’un pas vite franchi par la modernité laïque. Que ce soit pour Jésus ou Marx, Fukuyama ou José Bové, l’Histoire a un seul Sens qui est non seulement paradisiaque, mais à portée de main pour demain. « Le monde sera bientôt neutre, pour tout dire démocratique et scientifique, ou il ne sera plus ». Tel est l’espoir réducteur d’un rationaliste profane prenant le contre-pied de l’espérance d’un philosophe ouvert au mystère de l’inédit (Changeux et Ricoeur 1998).

En effet, notre (hypo)thèse du « tout culturel » ne prévoit pas l’inclusion de tout le monde dans une seule culture neutralisée autour d’un noyau dur. N’en déplaise à Darwin, la survie ne dépend pas des plus forts, mais des plus fantaisistes. La mutation marginale qui sauve les espèces d’une extinction précoce faute d’innovation adaptative fait que si la nôtre a encore de l’avenir, il ne saurait se profiler et se produire que sous forme d’un pluralisme permanent aussi profond que positif. À supposer que l’humain mérite un futur, il sera fait non pas d’un rapprochement toujours plus abouti de la réalité naturelle, mais d’une progression indéfinie, de culture en culture jusqu’à l’épuisement (apocalyptique ou « métamorphique ») du sujet.

Modernité critique ou critique de la modernité ?

Je caricature, je défonce des portes large ouvertes, mais à peine : car quand un pays comme la Belgique – qui se reconnaît volontiers comme petit sous la pression d’une laïcité organisée en véritable chapelle[3] – proclame et réclame un droit juridique de regard universel au nom de la définition occidentale de l’homme, la réalité se rapproche de la fiction (Singleton 2000, 2002). Il n’empêche que le renvoi de tout le monde à un réel de référence hors culture atteint son apogée là où le naturel culmine dans le surnaturel (de Lubac 1965). Retravaillée par la métaphysique médiévale, la distinction aristotélicienne entre substance et accidents fait que pour les croyants chrétiens la culture juive des origines et, par la suite, celle gréco-latine ne sont que l’emballage superficiel d’un cadeau absolument autonome puisque gracieusement donné par l’Absolu Lui-même. Toute inculturation de ce dépôt (comme la permission de battre les tambours lors de la messe en Afrique au lieu de jouer l’harmonium) ne peut être que formelle. Une intolérance inquisitoriale est intrinsèquement incluse dans le prix de cette surnaturalisation de ce qui peut paraître comme une révélation culturelle parmi d’autres.

« Le surnaturel est mort, que vive le naturel ! », sera tenté de proclamer l’homme moderne : « Les Lumières ont eu Raison des Révélations ténébreuses ». Mais l’accent absolutiste de cette proclamation me pose problème. Car si la relativisation (ou la culturation) du révélé équivaut à l’absolutisation (ou la naturalisation) du rationnel, au lieu d’être sorti de l’auberge surnaturelle pour se retrouver à l’air d’une pensée libérée, on se serait simplement aussitôt enfermé dans son équivalent naturel. Or, à quoi bon remplacer une surnaturalisation estimée excentrique par une naturalisation, si cette dernière se révèle tout aussi ethnocentrique ? En effet, dans une certaine neutralité rationaliste (ou technoscientifique, comme l’aurait dit le dernier Heidegger (Schürmann 1982), je subodore l’érection de la culture occidentale en un étalon naturel du même gabarit onto-épistémologique que le standard surnaturel d’antan. Une intolérance inquisitoriale est incluse non seulement dans le prix du surnaturel – c’est aussi le coût caché à payer pour toute naturalisation du culturel.

Tactiquement, il était mieux de commencer par enlever la poussière qui biaise le regard que nous portons sur autrui que de m’acharner d’emblée sur la poutre qui obstrue notre vision de nous-mêmes. Si l’approche anthropologique ne nous a pas rapprochés du fin fond des phénomènes « primitifs » comme la possession ou la sorcellerie, y a-t-il plus de raison de (re)présenter la neutralité comme le seul lieu d’où on pourrait voir la véritable réalité de nos choses modernes, du trou d’ozone au droit à l’avortement en passant par le virus du SIDA ? La loi onto-épistémologique qui veut que les points de vue produisent en grande partie le sens définitif de ce qui est vu vaut-elle uniquement pour Eux et non pas pour Nous ?

Comme il sied à un anthropologue, si une certaine neutralité m’est apparue comme un non lieu, c’est à cause des expériences de terrain et non pas d’élucubrations théoriques. Pour obtenir sa maîtrise en éducation physique à l’Université catholique de Louvain, ma fille a récemment dû suivre un cours obligatoire de neutralité. En effet, pour pouvoir enseigner non pas dans les réseaux libres, mais officiels du Royaume, il faut passer un examen de neutralité. Les italiques renvoient à une certaine complexité de la situation belge. L’épithète, revendiquée par les Universités libres de Bruxelles (francophones et néerlandophones) comme porteuse du progressisme laïc, est aussi employée pour désigner à la fois la filière confessionnelle (majoritairement catholique) et la filière non confessionnelle organisée par les Universités en question ! La Modernité a beau être portée en avant par une lame de fond sécularisante, chaque pays du Vieux Monde écume à sa façon. Pour ne parler que de ceux où j’ai longuement vécu : la hiérarchie catholique pèse tout autrement dans la péninsule papale que dans l’hexagone républicain ; en Allemagne et en Hollande, l’État subsidie des oeuvres proprement missionnaires d’une manière inimaginable ailleurs ; et pour des raisons historiquement spécifiques, la méfiance et l’animosité qui régnaient entre les Églises même de mon Angleterre natale, réglaient en Belgique les rapports entre le clergé catholique et les représentants attitrés de la laïcité. Cette dernière ne doit pas être confondue, ni idéologiquement ni institutionnellement, avec la maçonnerie – bien que les deux paraissaient plus liées en Belgique qu’en Grande Bretagne.

C’est dire que toute idiosyncrasie à part, les impressions de ma fille en matière de neutralité n’auraient pas pu avoir lieu telles quelles ailleurs qu’en Belgique. Malgré la complexité critique du manuel proposé pour son cours[4], elle n’était pas la seule à penser au paradoxe d’une Université catholique imposant un cours qui leur paraissait pour finir plus « catholique » ou « universel » que le Pape ! Là où Benoît XVI n’était le représentant que d’une révélation parmi d’autres, la neutralité laïque était représentée comme seule porteuse de la raison universelle.

Vivant comme la plupart de ses camarades dans un monde post-religieux, ma fille n’était pas particulièrement sensible à cette révolution en cours. Si les cultures acéphales comme les Nuer s’accommodent du vide au sommet, des cultures pyramidales comme la nôtre l’abhorrent. Jamais, néanmoins, deux coqs sur le même fumier totalitaire. En définitive, dans la « modernité critique » (Touraine 1992), il n’y a pas place en haut lieu pour deux Projets de taille égale. À l’avenir, en dernière analyse, la (véritable) Libre Pensée doit primer sur la (prétendue) Liberté des enfants de Dieu et se laisser encore moins inféoder à des chapelles, même laïques, que l’élan évangélique ne le fut à des églises.

De manière inconsciemment kamikaze, les croyants eux-mêmes commencent à souscrire à cette vision des choses. D’un côté, prenant conscience du fait que des révélations, il y en a eu trente-six, ils finissent non seulement par se résigner au pluralisme religieux, mais même par le promouvoir. De l’autre, en tant qu’esprits modernes, cette ouverture oecuménique à la diversité culturelle a lieu sur fond d’une neutralisation des différences au vu des raisons d’être naturelles qu’on imagine devoir être identiquement les mêmes pour tous. C’est ainsi qu’une certaine neutralité devient synonyme d’une naturalité certaine.

C’est pourquoi, se sentant tout aussi mal compris que le clerc d’antan, le laïc critique rétorquera que ni ma fille ni moi n’avons rien compris à la neutralité véritable. C’est possible et même, dans un premier temps, plausible. Le rôle de l’État moderne dans des conflits confessionnels n’est-il pas de rester aussi raisonnablement neutre qu’un arbitre ou un interprète ? À l’encontre du Pape romain qui se doit au nom de Dieu d’imposer sa foi[5], un président républicain n’a pas à prendre fait et cause pour le christianisme contre l’islam (d’où l’interdiction de la burqa pour des motifs d’ordre purement sécuritaire), ni à trahir le discours scientifique (sur l’IVG, par exemple) en le traduisant dans sa langue personnelle – les Belges se souviennent encore de la crise provoquée par le refus du roi Baudouin de signer le décret légalisant l’avortement. Au régime présidentiel fort comme celui des USA ou de la France, l’esprit neutraliste pourrait préférer un système plus symbolique où le Chef de l’État, à l’instar du monarque constitutionnel ou de l’autorité ancestrale en Afrique, se contente de refléter et de répercuter les résultats obtenus grâce à une discussion habermassienne. Mais cette préférence ne rapprocherait pas le pouvoir de l’idéal (a-topique et non pas utopiste) d’une autorité absolument neutre en termes d’idéologie. Car depuis Ricoeur (1974) et Latour (1995), on sait que la science même est intrinsèquement idéologique. Il n’y a rien donc de plus idéologique que de promouvoir le Marché et la croissance[6] comme allant désormais naturellement de soi, là où intervenir à propos du port du voile ou d’une mouvance sectaire risque de compromettre la neutralité culturelle. Tous les terrains sont culturellement minés. En laissant faire le système bancaire (au lieu de l’abolir) et en ne laissant plus faire les Scientologues, un État se positionne non pas en fonction de la Raison, mais de ses raisons.

Néanmoins, le politique étant toujours suspect de partialité, dans nos pays démocratiques c’est l’enseignement qui constitue le combat principal de la neutralité. En faisant figure de Touts, les Cultures fonctionnent comme des Projets (Singleton 2004, chap. 1). À chaque Projet global son projet de socialisation particulier. C’est pourquoi il n’est jamais venu à l’esprit d’un Pygmée qui voulait continuer à nomadiser en forêt de suivre des rites d’initiation de ses voisins, agriculteurs bantous. Et c’est aux risques et périls d’une occidentalisation larvée mais certaine (Latouche 1989) que tous les deux ont troqué leurs socialisations d’antan pour une scolarisation à l’européenne. Ce n’est que s’il y avait de l’Humain tout court, l’objet d’un Projet de tous les Projets, que l’idéal d’une école neutre pourrait devenir réalité. Mais enseigner a beau être une véritable vocation (Henaff 2010), depuis Passeron, Bourdieu et d’autres, il est acquis que tout enseignement charrie de fait un curriculum caché : la socialisation à un ordre établi. Même si certains ordres sont plus égaux que d’autres, comme l’aurait dit Orwell, et même si on peut opter en toute âme et conscience pour celui qui paraît le plus égalitariste, aucun n’est sans effets pervers et coûts cachés. Du point de vue d’une anthropo-logique radicale, l’école républicaine n’est pas moins endoctrinante que le catéchisme dominical. L’enseignant qui est conscient de toute l’ambiguïté, primordiale et permanente, de l’écriture en général[7] et des mathématiques en particulier se doit d’assumer le caractère apostolique de sa mission. Quand il part écrire sur un tableau noir à l’intention de « Primitifs » qui auparavant avaient choisi de l’ignorer le fait (le sien) que 2+2=4, il ne se comporte pas de manière moins missionnaire (et donc ipso facto de façon moins démissionnaire), que l’évangéliste parti renseigner les mêmes Primitifs sur le fait (le sien) que, désormais, c’est Dieu qui sauve et non pas les Ancêtres. En effet, 2+2 ne faisaient pas objectivement 4 avant que le premier mathématicien ne l’ait « découvert ». Ils ont commencé à le faire à partir du moment où on a voulu arpenter les terres pour les privatiser ou pour calculer la dîme due à des hiérarques oisifs. Et s’ils ont continué à le faire, c’était surtout pour déterminer les trajectoires des boulets de canon ou pour gérer des comptes numérotés en Suisse. La mathématique n’est pas l’exception qui prouverait la règle – elle est tout autant un fait culturel que n’importe quel autre. Cette règle du tout culturel veut que loin d’être « déjà là », a parte rei, un objet répond à un objectif ; il est le produit du projet particulier d’un sujet singulier, porté néanmoins et porteur d’un Projet Global (Singleton 1991).

L’anthropologue arrive à cette conviction d’un tas incompressible de Touts culturels d’en bas par la force des choses concrètes, mais le philosophe, à force d’y réfléchir en phénoménologue existentialiste, peut tomber d’en haut sur cette multiplicité irréductible de mondes. L’inexistence d’un critère supra- ou extra-culturel qui permettrait de savoir objectivement quelle culture aurait absolument raison, fait qu’en principe toutes les cultures sont égales. En pratique, néanmoins, à l’instar des relations humaines, les rapports interculturels sont toujours de force asymétrique. En outre, par le simple fait d’y rester, on est bien obligé de témoigner, sinon de prêcher pour sa chapelle culturelle, qu’elle soit, par certains côtés, la plus forte ou pas. Superficiellement, on peut fonctionner en religieux ou laïc ; substantiellement, on ne peut qu’être missionnaire.

En étant foncièrement réponse à l’appel de l’Autre, comme l’aurait dit Levinas, par le fait même nous interpellons autrui. Il n’y a pas un amont plus neutre à cette identité intentionnelle qui ne peut de fait qu’avaliser certaines visions et valorisations à l’exclusion d’autres. Vouloir être neutre en se dépouillant de ses propres philosophies et pratiques du monde, c’est imaginer qu’on peut atteindre la quintessence humaine comme on aboutit au coeur d’un artichaut, mais il se pourrait que les réalités humaines soient comme les couches d’un oignon : plus on les écarte, moins on a de saisissable en main. On n’a qu’à penser à la Suisse, le pays le plus neutre du monde, pour se rendre compte que la neutralité n’est pas sans cause et que les causes de la neutralité sont loin d’être sans équivoque compromettante. Mais je suis (devenu) belge et non pas helvète. Quand, lors d’un débat à la télévision de la Belgique francophone sur la pédophilie cléricale, une représentante de la laïcité organisée prêche pour l’abandon du célibat obligatoire et le mariage des prêtres au nom d’un droit naturel, l’anthropologue en moi ne peut conclure qu’à une certaine inconscience (inter)culturelle. Passons sur la (re)présentation de la femme comme un remède à la perversion masculine, et demandons-nous si, bien au-delà du sens spécifique donné par une certaine bourgeoise occidentale à l’union conjugale (papa, maman et 1,7 enfants dans une villa banlieusarde), il peut y avoir une réalité, Le Mariage, ut sic et en soi, doté d’une solide signification transculturelle. Quid du mariage éventuel des prêtres, non seulement chez les polygames ou les polyandres, mais chez les Na de Chine qui ignorent délibérément tout du mariage ? Quand en Occident même, « le » mariage disparaît, proposer que les prêtres se marient ne représenterait-il pas une nième forme de l’occidentalisation du monde (Singleton 2009b) ?

À Oxford, même entre anthropologues, nous parlions avec une condescendance certaine des collègues de Cambridge qui, au lieu de réserver la discipline à une élite d’adultes consentants, l’avaient ouverte à des adolescents débutants. Ce n’est un secret pour personne qu’en Belgique la rivalité interuniversitaire a des relents non seulement linguistiques mais philosophiques. Un Jésuite descendant direct de Théodore Verhaegen, le libre penseur fondateur de l’Université libre de Bruxelles, témoignant de la complicité entre les deux camps religieux et laïcs, me disait que son aïeul allait quand même souvent à la messe. Loin de moi l’idée de nier qu’il y avait lieu de prendre le contre-pied du cléricalisme antimoderniste qui régnait à une époque où les chanoines, professeurs de l’Université catholique de Louvain, avaient entre autres milité contre l’introduction de cours sur l’histoire des religions. Ce qui m’étonne, par contre, c’est qu’en simple sympathisant du dehors, j’ai eu moi-même à expérimenter à quel point l’écart(èlement) typiquement belge entre laïcs et (supposés) religieux est toujours d’actualité. Sans m’inviter à faire illico partie de sa loge, une professeure de la Vrije Universiteit van Brussel, sachant qu’une certaine liberté d’esprit m’avait fait quitter les Pères Blancs, s’était réjouie de pouvoir me compter désormais parmi les siens. Je crois l’avoir vexée en répondant, « tongue in cheek », que je ne m’étais pas affranchi d’un Charybde clérical pour m’inféoder à un Scylla sectaire.

En indigène, je pourrais fournir un tas d’anecdotes du genre (dont certaines vécues par ma femme, enseignante dans « le libre »), à un éventuel anthropologue chinois ou aborigène faisant une thèse sur les universités catholiques versus libres de ma réserve. Je leur ferais remarquer d’abord que l’animosité qui les sépare, sans être purement apparente, n’est pas due au fait les premières soient infiltrées par l’Opus Dei là où les secondes seraient noyautées par la maçonnerie mais à la concurrence induite par la nécessité de figurer désormais dans le top ten des hauts lieux universitaires. Portés comme tous les ethnologues sur des extravagances folkloriques, nos doctorants étrangers ne devaient pas s’aveugler au fait que, le plus souvent, la plupart des académiques, pris par le struggle for life départemental, ignorent ce qui a lieu globalement dans leur propres universités et a fortiori se préoccupent peu de la manière dont ça se passe ailleurs.

Puisque nous sommes dans la neutralité anecdotique, faisons état de la velléité récente d’éliminer le « C » de l’UCL (l’Université catholique de Louvain). À gauche, certains trouvaient ce particularisme non seulement compromettant, mais dépassé par des évolutions en cours vers un monde universitaire à vocation universelle. À droite, d’autres pensaient qu’il ne fallait pas renoncer de sitôt à une identité spécifique, gérée en continu depuis des siècles. Ayant vécu des années à Oxford sans savoir qu’au-delà des présidents des collèges, il y avait un pouvoir central(isateur), j’ai personnellement trouvé que le « c » signifiait non pas tant « catholique » que « clérical ». À part le fait qu’il serait peut-être judicieux de retenir le « c » en prévision de la transformation de l’université en « école coranique », à quoi bon l’enlever tant qu’une organisation de type pontifical (un recteur magnifique entouré de messeigneurs plénipotentiaires) ne serait pas remplacée par une authentique gestion collégiale ?

Mais, de nouveau, le problème n’est pas fondamentalement là où la plupart l’imaginent – « catholique », « non catholique » « non ! catholique » ou même « post-catholique ». C’est que même libérée de sa marque de fabrique, une université, loin de se rapprocher ainsi tout naturellement d’un prétendu universel, culturellement neutre, ne saurait jamais activer qu’une occidentalisation critique du monde (Singleton 2003). En effet, la dichotomie à la base de l’université européenne[8] depuis le XIXe siècle entre des sciences « dures » et « molles » ne correspond pas à la réalité des choses, mais à l’opposition exclusivement occidentale entre Nature et Culture. Au sein même des sciences humaines, en règle générale, les points de vue produisant ce qui, en définitive, est vu, la distinction entre histoire et anthropologie ou entre exégèse biblique et ethnographie culturelle n’est ni objective ni subjective, mais foncièrement factuelle, c’est-à-dire réalisatrice des réalités en question.

C’est dans le contexte de la coopération universitaire qu’on voit et qu’on vit « au mieux » cette imposition inconsciemment impérialiste par le Nord de son Projet sur des cultures du Sud qui ont opéré des Choix de Société tout autres. Le non lieu d’une neutralité universitaire saute aux yeux dans le domaine de la coopération biomédicale avec l’Afrique en particulier. Dans le monde bantou, la philosophie et pratique ancestrale du naître et de l’être bien s’étaient cristallisées dans la personne du mganga. Pensant que le traduire par « sorcier » c’était le dénigrer, on a cru bien faire en le désignant comme un « guérisseur » ou « tradipraticien » et sa pratique comme de l’« ethnomédecine ». Mais il n’y a pas pire trahison ! On n’a qu’à compulser la trentaine de références au mganga chez de Heusch (2000) pour se rendre compte qu’il fait tout autre chose que de la médecine à son insu. En tant que « clairvoyant remédiateur » (c’est ainsi que j’ai fini par le traduire), entre autres, il fait littéralement la pluie et le beau temps, peut protéger votre bétail contre le vol, vous trouver une femme ou de l’emploi, et, le cas échéant, faire un sort à votre belle mère. Le jauger à l’aune de notre biomédecine n’est pas seulement de l’ethnocentrisme, c’est de l’ethnocide (Singleton 2005). Non seulement notre biomédecine n’est-elle qu’une ethnomédecine parmi d’autres (celle de la tribu occidentale), mais il y a des cultures qui ignorent tout de la médecine. Un médecin occidental qui, en Afrique, donne une aspirine aussi bien à un ennemi qu’à un ami aura beau s’imaginer neutre, il fait dans l’impérialisme interculturel. Car en supposant que seul un facteur psychique pourrait empêcher l’acide acétylsalicylique de venir à bout du simple dérangement neurophysiologique d’une véritable migraine, il impose le simplisme de son anthropo-logique dualiste (corps versus âme) sur des souffrants qui, en plus de posséder des visions de l’homme autrement plus complexes, savent que les maux de tête sont d’origine non seulement psycho- mais socio- et écosomatique : si, par exemple, un MuKonongo se plaignait de maux de tête, son mganga traitant, tout en lui refilant éventuellement l’une ou l’autre feuille, penserait d’abord à remédier à la situation socialement stressée de son patient (des rapports de voisinage tendus) et même à sacrifier un poulet pour que la pluie revienne et que le corps social retrouve ainsi son équanimité d’antan. Sur le campus de Louvain-la-Neuve, j’ai eu affaire une fois à un grand mganga congolais (doctorant, il lisait aussi bien Aristote que Heidegger dans le texte) qui s’est déclaré sidéré en apprenant non seulement que la Faculté de médecine se trouvait dans une banlieue bruxelloise à trente kilomètres de là (« comment est-ce possible de fractionner ainsi une prise en charge qui devait être autant psychologique et sociologique que physiologique ? »), mais qu’elle n’était pas intégrée dans la Théologie – sa « médecine » étant surtout un « faire sens » salutaire. Celui qui, au nom de la coopération universitaire, (re)lancerait la Faculté de Médecine de Kinshasa ne réaliserait donc pas l’oeuvre commune (dont l’expression parle étymologiquement – co+operare) mais imposerait son opus occidental sur le projet tout autre de l’uganga local[9].

Conclusion : lieux et non lieu

« Neutre » –  ne+uter = « ni l’un ni l’autre » : biologiquement et linguistiquement ni masculin ni féminin, ni actif ni passif ; esthétiquement inodore et incolore ; mécaniquement le point mort entre aller de l’avant ou en arrière ; « neutraliser » : rendre inopérant – en chimie détruire les propriétés distinctives d’un élément, en électronique rendre ni négatif ni positif... et j’arrête là l’énumération lexicographe et les associations spontanées évoquées par les termes pour me demander comment il est possible qu’une étymologie et un emploi si peu prometteurs aient pu donner lieu au projet d’une neutralité laïque non seulement positivement porteuse, mais identifiée à l’avenir humain tout court ? Une chose est de ne pas interférer intempestivement, de faciliter la résolution de conflits, de prendre position prudemment ; tout autre chose est d’imaginer soit qu’on peut faire cela sans engagement aucun, soit qu’on ne peut le faire sans prendre fait et cause pour l’unique solution réellement véritable et valable. Si la neutralité, c’est n’être nulle part (et donc partout à la fois) ou être (déjà et foncièrement) dans le seul lieu qui finira par s’imposer (sur)naturellement, alors, anthropologiquement parlant, cette neutralité est un non lieu... comme le montre notre conclusion graphique :

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Dans la figure de gauche, en haut la ligne culturelle n’est plurielle que provisoirement. Car seul le carré grisonnant qui se rapproche toujours plus du carré noir de la (sur)nature survivra – le monothéisme et la monogamie révélés et/ou la raison technoscientifique du même carré condamnant aussi bien les cultures triangulaires polythéistes et sans La Médecine que des cultures circulaires polygames et sans l’Université à disparaître définitivement. L’absence de tout Réel de Référence Absolu dans la figure de droite renvoie à une pléthore aussi irréversible qu’irréductible de cultures, chacune ayant élaboré les faits qui lui conviennent tant qu’elle dure. Si le carré reste grisonnant, c’est que, incarné dans son corps propre et incorporé dans sa situation sociohistorique, ne pouvant pas se retrouver partout à la fois, chacun (laïc ou religieux) a le droit hic et nunc de prendre ses valeurs et ses visions comme relativement absolues. C’est une proposition à laquelle l’Omniprésent Lui-même pourrait souscrire – du moins selon l’histoire suivante : voulant absolument savoir laquelle de leurs congrégations était la meilleure, des Jésuites, Franciscains et autres Bénédictins supplièrent l’Omniscient de leur faire signe, et voilà que tombe du Ciel un fax : « Vous faites tous du bon boulot », signé « Dieu s.j. » !