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Pour les uns, il fut une « comète intellectuelle », un « prophète des médias », « l’oracle de l’âge électrique ». Pour d’autres, ce n’était qu’un « ventriloque », un « mage », un « mystagogue ». Pour Jean Paré, il fut avant tout un interlocuteur. Si McLuhan, l’intellectuel canadien le plus cité au monde, n’est plus à présenter, Paré gagne à l’être. Ni disciple, ni thuriféraire, il fut successivement le traducteur de La galaxie Gutenberg (1967), Pour comprendre les médias (1968, 1972b), et Counterblast (1972a) de McLuhan, avant de devenir auteur à son tour (Je persiste et signe, 1996 ; Journal de l’an I du 3ème millénaire, 2002).

La grande qualité de Conversations avec McLuhan, 1966-1973 tient dans sa forme, dans la subtilité de son montage et dans l’enchaînement de ses séquences. Conscient que McLuhan est un penseur pour qui la forme est une méthode, Paré reprend une longue entrevue publiée par Forces en 1973 à laquelle il intègre des « chutes », pour employer un autre terme cinématographique. Il l’insère entre deux parties : « La galaxie McLuhan » (1ère partie) et « L’héritage de McLuhan » (3ème partie).

La première partie plante un décor, dépeint une époque et rend compte d’une pratique, celle de certains traducteurs : « et il y a ceux qui s’efforcent de coller le plus possible au texte, à son esprit et à sa musique, à la personnalité de l’auteur et à l’esprit de la culture d’origine, sans que l’on sente la grammaire et la structure de la langue de départ » (p. 17). Et Paré de nous immerger dans les soubassements de ce travail où l’une des difficultés fut de traduire un chercheur nourri des oeuvres de Blake, Shakespeare, Joyce, Swift, Poe, Twain et Hemingway, dont il ne donne que rarement la référence exacte. Cette partie a le mérite de présenter sa théorie générale des médias et d’apprécier combien elle s’inspirait de celle de son collègue torontois Harold Innis, historien des communications, et de Lynn Townsend White, médiéviste de Princeton et de Stanford. Paré relate d’une plume alerte ses diverses rencontres avec McLuhan et note les changements qui s’opèrent au gré des années : « Devenu conseiller des grandes sociétés et des hommes d’État, il se faisait de plus en plus métaphorique, affectionnait le raccourci, le paradoxe, le jargon et les koans, s’amusait de voir ses clients opiner à ce qu’ils ne comprenaient guère ! » (p. 22).

La deuxième partie, « Ainsi parlait McLuhan », aurait pu s’intituler « Ainsi parlais-je et parlerai-je avec McLuhan ». Témoignage de première main, en partie inédit, à la fois lapidaire et décapant – et souvent décapant par sa lapidarité même –, ce dialogue constitue une conflagration nourricière qui sort le lecteur de sa « torpeur », terme cher à McLuhan. Les thèmes abordés sont l’éducation, l’environnement, l’université, la politique et, bien sûr, les médias et leurs conséquences sur les habitudes de vie, les modèles de pensée et l’échelle des valeurs. Outre l’étonnante acuité des intuitions de McLuhan, cette « stimulation réciproque dans l’engendrement des pensées » qu’est le dialogue (Gadamer 1976 : 207) révèle un penseur de la mondialisation et de la communauté qu’il devient alors facile de paraphraser : « l’absence de connexion Internet est l’âge de la stabilité, un pays connecté est par nécessité moins stable qu’un pays déconnecté »[1]. La confrontation des points de vue des deux hommes suscite à bien des égards une défocalisation à partir d’une délocalisation (le village global).

Les idées sont fortes et fortement présentées. Elles gagnent en efficacité au cours de l’entretien grâce à d’astucieux raccords : Jean Paré mêle deux temporalités. Il confronte les écrits et paroles passés à la lueur des technologies et mutations présentes. Dès lors, ce n’est plus tant le traducteur des années 1960 et 1970 qui s’entretient avec McLuhan que l’auteur du XXIe qu’est devenu Paré. Le résultat est remarquable : McLuhan est serré et concis, contrastant avec le caractère diffus de certaines entrevues télévisées et articles « explicatifs » réalisés pour les grands magazines.

La dernière partie revient sur la réception des travaux de McLuhan en Europe et sur l’engouement suscité au Canada dont Paré hérite : « de la corvée des interviews avec les médias de langue française : radio, télévision, journaux et magazines, en plus d’ateliers et d’articles » (p. 99). Au fil des pages, il apparaît que cette fréquentation intime de l’oeuvre de Marshall McLuhan a marqué Jean Paré. Dans son cas, il ne s’agit plus tant d’un héritage que d’un polissage, d’un façonnage donnant à l’oeuvre une lucide patine.

Seuls une réserve et un souhait ont émaillé la lecture de ce petit livre ferme et bien pensé. Paré ne porte aucun regard critique sur la traduction en français des autres ouvrages de McLuhan, se limitant et limitant par là même l’oeuvre de McLuhan à trois livres. Une mise en perspective des réflexions sur l’écriture et l’oralité du professeur torontois avec les travaux réalisés à l’époque, notamment ceux d’André Leroi-Gourhan (1964a, 1964b), de Michel de Certeau (1990), de Claude Lévi-Strauss (1955) ou ceux plus récents de Jack Goody (1994), aurait conféré à ce travail encore plus de profondeur. Il n’en demeure pas moins que Jean Paré possède une qualité rare aujourd’hui : l’esprit de la conversation qui « consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres » (La Bruyère 1975 : 102). Nul doute que ceux et celles qui auront entre les mains ces Conversations… en éprouveront la contagion plusieurs heures et jours durant.