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Un Québécois « pur laine » se retrouve un jour face à un Innu. Entre les deux, une rivière à saumon coule lentement mais sûrement vers la Grande Rivière connue aussi comme « Le Saint-Laurent ». Le Québécois demande à l’Innu : « Comment faire pour me rendre de l’autre côté de la rivière? ». L’Innu, de répondre : « Mais vous y êtes déjà! ». Cette histoire nous rappelle à quel point dans toute relation interculturelle, comme dans toute rencontre interpersonnelle, tout est question de perspective. D’où l’importance de nous situer politiquement par rapport à la question qui nous intéresse ici, celle de la justice et de la citoyenneté pour les allochtones et les autochtones au Québec.

Invités à Québec par la revue Anthropologie et Sociétés, serons-nous en territoire amérindien, québécois ou canadien? Impossible de répondre à cette question sans nous situer dans les débats et mouvements politiques contemporains. Au niveau politique, Québec est une capitale nationale francophone dans un État fédéral officiellement bilingue. Cet État canadien compte le Québec comme une province parmi 10 autres. Le Québec, quant à lui, se compte comme société distincte en Amérique du Nord parce que francophone et héritière d’une culture latine plutôt qu’anglo-saxonne. C’est dans ce cadre politique qu’ils n’ont pas créé, que les autochtones revendiquent aujourd’hui auprès des instances provinciales, nationales et internationales leurs droits au territoire et à l’autodétermination. Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, c’est au sein de ces mouvements de revendication qu’individus et groupes cherchent par divers moyens à infléchir le sens de l’histoire. L’objectif politique consiste à instaurer des relations sociales plus justes parce que plus respectueuses des identités et des aspirations profondes des uns et des autres. Il s’agit pour les uns et pour les autres de définir un nouveau cadre constitutionnel et juridique dans lequel corriger des torts trop longtemps subis.

Trois textes nous serviront de points de repère au cours de notre discussion des relations entre autochtones et allochtones au Québec : Sovereign Injustice, publié par le Grand Conseil des Cris (du Québec) en 1995 ; Mythes et réalité sur les peuples autochtones. La rencontre Québécois-Autochtones, publié par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse en 2002, et Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise, publié en 2004 par le Conseil des Relations Interculturelles du Québec. En cherchant à comprendre ces textes, souvenons-nous que Le Petit Robert définit allochtone comme ce « qui provient d’un endroit différent. Des roches allochtones mises en place par action tectonique », par opposition à autochtone qui signifie « issu du sol même où il habite, qui est censé n’être pas venu par immigration ou n’être que de passage »[1].

En discutant les textes mentionnés plus haut pouvons-nous, les allochtones, reconnaître que l’autochtone nous voit déjà de l’autre côté de la rivière lorsque nous pensons la question de la citoyenneté et de la justice pour les autochtones? Pouvons-nous nous regarder de son point de vue? Comment, en d’autres mots, penser la question de la justice et de la citoyenneté au Québec du point de vue des « autres » que nous ne savons plus reconnaître comme nos hôtes?

L’injustice suprême

Remontons d’une décennie le cours de l’histoire afin de nous situer à la veille du dernier référendum sur l’indépendance du Québec. Le Grand Conseil des Cris (du Québec) publie le 12 octobre 1995 une étude choc : Sovereign Injustice. Forcible Inclusion of the James Bay Crees and Cree Territory into a Sovereign Québec. Le lendemain, Denis Lessard du journal La Presse présente cette oeuvre comme « une brique de près de 500 pages, une étude qui conclut que les “autochtones ne peuvent être contraints par la force de faire partie d’un futur État québécois”. Selon la pratique et le droit international, canadien et autochtone, une telle action ne serait pas plus valide que légitime ». Dans Le Devoir du même jour, Caroline Montpetit écrit : « Dans le livre lancé hier, les Cris fournissent une documentation abondante sur la question des frontières d’un Québec souverain, sur la justification d’une sécession, sur l’usage de la force et de la violence dans un tel contexte et, enfin, sur la question de la légitimité d’un territoire québécois unilatéralement imposé aux Cris par le Québec ».

« En raison des contraintes de temps imposées par l’échéancier référendaire de 1995 », expliquent les auteurs de ce volume, « ce livre n’est disponible qu’en anglais, et non en cri ou en français » (GCDC 1985 : ii). Ce fait révélateur manifeste bien à quel point les Cris « du Québec » sont enracinés dans le monde anglophone par le biais de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Cette dernière a constitué pendant plus d’un siècle le pôle dominant des échanges économiques entre Européens et Cris. C’est sur le territoire cri que les Anglais sont venus les premiers revendiquer une terre et une main d’oeuvre autochtone. C’est beaucoup plus tard, au début des années 1970, que l’État québécois faisait de même en lançant, sans consulter les Cris, un vaste projet de développement de la baie James. Les Cris savent bien depuis que leur destinée est maintenant liée étroitement à celle des Français d’Amérique. Depuis la signature de la Convention de la baie James en 1975, « le fait français » s’est implanté en milieu cri. Les politiques dans le domaine de l’éducation et des services sociaux font en sorte qu’« Il n’est pas rare aujourd’hui de retrouver dans un même foyer trois générations : des grands-parents qui ne parlent que le cri, des parents qui parlent anglais et cri et des enfants qui parlent les trois langues, incluant le français » (Michel Létourneau, député de l’Ungava à l’Assemblée nationale, dans Le Devoir, les samedi 27 et dimanche 28 octobre 2001 : B 2)[2].

Faute de pouvoir publier Supreme Injustice dans la langue de Molière, les auteurs incluent « un nombre important de sources québécoises citées dans la version originale française » puisqu’ils cherchent à toucher «  tout spécialement […] les lecteurs francophones » (GCDC 1985 : vii). Les trois publics cibles visés par les Cris sont ainsi clairement identifiés : les anglophones qui dominent les institutions canadiennes et nord-américaines ; les francophones qui président aux destinées sociales et économiques des leurs au Québec en y promouvant un État francophone souverain ; et les Cris qui revendiquent toujours leur autonomie et leurs droits inaliénables au territoire, le leur. En publiant ce livre, les Cris se présentent à eux-mêmes et aux autres comme des porte-parole autonomes et responsables, capables de défendre leurs intérêts au vu et au su de tous.

C’est pourquoi dans sa préface à Sovereign Injustice, le Grand Chef Matthew Coon Come dénonce le référendum sur l’indépendance du Québec. Ce geste politique, écrit-il, « pourrait nous voir soustraits de force au Canada et intégrés contre notre gré dans ce nouvel État avec nos territoires » (GCDC 1985 : ii). Nous voyons ainsi s’affronter deux visions de l’histoire, celle de deux peuples européens qui n’arrivent toujours pas à trouver un cadre politique qui réponde aux aspirations francophones nationalistes, et celle de peuples autochtones dont l’occupation d’un territoire depuis 9000 ans n’est toujours pas reconnue par les allochtones[3]. Ce que les Cris entendent faire en publiant ce texte, c’est contester devant le monde entier le droit que s’octroient les Européens et leurs descendants en terre amérindienne de se « passer, de main en main, le peuple cri de la baie James », véritable propriétaire du territoire dont ils sont les premiers occupants, sans qu’on leur « reconnaisse voix au chapitre, ou le droit de déterminer ou même de savoir » ce qui leur arrivait (GCDC 1985 : vii).

Les observateurs de la scène québécoise feront valoir que les relations entre Québécois et Cris se sont beaucoup améliorées depuis 1995. Ils feront valoir en particulier la signature de « La Paix des Braves », nom par lequel on désigne l’entente signée entre les Cris et le gouvernement du Québec le 23 octobre 2001. Selon cette entente, les Cris et l’État québécois sont reconnus comme nations et partenaires au développement économique de la région de la baie James. Dans ce partenariat, l’État québécois versera aux neuf communautés cries de la région une somme de 3,5 milliards de dollars sur une période de 50 ans[4]. En retour, les Cris acceptent le développement sur leur territoire du projet hydroélectrique Eastmain-Rupert. Les Cris se rallieraient-ils pour autant automatiquement à un État québécois indépendant? Interrogé à ce sujet, le grand chef des Cris Ted Moses, tout en précisant que « Nous protégeons nos droits, nous ne les cédons pas », confirmait que « le débat politique sur la sécession – volontairement mis de côté dans cette entente – reste à faire » (Le Devoir, samedi 27 et dimanche 28 octobre 2001 : A 3, italiques dans l’original).

À l’intérieur de leurs communautés, les Cris sont pourtant engagés dans un débat politique qui suit son cours, même s’il n’apparaît pas dans les médias, parce qu’il est sans intérêt pour les allochtones. C’est à peine si ce phénomène est reconnu par Le Devoir dans ses pages concernant la « Paix des Braves ». Le Devoir mentionne bien les « âpres débats au sein des communautés autochtones de la baie James » et les « collisions entre traditionalistes et partisans du développement », mais sans donner de détails (samedi 27 et dimanche 28 octobre 2001 : B 1). Ces catégories de traditionalistes et de partisans du développement (on laisse presque sous-entendre une opposition entre gens fermés et gens ouverts) sont un phénomène social produit et reproduit par des êtres humains. Il en est de même pour les catégories de Québécois et de partenaire politique autochtone. Comme toutes catégories « elles sont un moyen d’exclure, ou de tendre à exclure des individus ou des groupes, de son propre groupe de référence » (Watson 1981 : 464). En d’autres termes, « qualifier quelqu’un comme étant, à toutes fins pratiques, semblable à nous-mêmes », par exemple comme un partenaire dans un projet économique ou un adversaire qui en retarde l’implantation et freine ainsi l’économie, est un moyen de « concrétiser une solidarité implicite, de se joindre à un allié potentiel et, en même temps, de repousser les autres » (ibid.). Ce que la Paix des Braves fait, pour l’instant, c’est d’aligner ouvertement les intérêts des deux parties, reléguant à l’arrière plan les plus ardents des souverainistes cris qui s’opposent à cette entente parce qu’ils y voient un instrument supplémentaire de domination économique et politique.

Cette vision des choses est d’ailleurs enracinée dans l’expérience sociale de nombreux Cris qui connaissent de première main quelle place leur est accordée dans les milieux associés à l’industrie forestière et minière du nord du Québec. C’est ainsi par exemple qu’en territoire cri, à Chibougamau, au début des années 1980, Blancs et Indiens s’entendent depuis longtemps déjà sur leur place respective dans l’univers social qui est devenu le leur. Dans cet univers, les Cris travaillent dans les mines et l’industrie forestière. L’encadrement des travailleurs cris se fait par les Blancs. La rémunération des uns est de loin inférieure à celle des autres. Même si les Cris fréquentent assidûment la ville de Chibougamau avoisinant leur communauté, une fois rendus en ville, ils déambulent dans la rue en sachant que le trottoir ensoleillé est pour les Blancs et l’ombragé pour les Indiens. Il va aussi de soi que les tavernes fréquentées par les uns ne le sont pas par les autres.

Dans ce contexte, il est tout aussi évident qu’il revient aux Blancs de s’occuper de la santé et du bien-être des autres, tant à Chibougamau que dans le village cri voisin, Mistassini. Parmi les allochtones, les responsables de la santé s’affolent lorsqu’ils apprennent que les aînés cris veulent aller dans la forêt afin d’y rendre l’âme. Les Blancs les recherchent dans la forêt à l’aide d’hélicoptères et les ramènent au centre de santé où ils doivent mourir. L’infirmière qui rapportait ces faits à un collègue notait que plusieurs aînés s’échappaient de ce centre pour retourner en forêt en expliquant que c’était là la seule manière de sauver leur âme[5]. L’ingérence politique même en matière de santé indiquait bien à quel point les uns étaient subordonnés aux autres.

Les Cris savent donc à quel point l’intégration des autochtones et des allochtones à un même milieu industriel peut donner naissance à une relation de subordination laissant aux plus puissants la possibilité de décider ce qui est le plus avantageux pour les uns et les autres. La Paix des Braves saura-t-elle instituer une autonomie réelle pour les uns et les autres dans le cadre de projets économiques conçus d’abord et avant tout pour répondre aux besoins énergétiques du marché québécois et nord-américain?

Mythes et réalité sur les peuples autochtones : La rencontre Québécois-Autochtones

C’est à l’occasion de la crise d’Oka, en 1990, que s’est cristallisée dans l’ensemble du Québec et du Canada cette image de l’Indien non pas exploité mais « privilégié », devenu en fait « exploiteur du système » puisqu’il ne paie « ni taxe ni impôt » (Lepage 2002 : 1). À la suite de cette crise, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse publiait un rapport au titre éloquent : Le choc collectif. Afin de remédier à la méconnaissance générale et profonde des réalités historiques et contemporaines chez les Québécois de tout âge et de toute provenance, cette même Commission a préparé un document pédagogique d’une très grande qualité intitulé Mythes et réalités sur les peuples autochtones. La rencontre Québécois-Autochtones (Lepage 2002).

Ce texte privilégie une analyse politique et économique des relations entre autochtones et allochtones. Il traite de tous les aspects de la réalité autochtone, sauf de ce qui concerne leur christianisation et leur retour contemporain à leurs racines religieuses ancestrales. À quoi attribuer cette absence : à un oubli ou à une difficulté éprouvée par l’auteur québécois et son public cible à inclure une dimension religieuse dans leur relation aux autochtones, y compris dans leur lecture de l’histoire des relations entre les uns et les autres? Nous verrons pourtant dans la suite de cet exposé à quel point la prise en compte du religieux est une condition nécessaire à une véritable rencontre entre ceux qui sont identifiés d’emblée de jeu comme autochtones par opposition aux Québécois (comme si les premiers n’étaient pas aussi citoyens du Québec).

Ce document pédagogique mentionne le manuel d’histoire des pères Farley et Lamarge publié en 1934 et devenu en 1944 le texte de base dans le système d’éducation au niveau secondaire. Il en cite même un extrait tout en concluant que ce texte « en dit long sur le mépris qui y était véhiculé et sur la profondeur de l’ignorance manifestée à l’égard des premiers peuples » (Lepage 2002 : 9). Le document explique ainsi partiellement les pires préjugés populaires qui ont refait surface à l’occasion de la crise d’Oka. Puisqu’on récolte ce que l’on sème, il est tout à fait urgent d’éduquer le grand public par des publications préparées spécialement à cet effet. Si le même document mentionne « la Loi sur l’Avancement des sauvages de 1884 qui interdisait des célébrations et des rituels autochtones » (Lepage 2002 : 27), c’est afin de mettre en lumière l’injustice que les autochtones ont subie aux mains du gouvernement fédéral.

Dans un langage plus ou moins clair, ce texte affirme aussi que l’Indien de chez nous sera mieux chez nous puisqu’il fait l’objet d’une campagne d’éducation publique qui vise à corriger les perceptions erronées du passé. Le document note enfin la participation des Églises catholique romaine, anglicane, méthodiste et presbytérienne au régime des écoles résidentielles ou pensionnats indiens, qui sont considérés comme des outils « privilégiés d’assimilation » (Lepage 2002 : 30). Parmi les fautes qu’ont commises les pouvoirs coloniaux, certaines sont corrigées, dans la mesure où l’on peut célébrer le fait qu’aujourd’hui la presque totalité des écoles fréquentées par les autochtones sont des écoles de jour, sises dans leur communauté et gérées par des membres de leur communauté.

Tout au long de cette publication, des phénomènes religieux apparaissent sous formes de photos, certaines en noir et blanc tirées des archives, d’autres visiblement plus récentes : celle d’un Montagnais (Innu) érigeant une loge cérémonielle durant les années 1930 ou 1940 (Lepage 2000 : 79) ; celle, beaucoup plus récente, d’un enfant cri faisant ses premiers pas dans une cérémonie traditionnelle (Lepage 2000 : 71) ; celle de la petite chapelle de Wendake près de Québec (Lepage 2000 : 66) ; celle prise à Genève en 1923 ou 1924 du chef Cayuga Deskahneh de la réserve des Six Nations (Ontario) qui tient dans sa main droite l’extrémité d’un calumet de paix dont l’autre bout est tenu par le président de la Commission des Iroquois, du réseau européen de soutien aux revendications autochtones (Lepage 2002 : 44). Nous y trouvons aussi d’autres photos tout aussi éloquentes : la photo prise en 2001 de Kenneth Deer, de Kahnawake, tenant en main le « Wampum des voies parallèles, un symbole puissant du respect mutuel et de l’égalité entre les peuples » (Lepage 2002 : 43) ; celle de Marie-Louise André, de Matimekosh, portant une croix sur sa poitrine (Lepage 2002 : 9) ; et une photo récente de l’aîné Ben McKenzie, tambour en main, qui est identifié comme « un animateur particulièrement apprécié des élèves du secondaire » (Lepage 2002 : viii).

Dans ce document de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse on ne parle toutefois nulle part de la signification religieuse de ces objets ou de ces gestes pour les autochtones, anciens ou jeunes. Pas un mot non plus au sujet des relations dans les communautés autochtones entre soi-disant traditionalistes et progressistes. Une juste compréhension de ces relations est pourtant essentielle à une compréhension en profondeur des dynamiques sociales au sein des communautés autochtones, et des rapports entre les communautés autochtones et allochtones.

L’opposition entre progressistes et traditionalistes est de nos jours une des plus fondamentales que l’on puisse trouver dans les communautés autochtones (Warry 1998 : 114). Par exemple, les Anishinaabe de l’Ontario initient leurs congénères innus de la Basse-Côte-Nord à une religion amérindienne « traditionnelle ». De leur côté, les Anishinaabe chrétiens fondamentalistes de la baie Georgienne brûlaient récemment les cabanes de sudation (sweat lodges) de leurs compatriotes traditionalistes (Dan Smith 1993 : 18)[6]. Dans une autre communauté anishinaabe de l’Ontario, des chrétiens adoptent au contraire la suerie et érigent une cabane de sudation près de leur église. Il se font immédiatement accuser par les traditionalistes de chercher à les démoraliser en adoptant des rituels ancestraux étrangers aux chrétiens (T. Smith 1996 : 522-523). Ce sont ces Anishinaabe qui se retrouvent sur la Basse-Côte-Nord parmi les Mamit Innuat à Musquaro, chez qui ils propagent « un ensemble de pratiques plus ou moins traditionnelles qui impliquent des prières avec le foin d’odeur, la tente à suerie et la plume d’aigle » (Gagnon 2000 : 289).

Ces faits mettent en évidence à quel point on peut évaluer positivement ou négativement celui ou celle qui s’adonne aux mêmes activités selon l’époque ou selon les circonstances. Madonna Thunder Hawk (Lakota) dit que son beau-père « était un homme-médecine […] à l’époque où cela n’était pas acceptable », et que les Indiens dans sa propre communauté appelaient ces hommes-médecine ceux qui « vénéraient le diable » (cité dans Smith 1993 : 70). Ce sont ces mêmes traditionalistes qui aujourd’hui sont perçus par une nouvelle génération d’Amérindiens comme le lien vital à une identité culturelle et spirituelle originaire non pas d’Europe, mais du sol amérindien lui-même. Comme l’a reconnu Holler (1997 : 181), « l’identité culturelle est une chose, mais l’identité culturelle que l’on maintient consciemment face aux menaces venant de l’extérieur en est une autre ». C’est pourquoi nous constatons partout en Amérique du Nord, y compris au Québec, des mouvements sociaux au sein desquels divers groupes amérindiens (et les individus à l’intérieur de ces groupes) font appel à tout un ensemble de stratégies de résistance et d’accommodation, y compris la promotion et la réinterprétation de valeurs et pratiques ancestrales, afin de définir leurs relations aux allochtones.

Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise

Les médias nous transmettent en effet de temps à autre ces images d’autochtones porteurs d’une sagesse millénaire dont pourrait s’inspirer la société dans son ensemble. Il est significatif à cet égard que le 12 décembre 2003, au moment de son investiture comme premier ministre canadien, Paul Martin ait invité un ancien, Elmer Courchene, de la Première Nation crie de Sagkeeng au Manitoba, à le purifier avec du foin d’odeur. Ce geste a suscité des réactions fort distinctes dans la presse anglophone et francophone.

Le Devoir reproduisait une photographie de ce geste cérémoniel en haut de sa première page (samedi 13 et dimanche 14 décembre 2003). Le texte suivant accompagnait la photo obtenue de l’agence Reuters :

Paul Martin lui-même n’a pas pu retenir ses rires hier lors de la cérémonie de purification faite par un autochtone et consistant à lui frôler tout le corps d’une plume d’aigle afin d’en faire fuir les mauvais esprits. C’est pourtant le premier ministre qui avait insisté pour que ce rite ait lieu après que la gouverneure générale Adrienne Clarkson lui eut refusé de tenir la cérémonie d’assermentation au parlement plutôt qu’à Rideau Hall.

Dans cette présentation de la cérémonie, l’autochtone est anonyme. Le commentaire laisse entendre que la cérémonie n’était pas prise au sérieux et que même le premier ministre ne pouvait pas s’empêcher de rire. On insinue même qu’il a manqué de jugement en voulant que ce rite autochtone apparaisse sur la scène politique. Cette lecture négative du rite autochtone transparaît aussi dans ce commentaire paru dans L’Actualité : « Le premier ministre, Paul Martin, s’est déjà fait encenser – littéralement – plusieurs fois, mais on ignore encore comment se traduira son affection pour la “boucane” de chaman dans le menu législatif » (Nadeau 2004 : 80).

Autre signification attribuée au geste dans le National Post, le 13 décembre 2003. Ce journal fait paraître la même photo, sur sa première page, mais de dimension réduite, accompagnée du texte suivant :

Paul Martin started his new job with a clean soul and a clear spirit. Minutes before being sworn in as Canada’s top politician yesterday, the new Prime Minister underwent an ancient native cleansing ceremony inside Rideau Hall – the first incoming PM to ever do so. The ritual – known as smudging – was planned by Mr. Martin’s inner circle, likely to illustrate just how committed the new government is to tackling aboriginal problems. Standing on a red carpet and holding a burning bowl of sage, Elmer Courchene, an Elder of Manitoba’s Sagkeeng First Nation, waved smoke around Mr. Martin’s body using an eagle’s feather. A news release issued by the Governor-General’s office said the process is meant to help people “proceed on their journey in the clearest way”.

Dans son numéro du 13 décembre 2003, le Globe and Mail fait paraître une autre photographie de la cérémonie de purification, non pas en première page mais en haut de la page 11. Sous cette photo, attribuée à Tom Hanson (Canadian Press), le texte identifie l’ancien qui fait la cérémonie sans en préciser la signification religieuse :

Elder Elmer Courchene of the Sagkeeng First Nation in Manitoba performs a cleansing ceremony before Paul Martin is sworn in yesterday as Prime Minister. Improving the quality of life for native people is among the highest priorities of Mr. Martin’s new government »[7].

Le commentaire d’ordre strictement politique est des plus sobres.

L’écart entre les propos des journaux anglophones et ceux parus dans Le Devoir et L’actualité est significatif. Les premiers présentent comme un geste édifiant ce que les seconds font passer comme un geste qui provoque le rire et signifie un certain manque de jugement de la part de Paul Martin au niveau politique. Cette vision négative des rites autochtones s’exprime aussi dans un avis présenté récemment à la ministre des Relations avec les Citoyens et de l’Immigration, dans lequel on dresse un tableau des diverses confessions religieuses de plus de 1000 fidèles au Québec. C’est à la note 6 de ce tableau que l’on trouve une référence aux rites autochtones dans une référence aux « autres religions » parmi lesquelles on trouve les cultes autochtones, le panthéisme, les cultes dits « païens » apparentés au wicca, probablement le vaudou, les rastas, les adeptes du satanisme, les scientologues et sans doute les raéliens » (Conseil des relations Interculturelles, 2004 : 29). Dans cet avis à une ministre du Québec, les cultes autochtones auraient tout aussi bien pu paraître à la note suivante parmi les « Groupes parareligieux », c’est-à-dire les « Religions inclassables, probablement en partie fantaisistes » (ibid.).

Parler de citoyenneté et de justice pour les autochtones au Québec aujour-d’hui, c’est questionner ce genre de classification qui relègue les traditions religieuses amérindiennes au rang des cultes diaboliques. Sur cette question des fondements religieux de l’identité amérindienne, il semble bien, malheureusement, que les personnes qui dispensent leur avis aux politiciens d’aujourd’hui sont sur la même longueur d’onde que les missionnaires d’antan – grande injustice s’il en est. Bref, sous sa forme actuelle, l’approche québécoise de la laïcité et de la diversité religieuse ne fait pas place à l’autochtone lorsqu’il se définit comme héritier d’une pratique religieuse millénaire en terre amérindienne.

Prenons comme exemple du retour aux racines religieuses amérindiennes ce qui se produit chez les Atikamekw de Wemotaci, situé à 120 kilomètres au nord de La Tuque. C’est en 1993 que le tambour a été réintroduit « à la faveur d’une visite des Ojibwés. Des aînés, frappés en plein coeur par les rythmes traditionnels, en avaient les larmes aux yeux. Ils n’avaient pas entendu pareille musique depuis l’âge de cinq ans » (Myles 2002 : 2). Depuis, les jeunes trouvent dans le tambour le symbole d’une identité perdue et retrouvée. David Boivin devient le cofondateur des Wemontashee Singers. Avec leurs tambours et leurs chants, ils présentent des spectacles dans l’Ouest canadien, aux États-Unis et même en Europe. « Ça m’a permis de me retrouver comme Atikamekw. Ma communauté, c’était pas des vrais Indiens, c’était plus des buveurs », affirme Denis Boivin (cité dans Myles 2002 : 2). À la fin des années 1990, on réintroduit dans la communauté tout un ensemble de rituels autochtones dans le cadre d’un projet de guérison du syndrome du pensionnat[8]. « La thérapie est indissociable du retour aux sources. Donnez un peu de tabac à Charles Coocoo, il soignera vos meurtrissures dans les tentes de sudation. Il croit au pouvoir de guérison des rites ancestraux, avec lesquels renoue une partie de la communauté » (Myles 2002 : 2).

Dans ce contexte, le dimanche prend un nouveau sens, car c’est le dimanche que « le chef Boivin et son entourage organisent un souper de groupe dans le capotowan, une grande tente recouverte de branches de sapin. Ils ont repris la cérémonie des premiers pas, qui rappelle à chaque membre de la communauté sa responsabilité dans l’éducation d’un enfant. Ces activités en apparence anodines étaient interdites sur la réserve depuis le début du XXe siècle » (Myles 2002 : 2).

Ceux et celles qui participent à de telles cérémonies comprennent immédiatement le sens des propos de Jean-Pierre Fontaine, surnommé Anisheniu, au moment où il expose un jeu d’échecs à la Bibliothèque nationale du Québec ; il l’a créé afin de représenter son conflit intérieur entre le christianisme avec lequel il a pris ses distances et une spiritualité indigène avec laquelle il renoue. Symboles occidentaux et chrétiens font face à des pièces représentant des réalités autochtones. « C’est ce que je vis à l’intérieur de moi », affirme Jean-Pierre Fontaine. « J’étais chrétien avant. Aujourd’hui, je suis spirituel : je crois en moi et la force que je cherche est en moi. Ce jeu d’échecs, c’est la représentation de la guerre spirituelle que je me suis faite à l’intérieur de moi » (cité dans Bergeron 2003 : G3)[9].

Ces propos témoignent d’un long cheminement, d’une éducation dans une tradition chrétienne et d’un retour aux sources ancestrales telles qu’elles s’expriment dans des symboles et des attitudes qui se distinguent et s’opposent aux traditions religieuses des allochtones. Ces propos trouvent aussi un écho dans une déclaration récente de la Conférence canadienne des évêques : « Ce qui a été perdu, ou presque pour les Premières Nations du Canada, c’est la liberté d’exprimer leur spiritualité » (CÉCC 1993, dans CÉCC 1999 : 5). Cette liberté est de plus en plus revendiquée et exprimée dans des gestes qu’on aurait eu du mal à imaginer il n’y a pas si longtemps. Faut-il alors parler de déchristianisation des peuples autochtones? Au Québec, certains se demandent même s’ils étaient convertis au catholicisme.

Conclusion

La dichotomie entre le Sauvage ou l’Indien, d’une part, et l’Européen, d’autre part, est constitutive du processus de colonisation en Amérique. Tour à tour, au contact des Européens, les peuples autochtones apprirent qu’ils étaient des « Indiens », des êtres à civiliser et à christianiser. Les protagonistes se sont alors engagés dans une véritable « gestion de l’étranger », titre d’une excellente étude historique et anthropologique de Claude Gélinas (2000) sur les relations qu’ont entretenues et qu’entretiennent toujours les Atikamekw avec les Européens venus sur leurs territoires en quête de richesses et d’âmes à sauver du péril de l’enfer. Pour de nombreux groupes autochtones, cette gestion de l’étranger s’est instituée progressivement au fil des siècles. C’est ainsi, qu’en 1910, après plus de cent cinquante ans de présence eurocanadienne en Haute-Mauricie, les Atikamekw de cette région étaient toujours majoritairement unilingues, « y compris les chefs de bande » (Gélinas 2000 : 314). Nous sommes alors toujours loin de la sédentarisation des Atikamekw qui n’obtiennent des maisons qu’en 1972, après que l’homme eut marché sur la Lune (Myles 2002 : 1). C’est inévitablement au sein d’une telle gestion que se déroule toute interaction entre peuples aborigènes et nouveaux venus et que naissent d’innombrables alliances ou mouvements d’opposition de plus ou moins longue durée, au plan économique, politique, militaire et religieux.

Avec l’arrivée des allochtones en territoire autochtone, nous sommes d’emblée, nous dit Georges Sioui, dans l’ordre des rencontres catastrophiques ou des accidents « dans lequel celui qui nous frappe et nous blesse, endommage et détruit nos possessions, est lui aussi gravement blessé » (Sioui 2001 : 4, ma traduction). Les autochtones perdent leurs terres ancestrales et les ressources qui rendaient possible leur mode de vie. Les épidémies déciment les populations et les survivants sont écartés, mis aux marges d’un nouvel ordre social au sein duquel ils deviennent une main d’oeuvre à bon marché. Ils doivent revendiquer les droits humains et de citoyens auprès des États qui exploitent leur territoire. Le tissu social ancestral ne résiste pas et les divisions se multiplient entre générations et genres. Hommes et femmes, jeunes et vieux, sont entraînés dans de nouvelles dynamiques socio-économiques et culturelles. Les tensions et les frustrations s’intensifient. Elles se manifestent dans la vie des individus, les hommes en particulier, qui en état d’ébriété laissent libre cours à leur rage dans leur milieu, détruisant les liens familiaux et communautaires, et allant malheureusement, dans certains cas, jusqu’à s’enlever la vie ou à prendre celle de leurs proches (Goulet 1998 : 110). Ce sont ces événements qui font trop souvent la manchette des journaux et l’objet d’images transmises par la télévision à leur sujet.

En réponse à cette catastrophe, se développe souvent à l’intérieur des communautés autochtones elles-mêmes une opposition radicale entre ceux qui privilégient la voie de la plus grande assimilation possible à la culture dominante et ceux qui revendiquent une identité autochtone fondée sur la continuité ou sur la revitalisation de traditions ancestrales. Ce phénomène est intimement lié au processus de colonisation. C’est en effet dans un contexte colonial que l’Indien est toujours défini de manière profondément négative comme celui qui est avant tout privé des atouts de la civilisation tels que l’écriture et la science, l’éthique du travail et l’appétit du gain financier, la moralité et la vraie religion. L’Indien qui acquiert ces qualités et ces biens est émancipé et, aux yeux de la loi, il cesse d’être indien (Lepage 2002 : 22-23).

En réponse à ces mêmes catastrophes qui touchent les « autres » par excellence, les allochtones tendent à poursuivre une existence parallèle. Le plus souvent, les communautés autochtones et allochtones coexistent, côte à côte, comme si elles étaient séparées par un fossé que personne n’ose franchir. Dans son ouvrage intitulé La Chanson comme miroir de poche (2000), Gilles Vigneault, raconte comment à Natashquan pendant des siècles, Indiens et Blancs ont pu vivre « des existences parallèles […] sans une bataille, sans un mort », mais aussi sans interpénétration, y compris par alliance matrimoniale. La distance culturelle qui sépare Indiens et Blancs, Vigneault la décèle dans le sens des mots. Propriété privée, pays, pouvoir, puissance, prière, dit-il, font partie de notre vocabulaire sacré. Or, ces mots n’ont tout simplement pas leur équivalent chez les Amérindiens qui vivent un tout autre rapport que nous au territoire, aux biens matériels et aux esprits.

Une justice et une citoyenneté pluraliste au Québec sera possible dans la mesure où nous – allochtones et autochtones, Québécois et Canadiens, néo-Québécois et néo-Canadiens – saurons aménager un espace politique sur une base autre que le mythe de deux peuples fondateurs de l’État canadien. L’écart culturel et politique entre allochtones et autochtones est grand. Ces derniers nous rappellent que nous sommes de l’autre côté de la rivière bien qu’à notre insu, parce qu’inconscients de notre positionnement social dans nos rapports aux « autres ». L’examen de trois textes, Sovereign Inujustice publié par le Grand Conseil des Cris (du Québec) en 1995 ; Mythes et réalité sur les peuples autochtones. La rencontre Québécois-Autochtones, publié par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse en 2002, et Laïcité et diversitéreligieuse : l’approche québécoise, publié en 2004 par le Conseil des Relations Interculturelles du Québec, nous l’a démontré. C’est ce fossé qu’il nous faudra franchir si nous voulons relever ensemble les défis inhérents à la création de nouveaux espaces institutionnels à l’intérieur desquels allochtones et autochtones pourront vivre de nouvelles formes de citoyenneté et de justice.