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La pensée et la pratique des droits de l’homme a longtemps été piégée dans un double dilemme : entre universalisme et relativisme, d’une part, et entre théories et pratiques, d’autre part. Au niveau théorique, l’opposition entre universalité des droits de l’homme – défendue surtout par les juristes – et relativité des cultures – surtout défendue par les anthropologues – semblait insurmontable. À un niveau plus pratique, l’universalité des droits de l’homme se heurtait aux réalités du terrain et posait la question de l’applicabilité des déclarations de droits dans des contextes socioculturels divers. Du point de vue épistémologique se posait également la question du lien ou du dialogue entre les théories à vocation descriptive et explicative mises en avant par les sciences sociales, y compris l’anthropologie, et le droit à vocation prescriptive et donc tourné vers l’action.

Ces interrogations ont particulièrement interpellé les anthropologues du Droit[1] qui se situent explicitement entre ces diverses perspectives et qui doivent non seulement contribuer à l’élaboration d’un nouveau savoir dans le creuset entre anthropologie et droit, mais se retrouvent également, parfois malgré eux, impliqués dans un processus de réinterprétation, voire de réinvention de ces deux disciplines. Comme le notait Roger Cotterrell dans le contexte de la sociologie du droit, la démarche interdisciplinaire et les confrontations qui en résultent :

[N]’ajoutent pas uniquement à la connaissance, mais transforment les modalités mêmes de la production et de la dissémination du savoir en remettant en question les fondements des disciplines impliquées qui sont habituellement acceptés comme des évidences.

Cotterrell 1996 : 48[2]

Il est utile de distinguer aussi entre anthropologues du Droit initialement formés comme juristes – qui sentent le besoin d’ouvrir leur horizon de réflexion et d’action, et pour lesquels l’enjeu normatif reste central –, et anthropologues du Droit venant de l’anthropologie – qui se sont spécialisés dans le domaine « juridique » et sont en général plus à l’aise dans une démarche descriptive de sciences sociales. Cet article s’inscrit dans la première lignée et peut donc sembler assez « juridique », voire « non-anthropologique » aux lecteurs anthropologues de cette revue. Néanmoins, son objectif est d’alimenter la réflexion sur l’anthropologie des moralités et de l’ethnoéthique à travers un point de vue original, celui d’une anthropologie du Droit qui se construit en complémentarité avec l’élaboration d’une théorie et d’une approche interculturelle du Droit[3] et qui dévoile chemin faisant des aspects demeurés dans l’ombre dans d’autres cheminements épistémologiques.

Depuis une bonne vingtaine d’années, on assiste à une reconfiguration des questionnements sur le lien entre universalisme et relativisme, d’une part, et entre théories et pratiques dans le domaine des droits de l’homme et, plus largement, dans celui des sciences sociales, d’autre part. En effet, dans le contexte de la globalisation, la problématique de l’unité/diversité humaine se réarticule autour de la tension entre global et local qui délaisse les questionnements en termes d’universalisme et de relativisme. Par ailleurs, la question de l’organisation du vivre-ensemble est de plus en plus abordée dans les sciences politiques, juridiques, économiques, voire philosophiques, en valorisant les pratiques sur les grandes théories et en soulignant la nécessité de dépasser le cloisonnement disciplinaire des approches. Le remplacement des modèles de « gouvernement » hérités de la modernité occidentale par la « gouvernance », cette nouvelle mise en forme politico-juridique « en réseaux » – plus axée sur la participation responsable de toutes les parties prenantes aux projets qui les concernent, que fondée sur l’imposition d’une pyramide normative à travers l’État de Droit – en est une illustration qui ouvre des pistes pour des approches des droits de l’homme plus pluralistes et plus pragmatiques. Les reconfigurations actuelles, en faisant voler en éclats les certitudes héritées de la modernité politique et juridique, font émerger une nouvelle éthique de l’agir collectif dont les droits de l’homme n’apparaissent plus que comme l’une des facettes, aussi importante soit-elle, et qui gagne à être enrichie par la réflexion anthropologique. Sans que l’on puisse démontrer l’existence d’un lien de causalité, la reconfiguration politico-juridique des modalités de mise en forme de notre vivre-ensemble se double par ailleurs d’un regain d’intérêt par les anthropologues pour les droits de l’homme. Si l’anthropologie a toujours été intéressée de près au Droit – et que la discipline a même largement été fondée par des juristes – il est intéressant de constater que les anthropologues ont délaissé, sauf exception, les droits de l’homme comme champ d’étude au profit des juristes, politistes, historiens et philosophes jusque dans les années 1980. Peut-être est-ce lié, comme le développe Mark Goodale (2009 : 18 et sqq.) dans son chapitre « Becoming Irrelevant. The Curious History of Anthropology and Human Rights », à l’orientation réticente aux grandes théories de l’anthropologie culturelle américaine au milieu du siècle dernier, au moment où le droit international des droits de l’homme a fait son apparition, et à une méfiance générale des anthropologues quant à l’instrumentalisation de leur savoir[4].

L’instrumentalisation du savoir anthropologique pour asseoir scientifiquement les droits de l’homme et leur donner ainsi une légitimité universelle indiscutable, ou alors au contraire justifier un droit à la différence, qui dans son interprétation relativiste absolue devient selon les termes de Sélim Abou (1992 : 34) un « droit à l’indifférence », constituait un vrai piège à éviter dans un contexte marqué par les dichotomies « universalisme/relativisme » et « descriptif/prescriptif ».

Confrontés à l’alternative entre universalisme et relativisme, les anthropologues ont plutôt opté pour la deuxième voie – n’étaient-ils pas, comme le disait Michel Leiris (1992 : 37), les avocats naturels des peuples qu’ils étudiaient? Par ailleurs, franchir le pas d’utiliser une science sociale qui se veut descriptive – contrairement au droit, à la science politique ou à la philosophie qui intègrent des dimensions normatives – pour en tirer des conclusions prescriptives posait problème : ainsi valait-il mieux se faire la voix de la prudence. Ces réticences et réserves sont bien reflétées dans le Statement on Human Rights publié par la American Anthropological Association en 1947 et rédigé principalement par Herskovits (AAA 1947)[5]. Elles ont aussi marqué les approches des droits de l’homme de mon propre laboratoire d’origine[6], le Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris de l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, qui a commencé à aborder la problématique des droits de l’homme de manière d’abord indirecte au début des années 1980, en lien avec une réflexion sur l’échec du transfert des institutions métropolitaines vers ses ex-colonies et avec l’élaboration d’une science non-ethnocentrique du Droit. Ce n’est qu’au début des années 1990 – consécutivement à des demandes de l’Unesco et au sentiment d’avoir développé un outillage conceptuel suffisant pour ne pas être piégé dans l’alternative universalisme/relativisme – que des travaux sur les droits de l’homme dans une perspective anthropologique et dans l’optique du dialogue interculturel se sont engagés. Depuis le début des années 2000, on constate de manière plus générale autant dans la recherche francophone qu’anglophone un regain d’intérêt des anthropologues pour les pratiques des droits de l’homme entre global et local… ce qui reflète peut-être une nécessité de notre temps, dans lequel les réponses ethnocentriques en provenance des sciences juridiques et politiques et de la philosophie n’apparaissent plus à la hauteur d’une interculturalité émergente et du défi de la traduction des théories en pratiques (voir à ce sujet Eberhard 2008a). Il s’agit de plus en plus de réinventer notre legs moderne pour trouver des « approches qui marchent localement tout en s’inscrivant dans un horizon partagé globalement » (pour faire écho aux discours « think globally, act locally »)[7]. On s’orienterait ainsi, après une longue absence de la pensée anthropologique sur les droits de l’homme, vers une « anthropologie critique » des droits de l’homme, fondée sur un « humanisme normatif » pour reprendre la terminologie de Mark Goodale. Pour ce dernier,

« L’humanisme normatif », un acquis central de la recherche en anthropologie du droit constitue un cadre d’analyse essentiel pour une anthropologie critique des droits de l’homme. L’humanisme normatif consiste à décrire un fait de base interculturel d’ordonnancement collectif : dans les bonnes circonstances, les gens s’organisent de manière à établir des conditions pour des interactions qui fassent sens. Celles-ci sont autant formalisées et prescriptives, qu’elles reconnaissent et incorporent formellement une série de valeurs centrées sur l’humain, valeurs qui équilibrent l’étendue des possibilités culturelles et sociales locales par des impératifs cognitifs, physique et émotionnels communs.

Goodale 2006 : 492[8]

L’horizon pluraliste et pragmatique qui me semble devoir informer une telle démarche implique une véritable révolution dans nos manières de penser notre relation à l’autre et à notre droit. Cet horizon semblera moins révolutionnaire à l’anthropologue qu’au juriste pour ce qui est de la reconnaissance factuelle de la diversité humaine. Par contre, l’anthropologue sera probablement profondément interpellé par les implications normatives de la reconnaissance de cette diversité sur nos modes de vie et sur leur organisation, ainsi que sur nos positionnements épistémologiques, tels qu’ils apparaissent au juriste : pour ce dernier, toute recherche se positionne en effet entre le prescriptif et le descriptif car tout acte de langage, tout exposé d’une construction scientifique est autant performatif que descriptif. Comme l’ont montré de nombreuses études en anthropologie de Droit, penser les droits de l’homme est lié à une manière particulière de concevoir le Droit, et l’homme, et la vie en société, qui est elle-même liée à une manière particulière de se représenter le monde. Une approche pluraliste des droits de l’homme implique de prendre conscience de ses déterminants ainsi que de la découverte d’univers juridiques et culturels autres à travers un dialogue interculturel (Eberhard 2002a : 98-186). Repenser les droits de l’homme et nos Droits implique de repenser nos épistémologies, et inversement (de Sousa Santos 2008).

La prise de conscience de l’altérité dans la régulation juridico-politico-sociale des diverses sociétés, bien que nécessaire, ne saurait cependant pas épuiser le défi que pose le pluralisme. Cette prise de conscience de caractère plus structuraliste devra être complétée par une épistémologie dynamique rendant compte de la complexité des interactions autour de la problématique des droits de l’homme entre univers différents ainsi que de la transformation même du champ des droits de l’homme à l’ère de la globalisation. Enfin, le langage du Droit semble devoir s’ouvrir de plus en plus à une nouvelle éthique de la responsabilité qu’il s’agira de faire émerger dans le dialogue interculturel et qui devra largement se baser sur la reconnaissance de la fragilité humaine dans ses aspects individuels et collectifs. Notons que cet article se veut prospectif et tente de dégager un horizon de sens pluraliste et responsable pour organiser notre vivre-ensemble « glocalisé »[9] tel qu’il apparaît progressivement dans le croisement des sciences sociales, du droit, des sciences politiques et économiques et de la philosophie. Cet horizon d’une reconfiguration épistémologique ne devrait pas occulter les relations de pouvoir qui informent les rapports entre cultures et ont déjà mené à de nombreux ethnocides et génocides, ni inciter à se détourner de l’analyse de dynamiques hégémoniques et contre-hégemoniques dans le monde glocalisé. Mais, comme le développent les contributions à Another Knowledge is Possible. Beyond Northern Epistemologies, un ouvrage collectif récent dirigé par Boaventura de Sousa Santos (2008), nous sommes confrontés aujourd’hui à une reconfiguration non seulement de nos objets de recherche mais aussi de nos épistémologies mêmes. Sein et Sollen[10] s’y trouvent étrangement mêlés et mettent le chercheur en situation bien peu confortable…

Dans les pages suivantes, je développerai succinctement les acquis de l’anthropologie du Droit ainsi que les défis à relever afin qu’un nouvel horizon éthique interculturel et pluraliste puisse émerger à travers un dialogue autour des droits de l’homme qui fasse justice à la reconnaissance de trois piliers incontournables : l’altérité, la complexité et l’interculturalité[11].

Les droits de l’homme face au défi de l’altérité… et d’une anthropologie critique

De nos jours, il semble parfois un peu incongru de rappeler des analyses en termes de « matrices culturelles » puisque les analyses culturalistes ont fait long feu et qu’on insiste aujourd’hui d’avantage sur le caractère dynamique, construit, intersubjectif et hétérogène des « phénomènes culturels ». Néanmoins, s’il faut éviter de figer la culture et de l’essentialiser, l’anthropologie du Droit a pour sa part révélé l’importance de replacer les interrogations sur le Droit, et, par extension, sur les droits de l’homme dans leurs contextes plus larges – économique, social, culturel, politique, mais aussi « mythique ». Pour aborder la question des droits de l’homme en contexte interculturel, il n’est pas suffisant de se livrer à une comparaison visant à constater la discordance ou la concordance de « valeurs culturelles » différentes sur divers points. En effet, tous les contenus culturels ne font sens que par rapport au contenant plus large que constitue leur culture d’origine. À un premier niveau, pour comprendre blocages et effets pervers, ou succès et potentialités des droits de l’homme dans divers contextes culturels, il est indispensable de prendre en compte les matrices culturelles dans lesquelles les droits de l’homme seront absorbés et donc réinterprétés, transformés. À un second niveau, comprendre les différentes perspectives est le prérequis indispensable pour s’engager dans des dialogues permettant de faire émerger des horizons d’action qui peuvent être investis et partagés par tous, et qui peuvent dépasser le cadre actuel des droits de l’homme.

Le dialogue dialogal[12] et l’herméneutique diatopique, qui lui est corollaire, proposés par Raimon Panikkar à partir de sa quête du dialogue interreligieux et interculturel (surtout entre christianisme, hindouisme, bouddhisme et sécularisme) fournissent la base épistémologique d’une telle approche. Pour résumer l’oeuvre d’une vie en quelques lignes, il s’agit selon Panikkar de compléter la méthode du dialogue dialectique informant la majorité de la construction de nos savoirs par un dialogue dialogal (Panikkar 1984a). Dans le premier, il s’agit d’éclairer une question donnée, un objet de connaissance, par les Lumières de la Raison[13], le logos, en considérant que deux têtes pensent mieux qu’une : on débat avant tout pour éliminer des incohérences et s’approcher ainsi de la « vérité » qui s’imposera alors uniformément à tous les interlocuteurs. Dans le second, il s’agit de réorienter l’entreprise vers un dialogue entre sujets : l’accent est déplacé de ce dont on parle vers ceux qui parlent. Quels sont les horizons implicites de sens, ces « choses auxquelles nous croyons tellement que nous ne croyons pas que nous y croyons »[14], les mythoi qui informent nos constructions conscientes du réel? Où s’inscrivent les partenaires au dialogue? D’où parlent-ils : quel est leur topos? Et comment comprendre les constructions d’un topos à partir d’un autre et effectuer des traductions entre topoi différents? Ainsi, dans le cas des droits de l’homme, poser la question si d’autres les connaissent ne mène pas très loin et souffre d’un grave péché d’ethnocentrisme : il faut plutôt s’intéresser à ce qui dans une culture donnée joue un rôle fonctionnellement équivalent aux droits de l’homme et établir un dialogue, nécessitant moult traductions réciproques. C’est ainsi qu’on pourra dégager ce que Panikkar appelle des équivalents homéomorphes. Il illustre cette démarche dans un article célèbre, « La notion des droits de l’homme est-elle un concept occidental? » (Panikkar 1984b) où il dégage le dharma indien comme équivalent homéomorphe possible aux droits de l’homme… sans oublier de préciser qu’en partant du topos indien du dharma, on tomberait probablement sur la religion comme équivalent homéomorphe européen. Les équivalences ne sont pas symétriques. Toute herméneutique diatopique, ainsi que tout effort de traduction interculturel, corollaire à tout véritable dialogue interculturel, est nécessairement située et s’inscrit dans l’horizon du pluralisme : si nous partageons bien tous un monde, les différentes perspectives que nous portons sur lui et qui sont en partie irréductibles les unes aux autres en font partie[15]. À travers le dialogue dialogal, les partenaires du dialogue, en découvrant l’autre, dévoilent aussi leurs propres mythes, leurs propres horizons invisibles de sens, et s’inscrivent ainsi dans un nouveau mythe forcément plus pluraliste et interculturel. Pour reprendre l’exemple du dharma, Panikkar remarque que, outre une possible traduction de « droits de l’homme »,

Nous pouvons par exemple traduire « religion » par « dharma », sans pour autant traduire « dharma » par religion. « Dharma » signifie également devoir, éthique, élément, observance, force, ordre, vertu, loi, justice, et a même été traduit par réalité. Mais le mot « religion » peut signifier aussi sampradâya, karma, jati, bhakti, mârga, pûjâ, daivakarma, nimayaparam, punyasila… Chaque culture est un monde.

Panikkar 1998 : 104

Aborder le monde à travers une culture des droits de l’homme ou d’une culture de dharma nous le fera percevoir fort différemment. Pour l’anthropologue du Droit, trois enjeux se présentent : premièrement, comprendre et traduire au mieux pour sa communauté épistémologique « l’univers mental autre », ce qui relève dans ma terminologie du pôle de l’altérité ; deuxièmement, comprendre les interactions dans une situation donnée entre ces univers mentaux en lien avec les pratiques effectives des acteurs, ce qui relève de la complexité ; et aborder la question de l’in-between ou « entre-deux » (qui peut aussi être un « entre-multiple ») et ne se laisse réduire à aucun des horizons de sens en relation, ce qui relève de l’interculturalité.

Une réponse, parmi d’autres, au premier enjeu est la théorie des archétypes juridiques proposée par Michel Alliot dans sa tentative d’élaboration d’une science non-ethnocentrique du Droit (Alliot 1983), développée et approfondie par des auteurs tels qu’Étienne Le Roy (1999) et moi-même (Eberhard 2006)[16]. En travaillant sur la question de l’échec des transferts institutionnels français vers ses anciennes colonies, Alliot en vint progressivement à la prise de conscience que ce qui posait problème n’était pas uniquement le contenu des droits (par exemple le fait d’imposer la monogamie dans des sociétés connaissant la polygamie), mais la manière même de penser le Droit – dont le droit étatique, « à l’occidentale » n’est qu’une version possible – et plus profondément encore la vision du monde qui donne forme et sens à ce dernier. Il fallait donc proposer une définition phénoménologique de la « juridicité » qui s’émancipe de sa référence au modèle européen, présupposé universel[17]. Sans la nommer ainsi, Alliot s’engagea dans une herméneutique diatopique en lançant le mot d’ordre : « Dis-moi comment tu penses le monde – je te dirai comment tu penses le droit » (Alliot 1989 : 31). Par manque de place, je ne développerai pas ici la théorie des archétypes d’Alliot[18]. Mais pour résumer, Alliot (1983) distingue initialement trois grands archétypes juridiques en comparant les expériences des cultures du Livre (Occident chrétien et Islam) des sociétés traditionnelles africaines et de l’Égypte ancienne et des sociétés confucéennes : respectivement, un archétype de soumission, où le Droit est surtout pensé comme imposition d’une pyramide normative sur la société à travers l’élaboration de normes générales et impersonnelles ; un archétype de différentiation ou d’articulation, où l’organisation du vivre-ensemble repose sur la complémentarité des différences et où est privilégiée une logique de négociation se fondant sur des modèles de conduite et de comportement partagés par le groupe ; et enfin, un archétype d’identification, où l’harmonie sociale est maintenue par une mise en équation avec l’harmonie cosmique à travers l’intériorisation des rites, et fondée sur l’éducation et la valorisation des habitus, des systèmes de dispositions durables des individus[19].

Par ailleurs, si les droits de l’homme nécessitent de repenser le Droit, il ne faut pas oublier de repenser aussi fondamentalement notre vision de « l’Homme », de l’être humain[20]. Cela est d’autant plus important que la culture occidentale, ses sciences et son Droit sont avant tout anthropocentrées. Or, comme le souligne Panikkar (1993), d’autres cultures sont plus cosmocentrées ou théocentrées. Pour reprendre l’exemple de l’Inde, penser le Droit avant tout comme une affaire humaine, ou lui reconnaître des dimensions cosmiques – et ce, dans une cosmologie où non seulement chaque être vit d’innombrables vies mais où les univers eux-mêmes naissent et disparaissent dans des cycles sans fin, mais où chaque vie de la plus insignifiante à la plus puissante joue son rôle dans le maintien de l’ordre cosmique, du dharma – donne accès à des horizons interprétatifs fort différents.

Malgré l’impression de relativisme culturel qui peut paraître se dessiner à travers ces développements, il faut souligner que la démarche comparative inhérente à l’anthropologie du Droit n’a pas seulement permis de cristalliser les différences. Elle a aussi permis de mettre en évidence que si chaque culture valorise différents éléments, on peut néanmoins repérer ces derniers dans toutes les cultures. Ainsi, même des sociétés marquées par l’archétype de soumission et qui valorisent la logique de l’ordre imposé connaissent des ordonnancements négociés et acceptés. De même, les sociétés qui valorisent la négociation connaissent aussi les ordonnancements imposés et acceptés, et celles qui valorisent l’ordre accepté, les ordres imposés et négociés. Dans les termes d’Étienne Le Roy (1999 : 202), le Droit est fondamentalement – au moins – tripode. C’est le montage de ces trois pieds du Droit – découverts à travers la comparaison interculturelle et la cristallisation des idéaux types que constituent les archétypes juridiques – qui varie d’une culture à l’autre… et ce qui est valorisé dans une société peut relever du refoulé ou du honteux dans une autre.

Les travaux de Panikkar font écho à ces analyses en ce qui concerne notre approche de « l’Homme » ou de « l’être humain » : notre situation serait fondamentalement cosmothéandrique (Panikkar 1993)[21]. La réalité est basée sur au moins trois fondements : l’être humain tout d’abord, le monde dans lequel il vit et la dimension de liberté fondamentale, ensuite, et le mystère sous jacent à la vie – qui ne saurait être contenu ou épuisé par les autres fondements et que l’on peut voir autant comme le divin ou comme notre humanité fondamentale –, enfin. Si les diverses cultures valorisent différemment ces aspects, il n’en demeure pas moins que ceux-ci font tous partie de la situation humaine fondamentale.

Il apparaît, au terme de cette courte réflexion sur les droits de l’homme confrontés au défi de l’altérité, que cette confrontation ne doit pas nécessairement être traduite sous la forme d’une critique relativiste. Elle peut contribuer à une « anthropologie critique » des droits de l’homme offrant une meilleure compréhension du « Droit » et de « l’Homme », et ainsi permettre l’enrichissement et l’approfondissement de la tradition des droits de l’homme dans le dialogue avec d’autres cultures de paix (voir par exemple Eberhard 2002a : 325 et sqq.). Néanmoins, dans cette optique, il faut compléter ces approches plus structurales de l’altérité par des approches faisant justice à la complexité des situations.

Les droits de l’homme face au défi de la complexité… et de l’impact de la globalisation

Les droits de l’homme font face au défi d’une double complexité. Tout d’abord, il s’agit de comprendre les mouvements de réappropriation, d’évitement, de traduction, de réinterprétation, de mobilisation, de critique des droits de l’homme entre dynamiques locales et globales (Merry 2006). Il s’agit, en somme, de mettre les droits de l’homme au défi du pragmatisme en suivant l’injonction qu’aime répéter Étienne Le Roy (1999) et qui est le point de départ de son Jeu des lois : « Le Droit (entendu au sens anthropologique du terme) est moins ce qu’en disent les textes que ce qu’en font les acteurs » (voir Le Roy 1999 : 33 pour une formulation légèrement différente). Ceci signifie qu’il faut compléter des approches à caractère plus structuraliste telles que celles développées ci-dessus par des approches plus processuelles, plus dynamiques[22]. Ensuite, se posent de nos jours de façon chaque fois plus criante les questions de l’effacement et du brouillage, à travers les phénomènes de globalisation, qui s’accompagnent du développement des cadres interprétatifs de la « gouvernance » et du « développement durable », des frontières entre « cultures », et entre ce qui était jusqu’alors divisé en « politique », « juridique », « éthique », « environnemental », etc. Cela nous plonge dans un flou qui accentue la complexité des situations, du fait que ce flou ouvre la porte à de nombreuses dimensions qui restaient jusqu’ici cloisonnées.

Ayant déjà largement développé le premier aspect dans d’autres publications en explorant l’application d’une anthropologie dynamique sous forme de « jeu des lois » aux questions des droits de l’homme (Eberhard 2002b, par exemple), j’aimerais me concentrer ici sur l’émergence de la deuxième forme de complexité, liée à l’émergence d’un « plurivers » qui remplace « l’univers »[23], notre cadre de référence habituel, hérité de la modernité.

Certains auteurs diagnostiquent depuis de nombreuses années déjà une transition paradigmatique politique, juridique, scientifique et éthique contemporaine qu’ils appellent « postmoderne » ou « transmoderne » (de Sousa Santos 1995) : les instruments de compréhension de la réalité et d’organisation de nos sociétés héritées de la modernité ne sont plus en phase avec les réalités contemporaines. L’universel se fissure et des approches politico-juridiques portant davantage leur attention au local, aux différences, à la participation des acteurs concernés se développent. Les formes de gouvernement pyramidal, la distinction des rôles rigides entre « gouvernants » et « gouvernés », entre « sachants »/« experts » et « citoyens ordinaires »/« profanes », pour reprendre les « Grands Partages » dégagés par Bruno Latour (1997), ne convainquent plus et sont relayés par des discours et des pratiques « plus participatifs ». Dans le domaine du droit, la pyramide bouge, des réseaux émergent, les choses se complexifient, les frontières deviennent floues, nous disent les théoriciens du droit François Ost et Michel van de Kerchove (2002).

Cependant, même si dans les faits il apparaît clairement que nous vivons de plus en plus dans un plurivers, la globalisation reste encore fondamentalement informée par une vision unitaire de la réalité. Or le plurivers émergeant n’est pas uniquement « postmoderne », ou plural dans le sens d’un éclatement des visions modernes de notre vivre ensemble. Il reflète la prise de conscience qu’il existe d’autres fenêtres que la fenêtre moderne pour regarder le monde. Si l’universalité des problématiques de la globalisation, du développement, de la gouvernance ou des droits de l’homme apparaît comme telle à partir de l’intérieur de la vision occidentale du monde qui la pose comme telle, elle se révèle cependant très relative dès lors qu’on la regarde à partir d’une autre fenêtre culturelle. Le plurivers émergent va ainsi bien au-delà d’un simple « plurivers postmoderne » issu d’une fragmentation de la modernité. Il implique de reconnaître que pour une majorité d’êtres humains probablement, la modernité telle qu’elle est conçue en Occident n’a jamais été, et n’est toujours pas centrale. C’est ce pluralisme profond qui doit se trouver au coeur des interrogations sur une « globalisation » plus interculturelle. Sinon, on se limite au mieux à une approche faisant de la place à l’exotisme sous forme d’autorisation, voire de valorisation d’un « folklore » dans le cadre d’un paradigme dominant de facture occidentale : les cultures se résumeraient uniquement à des ornements ; le politique, le juridique et l’économique, que nous percevons comme étant au coeur de la reproduction des sociétés, seraient par contre le monopole du politique, de l’économique et du juridique tels que nous l’entendons, donc à l’occidentale, et devraient continuer à s’imposer (Vachon 1990).

Cette prise de conscience qui permet de repenser de manière plus pluraliste les approches des droits de l’homme n’en est qu’à ses débuts. Elle est néanmoins favorisée par le contexte discursif politico-juridique contemporain. En effet, les approches en termes de gouvernance, tout en continuant à reconnaître le rôle de l’État, ne le construisent cependant plus que comme un acteur parmi d’autres. Il ne détient plus le monopole de l’organisation du vivre-ensemble à travers son droit, mais doit partager cette tâche avec d’autres acteurs, les stakeholders ou parties prenantes dans le langage de la gouvernance. Le maître mot dans l’élaboration et dans la mise en oeuvre de politiques et même du droit est celui de « participation ». Si ce concept n’est pas sans poser problème (Eberhard 2009b), ce glissement sémantique de l’imposition à la participation ouvre les portes à des mondes jusqu’ici ignorés. Ainsi, les réalités du pluralisme juridique, des « droits vivants » – qui sont au coeur des recherches de l’anthropologie du Droit depuis la création de la discipline et qui informent une « anthropologie critique des droits de l’homme » –, commencent à devenir petit à petit audibles : ce dont elles traitaient, jusqu’à récemment, n’avait en effet pas d’existence légitimée, puisque du fait qu’elles ne relevaient pas du droit étatique, elles n’étaient pas du « droit ».

On commence à pouvoir repenser les droits de l’homme hors du cadre classique où ils apparaissaient comme l’instrument permettant de garantir une vie digne inscrite entre la liberté des individus et la puissance du Léviathan. Si l’on sait depuis longtemps que dans les nombreux contextes où l’État de Droit est plus ou moins défaillant – s’il n’est pas lui-même le principal acteur des violations des droits de l’homme – la participation de la « société civile » et ainsi des acteurs est primordiale pour l’effectivité des politiques juridiques et des déclarations des droits de l’homme. Les notions de « bonne gouvernance », de « participation » et « d’agir responsable » qui deviennent des notions clés structurant les approches de la bonne vie permettent aujourd’hui de traduire cette conscience en modèles d’action se moulant dans une nouvelle éthique, qui, tout en s’inscrivant partiellement dans la continuité de celle proposée par les droits de l’homme, la mène cependant plus loin.

Les droits de l’homme face au défi du pluralisme, de l’interculturalisme… et de la responsabilité

Les développements ci-dessus touchant à la complexité soulignent le fait que les droits de l’homme apparaissent de plus en plus comme seulement un des garants d’une vie digne pour tous les êtres humains. Le temps est peut-être venu, afin qu’ils puissent être considérés, de les dépasser au moins partiellement, et de tenter de dégager, à défaut d’un nouveau Droit, pour le moins une nouvelle éthique de l’agir collectif qui fasse justice aux défis du pluralisme et de l’interculturalisme et inscrive nos responsabilités dans une éthique de la fragilité. Comme le remarque fort pertinemment Vachon :

Il y a au moins deux façons fondamentales d’aborder la question des droits de l’homme et du pluralisme culturel. […] La première, fort courante, consiste à prendre le concept de droits comme un référent transculturel, universel ou universalisable, et de voir comment il est perçu, interprété et vécu de façons différentes selon les peuples et les aires culturelles, en ayant soin de faire ressortir ses variantes. Il s’agit alors d’une relativisation contextuelle. On cherche à comprendre les différentes perspectives que l’Asie, l’Afrique, l’Occident, etc. ont sur la même question. On pourrait appeler cette approche, celle du perspectivisme, ou du droit comparé, et à la limite du pluralisme juridique. […] Il faut noter que cette approche, aussi utile qu’elle soit, ne se pose généralement pas la question, à savoir si certaines des autres cultures étudiées n’auraient pas une base autre que celle des droits et de la justice, sur laquelle elles fondent ultimement la dignité humaine et à partir de laquelle elles organisent l’ordre social. Elle court donc le risque d’ignorer totalement l’existence de notions toutes autres de la « bonne vie » et de l’ordre social – mais qui pourraient être aussi valables et importantes que celles des droits et de la justice. Bien plus, elle peut facilement tomber dans le préjugé que les droits sont un concept et un impératif moral universel, c’est-à-dire a-culturel, et transcendant la pluralité des cultures ; une sorte d’absolu auquel personne ne saurait déroger. De là à dire que tous les peuples devraient baser leur dignité et l’ordre social d’abord sur la notion de droits et de justice, il n’y a qu’un pas. Et il est souvent franchi malheureusement. On a beau se défendre en disant que chaque peuple et chaque culture vit ou doit vivre les droits de l’Homme différemment, selon des variantes contextuelles, il reste qu’on peut glisser dans une curieuse forme de nouvel impérialisme : celui de la justice et des droits ; on peut réduire la dignité humaine à cette fenêtre que l’on a sur elle : la notion de droit et de justice.

Vachon 2003 : 19-20

Poser la question des droits de l’homme dans le dialogue interculturel doit s’accompagner aujourd’hui d’une interrogation plus large sur l’organisation d’un vivre ensemble responsable, reposant sur une épistémologie de la fragilité. Je comprends celle-ci non pas au sens négatif du terme, mais comme la reconnaissance du fait que, d’une part, la vie humaine et notre planète sont fragiles et qu’il faut en prendre acte, non pas comme une tare, mais comme la condition même de notre ouverture à nous-mêmes, aux autres, au monde et à d’autres possibles, et que d’autre part, toutes les cultures sont incomplètes et ont intérêt, comme cela a toujours été le cas, à s’enrichir mutuellement pour répondre aux défis collectifs contemporains (voir Eberhard 2006 : 155 et sqq. ; Eberhard 2008a). C’est là la base d’une éthique de la responsabilité fondée sur l’idée d’un processus continu d’interpellations et de réponses à ces interpellations (voir la racine latine du mot, respondere) pour la mise en forme de notre vivre-ensemble.

Dans cette optique, la pluralisation de la problématique des droits de l’homme ne tient pas uniquement à sa rencontre avec le pôle de l’altérité, mais aussi avec celui de la complexité et de l’interculturalité contemporaines qui pour penser le Droit nous obligent à nous émanciper du Droit, même compris au sens anthropologique du terme. Pour reprendre l’injonction de Vachon, afin d’aborder la question des droits de l’homme dans le dialogue des cultures : « L’anthropologie juridique ne saurait être que juridique. Elle se doit d’être aussi philosophique et métaphysique » (Vachon 2000 : 9). Cela implique au minimum, d’un point de vue occidental, de compléter nos réflexions en termes de « droits » par une réflexion en termes de « responsabilités » et de reconnaître que d’autres cultures doivent mener en leur sein un travail similaire de réinterprétation culturelle dans un dialogue interculturel permanent dont « l’Occident » et ses concepts de droit, de droits de l’homme, de gouvernance, etc., ne devraient, malgré leur caractère hégémonique actuel, constituer qu’un pôle parmi d’autres. Une telle démarche permettrait de se poser plus fondamentalement la question de la « dignité humaine » dans le rapport de l’Homme à lui-même, aux autres et au monde et ouvrirait ainsi plus largement le dialogue interculturel, non pas seulement sur les réponses à apporter au défi d’une universalisation des droits de l’homme confrontés à l’interculturalité, mais aussi sur les questions même qu’il s’agit de poser collectivement et qui émergent dans la rencontre interculturelle. On soulignera que cette intuition n’est pas uniquement intellectuelle. Des acteurs de la société civile se mobilisent depuis de nombreuses années pour dégager des bases « pour un monde responsable, pluriel et solidaire », comme en témoigne l’alliance qui porte ce nom[24]. Et la réflexion académique sur les enjeux juridiques contemporains ne reste pas sourde à ces préoccupations.

Illustrons ces assertions par deux exemples de démarches qui se développent actuellement tant au niveau pratique que théorique[25]. Au niveau pratique, outre ces nombreux chantiers et projets, L’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire avance l’agenda d’une Charte des responsabilités humaines qui serait un troisième pilier de la gouvernance mondiale. Cette initiative repose sur le diagnostic selon lequel :

Actuellement, la vie internationale repose sur deux piliers : la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, centrée sur la dignité des individus et la défense de leurs droits, et la Charte des Nations Unies, centrée sur la paix et le développement. Ces deux piliers, par le cadre qu’ils ont créé, ont permis un progrès indiscutable dans l’organisation des relations internationales. Mais, au cours des cinquante dernières années, le monde a connu des changements radicaux. Pour faire face aux grands défis du 21ème siècle, il est nécessaire et urgent d’élaborer un nouveau pacte social entre les êtres humains pour fonder leur partenariat en vue d’assurer la survie de l’humanité et de la planète. Un tel pacte devrait prendre la forme d’une Charte adoptée par des citoyens du monde entier et, plus tard, par les institutions internationales.

Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire[26]

À cette interpellation de la société civile, répondent des dynamiques de recherche académique. Ainsi, on notera au niveau théorique des dynamiques de recherche collectives interdisciplinaires menées récemment aux Facultés universitaires Saint Louis à Bruxelles dont l’une portait sur les droits de l’homme, et l’autre sur la problématique « Droit, gouvernance et développement durable » en général. Les deux recherches ont en commun de se cristalliser autour de la notion de responsabilité, la première ayant abouti en 2005 à un ouvrage collectif intitulé La responsabilité, face cachée des droits de l’homme (Dumont et al. 2005) et la seconde sur une publication intitulée Traduire nos responsabilités planétaires. Recomposer nos paysages juridiques (Eberhard 2008a).

Les évolutions récentes en théorie du Droit (compris, au sens large, de manière interdisciplinaire et incluant l’anthropologie du Droit), en faisant écho aux évolutions des pratiques, sans balayer l’importance des droits subjectifs, s’acheminent donc vers une reconnaissance de l’importance d’une réflexion sur les responsabilités. Elles préparent ainsi une ouverture plus profonde au dialogue avec des cultures juridiques non-occidentales qui se structurent généralement autour de notions plus proches des « devoirs » ou des « responsabilités » que des « droits ». Les fondements mêmes du dialogue interculturel sur les droits de l’homme se trouvent ainsi pluralisés par l’irruption de la responsabilité et permettent l’émancipation de la réflexion de lectures purement positivistes en pointant vers l’horizon éthique de la dignité de l’Homme. Pour François Ost, la dignité opère :

[C]omme le transcendantal, la condition de possibilité, et de la responsabilité et du droit. […] Au rebours de la défiance qu’il est de bon ton d’affecter, dans le monde des juristes, à l’égard d’une notion jugée vague et « fourre-tout », la dignité apparaît comme le métaprincipe où viennent se rejoindre et se féconder mutuellement les droits et les responsabilités : des droits qui, sans responsabilité, seraient entraînés dans la spirale de l’individualisme solipsiste et empêtrés dans des conflits indécidables, des responsabilités qui, sans droits correspondants, feraient de l’homme l’otage d’une contrainte externe et aliénante.

Ost 2005 : 41

La reconnaissance que même en Occident la responsabilité constitue la face cachée des droits de l’homme (Dumont et al. 2005) ouvre des horizons éthiques et pratiques importants ; et ce d’autant plus que l’on observe les transformations récentes de ses approches qui se tournent de plus en plus vers le futur, vers une « responsabilité projet » ou « responsabilité prospective »[27]. Ainsi que le résument Ost et van Drooghenbroeck :

En ce qui concerne l’inscription temporelle de la responsabilité, le droit a privilégié jusqu’ici sa dimension en quelque sorte « passéiste » : il s’agissait, pour l’essentiel, par le biais de procédures institutionnalisées, d’identifier l’auteur d’une faute (ou d’un dommage) passée, de lui en imputer la responsabilité et, le cas échéant, de lui infliger une peine ou une obligation de réparation. Mais […] cette conception répressive et passéiste de la responsabilité n’en épuise pas le sens, comme cela apparaît notamment au regard des grands défis écologiques ou démographiques qu’affronte l’humanité aujourd’hui. Se fait alors valoir une conception plus mobilisatrice de la responsabilité orientée cette fois vers le futur : être responsable s’entend alors […] de la situation de celui qui, indépendamment de toute idée de faute, assume une charge, prend sur lui une mission […] On sait comment, en droit de l’environnement par exemple, cette responsabilité orientée vers le futur se prolonge par les principes de prévention et de précaution, mais aussi par tout un faisceau de droits procéduraux de participation (information, concertation, recours) […].

Ost et van Drooghenbroeck 2004 : 110-111

Se dessine ainsi un champ nouveau pour la réflexion sur les droits de l’homme. La gouvernance les émancipe de leur approche strictement juridique et permet de les réinscrire dans une réflexion plus vaste sur une vie collective responsable. La réflexion sur la responsabilité permet à son tour d’approfondir le dialogue interculturel sur la « bonne vie » dont les droits de l’homme sont l’une des expressions culturelles possible[28]. En s’inspirant de l’intuition cosmothéandrique de Panikkar (1993), on peut se demander si ce ne serait pas par la déclinaison cosmothéandrique des responsabilités humaines que se trouveront enrichies et approfondies dans les années à venir les approches des droits de l’homme. En suivant cette intuition, on pourrait décliner les défis contemporains comme une relecture nouvelle de notre « participation à la vie » à trois niveaux impliquant une triple refonte de notre « être au monde » qui entraînerait une redéfinition « cosmothéandrique » de nos responsabilités : en premier lieu, la refonte de notre lien entre humains : c’est la question du renouvellement des modalités de participation dans la vie sociale et d’une redéfinition de notre responsabilité sociale ; en deuxième lieu, la refonte de notre lien avec l’environnement : c’est le défi d’une nouvelle relation à notre monde, à notre écosystème et d’une redéfinition de notre responsabilité environnementale ; et enfin, la refonte de notre rapport au temps et au « mystère » : ce sont les enjeux de la participation dans le rythme de la vie et d’une redéfinition de notre responsabilité humaine[29].

Cette approche cosmothéandrique de nos responsabilités, qu’il s’agira de faire émerger dans le dialogue des cultures, et à laquelle l’anthropologie du Droit peut apporter sa contribution, pourrait se révéler, du point de vue occidental, une voie possible pour compléter la tradition des droits de l’homme et l’émanciper des dichotomies entre universalisme et relativisme, entre théories et pratiques, entre droits et responsabilités, et entre droit et non-droit. Ce serait alors un pas vers des approches plus pluralistes, plus pragmatiques et plus responsables de nos droits contemporains. Mais ce n’est pas une mince affaire. L’horizon émergent du pluralisme pose de nouvelles et vertigineuses questions. L’interpénétration croissante des cultures dans le monde globalisé contemporain que décrit bien d’Arjun Appadurai (2001) fait que de plus en plus d’êtres humains sont marqués par un télescopage des mondes imaginés, ces « multiples mondes constitués par les imaginaires historiquement situés de personnes et de groupes dispersés sur toute la planète » (Appadurai 2001 : 69). En d’autres mots, pour emprunter la terminologie forgée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), nous vivons tous, et de plus en plus, dans une « pluralité de mondes » qui de surcroît s’enracinent plus souvent qu’avant dans des matrices fondamentales différentes. Nous avons la capacité de nous mouvoir entre eux, de passer de l’un à l’autre – ce qui implique une capacité de sauter d’un univers de sens à un autre, entre lesquels il n’y a pas forcément de continuité. Si le mythe du pluralisme présenté par Panikkar (1990) semblait se situer à un niveau plus collectif, la situation contemporaine inscrit les défis du pluralisme au coeur d’un nombre croissant d’acteurs et d’enjeux qui nous obligent à nous interroger sur les conditions d’un pluralisme responsable. Au niveau collectif, le défi consiste à dégager des modalités pour arriver :

[À] des accords justifiables sous la contrainte d’une pluralité des principes d’accord disponibles, sans échapper à la difficulté en admettant un relativisme des valeurs et en attribuant ces principes à des personnes ou groupes de personnes les possédant en propre, sans sacrifier à l’exigence d’un horizon de partage.

Boltanski et Thévenot 1991 : 266

Au niveau individuel, il s’agit de prendre conscience que tout dialogue interculturel est fondamentalement intraculturel : le dialogue ne prend tout son sens que s’il n’est pas qu’un jeu intellectuel, mais qu’il émerge d’une problématique pluraliste existentielle. Dans les termes de Panikkar, tout dialogue religieux, et par extension interculturel, se doit d’être aussi intrapersonnel, intrareligieux et intraculturel (Panikkar 1978).

Nous redécouvrons ainsi une nouvelle fois notre fragilité humaine, tant au niveau individuel que collectif. Les droits de l’homme apportaient une réponse, datée, à la prise de conscience de cette fragilité qui mettait l’accent sur la Raison et sa portée universelle. Aujourd’hui, dans un contexte marqué par « le mythe émergent du pluralisme et de l’interculturalisme de la réalité » (Vachon 1997), il s’agit d’inventer de nouveaux possibles sans renier ni les acquis de la Raison, ni les apports de l’universalisme des droits de l’homme. Il s’agira toutefois de réinterpréter cet héritage en l’ouvrant à un dialogue interculturel avec la diversité de nos mythoi en évitant de tomber dans le ghetto des particularismes, et en encourageant une éthique du partage et d’un vivre ensemble responsable. Il est clair que cette entreprise de réinterprétation et de réinvention des droits de l’homme suivra des parcours différents dans les pays d’où elle origine, de ceux dans les pays qui les auront importés. D’un point de vue occidental, l’éthique émergente pourrait se fonder sur la reconnaissance simultanée de notre fragilité individuelle et collective et de notre capacité d’agir individuelle et collective, et permettrait de dégager un horizon d’action pluraliste pour un vivre-ensemble responsable, respectueux de nous-mêmes, des autres et de notre planète.