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Lorsque nous nous sommes intéressés aux médicaments en tant qu’objets sociaux et culturels, c’était surtout en raison de la popularité des produits de fabrication industrielle. Sjaak van der Geest a d’abord été attiré par l’étude des médicaments pharmaceutiques lorsqu’il faisait une étude de terrain sur les relations sexuelles et le contrôle des naissances dans une ville rurale du Ghana. Lors de cette recherche, il apprit que les jeunes utilisaient une seule et même médecine pour prévenir une grossesse et pour l’interrompre. Même les étudiants de l’université y recouraient à des fins identiques, et parallèlement, les médecins et autres professionnels de la santé n’en avaient jamais entendu parler. Cette médecine était en vente dans toutes les pharmacies que van der Geest avait visitées à Accra ainsi que dans d’autres villes et villages ; en réalité, il s’agissait d’un laxatif fabriqué par une compagnie de Détroit. Le fait que ce produit soit devenu le contraceptif le plus populaire parmi la jeunesse ghanéenne demeure un mystère.

Si la popularité et la vaste utilisation de médecines d’origine étrangère à l’insu du milieu médical, et donc hors de son contrôle, ne faisaient qu’intriguer le chercheur, ce phénomène revêtait une importance vitale pour les utilisateurs. Van der Geest remarqua alors que l’on trouvait des médicaments pharmaceutiques partout : dans les magasins, les marchés, les petits kiosques et les maisons privées. Certains étaient relativement inoffensifs, mais d’autres relevaient de prescriptions médicales et présentaient un danger potentiel.

Quelques années plus tard, van der Geest entama sa recherche sur la distribution et l’utilisation des médicaments pharmaceutiques au Cameroun. Il s’intéressait surtout à la croissance florissante du marché informel de ces médicaments, et il réalisa très tôt que ce marché s’étendait jusqu’aux salles de consultation des centres de santé et des hôpitaux (van der Geest 1982, 1987, 1988).

La piste dégagée par Alland (1979) en Côte-d’Ivoire fit rebondir sa recherche. Alland remarquait que les médecins et les professionnels de la santé étaient perçus comme des « accessoires non nécessaires » pour l’utilisation des médicaments. Si les médecins et les infirmières détenaient les clefs des pharmacies et des armoires de médicaments, leur aide était nécessaire, mais si on pouvait se passer d’eux, c’était encore mieux et cela permettait de gagner du temps et de l’argent. Cette attitude envers les professionnels de la santé expliquait donc clairement la grande demande de médicaments pharmaceutiques hors des réseaux formels.

Quelques années après son retour du Cameroun, il participa à une recherche anthropologique de sa collègue Anita Hardon sur l’utilisation « rationnelle » de l’automédication dans deux bidonvilles de la capitale des Philippines. Elle décrivait la façon dont les gens conjuraient la précarité sanitaire et économique par le recours aux médicaments. Leur popularité dépassait encore celle qu’il avait constatée au Cameroun. Ils étaient en vente dans les commerces de quartiers et activement promus à la télévision (Hardon 1991).

De son côté, Susan Whyte, qui effectuait une recherche sur la religion en Ouganda dans les années soixante-dix, découvrit que les médecines de provenance étrangère constituaient une sorte d’alternative aux traitements rituels de la malchance ou du malheur qu’elle étudiait alors. Elle était frappée par la façon dont les gens attribuaient un pouvoir spécial à des médecines de l’île de Pemba (Océan indien), à des amulettes façonnées à partir de cartouches recyclables et de boîtes en aluminium et même au redoutable batri, soi-disant extrait de piles importées utilisées dans les lampes de poche et les radios. Elle remarqua aussi l’existence d’une autre catégorie de spécialistes de médecine étrangère, des praticiens informels d’injections qui administraient clandestinement de la pénicilline à leurs voisins pour gagner un peu d’argent.

En y retournant deux décennies plus tard, elle constata l’essor commercial des médicaments « européens », même dans les campagnes. Les médicaments pharmaceutiques étaient devenus des médecines traditionnelles. Elle explora le commerce florissant des pilules, des capsules, des ampoules de médicaments injectables et par la suite trouva des résultats très similaires à ceux de van der Geest et Hardon en ce qui concerne les conditions de distribution et d’utilisation de médicaments, ainsi que leur très grande appréciation (voir par exemple Whyte 1982, 1988, 1992).

Nous participions tous deux à d’autres projets de recherche sur les médicaments[2] qui confirmèrent largement la popularité des médicaments pharmaceutiques occidentaux dans des sociétés pour la plupart non occidentales. En même temps, cependant, nous en sommes venus à percevoir l’existence d’une opinion contraire, d’une attitude plus sceptique et réticente vis-à-vis des médicaments. En explorant la littérature sur les vécus sociaux en matière de médicaments (Whyte, van der Geest et Hardon 2002) dans tous les pays du monde, nous en sommes arrivés à cerner un certain scepticisme à l’égard des médicaments, qui exprime une sorte de politique médicinale, définie en termes de catégories individuelles et culturelles.

Cette étude examine les raisons pour lesquelles les médicaments connaissent un engouement mondial ; elle montre ensuite que plusieurs de ces facteurs peuvent nous aider à comprendre, inversement, la réticence à les utiliser dans certains cas. Popularité et scepticisme semblent être dialectiquement liés, comme le suggère une vue d’ensemble de la pratique pharmaceutique aux États-Unis, le pays où le taux de consommation de médicaments est le plus élevé au monde et où s’expriment de violentes critiques contre les médicaments pharmaceutiques (Vuckovic et Nichter 1997).

La popularité

Whenever I feel an illness has come, I take antibiotics and Liv 52 for one or two days and I am protected. Whenever I feel weakness I take tonic and when I cannot sleep I take Calmpose and Gastrogin. I have done this for five years and have no need for any doctor. It is cheap and the best way to stay healthy. (Le propriétaire d’une pharmacie à Bangalore, Inde)

Nichter et Nichter 1996 : 271

Lorsque nous parlons de « popularité », nous le disons du point de vue du consommateur. Mais bien sûr, les médicaments sont aussi populaires auprès des manufacturiers, des détaillants et des médecins. Pour les deux premiers groupes en effet, les médicaments sont lucratifs, et pour les médecins leur attrait s’explique du fait qu’ils permettent d’être de « bons docteurs » (en distribuant des médicaments) tout en écourtant la consultation (par une prescription qui sanctionne la fin de la rencontre).

Tenter de séparer le point de vue du consommateur des intérêts de l’industrie, des pharmaciens et des prescripteurs demeure un acte délicat et superficiel. Ils bénéficient tous, et l’industrie en particulier, de l’engouement pour les médicaments pharmaceutiques, et ils élaborent tous des stratégies pour développer cette popularité. Plusieurs études ont démontré comment les compagnies pharmaceutiques sont capables d’influencer l’opinion publique ainsi que les pratiques professionnelles. Vendeurs, publicités et prospectus subjectifs et tendancieux sont les tactiques les plus courantes. Le clientélisme et les groupes de pression ainsi que les « incitations » rivalisent pour garder le marché ouvert et éviter des politiques qui pourraient limiter la vente lucrative de médicaments[3]. Nous devons garder à l’esprit que la popularité des médicaments, en tant que caractéristique culturelle, n’existe pas abstraitement dans un vide commercial et politique.

Forts de cette mise en garde, nous allons maintenant limiter notre discussion aux opinions des patients et autres consommateurs : nous discernons cinq sphères de la popularité des médicaments : l’expérience pratique, la « tangibi-lité », la xénophilie, l’échange symbolique et son potentiel d’empowerment.

Expérience pratique

Avant de passer à des analyses abstraites, nous devons porter attention à des questions plus ordinaires : le sens commun et l’expérience pratique. Lorsqu’on demande aux personnes pourquoi ils ou elles préfèrent les médicaments modernes, la réponse la plus courante est claire, presque tautologique : parce qu’ils fonctionnent! Les antibiotiques en particulier ont contribué à la popularité des médicaments. Ils ont accompli des miracles qui n’avaient jamais été attestés auparavant et ont confirmé leur appellation de « boules magiques » [Magic Bullets]. Des études historiques indiquent que le succès des antibiotiques pour guérir les maladies contagieuses en Afrique, en Asie et en Amérique Latine a beaucoup facilité l’acceptation rapide de la biomédecine et particulièrement des médicaments pharmaceutiques.

L’historien John Iliffe cite un médecin missionnaire en Afrique de l’Est qui écrit ceci en 1950 :

« Nous partageons avec le reste du monde médical le grand privilège de traiter des patients avec les plus récents médicaments, spécialement les sulfamides et la pénicilline […]. Maintenant nous avons des outils capables de guérir la plupart des cas de septicémie et de pneumonie. Les Africains sont prompts à apprécier ces progrès ». Effectivement, ils l’étaient. Ils le manifestèrent notamment en augmentant leur fréquentation des unités médicales modernes pendant les années cinquante.

Iliffe 1998 : 133-134

La rapide guérison obtenue par les antibiotiques, à une époque où la résistance n’existait pas encore, a convaincu le public en général de la supériorité des médicaments occidentaux et a beaucoup contribué à leur succès. Comme leur disponibilité augmentait dans les centres de santé officiels, dans les commerces et chez les vendeurs individuels, ils devinrent une sorte de médecine populaire pour laquelle presque tout le monde avait acquis une expérience de première main. Mais ce n’était pas tout.

« Tangibilité »

L’aspect concret et pratique des médicaments répond à ce que Cassell (1976) a déjà appelé la « réalité de la maladie ». En tant que substances tangibles qui peuvent être avalées ou appliquées à une partie précise du corps, les médicaments aident à capter les expériences subjectives – se sentir malade – et à les transformer en expériences plus objectives. Les substances du monde matériel transforment les sensations insaisissables de douleur et de malaise en phénomène réel et facilitent l’explication, la communication et l’action thérapeutique.

Dans une publication antérieure (van der Geest et Whyte 1989) nous avons appelé ce pouvoir symbolique le « charme » des médicaments. Tout comme des métaphores et des métonymies, les artefacts médicinaux agissent utilement et concrètement sur une personne souffrante : les vitamines sont perçues comme des suppléments pour combler les carences du système métabolique, rétablissant ainsi la condition physique normale. Les diurétiques encouragent l’excrétion de l’eau et des électrolytes par les reins. L’insuline réduit la concentration du sucre dans le sang. Les antibiotiques et les substances micro-organiques détruisent ou empêchent la croissance d’autres espèces de micro-organismes[4]. Partout les faits donnent le ton.

Le pouvoir explicatif des médicaments repose sur le fait qu’ils aident les patients (et leur environnement) à repérer et à comprendre intellectuellement la maladie et ses causes. Ils affectent la communication en ce que l’on peut déduire la maladie de quelqu’un à partir de son traitement. Cela peut même déboucher sur une légitimation, puisque la prescription d’un médicament « confirme » la maladie et justifie le comportement du patient. D’ailleurs, la disponibilité même des médicaments invite à une action sous forme d’intervention médicale. La technologie médicinale représente ainsi le coeur du traitement.

On pourrait dire que les médicaments possèdent une qualité curative intrinsèque (par leur efficacité concrète) et que par conséquent, ils ont une tendance naturelle à attirer les patients et les guérisseurs. Cette qualité intrinsèque s’applique à toutes les substances médicinales, incluant les herbes, les amulettes, ainsi que d’autres médicaments non biomédicaux. Un bon exemple en est les médicaments (umuthi ; pluriel : imithi) qu’utilise le peuple zulu en Afrique du Sud pour repousser ou éviter les signes de maladies (umkhondo) qu’ils sont susceptibles de contracter sur leur chemin (Ngubane 1977). Les produits occidentaux, cependant, ont des « charmes » spéciaux.

Xénophilie

De même que l’ethnocentrisme est universel, il est courant de croire qu’ailleurs, au loin, existe un savoir extraordinaire. Les pouvoirs surnaturels (ou plutôt métaculturels) résident hors du domaine du familier, c’est pourquoi l’origine exotique des médicaments est facilement perçue comme une promesse de supériorité.

Une publicité télévisée aux Philippines illustre très bien la manière dont le rapport d’un médicament à une autre culture est souligné pour mettre en valeur son « attrait » ; elle porte sur Alvedon, une marque de paracétamol fabriquée par Astra (compagnie suédoise). Les images montrent un médecin suédois manipulant le médicament pendant que le narrateur explique qu’Alvedon est un produit issu de « la technologie suédoise », celle-là même qui a fabriqué la Volvo. Suivent des images du champion de tennis Björn Borg et de la cérémonie du prix Nobel à Stockholm (Michael Tan, communication personnelle, 1994).

C’est dans ce contexte des liens métonymiques des médicaments que nous pouvons aussi comprendre l’importance primordiale de l’apparence et de l’emballage. La forme immédiate et visuelle d’un produit médicinal a le potentiel d’établir de tels liens. L’attrait particulier des médicaments occidentaux « high tech », tels que les injections et les capsules, vient du fait qu’ils sont manifestement des produits de la technologie de pointe. Il faut ajouter que le pouvoir et le prestige renforcent la domination politique et économique. Une capsule est une forme de technologie occidentale avec tout ce que cela implique comme potentialités et comme pouvoirs. Bode (1998, 2002) et Afdhal et Welsh (1988) ont déjà montré comment cette aura de la technologie occidentale a aussi été adoptée dans la fabrication et l’emballage des médicaments ayurvédiques ou unani et du jamu indonésien.

Échanges symboliques

Les médicaments se prêtent particulièrement à des échanges significatifs. Ils facilitent, façonnent et renforcent les relations sociales, car ils expriment et confirment l’amitié, le dévouement et la sollicitude, particulièrement dans la rencontre entre un patient et son médecin.

Les médicaments attestent l’empathie du médecin, et inversement, celle-ci renforce le pouvoir thérapeutique des médicaments, comme le démontrent Nichter et Nordstrom (1989) au Sri Lanka. Les effets positifs d’un médicament dépendent finalement de la personne qui prescrit l’ordonnance : « Les médicaments sont imprégnés des qualités et des intentions du donneur » (ibid. : 379). Les auteurs introduisent le concept de Behet Aharawa (« Médicament qui Répond ») ; un médicament « répond » (est efficace) lorsque le médecin qui le prescrit est compatissant envers le patient. Le médicament devient ainsi le médiateur entre les deux personnes. Lors d’une maladie, le patient cherchera un médecin qui est sensible aux particularités de ses conditions physiques et sociales, donc un médecin qui dispose d’afgunaya pour le patient, c’est-à-dire du don de guérison (ibid. : 377). Les auteurs traduisent ce concept par le « pouvoir de la main ». Les patients qui recherchent le « pouvoir de la main » perçoivent les médicaments comme salutaires parce qu’ils proviennent d’une bonne main. Les auteurs citent un intervenant qui insiste sur le fait qu’un médicament peut être efficace dans un cas, mais inefficace dans l’autre : « You see, even though it is the same medicine, it answers better if it is given by a person who has the gift of healing for you » (ibid. : 383).

La prescription et ensuite le médicament sont une extension métonymique du médecin. Il y a, pourrait-on dire, une dose du médecin dans le médicament, car la main curative du médecin atteint le patient à travers la prescription et le médicament. L’ordonnance et le médicament sont la preuve matérielle que le médecin et le patient sont toujours connectés l’un à l’autre, et en même temps, la confiance que le docteur a éveillée chez le patient est matérialisée par l’ordonnance et le médicament.

Lorsque les médicaments sont considérés comme étant l’essence même de la pratique médicale, la prescription est l’élément principal que l’on attend d’un médecin. Ainsi, le refus de prescrire une ordonnance, bien que parfois souhaitable du point de vue biomédical, serait considéré comme une conduite irrationnelle selon les critères culturels locaux. Dans de telles situations, les médecins sont incités à prescrire des ordonnances pour faire plaisir au patient et soigner leur réputation.

Les médicaments expriment et solidifient les relations interpersonnelles en dehors d’un contexte médical. Par exemple, Cosminsky et Scrimshaw (1980) racontent que des bouteilles de solutions intraveineuses de glucose sont offertes en cadeau de mariage au Guatemala ; Tan (1999 : 60) constate que les maris philippins répondent aux besoins de leurs femmes enceintes en leur achetant des vitamines ; Hardon (1990) écrit qu’une mère philippine donne des preuves de sa bonté en achetant des médicaments à ses enfants. Au Ghana, les gens peuvent donner des médicaments comme cadeau à l’occasion d’une naissance – le lait de magnésie est particulièrement populaire (Helga Kleinkowski, communication personnelle, 1986)[5].

Empowerment

La maladie est une période propice à la dépendance et au contrôle social, et elle fournit de ce fait l’occasion de revoir les relations sociales et les conceptions de la personne. De nombreux ethnographes ont déjà montré qu’autour de la maladie, de son explication et de son traitement gravitent les notions d’obligation et de moralité. Les réunions familiales, les confessions, les sacrifices, les rituels d’exorcisme et de prières collectives sont des sortes de thérapies enclavées dans les relations de parenté et de communauté. Dans ces thérapies, les médicaments sont une alternative, un traitement qui peut être appliqué en privé et qui se centre sur le corps individuel (Whyte 1988).

Ces médicaments peuvent ainsi devenir des facteurs d’individualisation dans la mesure où ils permettent à la personne d’échapper à un certain contrôle social ou à son éventuelle sujétion à des forces spirituelles. Dans beaucoup de sociétés du Tiers monde, ce potentiel des médicaments se conjugue avec le processus général d’individualisation lié au changement des structures économiques, de l’éducation scolaire et la création de cultures populaires nationales.

Le fait que les médicaments soient utilisés individuellement et en privé est particulièrement important lorsque la discrétion est de rigueur. Par exemple, ceux qui souffrent de maladies vénériennes préfèrent se guérir par eux-mêmes pour éviter que d’autres ne connaissent leur situation honteuse. Cela explique probablement la grande popularité des antibiotiques, en particulier la Tétracycline.

Il en va de même pour les médicaments destinés à provoquer l’avortement. Dans beaucoup de sociétés, l’avortement est perçu comme une grave atteinte à l’une des valeurs les plus précieuses, la progéniture. Mais le manque de soutien social, l’appauvrissement ou le souhait de terminer des études peuvent contrecarrer la recherche du prestige lié à une grande fertilité. Les femmes utilisent en privé et secrètement les médicaments modernes ainsi que les remèdes traditionnels à base d’herbes ou d’autres substances pour interrompre une grossesse (Browner 1985 ; Sukkary-Stolba 1985 ; Bleek et Asante-Darko 1986 ; Koster 2002). Lorsque celle-ci survient, l’avortement semble la meilleure solution, et les médicaments résolvent ce problème sans l’ingérence des autres.

Par conséquent, les médicaments semblent conférer un pouvoir individuel, car ils diminuent la dépendance envers les praticiens médicaux, les experts spirituels et autres. Le contrôle social exercé par les spécialistes thérapeutes, allant du « chasseur de sorcier » au psychiatre et du prêtre des ancêtres au médecin de famille, peut être contourné, de même que l’influence des aînés de famille, des voisins et des chefs religieux. Alors que la divination, la prière collective, le sacrifice et le service d’orientation placent le patient dans les mains d’autrui, les médicaments lui permettent de prendre en charge sa propre condition.

Détail pratique, les médicaments occidentaux sont aussi appréciés pour le fait qu’on peut les utiliser tels quels. Beaucoup de plantes indigènes ont cet inconvénient qu’il faut les cueillir, souvent en dehors du village, et ensuite les préparer avant de pouvoir les utiliser. Ce processus est long et ne peut se faire dans la discrétion, d’autant que l’on peut dépendre de quelqu’un d’autre pour trouver et préparer une herbe ou une recette. Le fait qu’un médicament soit prêt à l’emploi lui confère une importance croissante, car le temps devient de plus en plus précieux dans la vie individuelle (Sussman 1988 : 208-209).

Scepticisme

I think nature has its own way of mending things in many cases […]. I’m always slightly wary of drugs of any sort really, I mean other than parace-tamol […]. If I don’t feel need to take them, I won’t take them. (Un Londonien dans la quarantaine)

Britten 1996 : 63

Les discours révélant la popularité des médicaments sont émaillés d’expressions de méfiance récurrente, de dénigrement et de résistance. À la différence de ceux qui les acceptent comme des cadeaux précieux, d’autres refusent d’en prendre ou les prennent à contrecoeur. On récuse la façon dont les médicaments sont utilisés comme substitut pour affronter les problèmes quotidiens ; on rejette les substances elles-mêmes du fait qu’elles sont toxiques, non naturelles, agressives et débilitantes pour l’immunité naturelle du corps. Comme par ailleurs les médicaments sont dotés d’avantages non négligeables (voir ci-dessus), nous pensons que ces prises de positions négatives relèvent du politique, puisqu’elles touchent à l’autorité, au contrôle, et à l’opposition. Quelquefois, ces préoccupations s’expriment par des points de vue personnels reflétant des prises de décisions de personnes qui veulent prendre en main leur propre vie et qui apprécient les relations ne passant pas par l’intermédiaire des médicaments. À d’autres occasions, les objections relèvent de langages ou d’expressions culturelles, car les médicaments occidentaux sont comparés, à leur désavantage, aux médecines indigènes, aux vertus de la spiritualité ou de certains styles de vie. Évidemment, ces deux ensembles contradictoires se recoupent empiriquement. Nous les distinguons ici pour la clarté de l’exposé.

La politique personnelle des médicaments

Le manque d’enthousiasme envers les médicaments, dans certains cas, prend racine dans les relations entre patients et médecins et dans les problèmes d’autonomie personnelle. Lors d’une étude sur la « médicalisation » parmi trente patients londoniens, Britten (1996) constate que certains d’entre eux ont décidé de ne pas observer leurs prescriptions. Ils reprochent au médecin de prescrire trop de médicaments et perçoivent son ordonnance comme un prétexte pour écourter la consultation. Ils soulignent aussi qu’ils préfèrent recevoir plus d’attention à leurs problèmes que de médicaments, et indiquent qu’il est difficile de sortir d’une consultation sans ordonnance. D’autres sont satisfaits lorsque le docteur ne prescrit aucun médicament mais leur donne plutôt un conseil personnel sur la façon de résoudre le problème.

Haafkens (1997) confirme la chose : plusieurs personnes interrogées dans une étude sur l’usage de Benzodiazépine (anxiolitique) chez les Néerlandaises font des remarques similaires. Elles sont allées voir le médecin pour parler de leurs problèmes, en espérant qu’il ou elle les écouterait et leur donnerait son avis. Elles s’étonnaient de voir que la réaction du médecin était de leur prescrire de la Benzodiazépine. Verbeek-Heida (1998) constate que les Néerlandaises sont moins dociles qu’auparavant envers les médecins. Elles refusent de plus en plus de prendre des comprimés qui leur sont prescrits sans information pertinente de la part de leur médecin et elles finissent par recourir aux médicaments alternatifs.

Little et al. (2001), dans une étude menée avec 824 patients du Sud de l’Angleterre, relatent que la plupart des femmes souhaitent une bonne entente avec leur médecin. Seul un quart d’entre elles veulent recevoir une prescription, et les patientes plus âgées sont davantage portées à souhaiter une ordonnance. Les mêmes tendances sont observées dans une autre enquête anglaise (Cockburn et Pitt 1997).

La résistance aux médicaments transparaît aussi dans ce qu’on appelle, dans la terminologie médicale, la « non-conformité ». Cette tentative d’affirmation du patient face au contrôle des professionnels de la santé, ou en dehors de lui, devrait être étudiée sous un angle opposé : du point de vue du patient. En effet, la non-conformité provient souvent du scepticisme envers le médecin et ses médicaments.

Dans une étude sur l’utilisation des médicaments chez les épileptiques aux États-Unis, Trostle (1988) a relevé que presque 60 % des 127 adultes sondés ne prenaient pas leurs médications antispasmodiques conformément aux instructions de leur médecin. Certaines personnes arrêtaient d’en prendre pendant plusieurs jours, d’autres cessaient d’en prendre tout court et certaines autres encore changeaient leur dosage. Dans la discussion sur ces données, Trostle part du principe que « pour comprendre la non-conformité comme une série de stratégies, il faut reconnaître qu’au moins certains types de non-conformisme sont intrinsèquement rationnels et logiques » (1988 : 58). En essayant de soigner leur épilepsie, certains ont testé différentes sortes de médicaments et de dosages, ils ont pu constater leurs effets sur leurs crises à différents moments de leur vie quotidienne, et tentaient ainsi de trouver, pour eux-mêmes, la solution la plus adéquate.

Dans une autre étude sur les épileptiques aux États-Unis, Conrad fait remarquer que si les médicaments peuvent augmenter le niveau d’autonomie en faisant cesser les crises, ils sont quand même considérés comme une menace pour l’autonomie : « La médication semble devenir presque symbolique de la dépendance créée par une crise épileptique » (Conrad 1985 : 34). Autrement dit, les médicaments deviennent représentatifs de la maladie et, paradoxalement, nous rappellent ce qu’ils sont censés supprimer. L’épilepsie est une maladie de stigmatisation bien qu’elle ne soit pas apparente. Quatre situations rendent ces malades différents du reste du monde : être victime d’une crise en présence d’autres personnes, faire une demande d’emploi ou souscrire une assurance, ne pas avoir de permis de conduire et consommer des médicaments. Conrad écrit : « Pour certaines personnes, c’est comme si la médication représentait le stigmate de l’épilepsie ». Une personne pensait même que « si elle pouvait arrêter de prendre ses médications, elle ne serait plus épileptique » (ibid : 35).

Van Dongen (1990), qui décrit le rôle des médicaments aux Pays-Bas dans les pavillons psychiatriques pour les patients chroniques, présente une autre sorte de « non-conformité ». Dans une relation ambiguë entre le personnel et les patients, les médicaments remplacent les mots dans la communication (voir aussi Rhodes 1984). Pour certains, ce sont des gages de sollicitude, mais pour d’autres, ce sont des moyens d’oppression. En effet, les médicaments procurent aux membres du personnel le pouvoir de maintenir leur contrôle sur les salles des pavillons et ils inhibent les symptômes dérangeants d’une psychose ou d’une dépression. Un des membres du personnel constate honnêtement : « When we get very difficult clients, we have medicines » (van Dongen 1990 : 42). Certains patients réagissent et refusent d’être contrôlés par des médicaments. Ils se plaignent d’effets secondaires désagréables, physiques, psychologiques et sociaux. Les médicaments deviennent ainsi des substances hostiles, des modes d’oppression, du « poison » et, par réaction, des armes de rébellion (van Dongen 1990).

L’ambiguïté des médicaments – oscillant entre contrôle social oppressif et maîtrise de soi-même – se manifeste notamment dans le principal remède qui traite l’alcoolisme au Danemark, l’Antabuse (ce médicament interfère avec la décomposition de l’alcool dans le corps et cause des effets secondaires désagréables). Les personnes qui luttent contre leurs problèmes d’alcoolisme peuvent choisir de se soumettre à l’Antabuse ; mais d’autres subissent des pressions de la part de la famille, des employés, des autorités judiciaires et du Bien-être social pour suivre le traitement (voir aussi Steffen à paraître). L’Antabuse est dispensé sous stricte surveillance, mais il existe d’innombrables récits de tricheries et de défis qui consistent à boire malgré les effets secondaires. « Antabuse is a reminder, a challenge », indique une des personnes interviewées. En objectivant le contrôle de façon incontournable, l’Antabuse offre l’occasion de tester les limites, de déjouer le système, tout en jaugeant ses propres possibilités. Le médicament soulève ici un enjeu de stratégie personnelle dans les relations avec autrui et avec soi-même.

Ces exemples de non-conformité dépeignent la manière dont les malades peuvent affirmer leur autonomie lorsqu’ils décident de ne pas suivre leur prescription, puisqu’ils estiment que les médicaments et les médecins sont néfastes. Cette stratégie politique personnelle peut être plus ou moins explicitement articulée ; d’ailleurs certaines personnes oublient simplement de prendre leurs médicaments, car elles ne les perçoivent pas comme quelque chose d’important.

Les médicaments et les critiques culturelles

Une autre forme de scepticisme met moins en doute les relations spécifiques et le contrôle, et d’une manière générale, les qualités propres des médicaments (leurs significations, leur provenance, et leurs effets sur le corps). Une politique culturelle sous-jacente se développe qui exprime peut-être une critique de l’industrie pharmaceutique, une opposition à l’influence étrangère ou un malaise dû à l’hégémonie de la haute technologie aliénante. L’enthousiasme pour les « médicaments naturels », la « prévention plutôt que les soins », ou encore la « tradition médicale indigène » est aujourd’hui répandu ; mais ce n’est pas spécifique à notre époque. Les critiques des médicaments provenant de théories non orthodoxes (Gevitz 1993) ou de mouvements religieux ont déjà eu lieu auparavant dans l’histoire.

Le scepticisme envers les médicaments dans les pays industrialisés a connu un élan dans les années soixante-dix, lorsque les critiques de la bioméde-cine se sont amplifiées sous l’influence des publications traitant de pratiques médicales douteuses (Illich 1976 ; Taylor 1978). La création du terme « médicalisation » atteste l’émergence d’une sensibilité aiguë au fait que la biomédecine outrepasse son domaine et s’impose dans de nombreuses questions non médicales. La multiplication des médicaments est l’une des preuves les plus tangibles du processus de « médicalisation ». Illich et Taylor ont passé beaucoup de temps à étudier les conséquences néfastes des prescriptions excessives de médicaments. Plusieurs travaux[6] soulignent non seulement les effets potentiellement iatrogé-niques des médicaments, mais critiquent aussi le caractère commercial de leur production et de leur distribution. Les compagnies pharmaceutiques et les médecins sont accusés de préférer les profits à la santé. L’attitude critique envers les médicaments comme substances dangereuses se voit, par conséquent, renforcée par un autre argument selon lequel les médicaments visent davantage le profit que la thérapie – critique particulièrement mordante pour ce qui concerne la livraison de médicaments coûteux dans les pays en voie de développement (Melrose 1982 ; Muller 1982 ; Silverman et al. 1982).

Dans ses recherches à Londres, Britten (1996) montre que l’aversion pour les médicaments s’explique quelquefois par l’affirmation selon laquelle les médicaments sont artificiels, chimiques et non naturels. Le fait qu’ils aient été fabriqués dans une usine justifie en soi la suspicion. Certaines personnes hésitent à avaler quelque chose qui est fabriqué industriellement. Elles préfèrent les produits naturels tels que les produits homéopathiques :

It’s the chemicals I suppose. […] I just don’t like artificial things, [natural remedies] are not chemically made, like flowers are naturally grown things. I prefer to take those than factory made chemicals. (un informateur)

Britten 1996 : 60

Les médicaments sont décrits comme « étrangers au corps », une « force étrangère » ou qui « s’immisce dans le corps ». Les informateurs de Britten mentionnent plusieurs mécanismes par lesquels les médicaments peuvent avoir des effets néfastes. Les médicaments, par exemple, diminuent la résistance du corps aux infections et aux maladies. Comme le dit l’un deux : « I think antibiotics do actually harm the body in some way [...] maybe it knocks out the [...] body’s ability to create the necessary chemicals or white corpuscles or whatever they are to deal with the situation » (ibid. : 61). Certains déplorent le fait que les médicaments combattent seulement les symptômes et non pas les causes : « You are only dulling the senses that are telling you you’ve got a headache... not actually getting to the root of the problem » (ibid. : 62). D’autres remarquent que les médicaments offrent un traitement uniforme qui ne tient pas compte des problèmes spécifiques de l’individu.

Dans certains pays non occidentaux, la critique s’exprime par une opposition entre les traditions médicinales indigènes et importées, et le produit indigène est parfois associé avec le produit naturel. En Inde, par exemple, le discours oppose le traitement ayurvédique et le traitement allopathique (biomédical). Dans une étude réalisée par Nichter et Nichter (1996), un guérisseur ayurvédique émet une critique qui rappelle les remarques des informateurs de Britten sur les médicaments qui ne sont pas naturels :

They are a good crutch, but if one does not need a crutch this may be a bad thing. One leans on the crutch and does not strengthen the leg, […] one takes medicines and does not strengthen the body. To become dependent on the medicine bottle makes the company strong, but the body remains weak.

Nichter et Nichter 1996 : 211

Dans son travail de recherche sur les médicaments indiens ayurvédiques et unani, Bode (1998, 2002) relate que ces médicaments indigènes sont présentés et promus comme les antipodes des « substances chimiques » de l’Occident. Les médicaments indiens sont naturels et n’entraînent aucun effet secondaire. Ils préservent et rétablissent un équilibre corporel et spirituel en conformité avec les anciennes traditions de vie saine. Les médicaments occidentaux, au contraire, détruisent l’ordre naturel puisqu’ils causent « des allergies inconnues et la perte d’immunité » et témoignent d’une mentalité causaliste selon laquelle à chaque symptôme doit s’appliquer un remède (Bode 2002 : 196).

Les consommateurs sont sceptiques, car les produits biomédicaux ne semblent pas correspondre avec la perception culturelle de la maladie et de la guérison ou parce qu’ils doutent et s’inquiètent de leurs effets. Lorsqu’ils comparent les médicaments biomédicaux aux cosmologies médicales locales, les gens écartent certains types de médicaments, car ils sont perçus comme trop forts et agressifs pour certains patients. D’après Nichter et Nichter (1996 : 213), les villageois dans le Sud-Ouest de l’Inde considèrent que les médicaments « anglais » (ou « allopathie ») sont puissants mais dangereux. Si les médicaments ayurdéviques sont censés maintenir et restaurer un équilibre, les médicaments anglais risquent de « déséquilibrer » et de créer des effets secondaires néfastes.

Certaines femmes enceintes préfèrent éviter des injections parce qu’elles craignent que le médicament ne nuise au foetus ou ne cause un avortement. Elles peuvent aussi rejeter les pilules, car elles pensent que ces dernières sont difficiles à digérer et demeurent dans le corps en partageant le même espace que le foetus pour un certain temps, ce qui risque de causer plus de problèmes. Les femmes enceintes, par conséquent, choisissent plutôt les médicaments sous forme liquide.

Les femmes du Sri Lanka sont particulièrement critiques à l’égard des contraceptifs « anglais ». Comme elle augmente la température corporelle, la pilule, disent-elles, brûle leur dhatu, substance associée à la vitalité et à la puissance. Par conséquent le dhatu n’est plus assez fort pour créer un foetus (Nichter et Nichter 1996 : 77). Elles craignent aussi que la pilule n’assèche l’utérus : « A dry womb is like a dry field. If you plant seeds in a field which is not moist, the seed will not take to the soil » (Nichter et Nichter 1996 : 77). Selon les femmes yoruba au Nigeria, les contraceptifs modernes peuvent détériorer la fécondité future (Koster 2002). Des craintes similaires sur les effets de la pilule contraceptive ont été rapportées partout dans le monde. Hardon (1995) montre l’enthousiasme ou l’anxiété de la femme vis-à-vis des pilules contraceptives et elle déplore que les auteurs ne s’intéressent pas plus au thème de l’ambivalence des femmes sur ce point.

Finalement, les injections méritent une attention spéciale. Elles connaissent peut-être une grande popularité grâce à leur réputation de remèdes puissants reposant sur la technologie de pointe d’origine étrangère. Cependant, leur puissance et le fait qu’elles soient étrangères constituent simultanément leur menace. Les risques associés au VIH/Sida ont aiguisé les inquiétudes[7]. Les injections constituent une intrusion dans le corps, c’est pourquoi elles sont liées à l’opposition entre les catégories culturelles d’« interne » et d’« externe ».

Conclusion

Dans cet article, nous avons exploré la portée dialectique de la perception des médicaments, qui se partage entre une forte popularité et le doute et la critique. Nos conclusions, basées sur un survol de la littérature, sont pour l’instant provisoires, mais nous espérons qu’elles inspireront d’autres études ainsi que des discussions à propos de la relation entre l’appréciation d’une entité et son dénigrement dans des situations historiques particulières.

Les cinq piliers sur lesquels repose la popularité des médicaments et que nous avons examinés dans la première partie de cet article (l’expérience pratique, la « tangibilité », la xénophilie, les échanges symboliques et l’empower-ment) étaient presque systématiquement inversés dans la deuxième partie. L’expérience pratique de problèmes iatrogéniques aiguise le scepticisme des patients envers les médicaments et les rend réticents à y recourir. Ils ressentent la matérialité des médicaments comme une inadéquation à leurs problèmes de santé, plus insaisissables et complexes. Les patients ne considèrent pas les prescriptions médicales comme un geste de bonté de la part des professionnels de la santé, mais plutôt comme une dénégation de leurs besoins réels et comme un outil pour les soumettre. La prédilection pour des remèdes étrangers mène à une opposition entre les substances biomédicales et les produits indigènes ou naturels, celles-là étant perçues comme toxiques et « étrangères » au corps. Finalement, de plus en plus de patients voient dans les médicaments un outil d’oppression à plusieurs niveaux, et décident de ne plus en prendre ou de les prendre à leur guise.

Il serait tentant de distinguer les consommateurs sceptiques des sociétés « occidentales » et « non occidentales », mais nous pensons qu’il est plus pratique de voir les distinctions analytiques de ce contraste. Les médicaments font partie de processus globaux d’attrait ou de rejet par les valeurs dominantes, qu’elles soient politiques, culturelles ou idéologiques. Leur position est par nature ambiguë, ils sont simultanément des armes de destruction et de résistance. Hardon, dans son analyse sur l’attitude des femmes envers la pilule contraceptive conclut :

Women’s ambivalence, expressing both attachment to the pill and anxiety about it, cannot be reduced to biomedically accounted side effects of the pill. Their ambivalent reactions to the pill reveal a deep-seated insecurity in their lives: uncertainty about how to deal with their own body and its reproductive potential, ambiguity of their body as subject (inalienable ‘self’) and object (controllable ‘other’). Through this ambiguity of the body are wider ambiguities expressed pertaining to their social and political lives. The pill is a convenient marker in their health discourse to relate to others ambivalent feelings about their social relationships and identity.

Hardon 1995 : 39

Les doutes sur les médicaments viennent d’un enrichissement dans la connaissance biomédicale du consommateur, mais ils peuvent aussi provenir d’une méconnaissance, ce qui entraîne des suspicions et des malentendus culturels. Le scepticisme est sans doute issu d’une sorte de politique culturelle, dans laquelle les médicaments servent à se placer soi-même en opposition à quelque chose, que ce soit un médecin, l’établissement médical, la technologie biomédicale ou le pouvoir des formes cosmopolites (de l’Occident). Exprimer son scepticisme envers les médicaments est une manière de confirmer un contraste : nature contre technologie scientifique ; ancienne tradition ayurvédique contre modernité occidentale ; entité individuelle contre autorité professionnelle ; ou même le peuple contre le capitalisme international. Les médicaments sont un élément stratégique pour formuler de telles oppositions, car ils sont des éléments du système commercial et de la technologie biomédicale, ainsi que des produits personnels à appliquer sur ou à l’intérieur des corps. Ils font partie de la vie de tous les jours et aussi de l’économie nationale et internationale.