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Organiste, compositeur, concepteur d’orgues et théoricien de la musique pour orgue, Jean Guillou a enregistré plus d’une centaine de disques et a publié deux livres substantiels, dont L’orgue, souvenir et avenir, qui en est à sa quatrième édition (Guillou 2010)[1]. De plus, deux films lui étant consacrés le montrent exécutant ses oeuvres à l’orgue (Cichawa 2009, 2010). Titulaire des orgues de l’Église Saint-Eustache à Paris depuis un demi-siècle, Jean Guillou jouit d’une réputation internationale autant comme compositeur que professeur de musique, notamment en Suisse et en Allemagne.

Dans la préface de cet ouvrage, l’anthropologue Jean-Marie Brohm présente le musicien-écrivain comme « un démiurge au milieu des éléments primordiaux du monde » (p. 9), en employant des allusions mythologiques : « Jean Guillou édifie un hymne kaléidoscopique d’une exubérante vitalité au “Dieu Orgue” et à son “intensité lyrique” » (p. 10). À propos du compositeur et de sa musique si particulière, Jean-Marie Brohm décrit le style de Jean Guillou en des termes anthropologiques judicieusement choisis : ses compositions sont « à la fois angéliques et maléfiques […] là où se télescopent feulements prémonitoires, d’un mauve crépusculaire, et ébranlements rythmiques incandescents, crépitement acérés et blocs de stridences minérales » (p. 11).

Ouvrage rare d’un musicien exceptionnel et sensible, La musique et le geste réunit une trentaine d’articles, préfaces et notes rédigées depuis plus de trente ans, et débute par un essai intitulé « Les sons de la tribu » (p. 21-27) qui réitère les significations profondes de ces musiques traditionnelles ancrées et réinventées au fil des générations : « Chaque région de la Terre, chaque ethnie, depuis des siècles, maintenant réitère une aventure musicale propre, génératrice d’émotions, d’humeurs troublantes, d’énergies que les gestations renouvellent, imitant les mêmes mouvements, les mêmes inflexions, les mêmes soupirs » (p. 25). Plus critique, Jean Guillou déplore la mondialisation et l’hybridation des styles qui font perdre aux musiques leurs origines ethniques, régionales ou nationales, et de ce fait anéantit toute possibilité de localisation : « Si l’Occident a pu garder les “mots de la tribu”, il a perdu désormais toute trace des “sons de la tribu”, peut-être parfois en s’appropriant les “chants” des autres tribus » (p. 25). De diverses manières, Jean Guillou expose sa conception de l’orgue, « chimère d’une fantaisie délirante devenue réalité dans l’unique but de produire des sons soutenus, réguliers, d’une infinie diversité » (p. 202).

Dans un essai richement documenté intitulé « L’orgue aux confins du fantastique » (p. 35-43), Jean Guillou convient de la difficulté de définir l’orgue et mentionne différentes conceptions anciennes et récentes, passant de Byzance aux pays germaniques. Citant Julien dit l’Apostolat, l’orgue est décrit avec « un statut d’animal fabuleux », selon des termes apparentés à la mythologie : « Sauvages, ils ne sont pas agités par nos vents, mais un souffle, issu d’une outre en peau de taureau, chemine au-dessus des pieds de roseau percés avec art » (p. 36).

Dans l’essai final qui donne son titre à l’ouvrage (p. 323-336), l’auteur explique comment l’interprète se sent « autre », étranger à l’oeuvre qu’il recrée au moment de l’exécution, même s’il en est le compositeur, insistant sur ce décalage existant entre le moment de la composition et l’instant où la partition est « traduite » par le musicien (p. 326).

Jean Guillou écrit admirablement bien, dans un style littéraire élégant et recherché. Ses pages sur le travail de Jean-Sébastien Bach à l’orgue sont d’une grande beauté et constituent un hommage senti d’un compositeur-organiste à un autre compositeur-organiste (p. 144). Pour les anthropologues et les ethnomusicologues, Jean Guillou aura montré par sa musique et ses improvisations comment il est possible de désacraliser une musique traditionnellement considérée comme étant religieuse et historiquement assez proche du catholicisme, mais sans pour autant la profaner. Il ne s’agit pas en tant que tel d’un ouvrage d’un ethnomusicologue, mais plutôt d’un praticien qui explique comment il a appréhendé l’orgue d’une manière spirituelle et indéniablement inspirée. Ouvrage théorique sans équivalent en langue française, La musique et le geste n’est cependant pas la meilleure initiation à l’oeuvre ou au style de Jean Guillou ; on lui préférera ses nombreux disques ou idéalement les documentaires qui le montrent en plein travail (Cichawa 2009 et 2010). Néanmoins, les amateurs déjà familiers avec son univers trouveront ici un complément instructif et une sorte d’art poétique de l’orgue, ce qui en soi reste assez rare dans notre langue.