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Cet ouvrage conduit le lecteur au Labrador, sur les franges pionnières nord-orientales du Canada où vivent côte à côte deux populations, les Inuit au nord, les Innus plus au sud. L’auteur revient sur le chaos qui résulte d’une collision de plusieurs siècles de contacts avec les Européens. Alors qu’elles sont parvenues à subsister dans un des milieux les plus hostiles de la planète, les populations locales ont été rapidement fragilisées par la surchasse de leurs ressources principales – notamment de la baleine –, et la pression émergente qu’ont très vite exercée les Européens sur le milieu pour mieux régner sur les richesses halieutiques et fonder les bases d’un commerce transatlantique. Ces populations se sont alors laissé absorber et littéralement engloutir devant ce nouvel ordre social, économique, politique qui s’est mis en place au cours des siècles.

L’auteur va alors s’attacher à démonter les rouages d’un système de dépendance et de domination qui se fabrique en toute impunité à mesure que se développent une pratique à grande échelle, le commerce, une doctrine, le christianisme, un mal, les maladies, et un nouveau rapport au monde avec l’apport de nouvelles technologies. Voilà un alliage terrible dans un système imbriqué dont les conséquences agissent et s’étendent jusqu’à nous. Les structures sociales autochtones contemporaines se dotent de nouveaux appareils de contrôle communautaire avec la fabrique d’une petite élite locale. Le consentement de certains qui en tirent profit en dépit de la souffrance de tous crée de véritables variations dans l’adhésion au cadre social local, qui se trouve neutralisé. Nous atteignons l’apogée de ce mécanisme, alors que se profile un nouveau naufrage. Les enfants errent dans les communautés, inhalant de l’essence, tandis que les adultes se terrent dans les foyers et boivent pour oublier. L’auteur va alors s’intéresser dans le cadre de ses recherches et de ses expériences aux abus imposés à ces populations, et aux excès qu’elles s’infligent elles-mêmes et qui sont la résultante de plus de cinq siècles de contact. Les retours qu’il effectue sur les souffrances et les épreuves qui ont eu lieu loin dans le passé et qu’il ramène au présent lui permettent de se tenir à la frontière du polémique pour expliquer les germes de certains comportements extrêmes.

Dans ce périlleux va-et-vient entre passé et présent, G.M. Sider cherche à expliquer l’énigmatique consentement du monopole du contrôle des uns par les différentes formes de violence qu’ils parviennent à exercer sur les autres. La notion de violence historique va ainsi constituer la pierre angulaire de ce travail. En martelant ceux qui la subissent, la violence est un processus continuel et impitoyable puisqu’elle se métamorphose et revêt plusieurs formes selon le contexte historico-social qui est, lui aussi, en mouvement constant. L’auteur va alors révéler tout un arsenal de stratagèmes que la violence engendre selon les époques, usant petit à petit le pouls social qui continue à palpiter malgré tout. La violence éreinte les petits corps sociaux et les infecte des plus obscures déviances ; elle rompt l’autonomie collective et individuelle, efface toute trace de dignité pour finir par maintenir ses victimes sous perfusion. Elle bénéficie ainsi d’un véritable monopole de contrôle du destin de ces populations qui la subissent, si bien qu’il paraît difficile d’exiger de chacun une quelconque prise de responsabilité. La force de persuasion de l’auteur est là. Il décèle et rend manifeste les contradictions dans lesquelles se démènent ces gens. Nous voilà donc coincés dans les rouages d’une machine infernale dont la logique du mécanisme implique que les victimes qui subissent cette violence la feront subir à leur tour.

Dans les premiers chapitres de l’ouvrage, G.M. Sider met en perspective l’histoire des Innus et des Inuit et fait état d’un système nocif de la violence qui se met en place de façon subreptice à partir de la colonisation, irradiant chacun des petits groupes répartis dans des zones géographiques étendues. Ils s’affilient à des commerçants de fourrure et à des pêcheurs en fonction de leurs occupations. Il y aura finalement peu d’affrontements dans ce face-à-face séculaire qui s’instaure selon un agencement synchrone et tactique bien précis : le commerce, d’abord, qui s’établit au Labrador, principalement autour de la pêche le long des côtes et de la fourrure dans les terres. Son effet est structurant d’un point de vue géographique, puisqu’il permet l’émergence d’agglomérations où se retrouvent les populations européennes et autochtones. Il exerce une attraction sur ces dernières, et leur participation aux activités commerciales les arriment définitivement à des comptoirs grâce à un système aguicheur de crédit, rompant les cycles saisonniers millénaires des Inuit et des Innus, qui consistaient en des mouvements des familles selon l’utilisation des ressources marines à partir des côtes jusqu’à l’intérieur des terres pour chasser le caribou.

Innus et Inuit sont également les plus exposés aux cortèges de nouvelles maladies. Les épidémies se propagent, essaiment jusqu’aux confins des campements et ébranlent la cohésion sociale. La présence missionnaire constituera le dernier des recours pour les individus qui finiront par se confier aux missions moraves, mettant de côté leurs croyances pour de nouveaux offices. Les maladies endémiques, les famines étant les plus fréquentes, aggraveront ce chaos jusqu’en 1928. La fermeture des postes et le départ des missions moraves en 1924 feront place à d’arrogants rangers, représentants d’un État de plus en plus présent. Lorsque celui-ci fera des Autochtones des citoyens comme tout autre, quand Terre-Neuve et le Labrador rejoindront le Canada en 1949, les plaçant sous la tutelle du département des Ressources naturelles, au mépris de leurs droits et de leurs spécificités, un autre virage sera déjà entrepris : la volonté de refaçonner ces petites sociétés à travers les institutions éducatives et sanitaires, et de les ancrer définitivement par le biais des procédures administratives et des formalités très complexes, constitutives de nouvelles législations foncières. Une centralisation s’opère dès les années 1950, puis une fixation des groupes s’établit de façon à rendre ces populations paria éventuellement plus « disponibles » à des fins de rendement économique et politique. On entre alors dans les pratiques contemporaines de la subordination. L’auteur dépeint le fiasco des déplacements des familles innues sur des emplacements insalubres et intenables à Sheshatshit, avec, par exemple, la fabrication inadéquate de maisons sous équipées et inadaptées aux conditions de la nordicité, qui périclitent et se détériorent à vue d’oeil.

La fabrication d’une primitivité moderne se poursuit au XXe siècle dans cet ensemble de contradictions à la faveur de divisions au sein des groupes. Elles ont commencé voilà plusieurs siècles, avec leur arbitraire « ethnicisation » par la dénomination entre Inuit, Innus et Naskapis, ou encore avec les différentes formes d’inégalités qui résultent localement de la concentration de ces populations dans des villages. Dans le terreau de nouveaux programmes sociaux et environnementaux – nouvelle gangrène des communautés –, se confectionne une petite élite autochtone qui s’accapare du reste de sa population, prenant des galons sous prétexte d’une néo-gouvernance autochtonisée, inspirée d’un modèle étatique qui maintient ainsi tout ce petit monde dans son giron. Nouvelles formes de violence, donc, en ce monde contemporain, non plus seulement sur les hommes, mais aussi sur le milieu naturel qui les entoure, devenu le legs d’une réglementation opaque issue d’une suite d’ententes ésotériques et litigieuses conclues à la hâte par d’habiles et hargneux négociateurs. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le milieu naturel n’est plus qu’un véritable hippodrome sur lequel concourent compagnies minières et forestières qui étendent leur hégémonie et cernent les petites communautés dans leur frénésie développementale usurpatoire.

Comment peut-on ainsi consentir au chaos tout en le subissant au quotidien, et demeurer dans ses nombreuses contradictions ? L’auteur fait appel à l’anecdotique pour rendre accessible et compréhensible au lecteur ce joug dans lequel ces populations se démènent. Dans les quelques chapitres qui y sont consacrés, il resitue le lecteur dans les petits incidents de la vie communautaire, dans le dénuement matériel, l’ennui et la vicissitude de quelques-uns de ces protagonistes qu’il a rencontrés et accompagnés. En expert de ce monde qui fait écho à d’autres contextes historiques et sociaux, il s’attache à restituer une réflexion en complicité avec des faits inhérents aux traumatismes qu’ont vécus ou que vivent encore ces populations. S’élabore alors un récit peuplé de réflexions de l’auteur, croisant des anecdotes, et bien éloigné des concepts et des approches académiques dont il s’immunise dans une réflexion en introduction de l’ouvrage.

La démarche de G.M. Sider consiste à transposer et à rendre logiques des conduites, des réactions et des comportements, et à se faire l’interprète de protagonistes d’une tragédie que les uns construisent et que les autres subissent. Il décrypte les pratiques illicites et en retient quelques déductions et tactiques qui peuvent expliquer la procédure quotidienne, brutale ou parfois plus tempérée, d’une déconnexion de la réalité. Il atteste chez ceux qu’il côtoie d’une étonnante faculté à s’abandonner au silence pour rendre les traumatismes plus acceptables et plus admissibles, soulager les commotions et donc s’affranchir d’une emprise de la spirale d’une autodestruction collective rampante. Ce mutisme s’inspire, selon lui, de l’institution de la chasse, science de l’observation et de l’écoute dont il va se servir pour transporter le lecteur, le temps de quelques pages, loin du remue-ménage des villages concentrationnaires, dans les lieux plus assagis du bois, et assister à quelques pratiques cynégétiques inuites et naskapis à travers le récit et le témoignage d’ethnographes. Des aguets à l’embuscade de l’animal s’expriment à la fois l’astuce, la vigilance et le sens aigu de l’observation mais aussi la lucidité, la bienveillance, la coopération et l’entraide, l’émotion contenue dans les actes et les attitudes, une mise en réserve de l’individualité qu’implique l’exercice de la chasse mais aussi l’exercice du rapport à l’autre. L’environnement rude et sévère du subarctique est propice au silence ; tout bruit est atrophié par le vent, assourdi par la neige, et toute parole ne semble que murmure, obligeant chacun à porter attention aux moindres agissements des autres à la faveur d’un principe fondamental régissant les actions de chacun en fonction de celles du groupe. Nous voilà dans les lieux par excellence de ce que l’auteur appelle « une endurance collective », mais aussi de la transmission intergénérationnelle qui se combine essentiellement par imitation, écoute et observation interposées.

Dès lors, l’auteur tente une actualisation de ce principe qui s’adapte, se déploie et s’affirme dans l’ensemble des espaces les plus concrets de leur existence. Il cherche alors à révéler ce qui est muselé, ce qui ne se dit pas chez ses informateurs, ce qui donne à son travail une saveur toute particulière. Il souligne très justement combien les sociétés peuvent se révéler dans les silences que ses individus sécrètent et qui méritent que l’on s’y arrête plus souvent. Il en justifiera l’originalité de son approche d’ailleurs dès la préface :

Ainsi, dit-il, dans mon travail sur le terrain, je ne fais que regarder et écouter. La plupart des choses que j’écoute, ce qui sera expliqué en détail dans le livre, ce sont les silences et j’essaie, à partir d’une familiarité à long terme avec les sources historiques, de voir les surprises.

p. xv

En équilibriste de l’insondable, et conscient des limites de cette approche, il prend le risque et n’hésite pas à tenter une relativité des rouages de l’insignifiance, de l’insipidité de la quotidienneté oppressive des occupations, et du désoeuvrement de ceux que ces populations côtoient pour expliquer les principes actifs de ces silences. Un affranchissement est enfin envisageable, compte tenu du dispositif oppressif qui est mis en oeuvre et du chaos décrit tout au long de cet ouvrage, sans que l’auteur n’en creuse ou n’en cherche pour autant les mystères, ce qui pourrait pourtant apporter des réponses réelles à l’échafaudage de son questionnement et conférer une nouvelle dimension à sa réflexion et à l’ensemble de ce travail. Mais G.M. Sider ne s’y hasarde que trop modestement, laissant le lecteur songeur, lui qui espérait pouvoir basculer enfin vers de nouveaux horizons.

Dans cette esquisse, le silence, justement, serait bel et bien ce qui permettrait la continuité culturelle d’une certaine forme de lien social. Le silence serait la clef de voûte d’un système communicationnel complexe et particulier, dans lequel la parole ne figure plus comme un axe central de l’échange interindividuel ou collectif. Il serait un conservatoire des inhibitions à travers lequel s’immisceraient des éléments culturels qui permettraient la reproduction sociale. Nichés dans tous les interstices de leur quotidienneté, les éléments culturels fonctionnent de pair avec l’épineuse question de la mémoire, exutoire impossible qui ressuscite des maux passés et n’inspire qu’appréhension sur les événements à venir. Difficile dès lors d’envisager un futur meilleur, même si l’auteur se livre à quelques hypothèses, dont celle de l’endurance de la souffrance pour enfreindre l’assujettissement.

L’ouvrage est pourtant ponctué d’initiatives, de quelques ripostes sous forme de diversions qu’ont su apporter ces populations au cours de l’histoire des contacts. Lors d’un détour culturel qu’effectue l’auteur sur la Côte Ouest, à l’occasion duquel il évoque le rituel punitif que subit un chasseur blanc de porcs épics par les Tsimshian pour avoir abusé de son butin, il enseigne combien, devant la fatalité d’une force extérieure destructrice des pratiques et des valeurs, la seule issue est de la contenir tant bien que mal avec le reste de dignité et de respect qu’il est toujours possible de regagner.

Tout cela débouche sur une véritable théorie de l’asphyxie, au point que l’auteur s’étouffe souvent lui-même dans un enchevêtrement de faits parfois trop pesants et de jalons difficiles à suivre qui nuisent à son propos. Même si la démonstration n’est pas toujours convaincante et que les problèmes soulevés par l’auteur ne sont pas toujours bien dénoués, et qu’à bien des égards de nombreux aspects ont déjà été traités par ailleurs, elle a le mérite de mettre quelques pièces à disposition pour que se reconstitue le puzzle d’un diagnostic et d’une réflexion qui doit être impérativement menée. Il révèle enfin une facette féconde et encore trop peu explorée de ces sociétés à travers une ontologie du silence, et l’on regrettera qu’il ne se soit pas plutôt faufilé dans cette prolifique direction. Cela lui aurait d’ailleurs évité de retomber dans la vulgate d’une victimisation de ces populations aux dépends d’un système oppressif, posture qu’il pourfend pourtant, se réclamant de toute impartialité dans un chapitre introductif, mais dans laquelle il s’est bel et bien empêtré. Le risque est à prendre lorsqu’on se fait le chirurgien des déchirures d’un tissu social dont on ouvre à nouveau les cicatrices.