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Des formes modernes de « l’esclavage » en Asie du Sud-Est

En 2009, après la « découverte » – médiatique en tout cas – de ceux que l’on appelle les Rohingya quittant le Myanmar (où aucune forme de citoyenneté ne leur est reconnue) et devenant des boat people dont les gouvernements (en Thaïlande, Malaysia, Australie) ne savent que faire, la question des migrations internationales en Asie du Sud-Est a progressivement conduit la communauté internationale à s’intéresser à l’utilisation que l’on fait de cette main-d’oeuvre mobile et difficilement contrôlable. Bien que le phénomène ne soit ni nouveau, ni inconnu (Boutry et Ivanoff 2009), ce n’est qu’en 2014, à la suite d’une enquête menée et publiée par The Guardian, que la nature de pratiques qualifiées « d’esclavagistes » et les migrations sont articulées par les instances internationales pour « révéler » une des facettes du développement et du libéralisme à outrance : les migrants finissent pour beaucoup par travailler dans des conditions abusives ; ils sont souvent vendus et revendus, que ce soit sur les bateaux de la pêche hauturière thaïlandaise ou dans les réseaux de prostitution aux frontières. Parmi eux, des migrants, pour la plupart originaires du Myanmar (des Rohingya, mais surtout des Birmans issus de la majorité bama) et du Cambodge.

Ces migrants asservis par les grands systèmes de production capitalistes sont-ils de purs produits de l’ère post-industrielle menée par les pays du Nord ? Peut-on faire un rapprochement des dynamiques migratoires de l’Asie du Sud-Est et des systèmes (sociaux et économiques) qui les régissent avec des phénomènes culturels mieux connus dans la région ? Dans quel cadre s’inscrivent les pratiques « esclavagistes » modernes ?

Le premier élément pouvant être débattu relève de la notion même d’esclavage. La Convention relative à l’esclavage adoptée par la Société des Nations en 1926 définit celui-ci comme suit dans son article premier : « l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». La Convention supplémentaire de 1956 relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage oblige quant à elle les États parties à abolir, en plus de l’esclavage, les institutions et pratiques favorisant la « condition servile » : servitude pour dettes, servage, toute institution de mariage forcé et de traite des femmes et des enfants[1]. Ainsi, dans un document produit par le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, il est expliqué que :

Le travailleur migrant dont le passeport a été confisqué par l’employeur, l’enfant vendu pour être livré à la prostitution et la « femme de confort » contrainte à l’esclavage sexuel ont tous ceci en commun qu’ils ont perdu au profit d’un tiers, soit un particulier, soit un État, le droit de choisir leur vie et d’en être maître.

Weissbrodt et al. 2002 : 7

D’un point de vue anthropologique, la notion d’esclavage a fait l’objet de différents travaux, dont l’ouvrage comparatif de Testart (2001) proposant une définition universelle de l’esclavage. Ce dernier balaie rapidement l’élément de droit de propriété sur l’individu, omniprésent dans la plupart des travaux relatifs à la condition d’esclave et central dans la définition proposée par les Nations Unies. Il lui substitue deux caractéristiques qu’il juge constitutives de l’esclavage : le statut juridique de l’esclave et l’exclusion d’une ou de plusieurs dimensions structurelles de la société esclavagiste (parenté, citoyenneté, etc.) dont il est victime. Nous nous trouvons là face à un premier écueil quant à l’utilisation de cette définition, dès lors que la grande majorité des pays à travers le monde a signé la Déclaration universelle des droits de l’homme (Nations Unies 1984) abolissant toute forme d’esclavagisme (selon les termes des Conventions de 1926 et 1956). Ainsi, les esclaves modernes n’en seraient plus car ils n’ont point de statut juridique. La situation s’approchant le plus de l’esclavage – historique – ainsi définie est par exemple celle des prisonniers américains, corvéables à merci et échangeables par les entreprises privées, en même temps qu’ils sont exclus du droit de vote (Peláez 2008). Mais rejeter telle ou telle pratique du fait qu’elle ne correspond pas aux définitions qui sont faites de l’esclavage stricto sensu, c’est fermer les yeux sur toutes les formes de servitude qui s’en rapprochent pourtant fortement, et s’interdire de les comprendre comme des réminiscences de systèmes plus anciens. C’est pourquoi le professeur G. Condominas (1998) préférait parler de « formes extrêmes de dépendance », impliquant d’emblée que les pratiques pouvant être considérées comme relevant de l’esclavage sont des formes « extrêmes » de relations de dépendance entre individus, culturellement, politiquement et socialement instituées. Plus important encore, c’est admettre un continuum entre les déclinaisons de certaines relations sociales, dont les formes de dépendance – souvent choisies par les individus – pouvant mener à la condition d’esclave. Remarquons en revanche que l’exclusion (sociale) reste un dénominateur commun pour les esclaves modernes dont nous allons traiter.

Si la question de l’esclavage reste « brûlante » encore aujourd’hui[2], c’est qu’elle renvoie à un certain nombre de pratiques dont l’Occident se sent le premier responsable et qui ne sont plus considérées comme socialement acceptables. Le prisme de la traite triangulaire et les travaux marxisants comme ceux de Meillassoux (1986) ont effectivement conditionné la compréhension de l’Occident sur la question de l’esclavage, et subséquemment sa posture sur les pratiques qu’il y associe (notamment dans le cadre des instances internationales telles que les Nations Unies), comme le trafic humain, le travail forcé, la prostitution, etc., et ce, où que ce soit dans le monde. Si l’on peut s’accorder sur l’aspect condamnable de ces pratiques (tout au moins dans le cadre légal des droits de l’homme, lui-même issu de l’histoire de l’Occident), il reste nécessaire de comprendre les systèmes qui les régissent pour mieux les combattre.

Loin d’être en mesure de présenter ici la complexité historique des formes de dépendances en Asie du Sud-Est, ne serait-ce même que pour les seules Birmanie et Thaïlande, nous laisserons les lecteurs se référer aux ouvrages de Turton (2000), Guérin et al. (2003) ou Salemink (2003), entre autres, pour avoir une vision plus nuancée de la relation entre dominés, dominants et le rôle de la frontière ou de la colonie. Concernant les relations de dépendance et l’esclavage en particulier, les ouvrages de Reid (1983) et de Condominas (1998) sont incontournables. Nous nous limiterons ici à identifier la pérennité de certains phénomènes culturels liés à différentes formes de dépendances : la dépendance des États à la main-d’oeuvre et la relation « centre-périphéries », la conception de dépendance dans le bouddhisme et ses conséquences sur les trafics, enfin l’équilibre entre dépendance et exclusion des géographies modernes (États, ethnorégions).

D’esclaves de guerre à trafiqués du développement : de la dépendance des États à la main-d’oeuvre

La colonisation et la redéfinition des rapports esclavagistes

Les faibles densités de population de l’Asie du Sud-Est précoloniale ont rendu le besoin en main-d’oeuvre crucial pour le développement des royaumes autant continentaux qu’insulaires. Ainsi, contrairement à l’Europe, l’objet de la guerre était d’accroître la main-d’oeuvre à la disponibilité des « États » plutôt que de réduire la population « ennemie » à néant. En particulier là où les terres arables étaient abondantes et souvent largement inexploitées, l’objet de la guerre était souvent la capture à grande échelle des populations rivales (Charney 2004 : 7-21). Ainsi, les hommes, plus que les grands territoires, ont été la clé du pouvoir en Asie du Sud-Est précoloniale. Le matériel épigraphique et les documents textuels dans toute la région décrivent des royaumes capables de se développer et se consolider lorsque leurs armées réussissent à capturer et asservir les populations voisines et à les transférer vers le centre politique du vainqueur (Warren 1978 ; Grabowsky 1999).

Par ailleurs, il est important de comprendre la notion d’esclavage en d’autres termes que ceux de l’Occident, dans la mesure où beaucoup d’esclaves étaient obtenus par des moyens « non violents » (par exemple la vente d’un enfant par ses parents). Beaucoup entraient en servitude pour dettes, une forme parfois volontaire de l’esclavage de laquelle l’endetté pouvait être affranchi après le remboursement de sa dette. Les esclaves pour dette étaient souvent plus nombreux que les captifs de guerre dans les États d’Asie du Sud-Est, à l’exemple du Siam des XVIIIe et XIXe siècles, où ils composaient probablement environ 50 % de la population totale (Reid 1983 : 10). Que ce soit au Siam ou en Birmanie, le roi était le propriétaire ultime de la terre et les esclaves constituaient une forme importante de propriété privée[3]. Par ailleurs, ils pouvaient, en fonction du maître auxquels ils étaient rattachés, bénéficier d’un statut supérieur aux sujets dits « libres ». C’était le cas en Birmanie par exemple, où les esclaves royaux ahmu-dan ou kyun taw, en fonction de la période dont il est question, ont été traités dans la loi comme des personnes de statut supérieur au hommes « libres » (Athi) et étaient exemptés de taxes d’État et d’autres prélèvements d’élite sur le travail (Aung Thwin 1983 ; Koenig 1990).

Ainsi, les esclaves provenaient à la fois des populations environnantes et de la société elle-même. Les relations de dépendance entre les sociétés esclavagistes telles qu’au Siam ou en Birmanie et leurs « périphéries » étaient par ailleurs basées sur une vision hiérarchisée opposant généralement les sociétés des plaines (rizicultrices et à État) aux minorités ethniques montagnardes (pratiquant plus souvent l’essartage). Les Kha (par opposition aux Tai du Laos et du Siam), les Phnong au Cambodge et les Moi au Vietnam, tous considérés comme « barbares » par les populations lettrées des plaines, procuraient à ces dernières une partie des esclaves (Guérin 2001 ; Guérin et al. 2003). Rappelons ici que le terme kha, par exemple, signifiait lui-même « esclave » en laotien. Néanmoins, ces sociétés montagnardes n’étaient pas seulement victimes de l’esclavage : les Karen dans l’Est de l’actuelle Birmanie (Turton 1998 : 417) ou les Jaraï des hauts plateaux du Vietnam (Guérin et Padwe 2011 : 250) participaient eux-mêmes à la traite pour le compte des Shans (pour les Karen), des Khmers et des Lao (pour les Jaraï). L’esclavage est par ailleurs de plus en plus conçu comme vecteur d’échanges culturels entre les populations de l’Asie du Sud-Est, à l’image de l’art birman inspiré de l’épopée du Ramayana à travers les captifs ramenés d’Ayutthaya (Beemer 2009). Enfin, certaines populations manipulèrent l’esclavage pour leurs propres dynamiques identitaires[4]. Il existe aussi la situation de populations « tombant en esclavage » pour se reconstruire ou conserver une ethnicité vacillante (cas des Mlabri dominés par les Hmong[5], ou des porteurs sur les routes transisthmiennes devenus esclaves de temples puis se transformant en Moklen, par exemple[6]). D’autres encore se mettent volontairement sous la domination d’un taukay (patron-entrepreneur) pour conserver leur liberté[7] (cas des Moken, nomades marins de l’archipel Mergui qui ont accepté une certaine forme d’esclavage pour survivre).

Les pouvoirs coloniaux, autant britanniques que français, en même temps qu’ils développèrent une configuration géopolitique « sur carte » (Winichakul 2005 [1994]) de l’Asie du Sud-Est, s’attelèrent à éradiquer les pratiques esclavagistes[8] au sein des nouvelles frontières. D’une organisation de type mandala propre aux États précoloniaux – aux sphères d’influence géographiquement et historiquement mouvantes et imbriquées – les États-nations de la période postcoloniale héritèrent d’un pouvoir centralisé et théoriquement absolu sur leurs frontières. La hiérarchisation interethnique propre aux relations centre-périphérie, bien qu’elle subsiste, tend à se fondre dans une stratification plus large en termes socioéconomiques (riches/pauvres, élite urbaine/masse paysanne) et religieux (bouddhisme/islam notamment) opérant tant au sein des États-nations qu’entre eux. Les dominants (politiques, économiques) d’aujourd’hui (Bamar de la majorité birmane, Thaïs du centre, Khmers[9]) se considèrent néanmoins comme les « vrais » descendants des premiers empires (Ava, Sukhothai ou Angkor pour l’Asie du Sud-Est continentale). C’est le cas des Laotiens du Nord-Est de la Thaïlande, séparés de leur matrice après que la France ait imposé une frontière, qui représentèrent vite un réservoir de main-d’oeuvre pour le développement économique de la Thaïlande. Il en est ainsi des Malais musulmans du Sud de la Thaïlande, prisonniers ou citoyens de seconde zone dans la nation thaïlandaise à majorité bouddhiste ; des Thaïs dans le sud de la Birmanie ; des minorités vivant dans la « fédération birmane », etc. Ces populations furent « oubliées » ou « négociées » dans les démarcations westphaliennes des frontières, privant même certains de la citoyenneté (cas des Rohingya en Birmanie par exemple). Ils sont devenus des proies pour le développement.

Nouvelles économies, nouvelle main-d’oeuvre et permanences historiques

Les Khmers (et les Laotiens) organisaient de véritables marchés aux esclaves pour leurs voisins (Léger 1998 ; Thomas 1998 ; Turton 1998 ; Boutry et Ivanoff 2009). Et comme aujourd’hui encore, les Khmers n’hésitaient pas à « vendre » leurs concitoyens les plus mal éduqués et les plus fragiles (Lejard 2011, 2014). Les marchés d’esclaves ne se sont jamais taris, au Cambodge du moins, les classes sociales les plus pauvres se transformant en anciens Phnong (les esclaves préférentiels d’autrefois). La différence ethnique qui permettait de « classer » les esclaves et les non esclaves a disparu au profit d’une division sociale. Les Khmers, coincés entre deux puissants voisins, Siam et Vietnam[10], ont dû s’adapter et fournir ces deux pays en esclaves pour conserver une paix relative. C’est toujours le même état d’esprit qui préside à la mise en place des réseaux de trafic d’esclaves à l’intérieur d’une économie de marché où domine la Thaïlande. C’est le cas du marché de Rong Klua en Thaïlande (province de Sakeo), situé le long de la frontière à proximité de la ville khmère de Poipet. Bien que le marché soit en Thaïlande, tous les travailleurs y sont Khmers, par centaines de milliers : enfants de familles défavorisées provenant de la ville de Poipet, familles expropriées, pauvres. Parmi le flot des travailleurs réguliers (souvent exploités) se trouvent également des dizaines de milliers de candidats à l’émigration vers la Thaïlande, une population toute désignée à l’exploitation par les trafiquants d’hommes, que ce soit pour le compte des usines de Bangkok ou de la pêche hauturière (UNODC 2009 : 13 ; Lejard 2014). La construction d’une opposition « historique » entre la Thaïlande et la Birmanie au XXe siècle (Chachavalpongpun 2005) va également modeler la relation dominant-dominé au sein de la pêche hauturière thaïlandaise. Alors que les Birmans du « centre » (des Bamar de la Basse-Birmanie) sont les premières victimes du travail forcé sur les bateaux thaïlandais, les Môns également originaires de Birmanie bénéficient d’une place privilégiée dans cette économie, en général comme contremaîtres (sur les bateaux) ou maîtres d’oeuvres (sur les chantiers) (Boutry 2014b). Cette différentiation s’opère sur la proximité culturelle des Môns aux Thaïs débutant avec la fuite des Môns sous les attaques des rois Birmans[11], qui trouvèrent refuge pour certains au sein même de la royauté au Siam.

La forme d’esclavage moderne la plus importante étant le travail forcé, on voit la contradiction dans les modèles de gouvernance occidentaux qui veulent imposer normes, transparence et libération de l’individu en même temps qu’une rentabilité maximale dans les pays tiers (délocalisation, main-d’oeuvre bon marché, etc.). En effet, la mobilité des hommes en Asie du Sud-Est continentale aussi bien que dans l’archipel est étroitement liée aux formes modernes d’esclavage. Les gens abandonnent leurs lieux d’habitation pour chercher de meilleures opportunités économiques, une protection contre les conflits armés ou pour trouver un environnement plus clément. Malheureusement, certains d’entre eux se retrouvent dans des situations de quasi-esclavage une fois qu’ils sont éloignés des filets de protection sociaux existant chez eux. Car vers qui se retourne le travailleur « libre » s’il n’a plus d’organisation ni même de famille ? C’est le processus même du déracinement, facilitant donc l’exclusion, décrit à propos de l’esclavage « historique » (Patterson 1982).

Le nouveau millénaire a été témoin de diverses formes d’esclavages ou de servitude pour dettes. Les migrants du Myanmar et du Cambodge sont embauchés dans le secteur de la pêche, mais certains sont devenus des travailleurs forcés obligés de travailler dans des conditions indécentes, recevant de bas salaires ou pas de salaires du tout alors qu’ils demeurent en haute mer (Boutry et Ivanoff 2009 ; Hodal et al. 2014). Les travailleurs du sexe sont endettés. Les enfants et les membres des minorités ethniques sont toujours plus vulnérables. Des femmes sont forcées à des mariages non consentis, par exemple des femmes Shan mariées à des Chinois, ou des Vietnamiennes mariées à des Coréens. En dépit de leur désir de se marier au départ, elles sont trompées par des réseaux sans scrupule qui les vendent à d’autres réseaux ou les forcent à vendre leurs corps. Les enfants peuvent être trompés ou forcés à devenir des travailleurs en Indonésie, des soldats au Myanmar et aux Philippines ou des mendiants au Cambodge, sans parler de la pornographie infantile dont ils sont victimes. Tous ces groupes font l’expérience de la violation de leurs droits et de l’extrême exploitation résultant de leur statut instable, les empêchant de bénéficier de protections légales ou de droits. Certains sont victimes du trafic humain. Les défis résident dans la limitation des mécanismes de protection au niveau local aussi bien que régional. La pression des régimes de protection pour les réfugiés politiques et les migrants économiques ne semble pas améliorer leur situation.

La mise en coupe des populations se poursuit de facto avec les volontés de développer économiquement sans arrêt la région, avec les corridors, les Triangles, Quadrilatères et toutes les autres figures géométriques du développement qui fleurissent dans la nouvelle AEC (Asean Economic Community) et dessinent ainsi les grandes lignes de fuite (au sens propre et figuré) grâce auxquelles se construiront les nouvelles filières illégales de marchands d’hommes. Pourtant, au plus haut niveau des États et de la communauté internationale, le discours officiel des pays en développement est que ce dernier permettra de résorber ce phénomène d’esclavage moderne (comme il doit résorber la violence dans le sud malais de la Thaïlande depuis des décennies). Rien n’est moins sûr, car plus le développement est pressant, et plus la concurrence se déchaîne : le besoin de main-d’oeuvre sera donc toujours présent. Car la main-d’oeuvre, tout comme pour les royaumes d’autrefois, reste l’or des nations d’aujourd’hui. Le port en eaux profondes de Dawei en Birmanie, qui veut relier le complexe industriel de Chon Buri en Thaïlande au commerce maritime sans passer par le détroit de Malacca, va devenir un axe important de cette nouvelle cartographie de l’esclavage, même si les routes que prendront les esclaves modernes seront plus sinueuses que les routes officielles (raison pour laquelle l’Archipel Mergui, l’un de nos terrains de recherche, se trouve le long d’une nouvelle filière de traite humaine, notamment de Birmans et Rohingya).

Dépendance et exclusion dans les pratiques esclavagistes aujourd’hui

Des enfants et des femmes dans les pratiques esclavagistes modernes

Parmi les esclaves modernes, la situation qui choque tout particulièrement est celle des enfants. Pourtant, ceux-ci sont vendus à travers toute l’Asie du Sud-Est, employés dans les usines, achetés pour leur virginité par des gangs maffieux mais aussi vendus par des parents complaisants. Quand en Birmanie en 1998 nous vîmes des enfants-esclaves construire des temples, portant des dizaines de kilos de pierres sous la pluie incessante des jours entiers, les autorités (chef de village, bonzes, contremaîtres, propriétaires, militaires) nous expliquaient que les citoyens birmans faisaient acte de compassion en leur permettant de se nourrir, d’une part, et qu’on ne pouvait rien faire pour leur mauvais karma, d’autre part. Ils devaient racheter des mérites. Pour ne prendre que le cas de la Birmanie, tout être qui naît bouddhiste hérite de trois dettes, créant une relation de dépendance à vie, envers le Bouddha, ses parents et ses maîtres (professeurs, ou maîtres spirituels). Le principe du kye’zu’shin, le « maître de la gratitude », autrement dit le créditeur moral et religieux autant qu’économique (Boutry 2015), se répercute sur tous les niveaux d’interactions d’un individu birman avec la société. Cela explique en partie la possibilité de « sacrifier » un enfant pour le bien (économique au moins) du foyer. L’esclavage des enfants que l’on force à mendier est celui qui marque le plus les touristes et donc celui qu’il faut éradiquer en priorité. Bangkok a décidé de chasser tous ses mendiants, notamment les enfants qui se trouvaient aux mains de gangs violents qui allaient jusqu’à défigurer les enfants pour inspirer la pitié. Dans les années 1990-2000 le phénomène a semblé disparaître, les autorités ayant tout fait pour contrôler ce trafic (pour le bien de leur économie touristique). Mais les enfants sont revenus dès la crise économique de 1997.

Le travail des enfants est une pratique traditionnelle dans de nombreuses sociétés. Il faut comprendre l’esclavage à travers le prisme culturel. Le Cambodge est le pays qui fournit le plus d’enfants mendiants car leur pays a été dévasté par la guerre durant des dizaines d’années et il est aujourd’hui « mis aux enchères », ses terres étant vendues à de grandes compagnies, jetant sur les routes de nombreux paysans. Beaucoup d’enfants se retrouvent seuls et s’organisent (Poipet-Rong Klua par exemple ; voir Lejard 2014), mais d’autres sont envoyés de force pour mendier selon des modalités variées. Des parents cambodgiens vendent ou louent leurs enfants handicapés à des agents qui les emmènent en Thaïlande pour mendier. En novembre 2014, les autorités thaïlandaises ont identifié 144 mendiants étrangers parmi lesquels 39 étaient de Bangkok (Chaiyot Yongcharoenchai 2014). Des tests d’ADN ont été conduits pour vérifier si les adultes les accompagnants étaient leurs parents biologiques. La Mirror Foundation, une ONG thaïlandaise travaillant sur la question des enfants mendiants, a indiqué que les enfants handicapés avaient été vendus par des parents pauvres à des agents pour un prix variant de 1 500 à 3 000 bahts[12]. Certains de ces enfants étaient loués ou vendus, mensuellement ou annuellement. Les enfants handicapés étaient forcés, et les agents récoltaient l’argent.

C’est une relation holiste à la société, mêlant religion et dépendance, qui permet aujourd’hui encore aux parents de laisser leurs fils faire ce qu’ils veulent (car quoi qu’ils fassent, ils rapportent des mérites aux parents) et d’accepter moralement de vendre certaines filles (puisqu’elles ne peuvent rapporter que des biens matériels). Même si les temples ont recueilli beaucoup d’orphelins et ont permis d’alphabétiser de nombreux pauvres, ils ont bloqué le système social et les clivages entre classes sociales et leurs interactions dynamiques. L’exploitation des femmes (et souvent enfants) thaïlandaises dans le commerce sexuel à travers des réseaux spécialisés repose sur les mêmes fondements culturels. Après 1975, les femmes thaïlandaises ont commencé à travailler dans l’industrie du sexe à l’étranger. Typiquement, elles offraient des services sexuels pour des clients masculins européens ou asiatiques. Les agents connectés au trafic international s’arrangeaient pour que ces femmes émigrent et trouvent un travail. Certaines sont entrées dans l’industrie volontairement. Les autres ont été trompées quand on leur a fait croire qu’elles auraient du travail et des opportunités à l’étranger qui ne seraient pas en relation avec l’industrie du sexe. L’accroissement du tourisme en Thaïlande a fait que certains étrangers ont ramené des femmes thaïlandaises en Europe et aux États-Unis. Outre de réels couples mixtes, les étrangers sont parfois aussi de simples agents associés au trafic international. En plus, certaines femmes indépendantes voyagent seules pour trouver travail et mari. La migration des femmes thaïlandaises s’est accrue dans les années 1980. Certaines femmes ont cherché des emplois légaux dans le secteur du divertissement ou même dans le secteur du sexe. D’autres femmes voyagent pour trouver des maris étrangers. Souvent, ces « fiancées sur catalogue » (dans le cas allemand), sont essentiellement des arrangements pour des rencontres entre étrangers et thaïlandaises qui sont abusées par une agence de voyage demandant des frais pour une ou les deux parties (Chantavanich et al. 2001a : 7-8).

Mais là encore, la Thaïlande produit autant qu’elle reçoit son lot d’esclaves modernes. Ainsi, des femmes étrangères viennent également en Thaïlande pour répondre à la demande de l’industrie du sexe. Les femmes et les filles des pays voisins – incluant les minorités ethniques du Yunnan (province de la Chine) – travaillent directement ou indirectement avec des établissements spécialisés en Thaïlande. Certaines sont vendues par leurs parents ou des proches à des agents qui les emmènent dans des bars à karaoké, des restaurants, des cabinets de massage et autres lieux de divertissement qui offrent des services sexuels à leurs clients. Beaucoup sont des enfants prostitués (Chantavanich et al. 2001b).

Le travail et la dette aujourd’hui

Le trafic humain est une action détournée à l’encontre d’une personne, l’empêchant de se déplacer pour des raisons économiques ou politiques (travailleurs illégaux, réfugiés politiques), et qui la conduit à se mettre dans une dépendance totale. Le choix conscient des candidats à l’émigration est d’entrée de jeu inscrit dans une relation de dépendance par les filières de trafiquants (dette de voyage, de la famille qui a payé le voyage, suppression du passeport et, à l’arrivée, un travail qui n’était pas prévu). L’individu qui n’est plus maître de son sort est en quelque sorte la caricature de la précarisation du travailleur « libre » tant vantée par les pays libéraux qui voudraient débrider l’économie de ses carcans éthiques et corporatistes (syndicats, réseaux d’entraide) pour fluidifier l’économie.

Même si un Birman décide de s’engager dans la pêche, par exemple, alors qu’il connaît les conditions de travail déplorables, il ne part pas pour être revendu plusieurs fois par des brokers, des « recruteurs » pour les conserveries, des compagnies de pêche et, en fin de course, par les policiers eux-mêmes. Il arrive que ceux-ci organisent des « ventes » de prisonniers à rapatrier sur les routes menant aux camps, véritables marchés aux esclaves modernes. Ces « esclaves » sont les migrants illégaux capturés et envoyés dans des camps de transit[13]. La dynamique sociale spécifique de la dette en Asie du Sud-Est est corollaire du développement et des relations sociales et puise ses origines, non pas dans des systèmes familiaux, de vente ou d’appartenance d’individus à la manière féodale, mais bien plus dans une forme de stratégie qui passe par une soumission au népotisme qui peut aller jusqu’à une véritable dépendance[14].

C’est dans cette structure sociale, où la relation patron-client est essentielle à la survie individuelle et culturelle, que les populations ont souvent conscience de leur action, même si parfois il faut aller jusqu’à l’excès (la mise en esclavage volontaire). C’est le cas de Nway Nway, birmane de Yangon séduite, comme des milliers d’autres, par l’opportunité d’un travail mieux rémunéré en Malaysia ou en Thaïlande, qui, bien qu’avertie des risques potentiels, fonce tête baissée vers l’exploitation. L’urbanisation croissante, l’ouverture du pays et les nouveaux moyens de communication attirent des milliers de Birmans vers les villes, et en particulier vers Yangon, la capitale économique. Les journaliers agricoles se mettent à rêver d’emplois « propres »[15] dans les usines, et bien sûr mieux payés. Mais quitter la campagne pour la ville, c’est rompre le lien avec les réseaux d’entraide ainsi que les liens de dépendance, donc de protection, qu’entretiennent les journaliers avec les paysans, par exemple (Boutry 2015). L’urbain, c’est également l’omniprésence de l’argent, là où l’accès à la nourriture, à l’eau ou encore aux soutiens socioreligieux (funérailles, donations, noviciat) est négocié en échange de services ou de travail à la campagne, s’il n’est pas gratuit. La dépendance est recherchée, du fait qu’elle permet une forme de protection et surtout d’inclusion dans des réseaux. Le travail des trafiquants, qui opèrent pignon sur rue à Yangon, est à moitié fait. Nway Nway, interviewée une première fois en janvier 2014, est partie en avion pour Kuala Lumpur. Avant même le départ en avion, son passeport n’était plus entre ses mains, mais dans celles des agents qui lui promettaient un permis de travail. En mai 2015, elle nous relata n’avoir eu le droit que de jeter un oeil dessus à l’immigration de l’aéroport de Kuala Lumpur, pour se faire tamponner son visa touristique valide un mois. Deux mois après son arrivée dans une usine de fabrication de composants électroniques, à travailler 7 jours sur 7, 15 heures par jour, debout, Nway Nway n’avait toujours pas reçu un ringgit (monnaie locale). Bien que le remboursement de sa dette de voyage s’éternise (l’accord était d’un mois sans rémunération), Nway Nway, sans passeport (et même avec un visa périmé), supportant mal des conditions de travail harassantes, décide de retourner en Birmanie. Partie en avion légalement, elle revient en voiture, passant illégalement la frontière terrestre de Mae Sot avec une nouvelle dette de voyage.

Une histoire d’exclusions

De Nway Nway, et de la plupart des candidats à l’émigration privés d’une inclusion à un tissu social, aux Rohingya finissant dans les camps de trafiquants à la frontière de la Thaïlande et de la Malaysia, tout est histoire d’exclusion. Or, cette exclusion n’est pas vivable, peu importe l’échelle concernée : l’individu déraciné de sa campagne, ou l’ensemble des musulmans de l’ouest de la Birmanie exclus de la nation. En effet, la communauté musulmane d’Arakan, dont le terme Rohingya tend à devenir l’ethnonyme, n’est pas reconnue parmi les 135 ethnies officielles sanctionnées dans la loi de 1984. Les musulmans n’ont donc pas l’accès à la citoyenneté, et sont depuis des générations « prisonniers » de leur Township de résidence. Objets d’une politique de répression et d’isolationnisme de la part des gouvernements qui se sont succédés depuis le coup d’État du général Ne Win en 1962, les Rohingya n’ont eu de cesse d’émigrer. Pour une population totale estimée à 2 millions, seulement 800 000 d’entre eux vivent sur le territoire birman, les autres étant répartis principalement entre la Malaysia et le Moyen-Orient[16].

Avant même d’atteindre un pays tiers, il faut faire le voyage, qui est particulièrement risqué. Le recrutement est géré par des passeurs du village[17]. Les migrants sont emmenés à bord de petits bateaux pour être embarqués sur des chalutiers amarrés au large, qu’il faut atteindre en passant d’abord par le contrôle de la marine. Alors qu’auparavant il fallait payer l’équivalent de 20 USD par personne aux autorités, depuis 2012[18] le passage est gratuit. Ensuite, les Rohingya, entassés dans les cales des chalutiers par des Arakanais bouddhistes et des Birmans, naviguent pendant deux à trois jours, si la traversée se passe bien, en direction de la région frontalière malayo-thaïlandaise. Naufrages (Burke 2012), passagers morts de faim et affrontements à bord des bateaux (Pearlman 2015) sont monnaie courante. Le traitement qu’ils reçoivent sur les côtes des pays où la mer les rejette dépend de la « compassion » des autorités[19] : au mieux ils sont rejetés à la mer, au pire ils tombent dans les mains de trafiquants qui les rançonnent, généralement à travers la famille du migrant, qu’elle soit encore en Arakan ou déjà à destination. Ceux démunis de relations et qui ne peuvent payer sont revendus, s’ils ne sont pas déjà morts. Le scandale de la découverte de fosses communes comptant des dizaines de corps de migrants bengalis et rohingya dans un camp de trafiquants d’êtres humains à la frontière malayo-thaïlandaise en mai 2015 a obligé les pays de l’ASEAN à se réunir pour finalement n’aboutir sur aucune décision concrète (Davies 2015).

La constitution des États-nations modernes a créé des zones d’inclusion et d’exclusion dont la « géographie » diffère en fonction des individus concernés. Les potentiels esclaves sont en priorité ceux exclus de ces géographies. On peut prendre comme exemple les Môns : exclus pendant plusieurs décennies de pouvoir militaire – au même titre que toutes les autres minorités – d’une Birmanie avant tout pensée comme bamar, ils retrouvent leur place dans la zone frontalière (le borderland des Anglo-Saxons), profitant avant tout du trafic des Birmans du centre, tout comme des Rohingya, qui constituent la majorité des marins asservis sur les bateaux (Boutry à paraître). Les Khmers du marché de Rong Klua en Thaïlande se retrouvent dans un espace krom – i.e. « khmer » dans l’esprit des Cambodgiens vivant ou travaillant en Thaïlande (Lejard 2014). Les Birmans du sud de la Birmanie, bien qu’exilés de l’autre côté de la frontière (au sud de la Thaïlande) trouvent également leur place au sein de l’ethnorégion que forme la Péninsule malaise (nord de la Malaysia, sud de la Thaïlande et sud de la Birmanie) à travers des réseaux de patron-client (autrement dit, de dépendance) dont la géographie n’a que faire des frontières nationales (Ivanoff 2014 ; Boutry 2015). En revanche, les plus pauvres des Birmans du centre, déracinés pour diverses raisons de l’ensemble national, ou encore les Rohingya proprement exclus du sol, n’ayant pas d’accès (par des connaissances ou des réseaux) aux sous-ensembles ethnorégionaux, se retrouvent dans l’illégalité (en termes de relation à l’État) et dans l’illégitimité (sociale et/ou ethnique). Les trafiquants se livrent à la prédation au sein de ces groupes « oubliés ».

Le problème de l’esclavage dans les géographies postnationales

L’avènement des États-nations pendant et après la colonisation a profondément remodelé la nature de l’esclavage. La majeure différence se situe peut-être dans le fait qu’historiquement « ce n’est jamais le fait qui [définissait] l’esclave, c’est le droit » (Testart 2001 : 20), alors que l’esclave moderne en Asie du Sud-Est n’a justement plus de statut, ni social ni juridique. Alors que les grands royaumes se pillaient entre eux et pillaient leurs voisins d’esclaves à incorporer à leurs sociétés respectives, la fin de l’esclavage légal a relégué les esclaves modernes aux confins d’une géographie « postnationale » (Horstmann 2002), puisant ses fondements dans la définition des frontières par les colonisateurs. Cette géographie s’exprime par le poids de certains pays dont la puissance économique (grâce à l’aide internationale, par exemple, ou à leurs choix durant l’époque dite « bipolaire ») se construit au détriment des voisins moins puissants et sur le déclin au moment de la colonie (le Cambodge par exemple) – ceux-là mêmes dont les populations alimentent les filières. Il y a aussi les pays qui ont pris les « chemins de traverse », comme la Birmanie (avec « la voie birmane vers le socialisme »), mais qui se retrouvent en « queue du peloton » socialement et économiquement de la région selon les normes occidentales. Ce dernier pays est donc un réservoir infini de main-d’oeuvre à mettre en esclavage facilement avec la bénédiction des autorités, car la corruption est la condition essentielle de l’esclavage moderne. La répression ne suffit pas à entraver le trafic humain, car les racines de la corruption sont trop profondes, à l’instar du népotisme qui est une condition sine qua non de la survie des pays. Or, la main-d’oeuvre reste le nerf du développement de la région qui suit des modèles dictés par l’Occident, qui prône pour sa part la libération de l’individu. C’est pourquoi la cartographie des migrants, donc en partie celle de l’esclavage, se reconstitue autour de nouveaux territoires assimilés depuis longtemps à des appropriations qui ne dépendent pas des politiques : l’espace krom en Thaïlande, les gouvernements réduits aux frontières (par exemple le Cambodge après l’invasion vietnamienne du pays), les économies qui s’enrichissent aux points de passage en Birmanie et ailleurs (casinos, trafics, etc.). Ainsi, les ressorts culturels de l’esclavage – la dépendance de l’individu à la société et aux réseaux de clientélisme, la religion, les clivages sociaux et l’exclusion – perdurent et s’opposent à l’individualisation prônée par le modèle occidental.

L’esclavage lui-même continue d’être un moteur de résistance sociale et même ethnique aux « géographies nationales »[20]. Il s’inscrit dans une perspective historique du développement des États et de leurs idéologies. La classification permet de mettre hors norme des groupes entiers et de les faire tomber au plus bas de l’échelle sociale et/ou ethnique. Ce n’est pas innocemment que lors du conflit opposant les « Jaunes » aux « Rouges » en Thaïlande, ces derniers endossèrent l’appellation phrai, à savoir « esclaves ». Car en déclarant qu’il y avait de « vrais Thaïs », les Jaunes, urbains, issus de la plaine centrale, ils sous-entendaient qu’il existe des « faux » Thaïs, donc des êtres inférieurs, les Rouges. Ainsi les « chemises Rouges » se donnèrent le nom de phrai durant la révolte de 2009-2010 (Leveau et al. 2010). En termes ethniques, tout comme la fuite des Moken du sud de la Birmanie de l’esclavage sur le littoral malais – évènement qui devint fondateur dans leur identité de nomades marins (Ivanoff 2004) –, l’exclusion des musulmans d’Arakan et leur départ massif de la Birmanie consécutif à cette exclusion président à l’avènement du label ethnique Rohingya : victimes de trafics humains, rejetés par de nombreux pays, les Rohingya puisent les racines de leur identité dans l’esclavage moderne (Boutry à paraître). L’esclavage met donc en lumière, en creux, l’existence de groupes ethniques et sociaux intégrés dans les nations, mais qui se distancient de l’idéologie nationale. Il a permis aux contours de certaines ethnies de se former et aux stratégies d’autres de se développer. En fuyant les États centralisateurs, ils se sont opposés à la « civilisation » et ont donc été victimes de razzias d’esclaves, qui sont en quelque sorte le prix de leur liberté.

Conclusion : d’hier à aujourd’hui, l’esclavage et les changements de paradigmes

Si l’ASEAN a pris conscience que son principal problème concernant son développement économique est celui de la mobilité des travailleurs que les grands travaux en prévision vont provoquer, elle doit encore apprendre à tenir compte de la réalité et reconnaître la question de l’esclavage moderne comme un défi à relever impérativement. La communauté internationale a poussé certains pays à s’attaquer à ce problème du fait que c’est elle qui détermine les classifications des pays où l’on peut investir ou non, selon la notation attribuée à sa gouvernance. L’ASEAN essaie donc de rattraper son retard et de comprendre les pratiques multiséculaires qui ont conduit la région à devenir un réservoir d’esclaves « modernes », ce qui est un premier pas.

La période actuelle est celle de la légalisation, mais tant que celle-ci ne sera pas mise en oeuvre et surveillée, il ne pourra pas y avoir de changement en profondeur. Ce que cela va faire, c’est permettre de garantir les investissements (passer de la catégorie Tier 3 à Tier 2, en Thaïlande par exemple). Il y a donc un problème de forme et de fond. Le problème de fond est celui des ONG, des travailleurs sociaux, des chercheurs, des enquêtes de terrains, de la société civile, qui doivent pouvoir faire remonter aux décideurs les véritables chiffres et situations.

Ensuite il faudra veiller à ce que ces analyses soient prises en compte, ce qui est, comme partout, le pas le plus difficile à franchir pour les politiques quelles qu’elles soient. Si certains pays en ont la capacité, grâce à leur niveau de développement, comme la Thaïlande, d’autres comme le Cambodge et la Birmanie, sont encore loin d’avoir la capacité de faire appliquer des règlements ou des lois issus d’analyses de terrain. Voilà où se réside l’opportunité pour l’ASEAN de se transformer en une région prospère. C’est de sa capacité à éradiquer, au moins à limiter, l’esclavage moderne que dépendra son acceptation complète dans l’économie mondiale. Elle devra y mettre toutes ses forces, même si les vestiges fonctionnels que représentent le népotisme et la corruption constituent des entraves importantes à cette éradication.

La prise de conscience est faite, l’action politique et juridique doit suivre. C’est là que la recherche de terrain peut aider.