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Quel est ton problème, Japon ? N’es-tu pas une société où 100 millions de personnes peuvent être actives sur le marché du travail ? Hier l’entrée de mon enfant à la garderie a été refusée. Que suis-je censé faire maintenant ? Je ne peux pas me remettre à travailler, n’est-ce pas ? J’ai donné naissance, et je me disais que mon rôle était maintenant d’élever mon enfant, puis de retourner dans la société pour travailler et payer mes impôts. Pourquoi fais-tu autant de chichis avec la dénatalité, alors ? Qu’est-ce que je peux faire maintenant ? Cela signifie que je dois donner ma démission. Mon enfant n’a pas été accepté à la garderie ! Crève, Japon ![1]

Anonyme 2016

C’est avec ce langage abrupt qu’une blogueuse anonyme déclenchait une véritable tempête au Japon, au début 2016. Les mots de cette mère ont touché plusieurs parents et les médias se sont mis à parler de la difficile conciliation travail-famille. Le premier ministre Abe, qui tente d’inciter les mères à revenir au travail avec ses « Womenomics » (des mesures spécifiquement dédiées à augmenter la présence de femmes dans des postes de responsabilité et à favoriser la conciliation travail-famille) s’est vu reprocher d’en faire trop peu. Mais ses députés ont répliqué en attaquant cette mère anonyme, lui reprochant d’être lâche en refusant de s’identifier. Partout au pays, cette attitude a provoqué des manifestations de parents affichant des petits cartons où était écrit « 私だ » (C’est moi). Si les difficultés à concilier travail et famille ne sont pas nouvelles, cette prise de parole publique était hors norme dans un pays reconnu pour sa discrétion. Mais que se passe-t-il donc au Japon ?

La plupart des pays industrialisés membres de l’OCDE font face à une baisse de la natalité. C’est particulièrement vrai pour le Japon, et ce, depuis plusieurs années. Il est même l’un des pays où la dénatalité est la plus importante (OCDE 2016a). Soit les Japonais ne se marient pas et n’ont pas d’enfant, soit ils se marient tard et limitent ainsi la possibilité d’en avoir plusieurs. L’âge moyen au moment du mariage ne cesse de s’élever. En 2015, il se situait à 29,4 ans pour les femmes et à 31,1 ans pour les hommes (Ministry of Health… 2017 : 31). Conséquemment, le nombre de Japonaises non mariées a triplé entre 1970 et 2005. Ainsi, si au Québec les femmes sans enfant se font demander avec curiosité autour de la trentaine si elles envisagent d’en avoir un (Joubert 2010 : 23), au Japon, l’importance du mariage comme préalable habituel pour l’entrée dans la parentalité permet aux nombreuses Japonaises non mariées d’éviter ce type de commentaires (Bumpass et al. 2009 : 218).

Pour certaines femmes, la question d’avoir ou non des enfants ne se pose pas. Elles savent depuis toujours qu’elles en voudront dès que certaines conditions seront réunies. Elles n’envisagent pas une vie sans enfant, source d’accomplissement individuel. Elles n’hésitent pas à faire les changements nécessaires pour s’adapter à la venue d’un nouveau-né, que ce soit au niveau personnel, professionnel ou financier.

Pour d’autres femmes cependant, le questionnement est bien présent. Même si elles reconnaissent que la naissance d’un enfant est certainement un grand bonheur, plusieurs se demandent si elles souhaitent vraiment en avoir, si elles désirent changer une vie qu’elles apprécient pour une réalité qu’elles ne connaissent pas encore. Elles connaissent également très bien la pression qui pèse au Japon sur les mères quant au comportement, au bien-être et à l’éducation de leur bébé.

Le mariage et les enfants seraient-ils devenus moins attrayants pour les Japonaises ? Certains spécialistes n’hésitent pas à l’affirmer et à identifier les femmes les plus éduquées comme les plus susceptibles de refuser les rôles d’épouse et de mère, préférant participer à la société en s’investissant dans leur travail (Nagase 2006 : 39 ; Strom et Strom 2009 ; Mirza 2010). Pourtant, d’autres recherches tendent à nuancer cette position, citant des barrières suffisamment importantes pour empêcher celles qui le souhaiteraient d’avoir des enfants, comme un marché du travail exigeant ou la division traditionnelle des tâches et des rôles sociaux (Retherford et Ogawa 2005 : 15 ; Bernier 2009 : 189 ; Holloway 2010 : 178).

Cette note de recherche cherche à définir plus précisément quelles sont les entraves au désir d’enfant des Japonaises. Pour ce faire, nous avons procédé en deux volets. D’abord par recherche documentaire dans ce qui a été publié principalement en anglais et en français. Ensuite par le biais d’entrevues semi-dirigées effectuées en 2010, où ont été abordés les thèmes de la perception du coût d’un enfant, des possibilités d’emploi avant et après l’arrivée d’un nouveau-né ainsi que de la conciliation travail-famille. Nous avons rencontré des femmes avec enfants et d’autres sans enfant. Nous tentions de comprendre si le désir d’enfant avait été présent pour les mères dès le début, et si les femmes sans enfant voulaient en avoir ; et ce afin d’approfondir davantage et d’identifier quelles difficultés les mères avaient pu rencontrer et comment elles y avaient fait face une fois les enfants nés. Notre échantillonnage a tenu compte des critères suivants : être Japonaise, habiter au Japon et avoir obtenu un diplôme universitaire, ce qui nécessite de plus longs investissements en temps et en argent. Nous avons sélectionné des femmes entre 30 à 45 ans, car cet intervalle dépasse l’âge moyen des femmes japonaises lors de la naissance du premier enfant, qui était de 29,9 ans en 2011 (Statistics Japan 2012a).

Nous avions en tête deux hypothèses quant à la dénatalité au Japon. La première touche plus directement au désir d’enfant : les femmes qui n’ont pas d’enfant n’en veulent peut-être tout simplement pas. Il est possible que les Japonaises sans enfant aient choisi de se consacrer à leur carrière, sachant très bien qu’il serait difficile d’en avoir ; elles assument alors ce choix personnel. La deuxième hypothèse explore la dénatalité japonaise sous un autre angle : celui des entraves à la fécondité : le mariage, l’éducation et le marché du travail. Ce postulat était principalement basé sur la théorie des flux intergénérationnels de richesse qui veut que dans un mode de production capitaliste, le coût d’un enfant tend à s’élever à cause des frais liés à l’éducation (Caldwell 2004 : 571). Le Japon est une société où les enfants bénéficient justement d’un grand investissement financier pour faire d’eux des enfants de « haute qualité » (avec une meilleure éducation et une excellente santé). Selon Ogawa, il s’agirait d’une conséquence plausible du taux de dénatalité (Ogawa et al. 2009 : 304).

Nous avons réalisé dix-sept entrevues dirigées. Toutes les femmes rencontrées habitent le Kansai, principalement la ville de Kyoto ou la préfecture voisine (Shiga). Une seule des participantes provient de la région de Kobe (préfecture de Hyogo). Notre choix de mener la recherche en dehors de la capitale n’était pas fortuit : de précédentes études ont montré que Tokyo présente une situation un peu différente de celle du reste du pays. En effet, lorsque l’on observe les statistiques, c’est dans la capitale que se concentre la plus forte proportion de femmes célibataires (Nakano 2011 : 132). En nous intéressant à la région sud-est (Kansai), dont fait partie Kyoto, nous pouvions faire notre terrain dans un milieu urbain, mais qui ne forme pas un ensemble distinct dans les statistiques nationales, comme c’est le cas de Tokyo.

La moyenne d’âge des femmes interrogées était de 37 ans. Tout à fait par hasard, la moitié de l’échantillon (neuf femmes) a des enfants, alors que l’autre moitié (huit) n’en a pas. Les entretiens ont été réalisés en japonais grâce à un échantillon boule de neige auprès de connaissances et par des affichages publics sur les babillards de centres d’échanges entre Japonais et étrangers. La transcription des entrevues a été faite par un Japonais. Nous avons ensuite effectué la traduction en français, qui a été vérifiée par un traducteur professionnel. Pour assurer la confidentialité des participantes, tous les noms ont été changés par des noms japonais de fleurs. Deux lettres suivent chacun des noms : « SE » pour « sans enfant » et « AE » pour « avec enfants ».

Cadre théorique

Le sociologue Ulrich Bech définit la famille de la modernité simple, soit celle des années 1950, comme une institution basée sur une division de rôles complémentaires, en fonction du sexe. Cette répartition des tâches est nécessaire au fonctionnement même de la société industrielle :

La répartition des rôles en fonction de l’appartenance sexuelle est la base de la société industrielle […] La société industrielle est donc dépendante des situations inégales des hommes et des femmes.

Beck 2001 : 235

Nous vivons maintenant dans un contexte qu’il qualifie de « modernité avancée », c’est-à-dire une modernité qui subit les conséquences de ses paradoxes et voit apparaître des conflits flagrants. En effet, malgré le fait que les femmes aient maintenant accès à la même éducation et qu’elles soient présentes sur le marché du travail, ce sont toujours elles qui assument la plus grande part des tâches ménagères et des soins aux enfants. Souvent, elles renoncent à une part de leurs revenus pour réussir à conjuguer travail et famille, ce qui peut signifier un appauvrissement lors d’un divorce et/ou d’un départ à la retraite. C’est ainsi que :

La famille devient le lieu où l’on jongle continuellement, avec de multiples ambitions contradictoires, entre les professions et les impératifs de mobilité qui en découlent, les contraintes imposées par la formation, les obligations liées aux enfants et au travail domestique.

Beck 2001 : 248

Pour Beck, la famille est le reflet de cette contradiction, car elle subit les effets pervers d’une modernité qui ne permet pas d’exercer pleinement les principes de liberté et d’égalité qu’elle porte (ibid. : 240). Cette réalité d’une modernité avancée qui exige des individus libres, disponibles et mobiles crée d’immenses tensions entre les membres d’une famille qui tentent tant bien que mal de les gérer de l’intérieur : « […] on y voit surgir les conflits du siècle. Ils y apparaissent toujours sous un jour privé, familier. Mais la famille n’est que le lieu, elle n’est pas la cause de ce qui se produit » (ibid. : 237).

Le sociologue Éric Macé va plus loin qu’Ulrich Beck en proposant la notion d’« après-patriarcat ». Si la modernité simple incarnait le « patriarcat moderne », la modernité avancée aurait vu apparaître un rapport de pouvoir d’un type renouvelé, conséquence lui aussi de ses paradoxes où les inégalités et les discriminations ne sont pas disparues. L’après-patriarcat tel qu’il se vit aujourd’hui continue de véhiculer des stéréotypes hérités du patriarcat. Dans la réalité, cette égalité dans la différence ne se concrétise pas. Au contraire, selon Macé, elle conduit à la fabrication d’inégalités sociales de genre : « […] ce différentialisme façonne des individus supposés égaux qui ne disposent pas des mêmes ressources et des mêmes légitimités dans leur rapport à soi et au monde […] » (Macé 2015 : 91). Au travail,

[Même si] cette mise en asymétrie n’est plus nécessaire ni légitime, elle demeure souvent utile en raison des bénéfices, pour la plupart, des hommes et des employeurs, de la division genrée du travail et des discriminations sexistes.

Macé 2015 : 79

Le désir d’enfant

Toutes les femmes que nous avons rencontrées ont obtenu un diplôme d’études universitaires. L’entrevue a été rédigée en français, et une version japonaise a été réalisée par une traductrice. Notre compréhension du japonais oral est correcte, mais pour que les questions soient formulées de façon juste, le recours à la traduction professionnelle était nécessaire. À la fin de l’entretien, dans les deux catégories de femmes rencontrées (avec ou sans enfant), nous avons posé la même question : « Que pensez-vous des nombreuses Japonaises qui décident de ne pas avoir d’enfant ? ». En japonais, la forme du verbe « décider » choisie par la traductrice était 決心する (kesshin suru), une forme particulièrement déterminée de décision, qui implique chez le sujet une résolution ferme et résolue, prise en toute connaissance de cause.

Il y a eu deux catégories de réponses. D’abord, les femmes mariées avec des enfants n’ont pas réagi au verbe kesshin suru. Leurs réponses reflètent qu’elles croient que les femmes sans enfant ont fait ce choix en fonction de leurs valeurs :

[Suiren-AE] En fait, chaque personne doit décider pour elle-même. Je comprends celles qui disent ne pas vouloir d’enfant.

[Nadeshiko-AE] Je pense que la vie est plus belle avec des enfants, mais c’est le choix de chacun, alors je ne veux pas trop… L’autre est l’autre, je suis moi, et ma façon d’être heureuse, mes valeurs peuvent être loin de celles des autres, différentes…

[Ajisai-AE] Certains sont capables de bien s’occuper de leurs enfants, mais il faut aussi privilégier sa vie, avant celle des enfants. Avoir des enfants apporte beaucoup de bonheur, quand ils sont heureux, je le suis aussi. Mais ça ne veut pas dire que j’ai honte de privilégier ma propre vie. Ne pas être mariée, ne pas avoir d’enfant n’a rien de négatif.

[Ume-AE] Certainement, avoir et élever des enfants est extrêmement difficile. Plus il y a d’enfants et plus ça devient difficile. Ceux qui décident de ne pas en avoir et qui sont bien à deux, c’est un choix qu’on voit de plus en plus et que je comprends. Sans enfant, je pourrais plus m’amuser. Avec un enfant, il est impossible de sortir boire un verre ou d’aller au cinéma en couple. Ça devient plus difficile lorsque l’on prend en compte le temps que l’on doit consacrer à ses enfants. C’est pour cela qu’à mes yeux, les couples sans enfant semblent mieux s’entendre.

Ume-AE croit que les couples sans enfant s’entendent mieux puisqu’ils ont plus de temps pour pratiquer des loisirs ensemble, car ils ont moins de responsabilités familiales. D’autres ont mentionné que les Japonais d’aujourd’hui ont moins de patience (我慢 gaman) et ne veulent plus se sacrifier pour élever des enfants. Aucune des mères interrogées n’a réagi vivement à l’utilisation du verbe kesshin suru, comme si ça allait de soi : les femmes sans enfant avaient résolument choisi leur situation. Une seule m’a explicitement parlé des conditions difficiles qui avaient un impact sur le choix des femmes sans enfant :

[Yuri-AE] Pour les femmes qui veulent mener leur carrière à bien, avoir des enfants peut peut-être s’avérer difficile dans ces conditions. Mais avoir des enfants est indispensable pour l’avenir. Alors il faut qu’on fasse quelque chose, qu’on améliore l’environnement professionnel pour que les femmes puissent de plus en plus en avoir…

Cette absence de réaction à propos du verbe « décider » est particulièrement révélatrice quand on la compare à la vive réaction des femmes sans enfant rencontrées, chez lesquelles le choix des mots kesshin suru a suscité beaucoup de commentaires. Quatre d’entre elles ont corrigé la formulation de notre question en nous faisant comprendre que le verbe « décider » était trop fort. Ces femmes n’associent pas leur non fécondité à un « choix », mais plutôt aux circonstances :

[Bara-SE] On devrait plutôt dire que le problème est que de nombreuses femmes n’ont pas d’enfant. Dans mon entourage, je ne connais aucune femme qui ne désire pas d’enfant. Certaines en veulent, mais n’ont pas d’argent, d’autres commencent à y penser, mais ne peuvent plus en avoir… Alors, les femmes qui ne veulent pas d’enfant sont très rares.

[Bara-SE] Une de mes amies ne sait pas trop à quoi s’en tenir quant à la politique menée par le gouvernement et les entreprises. Elle est déjà mariée et veut des enfants, mais n’a pas assez d’argent pour en avoir. De plus, au travail, si elle avait un enfant, elle devrait démissionner, car ce serait impossible de continuer à travailler. Décider de ne pas avoir d’enfant pour ces raisons n’a pas lieu d’être. Il faut changer les choses, mais c’est compliqué.

[Aoi-SE] Plusieurs de mes amies disent qu’elles aimeraient avoir des enfants si elles étaient mariées. Mais la plupart n’étant pas mariées, elles ne décident pas vraiment de ne pas en avoir, c’est plutôt leur situation, en tant que célibataire, qui décide pour elles. Ne pas avoir d’enfant ne reflète donc pas vraiment un choix.

[Sakura-SE] Je ne pense pas qu’elles ne veulent pas en avoir. Bien sûr, tout le monde est différent, mais peut-être que tout le monde veut en avoir, mais qu’avec leur vie, ce n’est pas possible. Ou peut-être que comme pour moi, leur salaire ne leur permet pas d’avoir un enfant, ou qu’elles savent qu’après avoir eu un enfant, ce sera impossible de travailler et de s’en occuper en même temps.

[Hasu-SE] « Qui décide de ne pas avoir d’enfant », c’est ça ? Je ne pense pas qu’elles ne veulent pas en avoir, ce serait plutôt qu’en regard des circonstances, elles ne peuvent pas en avoir. Parce qu’elles ne sont pas mariées, parce qu’elles n’ont pas ou pas assez d’argent, parce qu’on ne peut concilier le travail avec un enfant, il y a plusieurs raisons pour ne pas avoir d’enfant, mais je crois que les gens qui décident vraiment de ne pas en avoir sont rares.

Ainsi, les femmes sans enfant ne perçoivent pas chez elles et dans leur entourage que leur non fécondité actuelle a été un choix, mais plutôt une conséquence, et ce, peu importe l’importance du travail dans leur vie, ce qui nuance les résultats de Mirza (2010 : 78) sur des femmes tokyoïtes plus jeunes et qui s’accomplissent dans leur société grâce à leur emploi. Rencontrées un peu plus tard dans leur vie professionnelle, ce sentiment sera-t-il le même ? Ce pourrait être fort intéressant de se pencher sur le parcours de vie à long terme des femmes japonaises.

Chez les femmes que nous avons rencontrées, le désir d’enfant était présent, à l’image de ce qui se passe probablement dans nombre d’autres pays, mais les circonstances ne leur permettaient pas toujours d’en avoir. Ce qui nous amène à la seconde hypothèse : quels ont été les freins les plus importants qui ont pu les restreindre ?

Premier frein : le mariage

La dénatalité japonaise a commencé peu après la Seconde Guerre mondiale, après le mini baby-boom qui ne dura que trois ans au Japon, soit de 1947 à 1949. Entre 1971 et 1974, il y eu un deuxième baby-boom, qui atteignit tout juste le niveau de remplacement de la population (2,14 enfant par femme). En dix ans seulement, malgré le premier baby-boom (1947 à 1949), la natalité du Japon baissa de plus de la moitié, passant de 4,54 enfants par femme à 2,04 en 1957 (Ogawa et al. 2005 : 208). Après 1973, le Japon connaît un deuxième déclin de la natalité que les démographes ont qualifié de seconde transition démographique du Japon (ibid. : 209). En 1989, les médias en firent grand cas en le rapportant comme « 1,57 Shock » (Jolivet 1993 : 7). Mais ce ne fut pas le chiffre le plus bas que le Japon ait atteint, la courbe de l’indice de fécondité descendant jusqu’en 2005 avec le plus bas taux de naissance enregistré (1,26 enfant/femme). En 2014, il a légèrement remonté à 1,42, ce qui reste insuffisant pour atteindre le niveau de remplacement de la population (OCDE 2016a).

Notons qu’en 1906 et 1966, une baisse de la natalité eut lieu à cause d’un événement astrologique qui ne survient que tous les soixante ans : c’était l’année du cheval de feu (hinoe-uma 丙午). Les femmes nées sous ce signe d’origine chinoise ont une mauvaise réputation : elles sont supposément dangereuses, obstinées et portent malchance à leur mari. Comme la technologie ne permettait alors pas de détecter le sexe du foetus, plusieurs couples empêchèrent toute naissance en utilisant la contraception ou l’avortement. Le pic observable les années suivantes est sans doute dû au rétablissement de ces naissances retardées.

Figure 1

Indice synthétique de fécondité depuis 1899 au Japon

Indice synthétique de fécondité depuis 1899 au Japon
Source : Ministry of Health, Labour and Welfare, Japon (2017)

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La dénatalité japonaise suit de très près, encore aujourd’hui, le nombre de mariages, puisque le nombre de naissances hors mariage est quasi inexistant au Japon. L’âge moyen au moment du mariage ne cesse d’ailleurs de s’élever, faisant du Japon une des sociétés où il est le plus tardif dans le monde. Entre 1975 et 2011, l’âge moyen lors du mariage chez les hommes est passé de 27,0 à 30,5 ans. Pour les femmes, la même hausse est observable, passant de 24,7 à 28,8 ans (Statistics Japan 2012b). Cette situation de dénatalité s’observant depuis plus d’une quarantaine d’années maintenant, c’est en 2006 que la population japonaise a commencé à diminuer à cause du vieillissement de la population. En 2015, il y avait 285 000 personnes de moins au Japon, ce qui comprend la ponction des 20 000 décès à la suite du tremblement de terre et du tsunami qui ont dévasté le Tohoku en 2011 (Ministry of Health… 2017 : 26). Les statistiques montrent que la tendance à la baisse ira en s’accélérant, étant donné que l’indice synthétique de fécondité reste sous le seuil du remplacement de la population depuis plusieurs décennies. Au rythme actuel, on parle d’une population de 40 millions en 2100 (comparée à 127 millions en 2017) et les plus alarmistes soutiennent que si la courbe de dénatalité se poursuit ainsi, le pays n’aura plus que 500 Japonais en 2350 (Sakai 2003 : 19) !

Au Japon, le mariage reste la condition préalable à la venue d’un enfant. Les statistiques confirment l’importance du mariage en matière de fécondité. L’indice de fécondité est beaucoup plus élevé chez les femmes mariées. Lorsque l’on observe les chiffres pour les couples mariés, on remarque que les femmes âgées de 15 à 49 ans affichent un indice de fécondité de 2,2 enfants par femme (White 2002 : 39). Ce nombre est supérieur au taux de remplacement de la population, habituellement fixé à 2,1 enfants par femme, et au-dessus de l’indice de fécondité moyen de 1,37 enfant.

Figure 2

Évolution de la population japonaise, d’après les données de 2001

Évolution de la population japonaise, d’après les données de 2001
Source : Shôshi (Sakai 2003 : 19)

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Cependant, l’âge moyen au mariage ne cesse d’augmenter, ce qui est sans nul doute le plus grand risque qui se pose pour l’indice de fécondité, puisque très peu d’enfants naissent hors mariage. La proportion des enfants nés hors mariage était évaluée à 2 % de toutes les naissances en 2014 (OCDE 2016b : 2), ce qui est bas quand on sait que la même année, la majorité des enfants du Québec, soit 63 %, naissaient hors mariage pour la même année (Institut de la statistique du Québec 2015 : 42).

Plus menaçant encore est le nombre croissant de Japonaises non mariées : il a triplé entre 1970 et 2005. Les chercheurs estiment que plus de 20 % des Japonaises de la génération présente (entre 25 et 34 ans) ne se marieront pas (Bumpass 2009 et al. : 218), qu’un autre 12 % qui se marieront s’ajoutera à cela, mais n’auront pas d’enfant, tandis que 16 % auront un seul enfant. Cela permet de déduire que près de 31 % des femmes resteront sans enfant. Si on inclut celles qui auront un enfant, ce sont alors 47 % des femmes qui auront un seul enfant ou pas d’enfant du tout (Retherford et Ogawa 2005 : 4). Pour certaines, être célibataire est une façon d’être libre, qui les dispense des tâches domestiques qu’elles devraient assumer si elle devait prendre soin d’un mari et, éventuellement, d’un enfant (Nakano et Wagatsuma 2003 : 140).

Lors des entrevues, nous avons voulu vérifier l’importance de cette institution ainsi que les raisons qui pourraient expliquer le lien entre mariage et fécondité. Alors que les huit Japonaises ayant des enfants s’étaient toutes mariées avant d’avoir leur premier bébé, sur les neuf participantes qui n’avaient pas d’enfant, une seule était mariée et une autre cohabitait avec son conjoint depuis plusieurs années.

À la question : « Quelles circonstances font que vous n’avez pas d’enfant ? », quatre d’entre elles ont d’ailleurs répondu qu’elles n’en avaient pas parce qu’elles n’étaient pas mariées, et pas parce qu’elles n’avaient pas de compagnon.

Le mariage est tellement lié à la fécondité que de ne pas être mariée semble permettre d’éviter les pressions pour avoir des enfants, comme le montre la réponse à la question : « Dans votre société, vous sentez-vous jugée parce que vous n’avez pas d’enfant ? » :

[Tsutsuji-SE] Pas particulièrement. Mais comme je ne suis pas mariée, ça réduit les possibilités. Peut-être que si j’étais mariée, mais n’avais pas d’enfant… Si on se marie, mais qu’on n’a pas d’enfant, on peut être sûre que le sujet des enfants sera abordé à un moment ou un autre.

Pour d’autres répondantes, la question d’avoir des enfants est venue après le mariage, ce qui semble confirmer que le mariage n’est plus nécessairement garant de la fécondité, même si l’institution maritale semble encore la seule à pouvoir encadrer la fécondité au Japon.

[Momo-AE] Après le mariage, on a vécu environ deux ans en couple. On voyageait pour trouver un bon endroit où habiter quand mon mari m’a dit : « Je veux un enfant ». C’est à ce moment-là que notre premier enfant est né.

[Nadeshiko-AE] Tout de suite après le mariage, j’ai réfléchi au fait d’avoir des enfants. Je voulais d’abord passer du temps avec mon mari, et ensuite, j’ai senti que j’avais le goût d’en avoir. Je me suis alors rendu compte que j’en voulais vraiment moi aussi.

Le jugement qui pèse sur les mères non mariées a été évoqué lors des entrevues réalisées avec les mères, dont plusieurs associent le mariage à une coutume japonaise qui doit être respectée :

[Ume-AE] En fin de compte, avoir un enfant sans être mariée, ça peut passer, mais c’est une coutume japonaise, non ? En fait au Japon, une personne qui ne se marie pas mais qui a un enfant sera sans doute jugée par les autres et devra élever son enfant sous ce regard… On lui demandera toujours pourquoi elle l’élève seule, pourquoi elle a choisi l’union libre ou eu cet enfant…

[Botan-AE] Parce que je pense que c’est comme ça que ça doit être. Parce que c’est ce qui se fait d’habitude. Il y a un père, il y a une mère, ils se marient, puis un enfant arrive, c’est bien comme ça.

Un enfant né hors mariage est toujours considéré comme illégitime et est inscrit comme tel par le Code civil japonais même si, depuis 2013, il n’est plus limité à recevoir la moitié de l’héritage d’un enfant légitime (Kyodo Agency Press 2013). À chaque nouvel emploi, il faut fournir le registre familial (koseki 戸籍), et un enfant illégitime est inscrit dans le livret de sa mère, ce qui occasionne parfois, pour la femme non mariée, de la discrimination sur le marché du travail (Bumpass et al. 2009 : 226).

Deuxième frein : l’éducation

Le Japon est une société où l’éducation est grandement valorisée. Pour réussir les examens d’entrée des écoles les plus prestigieuses, les parents japonais n’hésitent pas à consacrer une large part de leur revenu à la fréquentation par leur enfant d’une école « supplémentaire » (juku 塾). Dans les familles japonaises, le quart du budget dédié à l’éducation est consacré à payer les écoles supplémentaires (Holloway 2010 : 151).

Les bourses pour aider les parents à assumer les coûts d’une éducation régulière, sans compter les frais associés à la fréquentation d’une juku, sont presque inexistantes. Le Japon est d’ailleurs un des pays de l’OCDE qui investit le moins en éducation, soit un maigre 4,8 % du PIB, alors que les États-Unis y consacrent par exemple quelque 7,4 % (ibid. : 192). Dans un sondage demandant aux parents quels étaient les avantages et désavantages d’avoir des enfants, le stress relié à la réussite et à l’éducation de leurs enfants comptait parmi les premiers facteurs à les décourager (Retherford et al. 2001 : 98). Les frais reliés à l’éducation semblent donc avoir augmenté considérablement ce qu’il en coûte pour élever un enfant et peuvent avoir favorisé la dénatalité (Retherford et Ogawa 2005 : 15).

Les femmes qui choisissent d’étudier longtemps pour, par exemple, faire un doctorat et devenir pharmaciennes ou vétérinaires entreront sur le marché du travail plus tardivement que les autres. Les chercheurs s’entendent donc pour dire que l’éducation, particulièrement les longues études universitaires, tend à être un facteur déterminant dans les mariages tardifs, et est donc liée à une fécondité plus basse (Bumpass et al. 2009 : 227). En effet, une femme titulaire d’un diplôme universitaire a une moyenne d’âge au mariage de 3,5 ans plus élevée que celle qui n’a qu’un diplôme collégial, et le taux de célibataires parmi elles augmente également d’environ 5 % (Retherford et al. 2001 : 72).

Inversement, un homme diplômé d’un cycle universitaire long a moins de chance d’être célibataire que celui qui possède une éducation inférieure. Plus un homme est éduqué, plus il a de choix de futures épouses, car ses perspectives professionnelles sont meilleures. Ces hommes préfèrent généralement se marier avec une femme légèrement moins éduquée qu’eux et les femmes préfèrent également les hommes plus diplômés qu’elles, ce qui crée une situation difficile pour les femmes hautement scolarisées qui trouvent alors peu de partenaires (Retherford et Ogawa 2005 : 9).

Les femmes sans enfant qui ont obtenu une maîtrise n’ont pas hésité à me dire que cela a pu nuire à leur fécondité. À la question : « Quelles circonstances font que vous n’avez pas d’enfant ? », deux ont répondu :

[Rindo-SE] Comme je devais tout le temps étudier pour réussir l’examen du barreau, je ne pouvais élever des enfants en même temps.

[Tsutsuji-SE] Eh bien, comme mon diplôme requiert six ans d’études, je suis sortie de l’université plus tard que pour un cursus normal. J’ai commencé à travailler plus tard. Et puis lorsque j’ai commencé ce travail, je ne pouvais rien faire par moi-même, et ce n’est qu’après de longues années que j’ai constaté un progrès et ressenti que le monde s’ouvrait à moi. Mais dans la plupart des cas, au Japon, c’est la femme qui doit s’occuper des enfants, de leur éducation. Et durant cette période, il est fréquent qu’elle doive arrêter de travailler. C’est difficile.

Tsutsuji-SE fait ici référence à la responsabilité, assumée par la mère, du succès de l’enfant à l’école. Elle serait prête à avoir des enfants maintenant, mais elle ne l’était pas après ses études. Cependant, elle est également consciente qu’avec son métier, la conciliation travail-famille sera presque impossible.

Cette dimension de la recherche a suscité moins de réponses, car les questions concernant l’éducation étaient trop peu nombreuses dans notre entrevue et les femmes rencontrées, étant donné leur âge, déviaient rapidement vers la question du marché du travail, un contexte immédiatement présent à leur esprit. C’est pourquoi la dimension du travail au Japon est explorée en profondeur dans la prochaine section.

Troisième frein : le marché du travail

C’est en 1992 que le gouvernement japonais réduit la semaine régulière de travail de 48 à 40 heures hebdomadaires (Retherford et Ogawa 2005 : 30). Pourtant, il est toujours courant de faire des sâbisu zangyô (サービス残業) des « heures de service », c’est-à-dire des heures supplémentaires non payées. Les jours de vacances restent sous utilisés (OCDE 2007 : 211). À plus forte raison, lorsque la situation économique est difficile, les employés sont mis à contribution pour permettre à l’entreprise de garder la tête hors de l’eau. Cela se traduit par des journées de plus de 15 heures pendant plusieurs semaines, pouvant aller jusqu’à cumuler 60 ou même 100 heures supplémentaires par semaine dans les cas extrêmes. Le Japon est d’ailleurs le seul pays au monde qui collige des statistiques pour cause de « mort par excès de travail », le karôshi (過労, voir Bernier 2009 : 142).

Une enquête parue dans le journal Asahi Shimbun en 2006 et basée sur les statistiques gouvernementales révélait que plus de 42 % des travailleurs effectuaient des heures supplémentaires bénévoles. Parmi ces travailleurs, on comptait une forte proportion de jeunes papas, puisque 80 % des pères font plus de 20 heures supplémentaires par mois. Une autre étude confirme que 23 % des pères dans la trentaine travaillent plus de quatre heures supplémentaires par jour, ce qui leur fait des semaines de 60 heures, sans compter le temps de transport (Retherford et Ogawa 2005 : 35). La situation économique ne semble pas améliorer les choses, puisqu’en quatre ans, le salaire annuel est passé, pour environ dix heures de travail, de 6 450 000 yens en 2001 (9,2 heures) à 6 350 000 yens en 2005 (10,2 heures).

Le taux d’emploi des femmes de 20 à 30 ans est élevé et ne cesse d’augmenter, se situant autour de 80 % en 2013 (Keizai Koho Center 2015 : 65), mais 40 % des femmes se retirent encore à la naissance du premier enfant, puis retournent sur le marché du travail entre 40 et 50 ans (Bernier 2009 : 183). Seulement 22 % des mères ayant un enfant d’âge préscolaire continuent d’exercer l’emploi qu’elles occupaient avant sa venue au monde (Holloway 2010 : 172).

Lorsque ces mères retournent sur le marché du travail ou lorsqu’elles décident de travailler en même temps qu’elles prennent soin de leur jeune enfant, elles choisissent (ou n’ont souvent d’autre choix) d’occuper un emploi à temps partiel pour réussir à concilier travail et famille. En effet, il est difficile de revenir après un arrêt de travail, puisque les entreprises privilégient les nouveaux diplômés, qui sont plus faciles à modeler pour répondre aux normes de la compagnie. Un sondage gouvernemental a révélé en 2001 que, malgré des lois interdisant la discrimination par l’âge, près de 90 % des entreprises avaient un âge limite d’embauche (ibid. : 177).

Nous avons parlé avec les femmes de la conciliation travail-famille et de la possibilité ou non de continuer leur travail avec un enfant. La plupart des femmes sans enfant ont déclaré que l’employeur ne proposait aucune mesure ou que celles mises en place étaient insuffisantes. D’autres ont carrément dit qu’on les inciterait plutôt à arrêter de travailler :

[Rindo-SE] Je voulais devenir avocate et j’ai étudié pour cela. C’était mon choix. Maintenant, si je ne peux concilier travail et famille, je serais prête à quitter l’entreprise qui m’emploie actuellement.

[Tsutsuji-SE] En général, le travail de vétérinaire est encore majoritairement exercé par des hommes, même si le nombre de femmes augmente sans cesse. À l’université, il y a environ moitié-moitié d’hommes et de femmes, mais après 30 ans, la plupart des femmes vétérinaires cessent de travailler. Un homme vétérinaire qui travaille et a des enfants, c’est possible. Mais la plupart des femmes vétérinaires qui se marient, puis ont des enfants, vont arrêter de travailler.

[Fuji-SE] Il n’y en a pas. Une personne qui fait mon travail, quand elle a des enfants, je crois qu’elle démissionne.

Le plus intéressant est que ce problème a été mentionné même par les mères, qui ont dû arrêter de travailler, faute de conciliation possible :

[Yuri-AE] Lorsque j’étais enceinte du premier, je travaillais, mais… En fait, les enfants et le travail sont inconciliables. C’était tout simplement impossible, alors j’ai arrêté de travailler et je me suis dit que je me consacrerais à mes enfants.

[Ume-AE] Pas du tout. Absolument pas. Alors quand mon plus jeune a eu trois ans, j’ai dû démissionner. S’il était malade, on me demandait pourquoi je prenais un jour de congé. Mon employeur ne pouvait pas me dire : « Démissionne ! » et me mettre dehors, mais je sentais une pression constante. Ça commençait à poser problème, alors j’ai démissionné.

Sans tenir compte du grand nombre de femmes occupant des emplois à temps partiel, lesquels feraient encore baisser le pourcentage d’une telle comparaison, le salaire d’un homme à temps plein est de 26,6 % plus élevé que celui d’une femme dans la même situation au Japon en 2013 (The Fatherhood Institute 2016 : 20). Cela est dû au système à deux voies des entreprises qui privilégie les jeunes étudiants tout juste diplômés des universités, de préférence de sexe masculin, étant donné que les entreprises redoutent la démission d’une bonne partie des nouvelles épouses ou des mères (Bernier 2009 : 189). Pour qu’une compagnie obtienne du gouvernement japonais la certification Kurumin (くるみん), qui atteste qu’elle encourage la conciliation travail-famille, elle doit remplir trois conditions : encourager les pères à prendre un congé parental (au moins un père doit avoir pris le congé pendant la période du plan), promouvoir un horaire de travail réduit, et implanter des mesures pour diminuer les heures supplémentaires. Or, les résultats sont mitigés : peu d’entreprises ont obtenu la certification, et dans les entreprises certifiées, en 2010, seulement 1 % des employés masculins avaient utilisé les mesures d’horaire de travail réduit comparé à 35 % des employées (O’Brien 2013 : 545-546). De plus, les mesures de conciliation travail-famille sont toujours perçues par les employeurs comme des adaptations visant à attirer et maintenir en poste les meilleures candidates (Brinton et Mun 2016 : 269). Un père utilisant de telles mesures pourrait être pénalisé par son milieu de travail, faisant face au « flexibility stigma » en sortant du rôle traditionnel de père gagne-pain, celui qui assure la sécurité financière de sa famille (Williams et al. 2013 : 220).

Du côté des soins aux enfants, la situation n’est pas plus rose. Le plus haut bureau du gouvernement japonais, le Cabinet Office, a publié en 2001 un rapport qui compare la situation des hommes et des femmes ayant de jeunes enfants et travaillant à temps plein. Les hommes s’adonnent un court cinq minutes par jour aux tâches ménagères, alors qu’une femme dans la même situation y passe trois heures et demie. Dans la population générale, les femmes japonaises consacrent presque 30 heures par semaine aux tâches ménagères, contrairement à une moyenne de 2,5 heures pour les hommes, ce qui inclut un 30 % d’hommes qui n’en font aucune (Bumpass et al. 2009 : 221). Les pères consacrent également aussi peu qu’une demi-heure au soin des enfants, contre quatre heures pour la mère travaillant à temps plein (Rebick et Takenaka 2006 : 8). Même si 30 % des pères disent vouloir prendre le congé parental, le nouveau plan prévoit encourager au moins 10 % des pères à prendre leur retrait paternel, au lieu du maigre 2,03 % enregistré en 2014 (Nakazato et Nishimura 2016 : 208).

Ces statistiques confirment que même les femmes travaillant à temps plein sont encore les principales responsables de la gestion de la résidence et de la famille. Elles doivent réussir à accomplir leurs tâches domestiques et familiales tout en occupant un emploi, en plus d’avoir le temps de récupérer leur enfant à la garderie. Ce partage inégal des tâches rend la conciliation travail-famille extrêmement difficile et fort peu de femmes peuvent (et veulent) reprendre un travail régulier après l’arrivée d’un enfant (Jolivet 1993 : 63 ; OCDE 2007 : 40 ; Bumpass et al. 2009 : 220 ; Holloway 2010 : 178).

Non seulement il est presque impossible de concilier un travail à temps plein et le soin d’une famille, mais, financièrement, il n’est pas avantageux d’avoir deux personnes occupant un emploi régulier dans un seul ménage. Lorsque les épouses gagnent moins du tiers du salaire de leur mari, elles n’ont pas à payer de cotisations de sécurité sociale et l’imposition est beaucoup moins élevée dans ce type de famille (OCDE 2007 : 208 ; Hirayama et Izuhara 2008 : 647). Le fait que l’État considère toujours la famille comme une unité et impose des pénalités aux familles à deux revenus peut décourager la femme qui a un revenu moyen, car elle pourrait peut-être avoir de meilleures conditions en arrêtant tout simplement de travailler (ibid. ; voir aussi Holloway 2010 : 196).

Nous avons demandé aux mères si la compagnie où travaillait leur mari avait mis en place des mesures de conciliation travail-famille, comme le gouvernement encourage les entreprises à le faire. La plupart ont dit qu’il n’y en avait pas, et une femme a même souligné que cela aurait été bienvenu, car elle aurait peut-être pu continuer à travailler :

[Botan-AE] Non. En ce moment, je n’ai pas d’emploi, mais si j’en avais un, il n’y aurait aucune collaboration à ce niveau.

[Ajisai-AE] Avant, je travaillais plus et comme nous avons eu trois enfants, je dois m’en occuper.

Il est donc pratiquement impossible de concilier un emploi et une famille pour une femme qui souhaite continuer à travailler. Avec si peu de possibilités de concilier famille et travail, le problème de la natalité n’est pas sur le point d’être réglé :

[Sakura-SE] Peut-être qu’à cause des coutumes japonaises, qui consistent à arrêter de travailler après le mariage ou à démissionner après avoir eu un enfant, la situation va demeurer la même…

C’est difficile non seulement pour elles, mais d’après les réponses reçues, c’est également tout un défi pour le mari qui souhaiterait quitter son travail pour une urgence ou partir plus tôt pour passer du temps avec sa famille. La vision de l’entreprise qui considère qu’une femme quitte (ou doit quitter) au moment où elle se marie ou attend son premier enfant reste d’actualité.

Transmission du désir d’enfant

Le Japon n’ayant plus l’indice de fécondité nécessaire au remplacement de la population (2,1 enfants/femme) depuis une quarantaine d’années, il fait déjà face à un déclin de sa population (Ochiai 2010 : 187). Pour ce qui est de la population masculine japonaise, elle a atteint son sommet en 2005 et décline depuis. L’espérance de vie des hommes étant moins élevée d’environ six ans par rapport à celle des femmes, la population féminine a atteint son maximum en 2011, mais elle a commencé, elle aussi, à décroître (Matsukura et al. 2007 : 84).

Ce vieillissement de la population a eu une conséquence importante : il n’y a plus assez d’enfants pour prendre soin des parents âgés, qui s’avèrent plus nombreux que la génération qui les suit. Il est facile d’évaluer le « ratio de soutien familial » (le nombre de personnes de la génération 40-59 ans divisé par ceux entre 65-84 ans) pour la génération des 65 à 84 ans. Dans tous les pays étudiés par les Nations Unies, le Japon se classe dernier au monde pour le soutien possible des aînés par leurs enfants, avec près de 0,91 en 2000, un chiffre estimé à la baisse pour les années subséquentes (Ogawa et al. 2005 : 212). De nouvelles statistiques confirment cette tendance en 2004, montrant un record de 0,79 personne pour le ratio de soutien familial, avec une tangente à la baisse jusqu’en 2020 (Matsukura et al. 2007 : 88).

Il était d’usage que les enfants prennent soin de leurs parents vieillissants et l’État avait conçu ses services à la population en tenant compte de cette tradition familiale, considérée comme typiquement japonaise (Traphagan et Knight 2003 : 17). Il était également plus économique pour le gouvernement de pouvoir compter sur les aidants naturels (des femmes à 90 %) pour prendre soin des parents vieillissants (Sodei 1995 : 221). Même aujourd’hui, il y a peu de lieux pouvant accueillir un nombre grandissant de personnes âgées seules ayant besoin de soins, ce qui crée un déséquilibre dans le système de santé japonais, les personnes âgées devant alors être soignées à l’hôpital sur une longue période.

Lors de cette étude, nous avons pu interroger des femmes qui manifestent que le désir d’enfant semble toujours présent au pays du soleil levant. Même si les mères japonaises rencontrées croient que les femmes sans enfant ont fait ce choix en toute connaissance de cause, la façon dont les Japonaises sans enfant ont fermement corrigé notre utilisation du verbe « décider » indique que des nuances sont à apporter. Les difficultés reliées au mariage, à l’éducation et au marché du travail semblent être des freins importants quant à la fécondité au Japon, ce qui rejoint les conclusions de Beck (2001) quant aux possibilités limitées dans une société ultramobile de célibataires où c’est l’entreprise qui impose ses exigences à la famille, lorsque cette dernière existe.

Des solutions peuvent toutefois être apportées pour non seulement transmettre le désir d’enfant, mais permettre qu’il se concrétise. Lors de cette recherche, seules les femmes ont été interrogées, mais la décision d’avoir un bébé est le plus souvent prise par le couple. Et le partenaire a beaucoup plus d’importance qu’on ne l’avait soupçonné. En fait, dans le plan gouvernemental (National Institute… 2003), l’État japonais pointait du doigt le rôle non assumé du père comme une raison importante du déclin de la fécondité au Japon, ce que d’autres études ont confirmé par la suite (Retherford et Ogawa 2005 : 32). La révision de ce plan, en 2009, va dans le même sens : l’anxiété liée au partage inégal des tâches au sein du couple est une entrave à la fécondité (OCDE 2007 : 13 ; Ministry of Health… 2009 : 8). Et plus le père consacre de temps au soin des enfants et de la maison, plus les chances sont grandes que le couple ait d’autres enfants (ibid. : 20).

L’influence du père s’étend bien au-delà des quelques années qu’exigent les soins à un jeune enfant. La présence ou l’absence du partenaire change la manière dont cet enfant percevra son propre avenir. En effet, une jeune femme célibataire ayant eu un père impliqué au niveau des tâches familiales et domestiques manifestera plus tôt le désir convoler et d’avoir des enfants, car elle aura une meilleure opinion du mariage (Retherford et al. 2001 : 93). Au contraire, une femme ayant eu pour exemple un père peu impliqué, comme c’est encore la norme au Japon, hésitera plus longtemps à accepter « l’ensemble-mariage », c’est-à-dire le sacrifice de sa carrière, le soin au mari et aux enfants, en plus du possible soutien aux parents âgés (Jolivet 1993 : 221 ; Bumpass et al. 2009 : 218). La question de la transmission s’ancre donc à même les tensions dont a été témoin l’enfant qui a grandi dans un milieu familial où le père était absent. Ce qui explique peut-être pourquoi la tendance à avoir peu d’enfants, malgré le désir d’en avoir, continue de se perpétuer au Japon.

Conclusion

La société japonaise s’inscrit dans ce que Beck (2001) nomme la modernité avancée, avec l’exigence d’une mobilité qui favorise les célibataires en se basant sur une répartition inégale des rôles sociaux. Toutefois, si les inégalités de genre sont toujours véhiculées par l’éducation, l’environnement social et le milieu du travail, les rôles dichotomiques du père gagne-pain et de la mère au foyer commencent à être contestés au Japon. Quelques semaines avant le commentaire de la mère anonyme citée au début de cet article, le député japonais Kensuke Miyazaki donnait l’exemple en prenant un congé de paternité pour la naissance de son enfant, une première dans l’histoire du pays ; jusqu’à ce que les journalistes dévoilent que le politicien avait trompé plusieurs fois sa femme pendant sa grossesse, faisant douter de sa sincérité quant à son implication en tant que futur père (Le Monde, 12 février 2016). Sa culpabilité, soulignée à grands traits par la presse, a nui au nécessaire changement de perception concernant les congés parentaux. Le cri de colère de cette mère japonaise qui devait laisser son emploi contre son gré mis en exergue de ce texte a heureusement relancé le débat sur les décisions à prendre pour mettre en place une vraie conciliation travail-famille. C’est particulièrement important lorsqu’on réalise à quel point les tensions vécues dans la famille ont un impact, non seulement sur la concrétisation d’avoir un enfant ou non, mais également sur la transmission du désir d’enfant.

Lorsqu’on demande aux pères les raisons pour lesquelles ils n’ont pas utilisé leur congé de paternité à la naissance de leur enfant, 35 % déclarent qu’ils ne souhaitaient pas causer de problèmes pour les autres au bureau (迷惑 meiwaku), 30 % qu’ils étaient trop occupés, 23 % qu’il n’y avait aucun précédent, 20 % que l’ambiance ne s’y prêtait pas, et 20 % réfèrent à la perte de revenus qui l’accompagne. 18 % disent ne pas y avoir songé, tandis que 14 % mentionnent que leur femme a quitté son emploi pour en prendre soin (North 2014 : 67). Ils n’utilisent peut-être pas le congé de paternité officiel, mais plusieurs font usage d’un congé « caché » en prenant des jours de vacances annuelles pour être présents auprès de leur enfant, ce qui est mieux vu que le congé parental (ibid. : 70). C’est un premier pas qui se conjugue à d’autres, comme une initiative du gouvernement qui vise à promouvoir les ikumen (育メン), les hommes qui s’impliquent dans l’éducation de leur enfant (North 2012 : 29).

À la fin de l’entrevue, nous avons demandé à toutes celles qui n’avaient pas d’enfant : « Envisagez-vous d’en avoir ? ». Étonnement, plusieurs ont répondu qu’elles y pensaient toujours, de façon vive et émotive :

[Kiku-SE] C’est un peu triste, je pense. Mais étant donné les circonstances, c’est difficile, on ne peut rien y faire… Le choix de ne pas avoir d’enfant signifie peut-être que la société japonaise n’est pas faite pour que les femmes aient envie d’en avoir. Au Japon, le taux de natalité est plus bas, ce n’est pas parce que les femmes n’ont pas envie d’avoir des enfants, mais parce que les circonstances les en empêchent. Selon moi, le gouvernement et les entreprises devraient s’engager à prendre des mesures pour que les femmes puissent continuer à travailler après avoir eu des enfants…

Il y a donc une profonde contradiction entre les orientations plus traditionnelles et familiales de la société et les réalités socioéconomiques du Japon qui peine à gérer le vieillissement de sa population et le manque de main-d’oeuvre du pays. Le premier ministre tente de faire un pas avec ses Abenomics, mais on ne peut agir sur la dénatalité sans prendre en considération la pression qui pèse sur les hommes et les femmes avant même qu’ils ne deviennent parents. La solution ne saurait être qu’économique ; elle doit être sociale pour permettre à ceux et celles qui le souhaitent de multiplier les façons de vivre la parentalité :

[Tsutsuji-SE] Donner aux gens la possibilité d’avoir des enfants tout en continuant à travailler et à mener leur vie serait peut-être un changement nécessaire. Il y a en effet beaucoup de personnes au Japon qui pensent n’avoir d’autre choix que d’abandonner l’idée d’avoir une vie à soi après avoir eu un enfant. Et puis, la création d’un système d’allocations familiales, de lieux réservés à l’accueil des nouveau-nés et une volonté de la part des entreprises d’engager des femmes qui ont un ou des enfants, permettrait un changement dans les mentalités. Dans ces cas, je pense que plus personne n’abandonnerait l’idée d’avoir des enfants, comme c’est le cas aujourd’hui.

La question de la dénatalité au Japon a un lien direct avec les conditions de vie dans lesquelles la famille s’inscrit dans cette société. Le partage des tâches dans le couple, des services de garde plus appropriés aux horaires des parents, le soutien financier de l’État, un père impliqué à la maison, ce qui suppose un marché du travail plus conciliant et moins exigeant, sont tous des aspects essentiels pour que la femme puisse passer du désir d’avoir des enfants à sa concrétisation.

Figure 3

Le projet Ikumen vise à encourager les hommes à s’impliquer dans leur famille.

Le projet Ikumen vise à encourager les hommes à s’impliquer dans leur famille.

Le slogan est révélateur des buts du programme : « Des hommes qui prennent soin, ce sont des familles qui changent. Et la société qui avance »

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