Corps de l’article

Désir d’enfant et AMP

« C’est le désir d’enfant du parent qui est le plus fort, ce ne sont pas les gènes. Le parent, c’est celui qui éduque son enfant, c’est lui qui est avec lui tous les jours et qui s’en occupe. Le parent, il transmet », déclare une femme qui, avec son conjoint, a décidé de donner leurs embryons issus de fécondation in vitro à un autre couple, comme les y autorise la loi française. Qu’entend-on par « désir d’enfant »[1] ? Cette notion, si elle est abondamment abordée par la littérature psychanalytique, n’est encore que peu explorée par les sciences humaines en général (André et Chabert 2009 ; Diasio 2009a ; Gaille 2011). Relevons cependant que les écrits du courant féministe français ont apporté un éclairage critique sur le contenu du « désir », ce que montre Laurence Tain (2009), évoquant notamment comment l’organisation sociale de la sexualité est un mode d’hétérosexualité reproductive, et partant, comment les femmes qui ne peuvent avoir d’enfant sont soumises à une double norme : l’une sociale, les enjoignant à faire un enfant ; et l’autre, médicale, les poussant à recourir à l’Assistance médicale à la procréation (AMP) lorsqu’elles sont infertiles.

Comprendre la question du désir d’enfant en la liant à la question de la transmission sera ici abordé en poursuivant des réflexions entamées sur le terrain de l’AMP (Mathieu 2013).

En 1986, René Frydman, initiateur en France de la fécondation in vitro, posait cette question :

Mais qu’est-ce que le désir d’enfant ? Est-ce le « dur désir de durer » (Paul Eluard) ? Est-ce le désir d’être enceinte, d’assurer sa féminité, de prendre la place de la mère, de s’instituer en père ? Est-ce pour soi, pour les parents, pour l’enfant ? Y a-t-il un devoir d’enfant par rapport à la religion (croissez, multipliez-vous), par rapport à la famille (l’héritage) ? Y a-t-il un besoin d’enfant afin de juguler les quatre angoisses inhérentes à tout être humain selon la conception bouddhiste de la vie : l’angoisse d’être né, l’angoisse de vieillir, l’angoisse de tomber malade, et finalement l’angoisse de mourir ?

Frydman 1986 : 220

Pour les couples en AMP rencontrés, c’est ce « désir d’enfant » que convoquent en premier lieu patients et soignants, les premiers pour justifier leur recours à ces techniques, les seconds pour les y faire accéder. « C’est la nature qui décide », dit une sage-femme. Comment pourtant dans cet univers technicisé comprendre ce qui est « naturel » ? « La médecine assiste la “nature” dans sa finalité reproductive » (Bateman 2000 : 393) et met en oeuvre des dimensions normatives. Ce désir d’enfant, souvent présenté comme une évidence, est également un construit social. De fait, le recours à l’AMP s’inscrit dans « un processus culturel qui émane de forces sociales » (Becker 2000 : 108). Dans ce contexte, à quelles normes renvoie-t-il, en particulier lorsqu’il s’agit de transmission ?

Ce faisant, on voudrait ici contribuer à cette anthropologie de la reproduction qu’Éric Fassin appelle de ses voeux, expliquant que :

[L’AMP] nous invite à repenser l’opposition entre la nature et l’artifice qui sous-tend nos représentations de la parenté et de la reproduction. C’est le partage entre nature et culture, à la fois frontière mouvante et hiérarchie fluctuante, qui se trouve problématisé par les nouvelles formes de procréation, et en conséquence par l’anthropologie de la reproduction.

Fassin 2002 : 120

L’articulation entre AMP, désir d’enfant et transmission nous semble offrir à cet égard des pistes fécondes qui permettent de réfléchir aux défis contemporains concernant la parenté[2].

Le désir d’enfant : un impératif ?

S’intéresser à ce « désir d’enfant », c’est aussi comprendre ce qui fait famille aujourd’hui. Nombreux sont les travaux de sciences sociales, et tout d’abord d’histoire, qui montrent que la famille contemporaine est le produit d’un mouvement de privatisation dans lequel le sentiment occupe une place primordiale et où l’enfant devient un individu à part entière (Ariès 1973 ; Shorter 1981 ; De Singly 1996). Dans ce contexte, la famille constitue un espace de réalisation personnelle où les deux conjoints tentent de s’épanouir individuellement au sein de l’entité familiale. Analysant le désir d’enfant, Nicoletta Diasio considère :

[Il] prend forme alors au croisement des exigences de réalisation personnelle, des souhaits de consolidation du couple, du besoin de conformité aux modèles culturels de fécondité, des volontés de transmission.

Diasio 2009b : 9

Le « désir d’enfant », au coeur de l’épanouissement personnel, conjugal et familial, occupe désormais une place essentielle dans l’élaboration des normes familiales[3]. Les discours sur le « désir d’enfant » participent sans doute de cette « nouvelle topographie sociale des normes » au sujet de laquelle Jean-Hugues Déchaux (2010 : 104) explique que l’épicentre n’est plus dans le groupe d’appartenance, mais plutôt diffus dans l’ensemble de la société. Le « désir d’enfant » est également soumis, semble-t-il, à cette pression. Tout se passe désormais comme si « l’enfant a intérêt à être conçu et à naître au seul titre du fait qu’il est très désiré » (Delaisi de Parseval et Verdier 1994 : 93).

Ne négligeons pas ici l’apport de la psychanalyse, qui s’intéresse au premier chef à ce désir d’enfant : il est bien clair qu’il n’est certainement pas uniquement un construit social (André et Chabert 2009). Les facteurs psychiques ont bien entendu toute leur place dans l’élaboration de ce désir, notamment dans son « ambivalence », pour reprendre une expression phare des psychanalystes (Mehl 1999)[4]. La parentalité est bel et bien un processus psychique : pour paraphraser la célèbre formule de Simone de Beauvoir, on ne naît pas parent, on le devient.

L’enfant du désir

La famille a bel et bien évolué, notamment grâce aux progrès en matière de contraception, mais aussi par la possibilité du recours à l’AMP. Aujourd’hui, le lien affectif qui unit les parents et l’enfant est central. La rupture est consacrée, comme le remarque Norbert Élias, entre l’époque contemporaine où « grâce à certains développements technologiques spécifiques, les parents peuvent décider s’ils souhaitent avoir des enfants, et combien » (Élias 2010 : 89) et une époque antérieure où « les parents ont souvent mis aveuglément des enfants au monde, sans désir ni besoin d’en avoir un – ou un de plus. Ils avaient des enfants qui n’avaient aucune fonction pour eux » (ibid.). C’est sans doute ce même constat qui permet à Marcel Gauchet de stipuler que, désormais, l’enfant est « deux fois l’enfant du désir. Il l’est socialement, de par le statut qui lui est attribué, et il l’est techniquement, de par les conditions dans lesquelles il est conçu » (Gauchet 2004 : 108).

Certes, la famille a changé, les unions ont beau être fragiles, les géniteurs et les parents se multiplier, les enquêtes European Values Surveys montrent néanmoins l’importance pour l’accomplissement personnel d’avoir des enfants. Même transformée, la famille reste de loin la valeur la plus importante pour près de 9 Français sur 10 et elle est assez idéalisée, puisqu’elle « serait le lieu du bonheur, expérimenté au sein d’un cocon de chaudes relations affectives » (Bréchon et Tchernia 2009 : 147, 318). Cette valorisation est largement reprise dans les médias ou dans les représentations données par les spots publicitaires qui multiplient à l’envie la mise en scène des quotidiens familiaux. Même reconfigurée, mise à mal, la famille reste un refuge et une valeur. Aujourd’hui, les systèmes de sens concernant la parenté et la famille se transforment : il va sans dire que l’AMP participe de ce mouvement. Comme le montre Marilyn Strathern, si, au XXe siècle, on s’est mis à assimiler peu à peu le « naturel » et le « biologique », les nouvelles technologies de reproduction ont désormais créé, à côté du parent « naturel », qui n’a pas besoin de recourir à l’AMP, un autre type de parent, le parent « biologique » : « l’AMP crée le parent biologique comme catégorie distincte » (Strathern 1992 : 19)[5]. Quelles sont les implications de ces nouvelles façons d’accéder à la parenté ? Peut-on dire, comme Diasio, que « ce qui […] semble s’imposer dans les nouvelles configurations familiales est une sorte d’inversion du sens de la filiation » ? (Diasio 2009b : 9). L’objectif est donc ici de comprendre le désir d’enfant à l’aune de ces transformations contemporaines.

Le terrain et l’enquête

Le présent travail repose sur une enquête de terrain sociologique de type ethnographique, qui a été menée en France depuis 2009 en trois volets. Un premier volet en 2010, dans le contexte de la révision des lois françaises de la bioéthique de 1994, a concerné un service de biologie de la reproduction et un CECOS (Centre d’études et de conservation des oeufs et du sperme). Un deuxième volet, en 2013, a été réalisé dans des services d’AMP, d’obstétrique (« grossesses à risque », Diagnostic prénatal ou DPN) et de génétique. Un troisième volet, mené entre 2014 et 2015, concerne des consultations d’accueil d’embryons (en France, c’est la première enquête de sociologie menée sur un tel terrain). Dans un premier centre, 4 consultations avec des couples donneurs (tous de classes moyennes et supérieures) ont été observées. Dans un second centre, 25 consultations (qui représentent la quasi-totalité des consultations annuelles) ont été observées (12 de dons, 13 d’accueil). Ce sont ensuite 19 entretiens qui ont été réalisés (10 couples de donneurs, et 9 couples de receveurs). À ce jour, plus de 275 consultations ont été observées et près de 80 entretiens ont été menés avec des couples recourant à l’AMP ainsi qu’une trentaine d’autres avec le personnel soignant (médecins, psychologues, sages-femmes, assistante sociale, techniciens).

Pour obtenir l’autorisation d’enquêter dans les différents services, dans chacun des cas, un médecin référent a été sollicité. Le projet a ensuite fait l’objet d’une présentation à l’équipe, et sur le dernier terrain, l’accord de la direction a dû être demandé.

Sont ici exploités des matériaux des premiers et troisièmes terrains. Dans les services concernés, à la suite des consultations, des entretiens approfondis sont menés avec des couples en AMP et des soignants. Je suis présentée comme une sociologue qui travaille dans le service. Je revêts une blouse ou pas, selon les exigences des médecins. Durant les consultations, je me présente en évoquant mon travail et en garantissant l’anonymat aux personnes, je prends en note la présentation faite par les médecins, je relève également les prises de parole des deux conjoints, leurs connaissances, la façon dont ils exposent leur parcours, en prêtant attention aux éventuelles dissensions entre eux.

Au terme des consultations, l’autorisation des patients est sollicitée pour un entretien. Ce n’est pas fait systématiquement. En effet, les consultations sont souvent très denses, sans temps mort. En outre, elles sont parfois très difficiles pour les personnes et je ne me sens pas autorisée à les solliciter. Les entretiens sont menés avec les deux membres du couple en même temps. Cela aide à comprendre comment un discours commun se fait sur leur recours à l’AMP. Cela permet aussi de saisir, en situation, ce sur quoi ils s’accordent, ou au contraire s’opposent. Ces entretiens durent souvent plus d’une heure et demie. L’enregistrement n’est parfois pas possible et je prends de nombreuses notes que je retranscris sitôt l’entretien terminé. Des récits de vie sont recueillis, qui portent sur les raisons du recours à l’AMP ; sur le parcours personnel des personnes en matière de religion ou d’éthique ; sur l’influence du milieu familial, religieux et social des personnes sur leurs trajectoires d’AMP ; ainsi que sur le déroulement de l’AMP (incidence sur la vie de couple, de famille, sur les conceptions religieuses ou éthiques, etc.), leur opinion sur la GPA, le clonage reproductif, le diagnostic préimplantatoire, l’ouverture de l’AMP aux couples homosexuels, aux femmes seules, la recherche sur les cellules souches : toutes questions soulevées en France par la révision des lois sur la bioéthique en 2011 et les débats à propos du « mariage pour tous ». Pour les analyser, un relevé des thèmes récurrents est fait, rapporté ensuite à des variables diverses : temporalité du parcours, origine et classe sociale, profession, religion, genre.

Cette enquête dans des hôpitaux français a donc été menée auprès de couples hétérosexuels et ne s’est pas intéressée aux « exclus de l’AMP » (femmes seules, homosexuels, couples optant pour le double-don). La majorité des personnes rencontrées sur le premier terrain étaient issues de milieux sociaux favorisés. Sur 135 couples, dont trois ont été vu deux fois, 44 sont « employés ou ouvriers », 70 considérés comme faisant partie des « classes moyennes » et 21 comme « cadres supérieurs ». La situation est différente sur le dernier terrain mené en accueil d’embryons, où la majorité des personnes rencontrées sont issues des classes moyennes et populaires (parmi les couples donneurs : 1 de classe supérieure, 6 de classes moyennes, 3 de classes populaires, et, parmi les coupes receveurs, respectivement aucun, 4 et 5).

Pour ce qui concerne les soignants, certains d’entre eux étaient des « pionniers de l’AMP » tandis que d’autres, plus jeunes, avaient choisi cette spécialité un peu au hasard de leurs études. Il est à noter que la plupart des médecins rencontrés étaient des femmes, qui m’ont souvent dit qu’elles étaient nombreuses en AMP. Aux soignants, je demandais quel était leur parcours professionnel, ce qui les avait amenés à s’occuper d’AMP. Ensuite, je tentais de cerner quels étaient les repères éthiques qu’ils élaboraient au cours de leur pratique et partant, comment ils se positionnaient par rapport à des questions d’actualité dans le débat social : anonymat des dons, gestation pour autrui, clonage, etc. Sur mon premier terrain, j’ai pu assister à des consultations avec six médecins différents (trois hommes, trois femmes) ; sur le second, ils étaient trois, deux femmes et un homme et sur le troisième, un homme et deux femmes (deux médecins, une biologiste). Si la variable du genre est apparue ici pertinente, c’est notamment sur l’association virilité/infertilité, que les médecins masculins ont tous abordée d’emblée alors que leurs collègues féminines n’abordaient ce sujet que si les hommes l’évoquaient.

À ces entretiens formels s’ajoute bien évidemment toute une série d’échanges avec diverses personnes, dans la salle d’attente avec des patients mais aussi en salle de repos, où se croisent les membres de l’équipe médicale entre les consultations. C’est ce très riche matériau qui est ici exploité.

La norme du sentiment

Sur le terrain, comment les patients évoquent-ils le désir d’enfant ? Comment les médecins reçoivent-ils ce caractère extrêmement impératif du « désir d’enfant » ? Force est de constater que les couples en AMP ont des attentes pressantes et intenses : ils peuvent cependant se heurter à des interdictions formulées par la loi française (telles que celles concernant la prohibition de la gestation pour autrui ou l’impossibilité, en cas de stérilité des deux membres du couple, de recourir au double don de gamètes). Les soignants rencontrés, qu’ils soient médecins, psychologues, sages-femmes ou assistantes sociales, invoquent tous ce désir, sorte de « mot-valise ». C’est, selon eux, la motivation première qui pousse les couples à franchir les portes d’un centre d’AMP : « Ce qui amène les gens ici, c’est un désir d’enfant, point barre ! », souligne cette sage-femme, faisant écho à ses collègues, insistant également tous sur la « légitimité » de ce désir. Notons ici néanmoins que tous ne sont pas égaux dans l’accès à la concrétisation de ce désir d’enfant : certains de ces désirs sont, pour les soignants, plus légitimes que d’autres. En effet, sur les différents terrains, les désirs d’enfant exprimés souffrent parfois de préjugés de classe, et si la demande d’un couple issu de classe sociale favorisée est rarement remise en cause, il n’en va pas de même pour des personnes issues d’un milieu plus défavorisé. J’ai pu assister à deux consultations où l’écart d’âge entre l’homme et la femme était conséquent. Dans le premier cas, il s’agissait d’un couple de migrants et leur cas fut porté en réunion d’équipe, durant laquelle on décida d’accéder finalement à la demande. À l’inverse, dans le second cas, les deux conjoints étaient cadres supérieurs, et la question de leur écart d’âge ne fut même pas discutée.

Ainsi, aujourd’hui, c’est l’enfant qui fait la famille et, dans cette conception de la famille, on notera l’importance accordée par les soignants au sentiment amoureux[6]. Souvent, lors des discussions en réunion d’équipe sur tel ou tel dossier posant problème, une des questions posées est de savoir si le « couple est amoureux ». On peut ici se demander si cette promotion d’une grille de lecture affective et d’une appréciation des situations personnelles ne risque pas d’induire un contrôle social relativement arbitraire : en effet, comment juger de la réalité d’un sentiment amoureux ? À propos d’un couple qui demande une insémination artificielle avec donneur, il est tout d’abord dit que « le couple est très lié, ils sont très amoureux ». Ce sentiment amoureux va prévaloir par exemple sur l’évaluation des capacités intellectuelles du couple. C’est ainsi que, soucieux d’écarter le spectre de l’eugénisme, les soignants s’accordent à dire, au vu d’un dossier dont l’un ou l’autre des conjoints est atteint de déficience intellectuelle, que cela ne doit en aucun cas faire l’objet d’une discussion. C’est ce que souligne avec insistance un médecin, à propos de l’examen du dossier d’un couple d’« handicapés mentaux légers » qui travaillent en CAT[7] et sont sous curatelle. Ce qui est mis en avant, c’est « la solidité de leur lien amoureux ».

L’affectif et le lien amoureux qui unissent le couple et président à son désir font que cette notion est tout particulièrement mobilisée dans les consultations préludant à une insémination artificielle avec donneur (IAD). C’est à ce désir d’enfant, fruit de l’amour du couple et du désir de transmission des deux protagonistes, que se réfèrent les médecins pour convaincre le futur père qu’il sera le « véritable père » de l’enfant à venir. Un médecin insiste lors d’une consultation :

Cet enfant, c’est vous deux qui l’avez voulu, c’est le fruit de votre désir d’enfant, il va de soi que vous en êtes les parents. Être parent repose sur une relation d’amour, ce n’est pas quelque chose de génétique.

Inscrivant ce désir dans un projet conjugal et affectif, il est l’assurance de la paternité. La représentation de la famille évolue : l’affectif et le sentiment amoureux, dans cette famille individualisée et désinstitutionnalisée, deviennent des arguments qu’il est légitime de mobiliser. Dans une autre consultation, ce même médecin rassurera un couple un peu inquiet quant à l’impact sur l’enfant de la révélation du mode de sa conception. Il leur précise qu’il leur faudra :

[F]aire passer la notion du désir de l’avoir quand vous lui expliquerez tout cela. Vous lui expliquerez que justement, que c’est parce qu’il y a eu chez vous un désir d’enfant, et que comme la petite graine du papa ne marchait pas, vous vous êtes tournés vers quelqu’un qui a donné sa petite graine pour aider.

Ce « désir d’enfant » agit comme un instrument de « débiologisation » de la paternité. Il s’agit bien d’amener les couples à se représenter le sperme du donneur comme un simple matériau biologique dénué par là même de toute intention de paternité. La parenté est ici sociale car elle est le produit de l’amour d’un couple et de son désir de créer une famille. Dans le cas de consultations pour don d’ovocytes, la dissociation entre le biologique et le désir d’enfant moteur de la parenté est moins prégnante : médecins et patients soulignent tous que la mère porte néanmoins l’enfant, l’invocation de la grossesse permettant de « rebiologiser » la parenté.

Le « désir d’enfant » est également invoqué comme l’occasion pour les patients de prendre soin d’eux dans l’attente de l’enfant à venir. C’est l’argument qui sera mobilisé par les soignants pour pousser certains hommes, atteints de cancer par exemple, à mieux se prendre en charge, à accepter les traitements. Plus simplement, c’est au nom de ce désir qu’on enjoindra tel ou tel patient à arrêter de fumer ou à maigrir. Là où les psychologues parleraient de « renarcissisation », le sociologue peut sans doute avancer qu’avec l’individualisation, le désir d’enfant fait sens pour l’individu qui peut alors se constituer comme sujet.

Un désir soumis à des normes de genre

Faire des enfants : pour les personnes rencontrées, cela est inscrit dans la logique de la mise en couple. Chantal explique : « depuis qu’on est avec mon mari, on a un désir d’enfant ». Elle mobilise également la culture de son mari pour justifier ce désir : « Il faut dire que lui, il est Africain, et dans cette culture, c’est très important d’avoir des enfants ». Cette référence à la culture est également faite par Paul, Vietnamien : « dans notre culture, c’est extrêmement important la famille, c’est fondamental de faire des enfants ».

Relevons ici que tout comme il existe un « genre du don » (Strathern 1988), les entretiens laissent percevoir un genre du désir. À entendre mes interlocuteurs, hommes et femmes, ce désir serait consubstantiel à la femme. S’intéressant à la « gestion » de l’infertilité dans les couples hétérosexuels, Virginie Rozée et Magali Maguy montrent comment les femmes sont généralement plus motrices que les hommes pour recourir à l’AMP, multipliant les démarches, alors que les seconds ont tendance à « laisser traîner » (Rozée et Mazuy 2012 : 18). Sur mon terrain également, la femme est généralement plus partante que l’homme dans ce parcours d’AMP, et c’est bien souvent elle qui, en cas de doute et d’échecs, déploie beaucoup d’énergie pour tenter de convaincre son conjoint de poursuivre. Dans ce contexte, vouloir un enfant, c’est tout d’abord une sorte d’évidence, a fortiori lorsque l’on est une femme : « tout naturel », « irrationnel mais évident », « nécessaire », « cela ne se discute même pas », « le rêve de toute femme », « la finalité de la vie », telles sont les expressions souvent employées par mes interlocutrices, qui mettent en avant des attributs normatifs de genre. Même si, pour beaucoup, telle Solange, « il n’y a pas vraiment de raison en fait », les personnes essaient néanmoins d’expliciter ce qui fonde cette « évidence ». Elle est d’abord indissociable de notre humanité. Ainsi, on peut se demander comme Priscille Touraille si :

Se désigner comme femme, c’est, au sens biologique, se désigner comme la matrice […]. Le « désir d’enfant », si prononcé chez bien des femmes dans nos cultures, serait le résultat quasi automatique de cette nomination.

Touraille 2011 : 59-60

Ce désir est bien souvent, dans une assignation de genre, rattaché à la nature même de la féminité : « Une femme, elle est faite pour avoir des enfants ! », s’exclame Luna.

Cette dimension est donc reprise à l’envi par de nombreuses femmes, qui soulignent qu’une femme ne le devient vraiment que lorsqu’elle a un enfant, évoquant, dans une forme d’essentialisation, la consubstantialité entre leur féminité et leur désir d’enfant. Ainsi, explique Catherine :

Je crois que l’on fait des enfants parce qu’on est des êtres humains et que la reproduction fait partie de notre espèce. Et ce désir d’enfant, il est encore plus fort chez les femmes.

On voudrait ici souligner comment les psychologues des services observés participent elles aussi de cette conception naturaliste du désir d’enfant, ne serait-ce qu’en l’énonçant systématiquement en ces termes et en l’associant bien souvent à la nature de la femme.

Il existe néanmoins un désir d’enfant au masculin. Mais les hommes, pour leur part, associent plus ce désir d’enfant – qu’ils évoquent quasiment tous, montrant par conséquent qu’il existe un désir d’enfant au masculin –, à un désir de transmission, à la préoccupation d’une descendance. Si les femmes insistent sur le désir d’enfant en tant que tel, sorte de besoin physiologique qui est ici naturalisé, leurs conjoints, quant à eux, se focalisent davantage sur la nécessité de l’enfant pour s’accomplir en tant que couple. C’est ce que souligne par exemple Christophe : « le désir d’enfant […] c’est juste une réponse à notre couple ». Cet effet de genre renvoie là encore à la représentation traditionnelle d’une parenté naturelle chez la femme et sociale chez l’homme, norme, on le voit, très prégnante chez mes interlocuteurs. Chez eux, la conjugalité est bien souvent associée à la nécessité de faire famille. Un couple sans enfants, c’est aussi, pour certains d’entre eux, rester dans une forme d’individualisme hédoniste qui ne leur convient pas. Robin témoigne de cela :

En 2007, j’ai fait ma crise de la quarantaine. Professionnellement, j’étais arrivé là où je voulais aller. À part gagner plus d’argent, je ne voyais plus l’intérêt. Et puis gagner plus d’argent, ça sert à quoi ? À être le plus riche du cimetière ? […] Non, je me suis dit que tout ça n’avait pas d’intérêt […]. Est-ce que le sens de la vie, c’est d’accumuler des choses matérielles ? Non. Avoir un enfant, c’est donner un sens à sa vie.

Ce que les personnes rencontrées mettent alors toutes en avant, c’est le désir de transmettre et, ce faisant, de s’inscrire dans une généalogie.

Relevons ici qu’il est des hommes qui associent leur désir d’enfant au plaisir d’un « paternage »[8] : André, en attente d’un don d’embryon, explique :

Mon désir d’enfant, je le mets aussi dans l’idée que j’aurai du plaisir à m’occuper de cet enfant, que j’ai envie qu’il soit là, lui donner le bain, le changer… Pour moi, un enfant, ce n’est pas seulement jouer au foot avec lui, c’est aussi s’en occuper dès son arrivée, faire les mêmes gestes que la maman.

À l’inverse, Rose explique que son désir d’enfant est très lié à l’histoire de sa famille juive, dont une grande partie a été exterminée :

Pour moi, mon désir d’enfant, il est très clairement lié à ce souci d’une transmission, transmettre la mémoire d’une famille qui a disparu […]. Cette transmission d’une histoire familiale, je crois que c’est aussi extrêmement présent dans l’idée d’avoir des enfants.

Le désir d’enfant participe ainsi d’un mélange des genres.

Un désir de transmettre

Avoir des enfants, c’est s’offrir l’éternité. Martin considère que c’est la spécificité de l’être humain : « Faire un enfant, c’est transmettre la vie et la continuer […]. Quand nous disparaissons, nous laissons un peu de notre vie, un peu de nous avec notre descendance ». Ces propos font écho à ceux de Françoise Héritier :

Il semble qu’on puisse parler davantage d’un désir de descendance et d’un désir d’accomplissement plutôt que d’un désir d’enfant, et de la nécessité d’accomplir un devoir envers soi-même et la collectivité plutôt que de la revendication d’un droit à posséder. Désir et devoir de descendance. Ne pas transmettre la vie, c’est arrêter là une chaîne dont nul n’est l’aboutissement ultime, et c’est par ailleurs s’interdire l’accès au statut d’ancêtre.

Héritier 1985 : 10

Transmettre est ici fondamental : « Pourquoi le désir d’enfant ? », demande Blandine. « Pour voir un petit être grandir, pour l’aider à grandir, lui apprendre plein de choses ».

Désirer un enfant, c’est également s’inscrire dans une mémoire familiale. Certains relient ce désir d’enfant au fait que, dans leurs familles, il y a toujours eu beaucoup d’enfants, qu’en avoir est synonyme de richesse et de bons moments partagés, comme le dit Agnès : « Ce désir vient sans doute aussi de ma propre famille, mes parents ont beaucoup de frères et soeurs, qui eux-mêmes ont beaucoup d’enfants ». D’autres diront au contraire que cela n’est pas lié à leurs souvenirs d’enfance ou familiaux, mais bien plutôt à la rencontre avec la « bonne personne, celle avec qui on a envie d’avoir des enfants, sans qu’il soit question des parents, qui, en l’occurrence dans le cas des miens, ne sont pas franchement un modèle ! », estime Julien. On voit là encore comment le désir d’enfant participe d’un mouvement qui fait de l’épanouissement personnel un impératif. Ce désir va permettre de rompre avec des conceptions naturalisantes de la parenté. Après un long parcours infructueux en AMP, Myriam, qui y était réfractaire, accepte de recourir au don d’embryon. Elle ne pouvait au départ s’y résoudre, car pour elle l’enfant devait être issu de ses propres gênes. À mesure que les échecs se succèdent, elle met en avant la persistance de son désir d’enfant et franchit une à une les barrières qu’elle s’était fixée : FIV, don d’ovocytes, pour accepter finalement le don d’embryon.

Ce désir, je l’ai au fond de moi dit-elle, mais si ça ne vient pas, j’en prends un [d’embryon] et je suis sa mère. Ce qui compte c’est ce que je vais lui transmettre, comment je vais l’éduquer. Au stade où j’en suis, savoir qu’il ne vient pas de moi n’est pas le problème.

Désir d’enfant et désir de transmission sont ici tout à fait complémentaires pour asseoir le recours à l’AMP et tenter de devenir parent.

Désir et couple conjugal fondent-ils la famille ?

Si aujourd’hui, « l’enfant fait la famille »[9], quelle est justement la conception de la famille développée par les soignants et les patients ? Cette famille à laquelle mes interlocuteurs aspirent s’est, selon leurs dires, modifiée dans les dernières décennies. Valentine constate : « Aujourd’hui, il y a les familles monoparentales, les familles recomposées et les autres types de famille ». En somme, même s’ils semblent plus attachés à la filiation biologique (dont témoignent bien souvent les réticences à l’égard de l’adoption, envisagée le plus souvent en dernier recours), les patients sont ouverts, dans leur ensemble et à l’exception des plus religieux d’entre eux, aux reconfigurations familiales contemporaines. Ces candidats à l’AMP considèrent qu’ils participent de ce nouveau mode de faire famille et se déclarent donc, en général, assez ouverts à des mutations conséquentes en matière de parenté. Ils reconnaissent à tous ceux qui l’expriment le désir d’enfant, qu’ils associent à un désir de transmission. Chacun adapte à sa situation personnelle ses principes (personnels, culturels, religieux) sur ce qu’est une « bonne » parenté et les limites qu’il faut respecter quant à l’évolution de cette parenté.

Souffrant eux-mêmes de leur infertilité, c’est en quelque sorte par empathie qu’ils ouvriraient par exemple volontiers l’accès de l’AMP aux couples homosexuels, à l’instar de Patrick :

Il n’y a aucune raison qu’on refuse ce droit aux homosexuels […]. Oui, maintenant, je suis ouvert à cette idée. Il n’est pas impossible aussi que l’évolution de ma position sur ces sujets soit liée aux difficultés rencontrées par moi et mon épouse pour avoir des enfants. Peut-être que d’avoir eu des difficultés, peut-être que d’avoir eu recours à l’AMP m’a fait réfléchir à tout cela et m’a fait évoluer sur ces questions.

Pour autant, avant que ne soit adopté en France, en 2013, le « mariage pour tous », les manifestations d’envergure contre le projet de loi montrent bien que l’unanimité est loin d’être faite sur cette ouverture. Et en France, l’AMP n’est toujours pas ouverte aux couples de même sexe.

Du côté des personnes rencontrées, c’est au nom d’une universalité du désir d’enfant que certaines d’entre elles ouvriraient l’accès à l’AMP aux couples homosexuels. C’est le cas de Cynthia, « parce qu’il y a un désir et que ce désir c’est l’essentiel […]. Ils ont de l’amour à donner, c’est ça l’essentiel ». Les candidats au don d’embryons rencontrés accepteraient également de donner leurs embryons à des couples de femmes homosexuelles. Comme le déclare Romain :

Cela ne me poserait pas de problème qu’on donne des embryons à des femmes seules ou homosexuelles. Je pars du principe que si c’est des gens qui sont arrivés à ce stade-là d’accepter des embryons qui ne viennent pas d’eux, c’est qu’il y a un désir, de l’amour et c’est ça qui fait qu’on est parent.

Ces mentions récurrentes de « l’amour », de l’importance de l’affectif montrent encore comment le sentiment est désormais valorisé. L’adaptation à la situation personnelle renforce la mise en avant de critères d’une éthique centrée sur le sentiment et le bonheur.

Ceux qui sont opposés à l’accès à l’AMP pour les couples homosexuels sont bien souvent ceux qui revendiquent une appartenance et une pratique religieuses (Mathieu 2012, 2017). Ajoutons à cela qu’ils se situaient pour la plupart à droite de l’échiquier politique. À une exception près, celle de Marie, les catholiques rencontrés sont tous hostiles à l’ouverture de l’AMP aux couples homosexuels. Cette dernière précise, sur un mode empathique, qu’il convient certes d’abord d’accéder aux demandes des couples hétérosexuels, car « un enfant vient d’abord d’un papa et d’une maman », mais que néanmoins,

Pour les couples homosexuels, je serais plutôt pour […]. La PMA[10], c’est une souffrance pour le couple : les homosexuels, ils ont déjà réglé des choses qui leur permettent de surmonter cette souffrance. Peut-être qu’il faut leur permettre d’accéder à la PMA.

Mais les autres y sont opposés, à l’instar de Robin qui, mettant en avant sa pratique religieuse, souligne que : « Pour l’accès des homos à la PMA, je reste très catho ! Je suis contre […] Selon moi, le bon réceptacle pour un enfant, c’est un homme et une femme ». Ce qu’il invoque, c’est « l’intérêt de l’enfant », dans une structure qui respecte un ordre symbolique à ses yeux légitime, fondé sur le mariage.

Cette opposition à l’ouverture de l’AMP est également le fait de pratiquants d’autres confessions, par exemple de Chantal, protestante évangélique qui affirme catégoriquement : « Pour moi, l’homosexualité, c’est une malédiction, elle ne devrait pas exister. Du coup, l’accès à l’AMP des couples homosexuels, je ne suis pas d’accord ». Leila et Pierre, musulmans pratiquants, se disent également hostiles à la possibilité de ce recours car il n’est « pas dans l’intérêt de l’enfant » qui peut « rencontrer des problèmes ». En revanche, ces pratiquants peuvent être favorables à l’adoption par les couples homosexuels, telle Marie, approuvée par Paul, son mari, qui affirme : « Effectivement, je serais pour l’adoption par les couples homosexuels. Il y a tellement d’enfants dans le monde qui ont besoin d’amour ». Ce qui est ici en jeu, c’est une morale catholique, qui, en cas d’infertilité, conseille aux couples de recourir à l’adoption, solution à laquelle, expliquent ces deux conjoints, ils se résoudront si l’AMP ne donne pas de résultats.

D’une façon générale, les personnes favorables à l’accès à l’AMP des homosexuels le sont si ces derniers sont en couple, réfractaires alors à l’ouverture aux femmes ou aux hommes célibataires. Selon leurs dires, la conjugalité est nécessaire pour élever un enfant[11], mettant en oeuvre ici des représentations normatives de la famille. C’est le cas de René selon qui : « Du moment qu’il y a une cellule familiale, je suis pour. S’il y a deux personnes, même si ce sont des homosexuels, je suis d’accord ». Ces représentations normatives se retrouvent chez ceux, nombreux, qui considèrent que pour bien grandir, l’enfant doit pouvoir évoluer dans un univers familial où hommes et femmes se côtoient, et qui parlent souvent de la nécessité de référents des deux sexes.

En ce qui concerne l’adoption, selon mes interlocuteurs, il n’est en revanche pas nécessaire d’être en couple, car dans ce cas, expliquent-ils souvent, « mieux vaut qu’un enfant soit adopté par une femme ou un homme seul que de rester tout seul ». L’AMP maintient quelque chose d’une fiction en matière de filiation qui emprunte à un modèle où deux parents sont nécessaires pour concevoir et élever un enfant. L’enfant à naître doit être le produit d’un désir conjugal et s’inscrire dans ce « modèle de parenté dominant » que décrit Jean-Hugues Déchaux : un modèle « bilatéral (un père et une mère), exclusif (rien qu’un père, rien qu’une mère) et biocentré (père et mère sont présumés géniteurs de l’enfant, car il suffit d’un homme et d’une femme pour faire un enfant) » (Déchaux 2014 : 320).

De bons parents ?

L’AMP permet une procréation sans processus naturel, sans sexualité. Le désir d’enfant, culturel, genré et renaturalisé, mis en avant par les couples recourant à l’AMP, permet de mieux cerner comment se définit la parenté et, partant, ce que l’on entend par transmission. On rejoint ici Anne Cadoret qui se demande : « Que nous apprend l’AMP sur notre conception de la parenté et sur ce que nous classons comme naturel dans la construction de la parenté ? » (Cadoret 2006 : 179). La société avait établi que sexualité, procréation, alliance ou concubinage était liés pour donner lieu à la filiation. Avec l’AMP, ce modèle traditionnel de la filiation doit être repensé. Comment, dès lors, ceux qui pratiquent l’AMP et ceux qui y ont recours définissent-ils la filiation ? Sur quoi s’opposent-ils et sur quoi s’accordent-ils ? La filiation adoptive remettait déjà en cause ce modèle « naturel » de la filiation. Mais la filiation pour l’AMP ne s’est pas construite, en France, sur le même modèle : « Dans l’adoption, le don ne porte pas sur une substance, mais sur un être humain déjà fabriqué, sur une personne déjà là, l’enfant » (ibid : 180). Par ailleurs, la filiation par AMP renvoie aussi à la sexualité, celle des couples concernés qui sont interrogés sur ce point, ce qui n’est pas le cas de la filiation adoptive. L’anthropologue propose pour sa part de réfléchir à d’autres façons d’envisager la filiation, compte tenu de « l’autonomisation de la procréation » (familles adoptives ou recomposées ou ayant recours à l’AMP), sans pour autant nier le biologique, mais faire de cette dimension une parmi d’autres lorsqu’il s’agit de définir la filiation. Dans ce contexte, peut-on esquisser les nouvelles normes implicites qui régulent l’activité de procréation ?

Si les demandeurs d’AMP sont plus ouverts à un renouvellement des conceptions de la famille, ce n’est pas toujours le cas chez certains des soignants rencontrés, qui ne sont certes pas représentatifs de l’ensemble de la population médicale. Ce qui ressort souvent des observations et des entretiens menés avec eux, c’est que le modèle de la famille traditionnelle, tel que défini plus haut (Déchaux 2014) n’est finalement pas tellement bouleversé dans le cadre de l’AMP. Pour ce faire, ceux que j’ai rencontrés mobilisent souvent des valeurs somme toute traditionnelles, respectant une certaine conception d’un ordre familial. C’est le cas par exemple de ce médecin qui explique tout d’abord : « Le désir d’enfant, c’est fondamental. Je suis prêt à aider les gens à concrétiser leur projet d’enfant si ce n’est pas trop fou ». Lorsque je lui demande ce que signifie ce « pas trop fou », il précise que « ce qui compte, c’est que l’enfant ait de l’amour » et que les enfants issus de l’AMP et notamment d’IAD « auront autant de chances d’être bien dans leur peau que des enfants faits sous la couette sans blouse blanche ». Mais ce qui ressort de la suite de l’entretien, c’est que ces enfants sont ceux d’un couple hétérosexuel, élevés par deux parents puisqu’il ajoute ne pas être favorable aux « mères porteuses » (c’est ce terme qui est précisément employé), estimant que celles-ci sont les mères à part entière de l’enfant issu de leur grossesse, ni à l’insémination post mortem. D’autres membres de l’équipe médicale motivent leur refus de l’accès à l’AMP des couples homosexuels ou des personnes seules, en affirmant qu’il est « quand même mieux pour un enfant qu’il ait un papa et une maman ».

Dans le cas de l’accueil d’embryons, les personnes ici rencontrées sont dans leur majorité ouvertes aux nouvelles configurations familiales. Là encore, la morale s’adapte à la situation personnelle. Fait intéressant, la plupart des donneurs rencontrés ne seraient pas opposés, à une exception près, à ce que leurs embryons puissent être donnés à des couples de femmes homosexuelles. Par exemple Lucien, candidat au don :

C’est du vivant et si ce vivant, il peut faire plaisir à un autre couple, il faut y aller ! Et je serais d’accord pour le donner à des femmes seules, ou à des femmes homosexuelles en couple, je n’ai pas de problèmes par rapport à ça. L’essentiel, c’est que ce vivant aide quelqu’un à devenir parent, à connaître ce plaisir.

Les personnes en attente d’un embryon sont dans la plupart des cas favorables mais en établissant des priorités, fondées notamment sur la rareté des embryons disponibles. Selon Berthe, qui a connu plusieurs échecs de FIV :

Je serais d’accord pour le don d’embryons pour les femmes seules et homosexuelles mais ayant fait tout ce parcours, j’avoue être un peu égoïste et avoir une petite réserve. Oui pour les femmes seules et homosexuelles mais à condition que les couples hétéros passent d’abord.

Cette tolérance ne doit cependant pas masquer un attachement à des formes de parenté connues et reconnues.

Conclusion

Les conceptions du désir d’enfant, telles qu’elles sont alors formulées par mes interlocuteurs, donnent à voir en retour les représentations qu’ils se font de la famille et de la parenté. Moteur de ce désir d’enfant : le souci de la transmission ; transmettre, oui, mais des valeurs qui témoignent des métamorphoses contemporaines du faire famille aujourd’hui que tous n’acceptent néanmoins pas. Il faut également relever ici la mise en avant d’un désir d’enfant au masculin. Certes, du côté des patients en AMP, de nombreuses femmes – mais aussi des hommes – soulignent qu’une femme ne le devient vraiment que lorsqu’elle a un enfant, évoquant alors, dans une forme d’essentialisation, la consubstantialité entre l’être féminin, le désir d’enfant et la maternité, au sens d’une corporéité (le désir de grossesse). Et les hommes, pour leur part, associent souvent plus ce désir d’enfant à un désir de transmission, au souhait de laisser une descendance, réaffirmant ainsi la paternité du côté du social. Quant aux soignants (médecins, psychologues, sages-femmes ou assistantes sociales), ils insistent tous sur ce désir, dans une représentation de cette notion également souvent « genrée ». Mais, face à ce processus d’assignation, certain(e)s ne s’y retrouvent pas et font entendre une autre façon de se représenter ce désir d’enfant. Les entretiens et les observations montrent qu’il est désormais possible de contourner un discours préétabli. Dans l’évocation de ce désir d’enfant se manifestent d’autres façons de se représenter la paternité, où le souci de prendre soin, de « paterner », peut s’exprimer. Transmettre à cet enfant du désir des normes renouvelées de la parenté, tel est le défi de ces parents contemporains.