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Dans son dernier ouvrage, Histoires d’eaux africaines (2010), à la fois richement documenté et arborant un ton très personnel, Mike Singleton nous amène à réfléchir sur les politiques de développement menées depuis des dizaines d’années en Afrique, et plus fondamentalement à questionner notre rapport à l’altérité culturelle en tant qu’anthropologues.

Cet ouvrage conséquent est composé de cinq récits exposés dans autant de chapitres qui, en traitant le plus souvent de projets de développement en rapport avec l’eau, mettent en lumière le gouffre parfois béant qui se crée entre les objectifs poursuivis et les impacts réels pour les populations « bénéficiaires ». De l’instauration non-désirée d’un puits à l’impossible construction de barrages générateurs de maladies en passant par la disparition des faiseurs de pluie et l’histoire des faiseurs de chrétiens, Singleton plaide à travers ces exemples pour une anthropologie culturelle qui ne se contente pas d’accompagner les projets de développement mais qui, en étant prête à remettre en cause l’ontologie politique sous-jacente à ces derniers, oeuvre pour témoigner de la complexité de la réalité culturelle, c’est-à-dire de la réalité tout court. L’idée centrale de l’ouvrage est bien celle-ci : en dehors de la culture, il n’y a rien, et c’est pour Singleton la source d’un terrible ethnocentrisme que de croire que la nature peut se décrire comme du « non-culturel » (la proximité avec P. Descola et B. Latour est explicitement revendiquée). C’est dans cet esprit que l’auteur opère un retour critique sur sa propre expérience d’agent du développement (et même de missionnaire) dans divers pays d’Afrique sub-saharienne comme la Tanzanie, le Sénégal ou l’Éthiopie, afin de révéler cet ethnocentrisme d’autant plus pernicieux qu’il va jusqu’à se loger dans des locutions aussi ordinaires que « gestion de l’eau », ou dans des concepts apparemment aussi respectueux de l’altérité culturelle que « ethnomédecine ».

Si le propos est percutant et convaincant, c’est d’abord par sa richesse empirique (il faut d’ailleurs souligner la très bonne idée d’avoir mis en ligne le matériel ethnographique ayant servi à la rédaction de l’ouvrage). Mais c’est sans doute aussi parce que l’auteur ne tombe jamais dans les pièges récurrents de l’anthropologie du développement. Se refusant à choisir entre, d’une part, un populisme qui glorifierait les populations locales en même temps qu’il les cantonnerait à n’être que le contre-point d’une modernité dite « occidentale », et, d’autre part, un ethnocentrisme qui ferait de l’Afrique une victime en attente d’être sauvée de ses propres traditions par ceux qui parlent le langage de la nature, Singleton nous enjoint à plus de prudence, et finalement à plus de modestie. Il est d’ailleurs remarquable qu’il fasse état à plusieurs reprises de son incapacité à trancher telle ou telle question – c’est certes un détail, mais un détail qui en dit long, surtout si l’on prend soin de se rappeler que sa carrière compte plus de 40 ans, et qu’elle recouvre plus de 225 publications. Il ne faudrait pas pour autant en déduire qu’Histoires d’eaux africaines est une oeuvre « assagie » : à lire Singleton, on en vient plutôt à penser que l’espièglerie est une qualité qui vient avec le temps. Le livre regorge d’anecdotes irrésistibles, à l’image de ce médecin qui, seul membre de son équipe à être pointilleux sur la dimension hygiénique de sa consommation d’eau, sera aussi le seul à en tomber malade.

En résumé, ce livre contribue à montrer que toute réflexion portant sur les processus (technologiques, politiques ou religieux) de transformation volontaire des milieux sociaux doit toujours se situer au carrefour de l’anthropologie du développement, de l’anthropologie culturelle, de l’histoire et même de la philosophie de la connaissance. Une telle constatation appelle bien sûr une démarche interdisciplinaire que l’on peut retrouver dans cet ouvrage, notamment grâce à l’impressionnante érudition dont fait preuve son auteur.

S’il fallait absolument désigner quelques menues imperfections, il faudrait souligner que la structure pas toujours linéaire des raisonnements pourra éventuellement dérouter les lecteurs habitués à un canevas plus classique, tandis que certaines références philosophiques ne semblent paradoxalement pas toujours de la plus haute pertinence et « parlent » difficilement au lecteur, quand bien même celui-ci ne serait pas tout à fait étranger au(x) philosophe(s) mobilisé(s).

Ces dernières remarques ne constituent bien sûr en aucun cas une raison pour ne pas lire cet ouvrage qui, par son style, par l’acuité des questions qu’il pose et par la vivacité des raisonnements qu’il offre, réussit le tour de force d’être à la fois intéressant et accessible, pour des étudiants tout autant que pour des chercheurs chevronnés.