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La scène politique internationale révèle la façon dont des liens étroits se sont tissés entre l’action gouvernementale et le développement international en tant qu’objectifs mutuellement essentiels. Dans une bonne partie de l’Amérique latine, l’application coercitive de modèles économiques d’ajustement structurel a entraîné la mise en place de systèmes politiques de démocratisation-décentralisation. On y observe constamment des situations particulières où le sens profond des actions de « développement » ainsi que leurs résultats méritent d’être explorés.

Nous tenterons de montrer dans cet article que ces situations découlent d’une évolution plutôt grossière de la notion de développement, non plus compris comme un synonyme de paix et de prospérité, mais comme un concept et une réalité qui s’articulent désormais avec des stratégies globales telles que la démocratie et la sécurité internationale. Nous comptons aborder cette problématique en nous intéressant à la relation entre la paix, le développement, la démocratie et la sécurité sur le plan du discours.

Nous avons retenu, pour illustrer notre démarche, le cas d’Ilave, dans le département de Puno, en raison de sa singularité et des questions qu’il soulève. En 2004, entraînée dans un mouvement de protestation populaire, la population d’Ilave s’est « fait justice » en assassinant son maire, soupçonné de corruption. Nous croyons que cet événement peut aider à comprendre la façon dont une violence structurelle se dissimule derrière les démarches de démocratisation et de développement entreprises par l’État et les ONG, démarches dont les résultats ne sont pas nécessairement adaptés à la population d’Ilave. Sans chercher à expliquer complètement la situation locale ni les événements en cause, nous souhaitons contribuer par notre éclairage particulier à la formulation de nouvelles hypothèses de travail qui pourraient rendre compte de cette réalité locale d’une manière plus critique et complète.

Au sujet de notre cadre d’analyse, il faut préciser que des études poststructuralistes ont été menées dans le passé sur la question du « développement » (notamment par Escobar 1995 et St-Hilaire 1996), études qui arrivent à montrer que le développement opère comme un dispositif qui conduit les sujets à se définir dans un jeu de rapports de forces concrets. Nous adhérons à cette approche et à la notion sous-jacente de dispositif et nous en faisons la base de notre proposition. En parcourant les différentes sources où Foucault évoque cette notion de dispositif (1976a, 1994c), nous avons été amené à retravailler l’idée d’un dispositif politique ou de pouvoir en tant qu’ensemble de discours, d’institutions et de pratiques qui opèrent à travers des rapports de forces concrets, orientés vers la constitution des collectivités et des sujets qui y sont engagés.

Notre article souhaite, par conséquent, actualiser ces contributions. Il le fera à la lumière des imbrications récentes des discours de « développement » avec d’autres discours qui transforment le rapport entre la paix et le développement et renouvellent le dispositif (St-Hilaire 1996 : 98), non pas seulement dans son contenu et ses pratiques, mais jusque dans ses fins et sa nature.

Le cas de l’arrondissement d’Ilave, dans la région de Puno

La région andino-amazonienne de Puno est située dans le sud-est du Pérou autour du lac Titicaca où elle forme une longue bande à la frontière de la Bolivie. Essentiellement rurale et agricole, elle arrive au deuxième rang des régions les plus pauvres du pays. Ses conditions géographiques difficiles entraînent souvent des problèmes climatiques qui affectent lourdement son économie. L’arrondissement d’Ilave est situé dans les hauts plateaux aymaras (groupe ethnique présent au Pérou, en Bolivie et au Chili) de la province d’El Collao, la quatrième plus peuplée des treize qui composent la région de Puno. Il compte environ 59 000 habitants, dont 60 % vivent en zone rurale (calculs d’après le prérecensement de 1999, Instituto Nacional de Estadística e Informática), pour la plupart à 3 850 m au-dessus du niveau de la mer. Sa capitale, du même nom, est une des trois villes qui présentent le taux d’urbanisation le plus élevé de Puno (Diez 2003 : 24).

La majorité des 22 % d’Ilaveños analphabètes sont des femmes. La population de l’arrondissement se consacre principalement à la production de laine d’alpaca et au commerce[2] ; toutefois, en raison de sa localisation sur le corridor entre le Pérou et la Bolivie, la contrebande représente une bonne partie de son activité commerciale, contribuant ainsi aux fortes sommes qui entrent illégalement chaque année au Pérou – 1,4 milliard de dollars américains (Région de Puno 2004).

Les événements d’Ilave[3]

Le 26 avril 2004, Cirilo Robles Callomamani, le maire de la province d’El Collao[4], est assassiné au cours d’une protestation populaire menée par des leaders locaux qui qualifient sa gestion d’autoritaire et de corrompue. Divers analystes signalent que cette réaction populaire a été motivée par une succession d’erreurs de gestion commises par le maire : 1) il ne rendait aucun compte à la population alors que le budget municipal avait augmenté de 50 % ; 2) il a empêché le conseil municipal d’accéder à l’information qui aurait permis de surveiller sa gestion ; 3) il a embauché de manière irrégulière du personnel de confiance tout en haussant sa rémunération de 150 % (Degregori 2004). En outre, Pajuelo (2005) signale que : 4) la rupture progressive des relations entre le maire et les bases communales (lieutenants-gouverneurs et vice-maires de la communauté[5]) a joué un rôle central dans le développement du conflit.

Lorsqu’au début d’avril, le maire Robles a entrepris de présenter un rapport public sur l’usage des fonds municipaux, une série d’agressions et de menaces a éclaté entre les factions politiques du conseil municipal, conduisant le conseil à exiger sa démission. Les diverses tentatives de négociation et de dialogue ont systématiquement échoué. Les menaces se sont poursuivies, le maire « refusant » de démissionner, et Robles a dû abandonner la province pour des raisons de sécurité personnelle.

Étant donné que le maire n’a pas le droit de démissionner, le conseil municipal a profité de cette absence temporaire pour essayer de déclarer le poste vacant et mettre fin au régime controversé. Cependant, le maire est revenu à Ilave où il a convoqué une séance du conseil pour déjouer le stratagème. Ce geste a attisé la colère des manifestants, qui se sont présentés à son domicile, l’ont sorti dans la rue et l’ont torturé en le rouant de coups pendant plusieurs heures jusqu’à le laisser pour mort en pleine place centrale après un procès populaire sommaire et devant des milliers de paysans mobilisés.

Bien que les événements d’Ilave présentent des aspects exceptionnels par le caractère extrême de leur dénouement, il ne s’agit pas d’un cas isolé puisque pas moins de 76 conflits remettant en question les autorités municipales ont éclaté au Pérou dans le courant de l’année 2004. Près de 60 % de ces conflits ont surgi en zone rurale et 80 % dans des régions pauvres ou extrêmement pauvres. Au cours des six premiers mois de 2004, déjà 27 conflits avaient dégénéré dans des actes de violence plus ou moins intense (Defensoría del Pueblo 2005). L’année suivante, on enregistrait 60 cas sur la scène locale et régionale, dont environ 45 % étaient attribuables à des exigences de transparence et de bonne gestion des fonds publics[6], soit précisément ce qui préoccupe les instances de participation citoyenne et ce sur quoi porte leur surveillance.

Toujours dans la région de Puno, en mai 2004, la population aymara de Tilali a failli revivre les événements d’Ilave lorsque 200 comuneros (membres en règle de la communauté paysanne) ont cherché à prendre en otage cinq conseillers municipaux pour exiger la destitution du maire Melesio Larico, également accusé de détournement de fonds municipaux. Quelques semaines après, dans la zone quechua de Puno, un groupe d’habitants qui réclamait aussi la destitution du maire d’Ayaviri menaçait d’employer la force pour arriver à ses fins. Plus tard, les cas d’Asillo et d’Unicachi avaient un air de déjà vu dans deux autres provinces de Puno. Enfin, dans le pays voisin, la Bolivie, à deux mois des événements d’Ilave, la population aymara d’Ayo-Ayo mettait à mort son maire, Benjamin Altamirano, en le brûlant vif, toujours à la suite d’accusations de corruption portées contre son administration municipale.

Trames sociales et paradoxes institutionnels

Les événements singuliers d’Ilave se prêtent à divers plans d’analyse. En premier lieu, on peut se demander qui en furent les auteurs : la population aymara en tant que groupe ethnique? La population d’El Collao? Ou un groupe restreint de dirigeants politiques et de partisans? Certains ont de la difficulté à croire que l’assassinat ait été une décision réellement collective et encore moins qu’elle ait été partagée par plus de 10 000 paysans mobilisés tout au long de la manifestation. D’autres jugent qu’il s’agissait d’un petit groupe de tueurs dirigé par les opposants à Robles, ce qui ne permettrait pas de commenter l’événement comme un geste du peuple aymara, quel que soit son degré d’organisation. En deuxième lieu, il est pertinent de se demander si l’on a eu affaire à une forme de justice collective locale qui devrait être reconnue dans des cadres institutionnels de pluralisme juridique, ou si on ne peut y voir que le geste de « barbares enflammés », comme on les a aussi appelés. La presse et les groupes organisés sont divisés sur la question, de même que le sont les Aymaras eux-mêmes.

Ces deux plans de tension gagnent, toutefois, à être confrontés à des réponses plus complexes que ne le sont les pôles qui les constituent. Des réponses étoffées demanderaient de profondes analyses qu’il n’est pas possible de mener dans le cadre de cet article. Aussi nous concentrerons-nous sur un autre plan d’analyse possible du phénomène en tâchant de brosser un portrait de la structure sociale particulière qui se trouve derrière ces faits. Cette structure s’est révélée dans la dysfonction évidente des voies officielles, demeurées impuissantes à résoudre le conflit d’Ilave.

Au-delà, donc, des facteurs qui expliqueraient d’une façon immédiate les faits et leur histoire récente[7], on peut signaler comme première dysfonction qu’au moins deux commissions de médiation ont vu le jour pendant le conflit. L’une d’elles a même été reçue avec hostilité par la population le jour des tragiques événements. L’Église catholique, la Préfecture et l’ombudsman y ont joué un certain rôle, sans pouvoir éviter l’issue que l’on connaît. Par ailleurs, alors qu’un maire péruvien n’a pas le droit de démissionner, comme dans plusieurs modèles de démocratie moderne, la population demandait précisément la démission de Robles. Il faut également noter que les Ilaveños n’ont pas fait appel à des procédures administratives officielles, par exemple à une demande de récusation du maire. Lauer fait remarquer qu’à Ilave on n’a fait aucune démarche pour entreprendre ces procédures officielles (2004).

Certains ont tenté d’expliquer les événements par le fait que Robles n’avait pas encouragé la mise en place de mécanismes de participation. Nous croyons cependant que l’absence d’espaces de participation exprime une dysfonction de plus qui, plutôt que d’être vue comme l’élément déclencheur des événements, doit être comprise comme le résultat du contexte sociopolitique dont nous cherchons à explorer la discordance avec la population locale. Car, au fond, la population d’Ilave ne réclamait pas le rétablissement de l’ancienne table de concertation (espace local de participation citoyenne), ni l’instauration du nouvel espace de participation favorisé par la loi[8] (Degregori 2004 : 27), tandis que les dénonciations et demandes d’inspection présentées au bureau du vérificateur général de la République avaient bel et bien eu lieu, même depuis septembre 2003 (Degregori 2004 : 45).

L’explication la plus acceptée des événements d’Ilave ne va pas plus loin que l’exposé des dysfonctions dont nous cherchons à établir la nature. L’idée centrale de cet exposé est que l’État ne joue pas efficacement son rôle et que des failles dans la conception des institutions démocratiques nuisent à la gouvernance[9]. Un meilleur ancrage de la loi dans les institutions et les personnes, voilà ce que certains réclament (Grupo Propuesta Ciudadana 2004 : 11) devant de tels diagnostics. Cependant, presque deux ans après les événements, les mécanismes de participation « plus clairs » mis en place par les nouvelles autorités élues (tels la budgétisation participative, la création du Conseil de coordination local [CCL] et le rétablissement, sous la coordination du vicariat de Juli, de la table de concertation de la province d’El Collao) ne semblent pas rectifier le tir et encore moins corriger le problème. De nouvelles accusations de corruption ont été portées, cette fois contre les nouveaux dirigeants d’Ilave, mettant en péril l’administration municipale actuelle.

Nous croyons que quelque chose de profond sous-tend ces premières approximations. L’inertie et le manque d’initiative des agents de l’État, ainsi qu’un certain style oppositionnel (Degregori 2004 ; Programa Educación Ciudadana SER 2004) ne peuvent continuer d’être allégués pour expliquer des problèmes encore plus structurels. Nous cherchons donc des repères pour arriver à comprendre la situation sociale qui peut amener au Pérou – et dans la zone andine en particulier – ce type de dysfonctions institutionnelles et donner lieu, souvent, à de telles expressions de violence collective. Étant donné les caractéristiques du conflit, nous devons nous demander de quelle façon s’exerce la citoyenneté dans les espaces locaux.

Citoyenneté et contrôle dans les espaces locaux

Nous centrerons notre analyse sur l’espace local, échelle où s’établissent des rapports de force concrets dans le cadre de pratiques citoyennes particulières, en nous intéressant à la façon dont les choses se passent au moment présent au niveau même des procédés d’assujettissement ou dans les processus continus et ininterrompus qui orientent les comportements (Foucault 2001a : 37).

Cette piste d’analyse exige que nous décrivions les formes que prennent concrètement les rapports de forces dans l’espace local. Indiquons, pour cela, les principaux résultats d’une autre étude (Legoas, à paraître) ayant pour objectif de caractériser les pratiques citoyennes définies dans les projets d’appui à la démocratisation des gouvernements locaux. De façon générale, cette recherche nous a amené à vérifier que la citoyenneté mise en oeuvre par les appareils étatiques et les ONG continue d’être comprise comme le statut accordé aux individus dans leur relation univoque avec l’État, abstraction faite de leurs particularités culturelles.

Ainsi, nous avons observé que divers mécanismes de démocratisation coïncident avec le point de vue de l’agence étatsunienne Usaid en définissant le citoyen comme un sujet caractérisé par certaines pratiques concrètes. En premier lieu, le citoyen est vu comme celui qui vote et adhère à une identité nationale. À cet égard, il est important de mentionner que les campagnes déployées pour amener la population à se procurer une carte d’identité (documento nacional de identidad) insistent sur l’appartenance commune à un seul État-nation péruvien, niant de la sorte toute possibilité que ce dernier reconnaisse dans les faits l’existence de diverses nations et identités culturelles en son sein.

Par ailleurs, le citoyen est vu comme celui qui surveille, qui joue le rôle de watchdog (chien de garde)[10]. Ainsi, le citoyen est appelé à surveiller ses dirigeants, à en être accountable[11], dans la mesure où il le fait pour empêcher la corruption des autorités et encourager leur transparence. Diverses ONG réparties à travers le pays utilisent une longue liste d’indicateurs de contrôle pour établir des systèmes de surveillance des activités gouvernementales locales et régionales.

Notre étude a également montré que la notion de citoyenneté est liée à l’idée de participation, une participation qui se confond toutefois avec des mécanismes de contrôle profitant aux objectifs de sécurité établis à une échelle plus générale, comme nous le verrons plus bas. Ainsi, la participation est d’abord considérée comme une simple présence physique, sans que l’on établisse nécessairement sa qualité ou ses résultats. Elle est présentée, par la suite, comme une preuve d’inclusion, dans la mesure où les autorités mettent en oeuvre des mécanismes pour recevoir et donner suite aux « demandes » de la population. Troisièmement, on avance que le citoyen participe pour discuter des projets de développement à mettre en place et leur accorder un ordre de priorité dans le plan d’investissement municipal.

Cela dit, l’idée la plus récurrente est celle de participer à travers une pratique citoyenne de la surveillance pour assurer la transparence et la reddition de comptes. On observe en particulier une association évidente entre la participation et des objectifs anti-corruption[12], en ce sens que l’on aborde, par exemple, la récusation d’éventuels dirigeants corrompus comme un mécanisme de participation. L’exercice de la citoyenneté est ainsi appelé à remplir une fonction de contrôle social dans la société civile ; on y fait allusion de manière ouverte et directe en décrivant cette fonction comme un vide à combler. Par conséquent, la lutte contre la corruption et la recherche de transparence sont dépeintes comme des opérations facilitant la mise en place de programmes sociaux et donnant un contenu à la « participation » des sujets et des institutions, réunis dans les espaces de concertation.

Notre expérience de travail dans les communautés andines ciblées par des projets de renforcement de la citoyenneté et de la gouvernance locale nous révèle que, souvent, les lieux où ces projets cherchent à s’implanter coïncident avec des espaces où les organisations locales font ou ont déjà fait preuve d’une certaine organicité, d’une action collective et parfois même d’une culture politique concrète. Ces expériences sociales deviendraient alors colonisées ou remodelées en fonction des conceptions de la citoyenneté portées par les projets de l’État et des ONG. Voici donc un appareil qui a besoin de fidèles « chiens de garde » et qui conduit les populations vers des modèles de démocratie ne prenant nullement compte de la diversité culturelle. Dans ces espaces colonisés, les relations précédentes ont été vidées de leur sens premier alors que se mettaient en place de nouvelles pratiques, de nouvelles fonctions, à travers l’éventail des activités de formation, de démocratisation et de renforcement de la citoyenneté menées dans le cadre des projets de développement.

En résumé, l’ensemble des données analysées dans notre étude nous a révélé que la citoyenneté, dans les cas les plus avancés, est synonyme de participation et que l’analyse du contenu même de cette participation équivaut avec les qualités et inconvénients que cela suppose à une simple surveillance. Voilà le modèle de citoyenneté « chien de garde » mis en place au Pérou, modèle qui oriente les appareils de démocratisation de l’État et des ONG vers un contrôle social qui revêt des formes de surveillance et véhicule des principes de transparence et de responsabilité financières.

Démocratie, paix et développement sur la scène régionale

Durant la décennie 1980-1990, la région de Puno, comme le reste du pays, a été marquée par un conflit politique armé opposant le groupe subversif Sentier lumineux et les forces armées péruviennes[13]. Dans ce contexte de guerre interne, les organisations sociales, notamment la fédération paysanne, la Coordinadora Nacional de Derechos Humanos (le bureau national de coordination des droits humains, CNDH), les ONG, l’Église, les partis politiques officiels et les groupes de femmes, ont opposé une résistance continue, pris qu’ils étaient entre ces deux feux. La « paix », dans ce contexte, ne pouvait être comprise autrement que comme un synonyme de « pacification », et à divers endroits du pays, des initiatives de non-violence ont vu le jour. Deux d’entre elles ont été particulièrement remarquées, soit celles de la CNDH et du mouvement social Perú, Vida y Paz, qui a déclaré son indignation morale devant la violence politique et exprimé ses objectifs par différents types de mobilisations artistiques, politiques, étudiantes, professionnelles et religieuses[14].

La méfiance étant devenue une attitude généralisée dans de telles circonstances, nous croyons que l’exercice redéfini de la « citoyenneté » y a trouvé un terrain fertile pour s’établir sur des mécanismes de contrôle social et déboucher sur les pratiques actuelles de contrôle citoyen. Ainsi, dans la décennie 1990-2000, lorsque l’on commença à renforcer financièrement les gouvernements locaux sur l’initiative du gouvernement d’Alberto Fujimori, les municipalités acquirent une plus grande importance sur la scène locale, déplaçant l’attention qu’avaient reçue jusque-là les communautés paysannes. Les politiques de participation citoyenne ont alors pris de l’expansion sur le plan organisationnel, mais à l’échelle de la province et des arrondissements, sans considérer la longue tradition d’autonomie et de participation qui avait été centrée sur les communautés paysannes.

Dans ce contexte, Gregorio Ticona a été une figure centrale à Puno. Deux fois maire de la province d’El Collao, puis maire de Puno et rapidement membre du Congrès de la République, le leader aymara et dirigeant paysan, a d’abord été maire de son arrondissement, Pilcuyo (dans la Province d’El Collao). Durant ce premier mandat, il axa sa gestion sur les principes de participation citoyenne et de reddition de comptes, de même que sur une approche de la gestion voisine de la gérance (Rénique 2004), en proposant notamment d’intégrer les barrios (les quartiers urbains) à la gestion municipale. Il demeure toutefois que, lorsqu’il fut au pouvoir comme maire de la province, le recours aux instruments participatifs fut moins marqué (Pajuelo 2005 : 46) que durant son mandat local comme maire d’arrondissement.

L’Église catholique et diverses ONG ont également joué un rôle marquant dans la mise en oeuvre de ces politiques participatives. Particulièrement à Ilave, le vicariat de Juli et l’association SER (Servicios Educativos Rurales) se sont consacrés au renforcement de la démocratie et du processus de décentralisation. Le vicariat de Juli a lancé un projet de droits citoyens, d’inclusion sociale et de développement avec l’appui d’OXFAM Grande-Bretagne. L’association SER, pour sa part, a entrepris en 1994 de promouvoir la participation citoyenne et la formation de promoteurs citoyens dans diverses provinces de Puno, et ce, avec l’appui d’Usaid depuis au moins 1997 (Asociación SER, non daté : 7). Un des principaux objectifs de l’association est d’encourager l’accession des femmes à des postes de pouvoir et de promouvoir leur droit de participer à la gestion des services et des politiques municipales. El Collao fait partie des provinces qui ont le mieux répondu au projet (Asociación SER, non daté : 51-59).

Il faut noter que les notions véhiculées par ces institutions collent aux modèles de citoyenneté décrits ci-dessus. L’association SER et le vicariat de Juli ont aussi appuyé, sous la coordination de ce dernier, le rétablissement de la table de concertation d’El Collao à la fin de l’année 2004, et tous deux participent à divers réseaux de travail sur la citoyenneté financés par des agences telles qu’OXFAM Grande-Bretagne ou Usaid.

Enfin, ces discours locaux de surveillance et de participation ont constamment eu des échos sur la scène internationale, où ils ont été mis à profit, réorientés, intégrés à des politiques et répercutés à nouveau sur les organismes d’appui au développement et à la démocratie dans les pays du Sud. Sans avancer l’idée simpliste que l’Usaid aurait dicté les étapes des opérations de développement exécutées par les acteurs du Sud, nous affirmons plutôt qu’à partir d’un certain moment les mécanismes de surveillance ont démontré une forme d’utilité politique en produisant un certain profit économique et que, par conséquent, ils ont été colonisés et soutenus par des mécanismes globaux, puis par l’ensemble du système étatique (voir Foucault 2001a : 41).

Développement international et discours de paix

Divers auteurs ont identifié le discours prononcé par le président étatsunien Harry Truman en 1949 comme le certificat de naissance de l’ère du « développement »[15] dans les imaginaires mondiaux. Depuis lors, le développement serait devenu une icône mobilisatrice, un but à atteindre pour les pays du tiers monde, à travers la production et l’acquisition des connaissances techniques « offertes » par les pays du Nord, en particulier les États-Unis d’Amérique.

La nécessité suprême des hommes de notre époque est d’apprendre à vivre ensemble, dans la paix et l’harmonie. Les peuples de la terre envisagent l’avenir avec beaucoup d’incertitude, à laquelle se mêlent également de grandes craintes et espérances. En cette période de doute, ils se tournent vers les États-Unis comme jamais auparavant, y voyant une forteresse de bonne volonté et un leadership judicieux. […] Nous profitons de cette occasion pour proclamer au monde les principes essentiels de la foi qui nous anime et déclarer nos vues pour tous les peuples […].

La reprise économique et la paix elle-même dépendent d’un plus grand commerce mondial. […] Plus de la moitié de la population mondiale vit dans des conditions proches de la misère. Ces gens ont une alimentation inadéquate, ils souffrent de maladies, leur vie économique est primitive et stagnante. Leur pauvreté est un obstacle et une menace tant pour eux-mêmes que pour d’autres régions plus prospères. […] Nous devons mettre à la disposition des peuples qui aiment la paix les bénéfices de notre stock de connaissances techniques pour les aider à réaliser leurs aspirations à une vie meilleure. […] De plus, nous fournirons des conseils et de l’équipement militaire aux nations qui accepteront de coopérer avec nous au maintien de la paix et de la sécurité. […]

Nous prévoyons mettre sur pied un programme de développement basé sur un traitement juste et démocratique. […] La clé de la prospérité et de la paix réside dans une meilleure production, et la clé d’une meilleure production réside dans une application plus étendue et vigoureuse des connaissances scientifiques et techniques modernes.

Harry Truman, 20 janvier 1949

On est ainsi arrivé à concevoir le « développement » comme une relation hautement disjonctive, ou d’exclusion, qui, présentée comme une vérité absolue, établissait un lien étroit et pervers entre les fins correspondant aux imaginaires étatsuniens et les moyens qui, précisément, manquaient aux pays à développer. Ce discours avait pour éléments centraux, d’une part, la paix et la prospérité comme des fins à poursuivre et, d’autre part, les connaissances techniques et la démocratie (encore timide dans la citation) comme les instruments nécessaires pour y parvenir. Ces éléments ont inondé les premiers imaginaires du développement sur les scènes économiques et politiques internationales.

L’agence Usaid a été créée en 1961 comme un instrument permettant d’appliquer de manière plus systématique les politiques d’aide des États-Unis à l’égard des pays du Sud. Le programme Alliance pour le progrès[16], souscrit au sein de l’OEA par l’ensemble des pays du continent (sauf Cuba), a ainsi étendu son influence au cours de la décennie 1960-1970, dans l’objectif d’améliorer les conditions de vie au regard de l’éducation, de la santé, des comportements démocratiques, de l’initiative privée et des indicateurs macroéconomiques. Pour garantir ces objectifs, les États-Unis se sont engagés à coopérer sur les plans technique et financier en versant 20 milliards de dollars au programme. L’instauration de l’Alliance pour le progrès a ainsi constitué un tournant dans l’aide bilatérale des États-Unis en se concentrant sur la promotion systématique du développement socio-économique et sur le renforcement du secteur privé. Usaid a donc été créée pour exécuter cette nouvelle vision de l’Alliance (Usaid, non daté). L’Alliance pour le progrès a suspendu officiellement ses fonctions en 1972 et, les États-Unis délaissant la stratégie d’aide technique à la production, Usaid allait se consacrer désormais à renforcer les capacités entrepreneuriales des petites unités économiques[17].

Dans ce contexte, le renforcement de la démocratie est devenu le cheval de bataille des relations diplomatiques ainsi qu’un argument de poids pour justifier de nombreuses interventions militaires des États-Unis dans les pays où les orientations gouvernementales contrecarraient la mise en route du modèle. Cette stratégie avait sans doute pour but d’éviter l’émergence de nouvelles Cuba dans le cône Sud, aussi incluait-elle dans sa proposition des éléments démocratiques et libéraux.

On remarque une première imbrication d’éléments à cette étape cruciale, à savoir que, durant la Guerre froide, les stratégies de démocratisation et celles qui favorisaient le développement agirent de manière séparée dans les pays du Sud, tout en étant assez articulées les unes aux autres. Toutefois, cette articulation maintenait ces stratégies dans des positions différentes et complémentaires. De plus, il est utile de noter que la paix, comme élément de ce discours, correspondait clairement à la phase d’après-guerre que traversait le monde à cette époque.

Même si, dès la création de l’Alliance pour le progrès, les politiques d’aide au développement faisaient mention de la démocratie, ce n’est que récemment que l’Usaid a traité de cette question de manière plus stratégique et définitive, en ciblant directement la société civile à travers des projets dont les aspects sociaux et politiques déplaçaient les axes d’appui précédents. Au cours des 25 dernières années, cette influence a réduit de plus en plus l’espace accordé aux projets de production agricole (Natsios 2002). À partir des années 1980, Usaid s’est mise à faire la promotion des produits d’exportation non traditionnels tandis que les États-Unis lançaient un programme d’aide pour appuyer dans leur processus les pays qui revenaient à la démocratie. Enfin, les États-Unis ont donné leur appui à la conservation de la biodiversité et à la gestion des ressources naturelles (http://usaid.ec), un champ d’investissement stratégique qui profite à l’industrie pharmaceutique.

Tandis que la démocratie devenait une question à traiter dans les projets de développement, les risques et la sécurité étaient passés au rang des préoccupations mondiales. Par conséquent, la cible des négociations multilatérales s’est déplacée, et on ne parla plus de répartir la richesse, mais de répartir les risques (Sachs 1996 : 69). Sachs relève cet important virage vers de nouveaux paradigmes qui allaient encadrer désormais les discours d’appui au développement. Après un demi-siècle d’acharnement technique, les pays du Sud ne voyant toujours pas comment ce type de développement leur permettrait d’atteindre l’idéal étatsunien de paix et de prospérité, il fallut renforcer le discours. Nous retrouvons des traces de cette transition dans les orientations actuelles de l’agence Usaid, telles qu’elles sont exprimées dans son plan stratégique 2004-2009.

La devise qui résume l’orientation des activités de l’agence durant cette période – Sécurité, démocratie, prospérité – établit clairement la position occupée par la prospérité par rapport aux autres éléments clés du plan. La démocratie, qui occupait une position relativement secondaire dans le discours de Truman, est devenue plus importante que la prospérité, notion absente du document en dehors de sa relation avec les deux autres éléments clés. Venant en tête, la sécurité a remplacé et ainsi transformé la notion de paix : dorénavant, la sécurité est l’élément phare qui articule et dirige l’ensemble[18]. Ainsi, dans la construction de ce discours, deux processus pourraient avoir eu cours : les fins (la paix et la prospérité) pourraient avoir été déplacées par les moyens (la démocratie), ou elles pourraient s’être transformées avec l’aide de nouveaux éléments forts (la sécurité), venus renouveler, potentialiser et réarticuler le dispositif.

Nous pouvons prendre le pouls de l’importance de ce nouvel aspect du discours en constatant que le premier chapitre du plan stratégique de la Usaid est entièrement consacré aux objectifs de « paix » et de sécurité. En réalité, la paix n’y est plus présentée comme un objectif conducteur, mais bien directement comme un synonyme de sécurité (« a safe and better world »), et cette dernière n’est présentée à son tour comme possible que si elle est atteinte à l’échelle régionale et non pas de manière isolée dans chaque pays (Usaid et U.S. Department of State 2004 : 5). Ainsi, la stratégie consisterait maintenant à installer une stabilité régionale[19] dans diverses parties du monde, à affronter le terrorisme international, à réprimer l’usage des armes de destruction massive et à lutter contre le crime organisé et le trafic de drogues.

Par exemple, pour l’Usaid, « développer » la zone andine est synonyme de lutter contre la culture de la feuille de coca et mettre en place des mécanismes de démocratisation de la société (Usaid et U.S. Department of State 2004 : 13-14). L’agence a d’ailleurs financé, à travers l’ONG étatsunienne ARD (Associates for Rural Development), un programme stratégique axé sur la gouvernance démocratique et la décentralisation, le programme Pro-descentralización (Prodes), qui a soigneusement établi ses premières zones d’intervention dans différentes provinces de la région andino-amazonienne, où la production de feuilles de coca est la cible de politiques répressives binationales.

L’agence (de développement, ne l’oublions pas) Usaid se donne également pour objectifs, dans son plan, de freiner l’accumulation de plutonium et d’uranium, ou de construire des alliances de protection anti-missiles. L’ex-Union soviétique, la Libye et la Corée du Nord retiennent à cet égard l’attention. Il est pour le moins étonnant de retrouver dans un plan de « développement », comme celui de l’Usaid, une série aussi raffinée d’éléments liés à la sécurité, prise dans son sens le plus policier, voire guerrier. Ainsi, au coeur de la stratégie, la relation se trouve inversée : on ne souligne plus que la prospérité nous conduirait à la paix, mais que la sécurité (surnom que le dispositif se charge de donner à la paix) permettra d’atteindre la prospérité.

Selon le plan stratégique en question, par exemple, le gouvernement de la Corée du Nord devra comprendre que la meilleure façon d’assurer un bel avenir à son peuple est de ne pas s’isoler et de collaborer à la sécurité de la région. La visibilité devient donc un terme clé : en se faisant visible, exposée et communicative (par conséquent contrôlable), la Corée du Nord pourra abandonner ses projets de fabrication d’armes de destruction massive, qui mettent en danger la prospérité de la région et du système. En agissant ainsi, le pays recevra sûrement une reconnaissance financière du Millennium Challenge Account (initiative internationale lancée par George W. Bush en réponse aux attentats perpétrés à New York en 2001). Ce programme de 5 milliards de dollars américains a pour but d’accroître de 50 % l’aide internationale accordée par le gouvernement des États-Unis et d’orienter cette aide vers des pays qui choisiront des politiques économiques libérales et qui gouverneront en « faisant preuve de justice » (Usaid et U.S. Department of State 2004 : 22).

Pour confirmer ce qui vient d’être exposé, nous pouvons consulter par ailleurs la stratégie de sécurité nationale des États-Unis d’Amérique, un document qui, paradoxalement, semble proposer un plan de développement plus clair et stratégique que ne le fait l’agence Usaid dans le sien. Par exemple, ce document stratégique sur la sécurité nationale s’ouvre sur une affirmation de G. W. Bush selon laquelle il est important que toutes les nations du monde adoptent un modèle politico-économique « […] unique et durable pour assurer leur réussite : [un modèle ayant pour principes] la liberté, la démocratie et la libre entreprise » (Bush 2002 : iv). L’imbrication des deux stratégies est telle que la nouvelle devise de la stratégie de sécurité désigne la prospérité comme l’objectif à atteindre, tandis que celle du développement de l’Usaid désigne de son côté la sécurité nationale des États-Unis. L’agence de « développement » se présente ouvertement comme un instrument de sécurité. En réalité, tous les aspects du développement qui ne sont pas exposés dans le plan de l’Usaid sont bel et bien pris en charge, et même avec force, dans la stratégie de sécurité nationale.

Mis à part certains aspects dont on ne s’étonne pas qu’ils soient liés aux objectifs de sécurité (comme la lutte contre le terrorisme, le contrôle des armes nucléaires et la résolution des conflits dans diverses régions du monde), la stratégie de sécurité nationale des États-Unis met l’accent sur un ensemble de principes qui auraient pu être énoncés parmi les objectifs de développement du plan de l’Usaid. Ces principes se trouvent dans trois sections différentes du document et reflètent la manière dont l’appareil de développement est mis à profit (sinon colonisé et réorienté) par les nouvelles priorités de la sécurité, qui assument et énoncent cette fois les principes de ce dernier :

  • Chap. II : Défendre les aspirations à la dignité humaine

  • Chap. VI : Entreprendre une nouvelle ère de croissance économique mondiale, de libre marché et de libre commerce

  • Chap. VII : Élargir le cercle du développement à travers des sociétés ouvertes en construisant une infrastructure démocratique

Plus impressionnante encore est la façon dont le Département d’État et Usaid énoncent leur stratégie conjointe en confirmant le caractère de leur étroite relation. Selon ces deux entités, l’appareil de développement doit remplir une fonction importante à l’égard des objectifs de sécurité nationale :

Pour la première fois, le Département d’État et USAID ont préparé conjointement un plan stratégique et travailleront ensemble à l’exécuter. Leur étroite collaboration fera en sorte que notre politique extérieure et nos programmes de développement seront complètement alignés sur la stratégie de sécurité nationale lancée par le président Bush en 2002. Cette stratégie reconnaît la diplomatie et l’aide au développement comme des instruments d’une importance décisive pour construire un monde plus sûr, plus libre et meilleur.

Usaid et U.S. Department of State 2004 : iv

Par conséquent, nous identifions une deuxième imbrication claire : développement-sécurité-démocratie. Il s’agit de discours qui renforcent conjointement une stratégie et qui se soutiennent mutuellement. De plus, chacun d’eux n’est entièrement intelligible qu’en recevant l’éclairage des autres. Ainsi, dans les orientations de développement du Plan de l’Usaid, la paix a été nettement éclipsée au profit de la sécurité, ce qui appuie la position de Wolfgang Sachs quant au rôle du développement et du discours sur la sécurité dans le nouveau contexte international : « La devise de développement perd alors son sens de promesse : elle est […] lentement enterrée et remplacée par la devise de sécurité » (Sachs 1996 : 68-69).

De ce point de vue, la devise de sécurité ne serait pas seulement un discours, mais tout un dispositif de pouvoir venant remplacer le dispositif de développement. Cependant, étant donné que le concept de développement a encore un caractère fondamentalement économique, nous proposons plutôt de présenter la sécurité comme un discours qui transforme le dispositif de développement, au service des objectifs de prospérité (notamment financière et commerciale) d’un ordre mondial en voie de consolidation. Il nous semble que le réseau institutionnel du développement se renouvelle en adhérant aux objectifs de sécurité. Cela révèle non seulement une imbrication d’éléments, mais également la possibilité d’une multiplicité complexe de discours qui opèrent simultanément, en fonction de différents objectifs qui s’appuient mutuellement. Ces discours se sont nourris d’expériences et de relations sociales concrètes, comme celles présentées dans la deuxième partie de notre article, de même qu’ils reviennent à elles, trouvant un terrain fertile dans les formes de pouvoir local. Les discours et leurs pratiques associées viennent ainsi compléter dans ces relations de pouvoir une tendance, celle du contrôle social, qui peut être compris comme la forme concrète d’un souci de sécurité généralisé, transféré dans l’espace local.

Les grandes politiques de développement ont été progressivement énoncées du point de vue de la coopération internationale des États-Unis, en soulignant le rôle instrumental que doit jouer le développement en fonction de la sécurité internationale. Ainsi Usaid a entrepris, dans ses projets, de renforcer la démocratie à l’échelle nationale, régionale et locale. Les deux éléments de la stratégie qui se trouvaient auparavant séparés et complémentaires se retrouvent maintenant conjugués en vertu d’objectifs communs. Dans ce contexte, les discours véhiculés dans les projets de développement qui ciblent des zones rurales se sont constamment éloignés d’une éventuelle recherche de justice sociale et de paix (et même des technologies de production agricole à transférer) pour se rapprocher au contraire d’un certain discours international sur la démocratie et d’un modèle de citoyenneté qui, ensemble, permettent d’exercer une gestion des populations et des individus.

Bref, il faut reconnaître que ces pratiques et ces discours, dont l’origine pourrait même être associée à des expériences authentiques de nombreux pays et populations du Sud, sont à un moment donné repris par des appareils d’envergure comme ceux de la coopération internationale, où ils sont réinterprétés, dotés d’instruments et retournés aux populations à travers, par exemple, des propositions concrètes de financement de projets. Les mécanismes de contrôle à l’oeuvre dans l’exercice de la citoyenneté deviennent ultimement utiles aux objectifs visés (jadis la prospérité, désormais la sécurité), ce qui relie concrètement les échelles mondiale et locale.

Conclusion : les noms de la violence et de la paix

Plus qu’à la façon dont le « développement », à travers ses pratiques et ses discours, arrive à s’établir comme un instrument de catégorisation auquel font appel les sujets et les groupes pour se constituer, nous nous sommes intéressé ici à la manière dont fonctionne ce dispositif, pour réaliser en bout de ligne qu’il est plus dynamique qu’une simple « machine », comme le réalise aussi St-Hilaire (1996). Le dispositif endosse successivement les discours sur la démocratisation et la sécurité, agissant ainsi comme un vecteur[20] ou comme une tendance qui vise à organiser la gouvernance locale et mondiale.

De même que Foucault se questionnait (1994 : 639-642) sur la transformation progressive du « gouvernement » à travers différentes dimensions de la société pour arriver à l’analyse du gouvernement de l’État lui-même, notre questionnement porte sur ce en quoi se convertit le « développement », sur ce qu’il devient au terme de ses déplacements, de ses mimétismes et de ses imbrications dans les sphères de la sécurité et de la démocratie, venues redéfinir les objectifs de paix. Le dispositif de « développement », dans son évolution, laisse ainsi des traces de ses résultats, dont l’essence est mise à nu dans les conflits comme celui que nous avons analysé.

Nous pouvons avancer que les processus, les pratiques, les discours observés aux différents niveaux que nous avons explorés concourent à des situations concrètes comme celle d’Ilave, en définissant les conditions sociopolitiques d’une violence structurelle. Le processus d’Ilave, mis en regard de l’évolution du contexte régional et national, nous montre, de plus, comment le recours à la violence matérielle, les stratégies de contrôle et les maximes de transparence s’installent dans l’imaginaire politique local d’une grande partie de la population andine, en se cristallisant sur des façons traditionnelles de faire de la politique dans l’espace local.

Quels types de citoyenneté est-il possible de construire dans un tel contexte? Qui, dans le Pérou d’aujourd’hui, trouve ses formes particulières de citoyenneté légitimées et qui ne les trouve pas? La Comisión de la Verdad y Reconciliación[21] (Commission de la vérité et de la réconciliation) est arrivée à une conclusion de fond qui met en perspective une histoire de marginalisation et de négation :

Il s’est révélé que sur quatre victimes, trois d’entre elles étaient des paysans ou des paysannes qui avaient le quechua comme langue maternelle. […] Nous n’aurions pas connu ces deux décennies de destruction et de mort sans un profond mépris de la population la plus dépossédée du pays. […] Ce mépris est amalgamé à chaque moment de la vie quotidienne des Péruviens.

Salomón Lerner, dans son discours de présentation du rapport de la Commission

Cette réalité est niée collectivement, soumise à des formes d’ignorance concertée (Cohen 2001 : 11), sans être explicite. La négation de la valeur des réalités rurales andines – passant souvent inaperçue auprès des Péruviens eux-mêmes –, voilà le nom concret d’une violence structurelle qui, lorsqu’elle est poussée à l’extrême à travers les enchevêtrements de la politique locale (bien reconnus par l’étude de Pajuelo 2005[22]), peut arriver à se matérialiser comme ce fut le cas à Ilave. Cette négation est celle de tout un système politique et social qui n’arrive pas à reconnaître dans les faits les différences internes d’un pays aussi multiculturel que le Pérou, et donc incapable de légitimer l’existence de ses différents groupes culturels ni de leur offrir des instruments d’action politique appropriés à leur réalité. C’est pour cette raison aussi que la crise de représentation des partis politiques (Degregori 2004 : 57), pour réelle qu’elle soit, ne peut pas non plus être une raison suffisante si elle n’est pas analysée selon ces mêmes critères.

José Luis Rénique, à propos de l’historique crise de Puno et de ses voies de solution, se demande si le fait de miser sur la concertation et l’empowerment de la société civile, pour reprendre le vocabulaire des ONG, est suffisant pour remédier à une pauvreté structurelle invétérée (Rénique 2004). Notre analyse vise en tout cas à semer le doute. Cette marginalisation ne peut, toutefois, être réduite à l’euphémisme d’une « pauvreté » qui se trouverait à la traduire, à l’englober et à appeler, comme solution, un plus grand « développement ». La marginalisation n’est pas seulement économique ; son origine est fondamentalement culturelle, et sa logique s’applique depuis l’époque coloniale. La pauvreté matérielle actuelle de ces populations n’est peut-être guère plus que la conséquence tragique d’une négation historique et structurelle. Nous ne prétendons pas, cependant, dépeindre un conflit ethnique[23], mais les conséquences d’une perpétuation d’ordres et de pouvoirs politiques reposant sur un déni de la différence.

Notre article cherche ainsi à mettre en garde contre ce que ces dynamiques risquent de produire : des relations de pouvoir débouchant sur une forme de citoyenneté qui nie la différence, qui assigne des fonctions aux sujets en visant à les détourner de leur identité, ce qui les prive du pouvoir de conduire réellement leurs propres processus et d’exercer une forme de « citoyenneté » qui soit enracinée dans leur différence. Les processus de démocratisation en cours arrivent très rarement ou nullement à reconnaître et à répondre à la réalité concrète des populations rurales comme celle d’Ilave, tandis que l’État-nation comme institution se serait avéré un espace incapable de reconnaître la légitimité des différences.

En corollaire, si la violence peut s’appeler négation, la paix recherchée peut s’appeler, au Pérou, égalité en dignité (Lerner 2003). Une dignité des êtres et des groupes humains que ne partagent pas, de toute évidence, les populations comme celles des Quechuas ou Aymaras. Une égalité en dignité qui mérite d’être exprimée en fonction du poids spécifique que n’atteint pas leur culture, dans un Pérou toujours ethnocentrique et centralisateur qui continue de considérer les populations andines comme une affaire lointaine (voir Cohen 2001 : 20). Une égalité en dignité qui permette de réaliser le voeu de Remy (1991 : 274) qu’un jour la pensée politique péruvienne arrive à assumer les différences culturelles au sein d’une relation politique. En définitive, une égalité en dignité qui permette de reconnaître la valeur que ces personnes ne parviennent pas à incarner dans leurs relations sociales quotidiennes. Rendre opératoire et appliquer dans toute sa portée une telle notion d’égalité en dignité est une « lutte possible » (Foucault 1994c : 633) et un défi à relever.

Article inédit en espagnol, traduit par Karen Dorion-Coupal.