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Dans ce nouvel ouvrage, Sylvie Fainzang renouvelle de manière passionnante l’approche de la question de l’information entre médecins et malades, généralement abordée dans une perspective psychologique ou éthique. Elle parvient notamment à la problématiser en objet de sciences sociales par le « recours iconoclaste et délibéré au concept de mensonge ». Partie intégrante de toute relation sociale, le mensonge a des liens étroits avec la rétention d’information et le secret comme moyens d’exercer le pouvoir. Au sein de la relation thérapeutique, il est légitimé dans l’intérêt supposé du patient au nom d’un principe utilitaire, favoriser le traitement, ou d’un principe éthique, ne pas traumatiser le patient. « Il faut mentir dans tous les cas, sans exception aucune » écrivait un grand professeur de médecine en 1963. Hippocrate conseillait déjà de cacher au malade la plupart des choses.

À la lecture des textes juridiques français de ces dernières années, le patient de la jeune démocratie sanitaire serait doté d’un véritable pouvoir de décision fondé sur une information complète. L’enquête montre un écart considérable dans les pratiques. Médecins et malades ont des pratiques enchâssées dans des schémas sociaux et culturels qui les éloignent fortement du postulat du patient éclairé. L’information du malade reste très parcellaire, alors qu’elle est un enjeu fondamental, en particulier dans les pathologies graves. Le domaine du cancer offre un cadre privilégié pour l’étude de ces questions. L’enquête s’est déroulée en France, en milieu hospitalier, auprès de 80 patients dont une soixantaine atteints de cancer, combinant entretiens, observations de consultations et entretiens avec les professionnels.

Dans le contexte actuel, les médecins sont pris dans une « dissonance éthique » entre les exigences contradictoires du principe de non-malfaisance qui fonde le choix de ne rien dire et du principe d’autonomie du patient. La pratique médicale se justifie aussi en prêtant au patient des attitudes opposées à son vécu effectif. Ainsi, les médecins disent souvent qu’ils donnent l’information en réponse à la demande du patient, ignorant ainsi la grande difficulté du malade à poser des questions, même quand il veut connaître la vérité. Si l’information ne se heurte plus au tabou du diagnostic de cancer, elle bute sur le pronostic lié à l’existence des métastases : le tabou s’est déplacé. Même s’ils sont convaincus que tout est dit au patient, nombreux sont les médecins qui déploient toutes sortes de stratégies pour ne pas dire les choses clairement et toutes sortes d’arguments pour le justifier. L’auteure montre très bien comment l’analyse psychologique, omniprésente, est également mise à contribution pour légitimer la rétention d’information : le patient ne demande rien parce qu’il ne voudrait pas savoir, parce qu’il serait dans le déni de sa maladie. Ce qui permet aux médecins de ne pas remettre en cause leur attitude. Ou encore, de nombreux médecins pensent que révéler un pronostic fatal amènerait le patient au suicide, idée largement démentie dans la réalité, et contredite par une autre idée reçue : « De toutes façons, ils savent ce qu’ils ont ».

Un autre résultat important de la recherche de Sylvie Fainzang est que les médecins délivrent plus facilement l’information aux patients dont le milieu social ou le capital culturel connu ou supposé se rapproche du leur. Le mensonge des médecins s’adresse préférentiellement aux patients des milieux populaires. « Aux tristement célèbres inégalités sociales d’accès aux soins parmi les patients, s’ajoute donc une inégalité sociale d’accès à l’information » (p 52).

Les patients, devant le silence des médecins, développent des pratiques typiques du dominé. Ils essaient de tirer des informations à partir du comportement médical, en surveillant le moindre geste ou la moindre parole : longueur du compte-rendu, geste amical indiquant que la situation est grave. Conséquence délétère du mensonge récurrent, la perte de confiance induit le fameux « nomadisme médical » qui vient en fait souvent du besoin de trouver plus d’information auprès d’autres médecins. Si les patients, quant à eux, dissimulent certains de leurs symptômes pour ne pas faire advenir le diagnostic redouté, la situation n’est pas symétrique, le mensonge du médecin se donnant pour accompli au bénéfice de l’autre, celui du malade pour son propre bénéfice.

Des malentendus existent aussi entre médecins et malades en raison d’un « décalage cognitif ». Le patient veut une information sûre au niveau individuel, alors que le médecin ne peut parfois donner une information sûre qu’au niveau statistique. Certains termes sont compris très différemment. Ainsi, la chimiothérapie préventive peut être perçue par les patients comme une preuve de l’existence de métastases, alors qu’elle est utilisée pour les éviter par principe. Plutôt que de consentement éclairé au traitement, il s’agit souvent d’un « consentement résigné ».

Si la pratique du mensonge reconduit patients et médecins dans leur statut professionnel et social, elle vise aussi, des deux côtés, à ne pas faire exister le mal, dans une valeur performative accordée au mensonge.

Sylvie Fainzang apporte ici une contribution décisive à l’analyse du processus d’information du malade et de la relation médecin-malade en tant que relations sociales. L’auteure pose ainsi « les jalons d’une anthropologie du mensonge. » Dans sa synthèse remarquable des réflexions philosophiques, sociologiques et anthropologiques autour du secret et du mensonge, Sylvie Fainzang montre comment l’un et l’autre constituent un mécanisme fondamental du pouvoir. La valeur heuristique de ces concepts est illustrée dans la mise à jour des pratiques médicales de rétention et dissimulation de l’information dans l’exercice du pouvoir médical. L’intérêt de ce livre déborde ainsi largement l’anthropologie médicale, dont il constitue un chapitre incontournable, pour ouvrir sur le champ de l’anthropologie du pouvoir.