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Les interrogations sur l’enquête et sur le positionnement du chercheur qu’elle implique sont favorisées par le passage à un nouveau terrain, comme l’illustrait en 1988 un numéro du Journal of the Anthropological Society of Oxford, sous le titre Second Fieldwork, ou par le va-et-vient entre deux terrains (Geertz 1995 ; Delaporte 1993). La question du deuxième terrain figurait bien dans un appel à contributions envoyé à peu près à la même période par le Journal des Anthropologues, mais elle n’a guère suscité de réponse spécifique dans les nombreux articles pourtant dévolus au terrain par cette revue (1987, 1988 et 1992-1993).

En croisant deux expériences personnelles — l’une en Malaisie, l’autre en Angleterre —, je me propose d’examiner ce qui évolue au fil d’une trajectoire de chercheur au point d’infléchir sa démarche ethnographique. Comment prendre en compte la temporalité et dépasser la confrontation terrain exotique-terrain européen à laquelle se résume trop souvent cet exercice? Qu’il y ait ou non changement de terrain, ni le chercheur ni la société observée, lointaine ou proche, ne restent à l’écart de l’Histoire pendant le laps de temps d’au moins trente ans que dure une carrière : que l’usage consistant à «revisiter » le premier terrain pour recueillir la matière d’une mise à jour soit peu répandu montre peut-être la difficulté à intégrer la diachronie dans une étude de longue haleine et à renoncer au confort du « présent ethnographique ». Les sciences humaines, à la fois per-méables à l’histoire de la pensée et constitutives de celle-ci, se transforment dans leurs objets, leurs méthodes ou les rapports entre disciplines et, partant, dans leurs frontières. En France, l’ouverture d’un débat dans les colonnes d’un support institutionnel a pris officiellement acte de la dimension historique de l’ethnologie (CNRS 2000), réaction tardive aux questionnements formulés outre-Atlantique dès les années soixante-dix. Outre un écho auprès de certains représentants de la discipline en France[2], cette remise en cause y suscita indirectement l’apparition de périodiques (Terrain, Enquête, Gradhiva), autant de tribunes attestant de la place croissante prise par l’épistémologie.

Dans les pages qui suivent, j’ai préféré à une progression chronologique ou à une tentative d’épuisement des registres de la comparaison, une forme de récit construite sur un va-et-vient entre les deux terrains, les éléments biographiques fournissant les repères temporels nécessaires. Cette option m’a paru apte à mettre en lumière à la fois la perception réciproque informateurs/enquêteur et la notion de « distance ».

En 1978, conseillée dans le choix d’un site par le Pr. de Josselin de Jong, préparée par la Formation à la Recherche en Anthropologie dispensée par L’École des Hautes Études en Sciences Sociales, et cadrée par des références sur le monde malais puisées à l’ethnologie française (J. Cuisinier) et britannique (R. Firth, J. Djamour), j’ai entrepris une enquête de quinze mois[3] en Malaisie péninsulaire. Puis de 1982 à 1995, j’ai centré ma recherche sur l’adoption et l’enfance, avant de poursuivre avec l’étude des pratiques nominales. Au total, j’ai passé trente-deux mois en Malaisie. En 1992, lors de ma neuvième enquête, j’ai éprouvé un sentiment de saturation. Peu à peu s’est confirmée la conviction qu’après quatorze ans, j’avais « fait le tour » de ce terrain, non qu’un terrain soit jamais épuisé, mais mon intérêt pour lui commençait à s’émousser : je « n’y trouvais plus de cheminement nou-veau » (Piault 1992-1993 : 132). Parallèlement, je n’envisageais pas de transposer ailleurs les thèmes étudiés jusque-là. À la faveur d’une position de recul imposée par des fonctions d’administration de la recherche occupées de 1994 à 1998, j’ai acquis la certitude qu’un changement s’imposait.

Après un temps qui m’a semblé long, j’ai délimité un nouveau champ d’étude, l’anglicanisme et la société anglaise à partir de l’ethnographie d’un bourg anglais. Outre la connaissance de la langue, l’examen de la cartographie des sites d’enquête européens a été décisif : les pays de la Méditerranée (l’Europe des terrasses de café) paraissaient mieux couverts que ceux de l’Est et du Nord (l’Eu-rope des brumes), parmi lesquels la Grande-Bretagne figure au rang des oubliés. Loin de souscrire à une « rhétorique de l’exhaustivité [qui incite les anthropologues] à inscrire toujours d’autres lieux sur l’atlas mondial de leur savoir ethnographique » (Marcus 2000 : 150), j’ai été interpellée par la situation para-doxale d’un pays à la fois fondateur de la discipline et « livré » aux seules investi-gations d’anthropologues autochtones. Pendant l’été 1997, j’ai soumis mon projet à des confrères britanniques qui m’ont vivement encouragée à le réaliser. Guidée par l’un d’eux, j’ai choisi pour site d’enquêtes une bourgade des Midlands située au cœur d’une région d’élevage et de tourisme, désignée ici par le pseudonyme de Newton.

Mentionnons les contrastes les plus évidents entre les deux terrains. J’ai quitté une société islamique, de tradition orale, organisée initialement en petites principautés, ayant connu l’esclavage puis la colonisation, aujourd’hui dominée par l’économie de marché et devenue une fédération de sultanats dotée d’un ré-gime parlementaire, faisant l’apprentissage de la démocratie. J’étudie à présent une société à la fois chrétienne de culture et sécularisée, de tradition écrite, berceau du parlementarisme et de l’habeas corpus, mais aussi de la révolution industrielle et du capitalisme, et modèle d’État colonisateur. Ces oppositions ne sont pas sans rappeler celles qu’évoquait MacClancy à propos de son passage de la Mélanésie à l’Espagne (MacClancy 1988) ; elles souffrent cependant des limites d’une logique d’aires culturelles dans une démarche qui relève du regard proche.

En Malaisie, dans un village fluvial puis dans une plantation, mes infor-mateurs étaient peu scolarisés et gagnaient durement leur vie dans la polyculture ou dans l’agro-industrie. Quelques-uns seulement s’étaient rendus à La Mecque et aucun ne s’était jamais entretenu avec un Européen auparavant ; tous ont spontanément observé à mon égard les règles de l’hospitalité, me servant une collation (thé ou café et biscuits) à chacune de mes visites. Toujours conviée aux grands repas collectifs qui accompagnent les rites de passage, il m’arrivait aussi d’être invitée à partager le repas familial, à la fortune du pot. Et j’ai toujours quitté l’Asie avec des présents, achetés (sarongs) ou fabriqués à mon intention (aliments, objets en vannerie). En changeant d’univers et de sujet, je suis reçue encore avec thé ou café et biscuits… Il m’arrive d’être invitée au restaurant ou de recevoir des cadeaux (livres surtout). L’étude est à nouveau centrée sur un groupe socio-économique donné, les membres de la bourgeoisie[4] — composante majoritaire de l’Église d’Angleterre —, qui ont pour la plupart suivi un cursus universitaire, voyagé et souvent séjourné à l’étranger. Ils vivent d’une pratique artistique, d’un emploi ou d’une retraite d’homme d’affaires, de cadre, d’uni-versitaire et résident dans une campagne préservée, à l’opposé des paysans malais contraints de participer à la dévastation de leur environnement.

Dans les deux cas, l’observation suppose une coupure d’avec le lieu de vie et de travail, un dépaysement, et une installation sur place. Lors du tout premier terrain malais, j’ai vécu pendant trois mois chez le chef du village avant de déménager dans une maison indépendante. Soucieuse de « participer », j’ai un peu « forcé la main » aux villageois pour travailler avec eux dans les champs, j’ai dû me contraindre aussi pour affronter la moiteur tropicale et fouler la boue tiède des rizières habitée de sangsues. Sans doute étais-je pour mes hôtes une source d’incompréhension, parfois de diversion, plutôt qu’une aide dans le travail. Après la première longue enquête, j’ai renoncé à « jouer à la paysanne »[5]. À partir de 1982, à la suite d’un changement de site, j’ai travaillé auprès de femmes qui, participantes occasionnelles à l’agriculture, passaient le plus clair de leur temps à la maison. Ne pouvant alors m’installer sur place en raison des réserves de l’agence de développement gérant la plantation, je devais faire la navette entre le lieu du terrain et la ville où je résidais.

Dans les deux cas, j’ai dû expliquer ma démarche et mon propos : on s’est intéressé, on m’a interrogée, mais à questions précises, réponses décalées. Tout au long, en Malaisie, je me savais « surveillée » par une bureaucratie (politique et administrative), de manière sinon occulte au moins officieuse. Mon statut de fille adoptive du chef de village « m’assignait une place » et formalisait ma dépendance (Rabinow 1988 : 141). Je suscitais une vraie curiosité : on me questionnait sur ma famille, sur ma vie privée[6]. Ma présence parmi les gens les intriguait surtout : pourquoi m’imposer des conditions climatiques et sanitaires éprouvantes? Pourquoi me « priver » d’une voiture, attribut « naturel » d’un Blanc, et lui préférer une bicyclette ou les autobus locaux? Pourquoi ne pas me protéger du soleil qui burine le teint des villageoises les plus pauvres quand elles travaillent aux champs? Mon étrangeté était quelquefois utilisée pour effrayer ou taquiner les petits qu’on menaçait de confier à la « Missi », l’infirmière, version occidentale de la sorcière, toujours représentée armée d’une seringue. Les enfants n’y croyaient guère, les plus jeunes fouillant sans crainte dans mon sac en quête de sucreries, les aînés prenant plaisir à me poursuivre, au détour d’un chemin, avec des cris de « La blanche, La blanche! ». En même temps, leurs parents me faisaient volontiers sentir que je prélevais « quelque chose » — des connais-sances — qui me servirait à asseoir des avantages, perpétuant un rapport dans lequel les Occidentaux avaient toujours excellé, la prédation. L’asymétrie de la relation était accrue du fait que, comparées au travail agricole, mes occupations étaient proches d’un loisir : lors de mes allées et venues dans le village, on me lançait régulièrement un « En promenade! » — mi-interrogateur, mi-railleur. Offrant aussi l’avantage de contacts très valorisés dans la société villageoise, ma position apparaissait d’autant privilégiée qu’elle impliquait des voyages coûteux et méritait rémunération ; on m’interrogeait du reste fréquemment sur le montant de mes émoluments, mes réponses toujours embarrassées provoquant des exclamations d’incrédulité ou de ressentiment et confortant mes interlocuteurs dans la certitude que les Blancs ne connaissent pas la pauvreté. Du même coup se trouvait renforcé un sentiment de culpabilité néo-coloniale intériorisé avant mon départ sur le terrain.

L’écart socio-économique, aspect visible de relations Nord-Sud, s’ajoutait à des différences religieuses souvent ressenties par mes hôtes comme une gêne. J’ai suivi une trentaine de foyers pendant dix ans, observant l’ensemble de la vie familiale au quotidien ainsi que les rites calendaires et de passage. Comme dans tout contexte où religion et identité se recoupent fortement, l’islam influe sur l’accueil réservé à l’observateur. En tant que non-musulmane, j’étais « convertible » et fréquemment incitée à « devenir malaise » (masuk melayu), c’est-à-dire à em-brasser l’islam. J’entendais des remarques sur mes tenues vestimentaires, ma non-observance du jeûne pendant le Ramadan ou sur le fait que, hors du village, je consommais alcool ou viande de porc. En raison de l’impureté associée au statut d’incroyante, je ne pouvais ni pénétrer dans les lieux de culte ni être vue en train de manipuler le Coran. Dans certaines circonstances rituelles, on cuisinait des mets particuliers à mon intention, sachant que le fait qu’un non-musulman goûte au plat collectif peut en annuler la valeur sacrificielle. En outre, je n’ai jamais eu de relations de travail avec des informateurs masculins, mes hôtes appliquant à la lettre le principe selon lequel toute femme dans la seule présence d’un homme qui n’est ni son mari ni un consanguin proche peut se rendre coupable de « promiscuité » (khalwat)[7]. Je ne pouvais pas non plus assister à des réunions seulement masculines. Le fait que je n’aie pas vécu ces normes comme discriminatoires s’explique sans doute par l’extériorité de ma position ; je ne me suis pas sentie partie prenante de la société malaise. Les contraintes qu’elle fait peser sur les femmes étaient certes une entrave à mes investigations mais dans le même temps, je pus tisser des liens de confiance et d’amitié avec des infor-matrices : je passais de longues heures dans l’univers domestique, m’y faisant un peu oublier ou participant aux conversations. Dans l’ensemble des terrains malais, le cloisonnement des sexes imposé aux ethnologues se répercute sur la nature et le registre des observations recueillies, comme l’attestent par exemple les travaux d’anthropologie de la parenté (Massard-Vincent 1999 : 218-222) : dans leur complémentarité, les deux modes d’enquête (par des hommes et par des femmes) s’enrichissent.

Pour les villageois de Ganchong, l’athéisme n’était même pas une hypo-thèse : européenne, j’étais supposée chrétienne et les comportements prosélytes, signe d’un authentique engagement religieux, entendaient réduire la distance, me rendre moins différente. Lorsque j’eus un enfant, mon étrangeté se trouva atténuée, en partie seulement, car pour mes informateurs malais, n’avoir qu’un enfant équivaut, d’une certaine manière, à n’en pas avoir vraiment (Massard 1994). Attribuer leur gêne à la seule altérité serait toutefois simplificateur, car de tous temps, ils ont voisiné avec d’autres populations (indienne, chinoise). Ma présence dérangeait aussi parce que je n’entrais dans aucune catégorie tranchée : mon physique ne correspondait pas au stéréotype, on doutait que je sois une « vraie Blanche ». Certains de mes comportements n’étaient attendus d’une Occidentale, comme le plaisir avec lequel je goûtais à tout ce qui m’était servi, ma familiarité avec les usages ou encore ma connaissance du malais parlé. Encouragés ainsi à me croire proche d’eux, mes interlocuteurs avaient disposé de l’étrangeté phonétique de mon prénom en le transformant en un diminutif connu. Enfin, l’ambiguïté entourant mon identité se nourrissait d’un facteur qui transcendait les barrières culturelles et sociales, la durée : au fil des années, la régularité des retours a sans doute été interprétée comme une progression vers l’appartenance.

En Angleterre, j’ai réalisé onze enquêtes d’une durée totale de quatre mois, réparties entre 1998 et 2000. Le travail s’est assorti de différents modes d’ins-tallation : bed-and-breakfast tenu par des « nouveaux résidents » (in-comers) sans pratique religieuse, maison de location saisonnière appartenant à une paroissienne anglicane, presbytère puis domicile de pasteurs d’une église dissidente. Prenant pour centre géographique et symbolique l’église paroissiale, j’ai combiné observation et entretiens auprès du clergé et de laïcs. Le curé m’a ouvert les registres paroissiaux et sa bibliothèque de travail et il m’a communiqué copie de ses sermons. Outre les rites de passage et les offices réguliers et festifs du calendrier chrétien, j’ai observé des célébrations propres à la liturgie anglicane, souvent issues d’usages coutumiers, comme la fête « des moissons » (Harvest festi-val) ou l’« Habillage des puits » (Well Dressing) ou européens, commémoration de l’Armistice de la Première Guerre Mondiale. J’ai assisté aux activités de nom-breuses associations locales liées ou non à l’Église établie : réunions, assemblées générales annuelles, ventes de charité, spectacles.

Pour tout ce qui advient dans un lieu public, rien n’est achevé sans le sempiternel « coffee/tea and biscuits » qui permet souvent de solliciter un rendez-vous pris en général après coup, par téléphone. Les entretiens constituent une part capitale des enquêtes. S’y ajoutent les conversations impromptues, sur le marché hebdomadaire ou dans la rue. La majorité des rencontres ont lieu au domicile de mes interlocuteurs. Comme en Asie, munie d’un petit carnet et d’un stylo, je prends des notes que je mets « au propre » chaque soir dans un grand cahier. Bien que rédigées scrupuleusement au jour le jour, les notes manuscrites ne composent ni un journal d’ethnographe ni un journal intime (diary), tout au plus s’apparentent-elles à un journal de bord par la dimension chronologique. J’y consigne, au style direct, en anglais, ou indirect, en français, les propos de mes interlocuteurs ainsi que des informations les concernant ou relevant de l’événementiel. En Malaisie, j’ai tenu pareillement des cahiers de terrain, utilisant alors le malais au style direct. En écartant sciemment l’alternative d’un enregistrement verbatim des entretiens au moyen du magnétophone, le premier recours à l’écriture est une étape dans la démarche de distanciation d’avec les personnes que sont les infor-mateurs. Comparé à la (res)source vive que serait un enregistrement, il gomme la charge éminemment individuelle de la voix, de l’élocution, de l’accent, bref de ce qui constitue la parole vivante. Aussi « fidèle », « exhaustive » ou « immédiate » que la transcription s’efforce d’être, elle procède d’un filtrage, quantitatif et qualitatif, des données à la source opéré par la mémoire. De la même manière, en renonçant à restituer le dialogue, l’enquêteur substitue à ses interventions expli-cites sa présence diffuse et renforce le processus d’appropriation, sans doute de subjectivisation, des matériaux recueillis.

Dans le cadre du nouveau terrain, nulle barrière bureaucratique, nul contrôle policier ou religieux ne s’interpose. Quand on s’étonne, c’est de la durée de l’étude entreprise début 1998, sans doute a-t-on en tête le « research project » cadré avec questionnaires ; on m’interroge aussi sur le caractère « ouvert », peu directif, des entretiens. On me demande fréquemment « ce que j’ai trouvé » ou quand paraîtra la production issue de l’enquête, attentes exprimant la vision d’un travail de recherche qui consisterait à recueillir puis à reproduire des relevés empiriques.

Comme en Malaisie, la conscience de classe est très forte ; la société britannique a une juste réputation pour la rigidité et l’étanchéité des cloison-nements sociaux. Bien entendu, par delà cette analogie, les modes d’expression des différences sont distincts, en particulier les « régimes de politesse » (Burke 1999). En Malaisie, une fois assimilée l’étiquette régissant la modestie féminine, un des apprentissages les plus ardus a consisté à maîtriser les formes d’adresse : il importait de se conformer à un positionnement relatif intégrant différents paramètres — sexe, âge, génération, fonction, rang —, jusque dans la traduction du « je » qui dans ses multiples versions exprime presque toujours une asymétrie (Massard-Vincent 1999). Tellement plus « économiques », les normes linguis-tiques anglaises pourraient sembler nier tout écart statutaire : dans les échanges verbaux, les formes d’adresse disponibles sont en effet réduites aux seuls pronoms you et I et à l’usage généralisé du prénom (Strathern 1972 : 17-30), et ce dès la première rencontre, sans restriction d’âge ou de position[8]. En référence, le prénom peut être complété par un patronyme, mais la formule Mrs ou Mr avec le patronyme est rarement employée. On se réfère généralement aux ecclésiastiques par leur prénom à moins qu’on ne veuille suggérer une distance de respect ou d’hostilité : on emploie alors un titre comme the vicar, un sobriquet ou le seul patronyme. Exceptionnellement, aux formes égalitaires d’adresse est substituée une tournure déférente à la troisième personne, quand on monte dans la hiérarchie religieuse : titre (Bishop) et prénom pour l’évêque, ou sociale (your grace) pour une personne titrée. À Newton, le nivellement induit par l’usage du prénom et d’un pronom neutre par excellence (you) dans les autres cas laisse l’enquêteur étranger un peu démuni : s’il peut être attentif à des marqueurs de classe dont le plus connu est l’accent, il lui reste à identifier d’autres expressions de la hiérarchie dans les interactions.

Mes interlocuteurs anglais associent profession et classe sociale comme le faisaient leurs homologues malais, mais de par la proximité culturelle et his-torique des sociétés anglaise et française, ils le font de manière plus précise. Alors que les classes populaires britanniques sont connues pour certains partis pris anti-français[9], la bourgeoisie est souvent francophile (et francophone). Mes nouveaux informateurs ne semblent pas douter du sérieux de mes motivations ; pour eux, une enquête de terrain ressortit au travail. À partir de l’idée qu’ils se font du statut lié à l’exercice de l’anthropologie sociale, et peut-être aussi de certains critères (langagiers, vestimentaires), la plupart des Newtoniens sup-posent que eux et moi appartenons à un milieu social comparable. En raison aussi de l’idée qu’ils se font de la classe moyenne française qui leur semble valoriser les activités intellectuelles, je leur parais en être, par mes préoccupations professionnelles, une représentante. En outre, le hasard a voulu que mon choix se porte sur une paroisse de tradition Haute Église, dite aussi « anglo-catholique », de l’Église d’Angleterre ; pour les Anglicans de Newton — qui, en visite en France, assistent au culte catholique —, mon origine française, catholique d’édu-cation, leur paraît être un signe supplémentaire de proximité. Sur la base de ces affinités réelles ou supposées, ils ont une attitude plutôt bienveillante à mon égard. Sans doute suis-je aussi aidée par ma maîtrise de la langue qui, premier pas vers l’acquisition de l’« idiome local » (Cohen 1978 : 6), m’a permis d’envisager des entretiens dès la première enquête.

De mon côté, j’adhérais à certains stéréotypes circulant dans ma propre culture au sujet de nos étranges voisins : je m’étais en particulier préparée à rencontrer des difficultés qui tiendraient à ce que je pensais être la réserve, voire la raideur, de la classe moyenne anglaise[10]. On ne parle pas de soi, croyais-je, et si on doit le faire, on ne se livre pas à une inconnue. Or, une fois un rendez-vous accordé, nul besoin d’un préambule à l’entretien : lors de tête-à-tête durant souvent deux heures, voire davantage, quelques questions suffisent à faire se dérouler le fil d’un écheveau autobiographique, remontant loin dans le temps, débordant le thème initial (parcours religieux), et explorant parfois des aspects de l’intimité, heureux ou malheureux, toujours intenses. Mes interlocuteurs sont diserts et confiants.

Est-ce à dire que, bien accueillie et confortablement installée dans un site plaisant pour l’œil et pour l’esprit, je peux travailler sans contrainte? Parmi les portes encore fermées, certaines le resteront forcément. Ainsi, une paroissienne avec qui j’ai eu plusieurs conversations impromptues a annulé un rendez-vous et m’a priée à plusieurs reprises de ne pas la nommer dans mes publications. À Ganchong, la publication demeurait une perspective un peu irréelle, ressortissant à un univers étranger à plus d’un titre et les éventuelles requêtes de discrétion concernaient le risque de diffusion des propos sur place : après tout, prêtant l’oreille aux ragots, l’ethnologue peut contribuer à les colporter[11]. À Newton, malgré l’accueil plutôt amène, l’observation de toutes les activités pertinentes pour mon champ de recherche n’est pas acquise, le clergé anglican étant divisé à mon égard. Ainsi, je n’accompagne pas les ecclésiastiques au chevet des malades, à leur domicile ou à l’hôpital et je n’assiste pas davantage aux réunions du conseil paroissial. Lors de ma première enquête en Malaisie, portée par un projet monographique, je n’étais pas préparée à des réticences ou à des portes closes[12] que je recevais comme des sanctions professionnelles ; ce malentendu allait de pair avec une conviction selon laquelle l’appréhension d’une « vérité » et d’une « totalité » était à la fois utile et possible. Les cerner devait permettre d’accéder à l’« hypothétique cohérence interne des représentations symboliques » (Cros 1987 : 117), voire à la logique supposée de tout le « système » social, en réponse à l’effet diffus du paradigme structuraliste. Aussi, avant d’apprendre à « faire avec » des zones d’incertitude ou d’opacité, croyais-je n’être en droit de proposer hypothèses ou interprétations qu’après avoir « tout » vu, « tout » obser-vé. Je ne suis plus certaine que les sociétés « fassent système » et si notre travail vise à produire des connaissances et du sens, il ne passe pas par l’épuisement — via une description « de l’intérieur » (Althabe 1988 : 43 et 47) — d’une réalité ou d’une globalité dont la délimitation ne peut être qu’arbitraire ; de fait, si l’importance d’une observation soutenue et attentive demeure, elle me paraît subordonnée à « un devoir d’ignorance et de discrétion » (Terray 1988 : 36) et non plus poursuivre un improbable dévoilement.

Outre les limites nécessaires à mon objet et à ma liberté d’investigation, je sais que les données recueillies dans cette nouvelle étude sont déjà élaborées, « travaillées » : des anthropologues ont souligné la propension des groupes sociaux privilégiés à vouloir garder le contrôle de leur image de classe, y compris en situation d’enquête de terrain (Mension-Rigau 1993-1994 : 42 et passim). Face à moi, se tiennent des gens conscients de leur position et de leur univers, tentés de construire un discours « objectif » afin de faire de manière plus ou moins concertée une part du chemin, à parité avec l’enquêteur : ils ont alors recours à une terminologie indigène comme lorsque le curé « traduisit » mon thème de recherche par « Church and community » bien que je n’aie personnellement jamais employé le vocable « community » dans la définition de mon projet. La posture des Newtoniens face à la parole suffirait à les distinguer de mes précédents informateurs membres des classes populaires, dont on ne saurait pour autant considérer les propos comme « bruts », contrairement à un certain présupposé selon lequel le degré d’« authenticité », de « vérité » de la parole est inversement proportionnel à la position des locuteurs dans l’échelle sociale[13] ; nous manquons d’outils sérieux pour comparer le codage social du discours d’une culture à une autre.

Mes deux études sont circonscrites à une localité vivante (village et bourg), traversée de tensions internes qui, en Malaisie, ont fini par affleurer en dépit d’efforts assez délibérés pour, selon l’idiome local, préserver le « nom » de la communauté. En Angleterre, comme si l’« image » de la localité n’était pas un enjeu dans la relation à l’observateur, des dissensions furent au contraire annoncées d’emblée. Cette transparence affichée s’est avérée à double tranchant : elle masquait et protégeait des fractures plus profondes et dans les conflits déclarés, l’ethnologue, prise à témoin, encouragée à prendre position est parfois soupçonnée de duplicité quand ses investigations doivent inclure tous les protagonistes, sans discrimination[14]. Mon indépendance put encore être mise en doute au vu de la caution du vicaire et être vraiment menacée quand j’acceptai l’invitation à résider au presbytère (Rabinow 1977 : 52). Personnage public, le curé est controversé. À la suite de cette option résidentielle, certains interlocuteurs, déjà hostiles au pasteur continuèrent à l’être explicitement, mais je me vis refuser un rendez-vous par une figure locale qui avait initialement accepté de me rencontrer. De son côté, le curé pensait ne prendre aucun risque en m’accueillant chez lui : fils unique d’ecclésiastique, il est accoutumé depuis l’enfance à jouer un rôle public et à faire écran à d’éventuelles intrusions dans son intimité personnelle ou familiale. Il s’est prêté volontiers au jeu de l’enquête, me plaçant parfois dans le rôle de l’arroseur arrosé ; à l’occasion d’une visite officielle de l’évêque du diocèse, il expliqua aux interlocuteurs rencontrés : « L’évêque vient observer New-ton, je vais observer l’évêque et Josiane m’observe ». Lui m’avait certainement ob-servée pendant plus de dix-huit mois avant de m’offrir l’hospitalité, et à cette occasion, il n’avait pas manqué de remarquer : « À moins que cela [mon installation au presbytère] nuise à votre objectivité scientifique? ». Sport ethnique pratiqué avec une élégance héréditaire par mes nouveaux interlocuteurs, l’humour leur assure un avantage considérable : non seulement il constitue une « langue » indigène dont l’apprentissage paraît difficile, mais il neutralise l’ob-servateur étranger par nature au dépourvu grâce à son effet de séduction et d’amusement. Grâce aux plaisanteries que les Newtoniens produisent sur l’institution qu’est l’Église anglicane, ils manient un autre outil de contrôle de leur propre image. Ironiquement, pourrait-on dire qu’en cultivant eux-mêmes un certain détachement, ils s’adonnent à un jeu sur la « distance », se riant de celle que tente d’instaurer l’enquêteur, le mettant culturellement sur la touche? Les informateurs malais ne concevaient pas de tourner leur religion en dérision : pour tenir l’obser-vateur à distance, ils n’avaient d’autre moyen que de l’écarter concrètement.

Mais revenons aux changements de résidence et aux glissements de pers-pective qu’ils provoquent : l’installation au presbytère créa une situation d’obser-vation participante continue sans espace ou temps de repli. À la différence du terrain malais où une maîtrise initialement imparfaite de la langue maintenait une distance avec mon hôte-chef de village, il y eut là vraiment « immersion » dans la vie professionnelle et familiale d’un informateur principal. Le partage du quotidien avec le pasteur et son épouse les rendit trop proches pour préserver la distance minimale nécessaire à une relation d’enquête. Paradoxalement, le devoir de discrétion lié à l’acceptation d’une hospitalité fit qu’une attitude de « curiosité » ethnographique céda souvent le pas à une position de visiteuse, témoin ou actrice d’échanges spontanés propres à toute maisonnée. Paradoxalement encore, alors que j’aurais pu me contenter d’enregistrer in situ le déroulement « naturel » d’un agenda d’ecclésiastique, j’ai vaqué en ville à d’autres activités d’enquête afin d’introduire des coupures, autant de respirations nécessaires à mes hôtes et à moi-même. Après plusieurs séjours au presbytère, la question initiale s’est révélée pertinente : si elle a bien apporté une profusion de données, la confusion des registres amitié-travail était devenue éprouvante. Lors du séjour suivant, je logeais chez un autre couple, responsable celui-là d’une petite église évangéliste locale. Cette perspective permit d’observer une confession minoritaire et d’envisager aussi les Anglicans de Newton du point de vue de ses membres’autres chrétiens.

Toutefois, alors que l’ethnologue était singulièrement visible dans un vil-lage malais de 300 habitants à l’écart de tout circuit touristique, personne n’a les yeux rivés sur elle dans un bourg anglais de 4 000 habitants. Son image ne concerne de fait qu’un groupe de personnes, une centaine peut-être, pour qui l’origine reste, semble-t-il, subordonnée à la fonction, laquelle est parfois elle-même fondue dans une catégorie familière, plus vaste, celle des nouveaux résidents. Constituant un filet continu, ceux-ci s’efforcent de s’intégrer en partici-pant à la vie associative ou religieuse, avec bonne volonté et discrétion, qualités souvent requises d’un ethnologue. Quand je suis invitée à « participer » à certaines interactions locales, on en appelle à la fois à une variante de la « nouvelle venue » et à l’observatrice. Pas plus que sur le premier terrain, on ne me laisse le monopole de la curiosité, mais plutôt que de m’interroger sur ma vie privée, on m’incite à me prononcer sur l’objet même de l’enquête, en me retournant mes questions.

Dès mon premier séjour, lors d’un office dominical dans l’église parois-siale, je fus repérée comme la seule personne qui ne communiait pas ; pour les fidèles anglicans, une telle attitude indique une absence de confirmation (le baptême ne suffit pas) ou l’appartenance à une autre église chrétienne excluant cette forme d’œcuménisme. Quand j’ai été présentée comme française (et à ce titre supposée, je l’ai dit, catholique), cette éventualité fut retenue au détriment d’une autre aussi plausible : je pouvais ne pas vouloir communier du tout… L’in-terprétation du comportement de l’ethnologue doit être rapportée à un contexte où prévaut une certaine fluidité d’affiliation religieuse dans le christianisme institutionnel ou en dehors et où la foi est une affaire privée, dissociée de l’appartenance. En même temps, l’hypothèse de l’athéisme ne vient pas spontanément à l’esprit quand quelqu’un assiste assidûment au culte, d’autant que définie comme agnostique et peu pratiquante, la société anglaise reste imprégnée d’une religiosité diffuse. La situation juste évoquée, observer un service religieux sans y prendre part, met à jour l’une des ambiguïtés de la méthode d’observation participante : il est une limite séparant les nécessités de l’enquête du simulacre. Sur le terrain malais, la question ne se posait pas, car j’étais tenue à l’écart du culte.

À Newton, mes interrogations fournissent l’occasion d’affiner des posi-tions ou des arguments, de prendre du recul face à des enjeux locaux ; dans cette mesure, l’ethnologue est associée, de manière ponctuelle certes, à une dynamique locale. On peut aussi tirer parti de sa présence. J’avais anticipé une progression dans les enquêtes, du général au personnel ; avec des sentiments mitigés, j’ai appris qu’il n’en serait pas ainsi. De fait, j’ai été prise au dépourvu par « l’intensité affective des [premiers] entretiens » (Naepels 1998 : 197), n’étant pas préparée à un accès direct et quasi immédiat, dans certaines rencontres, à une parole relevant des émotions, de la subjectivité. Et à la différence de ce que rapporte Naepels, les informateurs concernés n’ont manifesté (après coup) ni « horreur » ni « méfiance », complétant au contraire spontanément à l’occasion d’une rencontre fortuite certains points abordés dans l’entretien. Peut-on affirmer que le terrain malais avait produit des matériaux plus neutres, c’est-à-dire moins sensibles, moins confidentiels? Il importe de savoir que la société malaise, comme d’autres dans cette région du monde, réprouve l’expression des affects et inculque aux enfants, dès leur plus jeune âge, la maîtrise de leurs émotions (Koubi et Massard-Vincent 1994 : 347). Puisqu’il est malséant de se livrer ou de s’épancher, auprès de proches ou d’inconnus, il convient pour chacun de délimiter un « domaine privé » voulu étanche aux tensions survenant malgré tout dans les échanges quotidiens. D’où une certaine propension des adultes, quelle que soit leur classe sociale, à présenter une façade plutôt lisse notamment à l’enquêteur, bien au-delà des premières rencontres. Après plusieurs années de recherche en Péninsule malaise, il m’est pourtant arrivé de recueillir des propos privés, sur un thème particulier, l’adoption : l’interlocutrice entreprenait alors, souvent pour la toute première fois, un parcours pas toujours serein la ramenant 40 ou 50 ans en arrière[15]. Mais à la différence du terrain anglais, les récits d’adoption n’advinrent jamais lors d’entretiens initiaux et semblèrent résulter d’une confiance construite au fil du temps. De plus, dans les rencontres avec les adoptées malaises, l’informateur devenait demandeur, atténuant, voire inversant la dimension inégalitaire souvent présente dans la situation d’enquête.

Dans les deux cas, en Malaisie tardivement puis dès l’abord dans le bourg anglais, l’enquêteur semble rencontrer un besoin latent de parler de soi et fournir l’occasion d’une mise en mots, d’une mise en forme (Althabe 1987 : 47) qui s’apparenterait un peu à l’amorce d’un travail d’analyse dans d’autres conditions. Par une certaine qualité d’écoute, l’entretien déclenche ou favorise une conscien-tisation d’expériences ou de souvenirs longtemps enfouis, mais entraîne ainsi l’anthropologue sur un « terrain » pour lequel il est sans compétences. Il joue le rôle d’un miroir valorisant dont celui qui parle se saisit (MacClancy : 238 ; Naepels 1998 : 193), assuré qu’il est de l’absence de jugement et d’enjeu, l’observateur étant extérieur à la scène locale : une oreille neutre en quelque sorte. Neutralité? Quelle neutralité? Quoiqu’en pensent ses informateurs, l’ethnologue ne fait pas que passer. Depuis le début de l’enquête dans les Midlands, des affinités personnelles se sont fait jour : certains de ces nouveaux amis occupent des positions particulières dans l’échiquier religieux et politique local. On mesure là encore les difficultés à tenir la bonne distance : comment taire ses convictions? Comment rester impartial quand les enjeux vous concernent? Com-ment échapper à « l’inconfort ethnographique qui est aujourd’hui le lot de tous les ethnologues du proche comme du lointain » (Taylor 1999 : 465)? Si on peut viser à une nécessaire « extériorité de l’ethnologue » par rapport aux conflits (Naepels 1998: 192), il est plus difficile de se placer et de rester dans un hors-champ rela-tionnel, humainement peu viable.

En quoi un tel parcours peut-il être exemplaire? Sans qu’on puisse con-sidérer le changement de terrain comme nécessaire à une démarche réflexive[16], il peut agir comme un révélateur de l’ambiguïté de la situation ethnographique. À l’aube d’une première enquête, on est en situation d’apprentissage : « neuf », confiant, (un peu?) ignorant, avec ce qu’on ressent souvent rétrospectivement comme une prérogative, l’absence de limite de temps, à vingt ou trente ans, on a (presque) la vie devant soi ou « the luxury of time and the handicap of inexperience » (Banks 1988 : 258). Délivré d’une attente d’« enchantement », le nouveau débutant est cependant porté par la même curiosité et l’enthousiasme recouvré qui accompagnent un nouveau dépaysement, en même temps il est à la fois moins impatient et pressé par le temps. Il peut certes inventorier ses atouts : maîtrise de la langue de terrain qui la première fois n’était pas acquise, un certain savoir anthropologique, peut-être une « expérience » ou plus globalement un « métier » (Godelier 2000). Néanmoins, si la progression de l’ethnologue confirmé sur un nouveau terrain semble rapide, sa première tentative d’écriture fait l’objet d’une autocensure, comme si après un dédoublement, le chercheur aîné observait et jugeait sévèrement tâtonnements et lacunes du « faux débutant ». Alors que l’inexpérience donnait un relatif droit à l’erreur lors du premier terrain, l’âge n’accorde pas d’alibi. La confiance du nouveau venu peut de surcroît être tempérée quand son deuxième terrain se trouve être investi par une discipline telle l’histoire et par la seule ethnologie autochtone. Tandis que l’ethnologie jouissait encore d’une légitimité comme voie d’approche et d’analyse des cultures de tradition orale jusqu’à la fin des années soixante-dix, « le monopole qu’[elle] avait sur la définition de son objet » (Taylor 1999 : 466) lui est aujourd’hui contesté et sa pertinence va encore moins de soi dans l’étude des sociétés d’écriture, y compris quand on argue de la singularité de ses méthodes (Schippers 1991).

Selon MacClancy, les anthropologues ont à faire, en Europe, à une « cul-ture littéraire » : en compétition avec les romanciers, ils seraient contraints à un travail de terrain « plus affiné » qu’en milieu exotique « [pour que leurs] obser-vations soient crédibles » (1988 : 236). Il s’agirait de parer au risque de cari-cature. Serait-ce que, comparé à son homologue arpentant l’Europe, le chercheur en terrain lointain bénéficie d’une relative immunité[17]? À supposer même que MacClancy pense à des sociétés de tradition orale, pourquoi les ethnologues seraient-ils affranchis des exigences de rigueur par l’éloignement géographique et culturel? Le romancier apparaît comme un passeur : parlant à la fois de l’intérieur de sa propre culture où il puise les matériaux de ses fictions, et se décentrant pour en (re)construire une vision, il en projette une représentation, comme l’écrivait Verdier (1995) au sujet de Hardy. L’ethnologue n’est-il pas lui-même un truchement? S’il est un lieu où ethnologues et écrivains se rejoignent, cela tient peut-être à ce que les uns et les autres, en « traduisant » (Cohen 1990 : 54) — et non en reproduisant — un état de société ou des rapports sociaux au moyen de l’écriture, se livrent à un exercice composite d’interprétation et de (re)compo-sition[18]. De telles convergences ne sauraient pourtant étayer une opposition entre terrain proche et terrain lointain, dépassée aujourd’hui.

On ne saurait quantifier la distance culturelle ou géographique entre l’ethnologue et son objet : d’un terrain à l’autre, il s’agit toujours de relations (Okely 1992 : 2) et, partant, de frontières, à identifier mais aussi à franchir, à gommer ou à préserver, entre groupes ou classes sociales, entre espace public et domaine privé. Le positionnement du chercheur est modelé par différents fac-teurs dont il est difficile de reconstituer l’enchaînement ou la hiérarchie, il répond cependant en partie à la transformation de l’environnement scientifique comme aux questionnements dans la discipline. S’il est possible d’inventorier les autres facteurs infléchissant une trajectoire de recherche, qu’ils ressortissent aussi au chercheur lui-même - tel la définition d’un champ d’étude – ou au contexte historique ou à l’environnement scientifique, - comme les questionnements dans la discipline -, il est difficile d’en reconstituer l’enchaînement ou la hiérarchie.. J’ai transposé outils et méthodes, mais, sans qu’on puisse invoquer les différences objectives entre les sociétés étudiées ou les objets d’observation, les paradigmes de la recherche se sont infléchisCependant. Ini-tialement guidée, sur le terrain sud-est-asiatique, par un présupposé de cohérence, je privilégiais une démarche « holiste », en quête de données objectives géné-ralisables relevant de catégories préétablies (religion, parenté). Je suis passée à une approche d’abord focalisée sur des trajectoires singulières et intégrant le sens subjectif que les acteurs donnent à leur vécu. Sans renoncer à prendre en compte la « représentativité » des nouveaux informateurs et de leurs expériences[19] ou à dégager des constantes, il me semble tout aussi nécessaire de considérer les particularités individuelles, non comme des discordances, mais comme l’ex-pression de la complexité de toute vie sociale.