Corps de l’article

What IOM does […] : rapid humanitarian responses to sudden migration flows, post-emergency integration programs, training and capacity-building of officials, measure to counter trafficking in persons.

Brochure de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) 2000

Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.

Albert Camus

Prologue : tracer une frontière[2]

Écrivain des frontières, écrivain des confins, Claudio Magris (1991), en équilibre entre les cultures européennes de l’Est et de l’Ouest, a commenté de manière féconde la pertinence complexe des frontières.

Elles meurent et elles resurgissent, elles se déplacent, s’effacent et réapparaissent à l’improviste. Elles imposent leur marque à l’expérience, au langage, à l’espace qui s’habite, au corps avec sa santé et avec ses maladies, à la psyché avec ses scissions, à la politique avec sa topographie absurde, au moi avec la pluralité de ses fragments et leurs recompositions laborieuses, à la société avec ses divisions.

Magris 1991 : 12[3]

Tracer une frontière, c’est aussi enraciner la mémoire, conférer une durée à l’espace ou, comme le rappelle Braudel (1986), éterniser les limites d’un espace. Dans l’histoire des sociétés et des hommes, la frontière paraît marginale comme expérience, comme limite et comme risque, comme aspect central de la subjectivité ; surtout en regard des aspects beaucoup plus violents et dramatiques des réalités identitaires complexes, de la séparation qui nous éloigne des autres ou des enclaves fermées à la contamination et à l’hybridité.

La théorie des frontières naturelles naît au XIXe siècle de la conviction que la Nature même doit fournir aux hommes autant les limites que la direction de leurs mouvements et de leur développement. La frontière naturelle apparaissait à l’époque comme une donnée prédestinée, comme un idéal à conquérir ou à réaliser. Devant ce fait de Nature, s’évanouissaient toute l’artificialité et la contingence d’une frontière historique et politique pourtant creusée par la violence et la guerre ; il n’en restait qu’une grammaire des différences marquée par la syntaxe idéale des frontières. On disait par exemple des Pyrénées qu’elles constituaient « la ligne la plus résolue et hardie de la nature », alors que l’Oural indiquait, comme par magie, la frontière « naturelle » de l’Europe orientale.

Zanini 1997 : 19

Les historiens des siècles passés ont regardé les frontières pour observer les changements qui survenaient dans les relations entre la Nation, l’État et le territoire, et c’est à partir d’un point de vue transfrontalier que les systèmes économiques, légaux et politiques ont été étudiés. Toutefois, ce faisant, ils ont souvent négligé la dimension culturelle de leurs observations et, donc, tout le potentiel symbolique des frontières dont on ne parle jamais dans les traités et les textes de loi.

La frontière devient un lieu de pouvoir au moment où elle acquiert une matérialité : tous les remparts, les murs, les pierres témoignent d’une violence inaugurale ou conclusive. Cependant, la limite du pouvoir d’un mur ou d’un rempart ne réside jamais que dans la volonté de qui l’érige et de qui le maintient. Ainsi, au moment de sa destruction, en 1989, le mur de Berlin a révélé toute sa violence qui était inscrite dans la vie quotidienne, dans les aléas de la guerre froide et dans l’expérience nocturne vécue par certains près du mur et dont une partie de la planète avait été témoin à travers les émissions en direct. Cette violence a généré et légitimé, dans la mémoire collective européenne, une politique de la mémoire toute différente de la précédente, car elle prenait ses assises sur l’érection d’une frontière entre un passé et un présent qui n’était ni naturelle ni tenable. Ce mur, qui s’est écroulé sous les yeux des citoyens du monde, marquait le crépuscule des citoyennetés nationales du XIXe siècle et de la culture conforme aux États-nations que structuraient les territoires, les frontières, les déplacements de populations et les institutions législatives et représentatives.

Dans les années 1990, ce mur, qui marquait la frontière entre l’Est et l’Ouest, a été déplacé vers les périphéries du sud-est de l’Europe : il a été fortifié d’une part par des barrières qui furent posées au nom de la légitimité et du renforcement d’un seul État-nation, et, d’autre part, par des barbelés installés au nom de la force internationale de paix, de l’appareil humanitaire et de la nouvelle configuration géopolitique des Balkans postcommunistes.

Le barbelé à Pristina et Tirana

Aujourd’hui, les frontières, au Kosovo, s’ancrent sous la tutelle de ceux qui débarquent avec, dans leurs valises, la temporalité planétaire du charity business, ou de ceux qui imposent les pratiques homogénéisantes de l’aide humanitaire. Ainsi, au cours des trois dernières années, au centre même d’une Pristina soumise à l’action des nouvelles stratégies militaro-humanitaires, on a dressé des barrières et des barbelés, militarisé des quartiers, et les sentinelles de la KFOR (la force militaire internationale au Kosovo) morcellent la ville de leurs tranchées[4]. Aujourd’hui, vivre au Kosovo, c’est savoir reconnaître ces frontières en croisant la présence massive des hommes en uniformes, des armes, des véhicules blindés, c’est apprendre à vivre avec le barbelé, avec les barrières bloquant l’avenue, l’attente infinie au poste frontalier, avec les gardiens de la paix à tous les carrefours et enfin avec le soldat noir dans sa tranchée protégeant une église orthodoxe jamais terminée, à un pas de la bibliothèque de l’Université de Pristina. Au Kosovo, le barbelé règle l’effet de domino causé par le processus de déplacement ethnique apparemment sans fin : hier celui des Kosovars albanophones, aujourd’hui celui des Serbes ou des Roms dans les enclaves « protégées ». Barbelé et surveillance forment un dispositif unique d’application spatiale du pouvoir.

En Albanie, à Tirana, où les barrières et les zones occupées conservent néanmoins quelque discrétion et où les barbelés ne dépassent pas encore les murs d’enceinte des ambassades et des missions diplomatiques, la présence internationale et les contingents militaires ont aussi modifié profondément les stratégies de vie. La temporalité et l’action d’urgence (urgence démocratique, urgence des nouvelles logiques du marché, de l’efficacité bureaucratique, des institutions) ainsi que les protocoles implantés par le cordon sanitaire international ont influencé profondément non seulement les stratégies de vie à Tirana, mais aussi les rapports que les autres villes encore liées aux logiques des pouvoirs préexistants entretiennent avec une Tirana projetée sur la scène transnationale. Au centre-ville, en allant de la statue de Skanderbeg jusqu’à la mosquée, et en passant par les bâtiments de l’occupation italienne, ou par la pyramide tombale d’Hoxha, tout l’itinéraire historique d’une mémoire incontestablement albanaise voisine désormais avec le réseau militaro-humanitaire qui occupe l’ancien quartier du Bloc, jadis réservé aux plus hauts fonctionnaires du régime communiste et dont on déconseillait d’ailleurs fortement la visite aux citoyens ordinaires. La maison du dictateur Hoxha héberge aujourd’hui le siège de la police militaire européenne (MAPE) ; dans son voisinage, les résidences des fonctionnaires du régime passent ainsi une à une aux mains des fondations, des bailleurs de fonds, des ONG, du Fonds Monétaire International, de la Banque Mondiale, de DHL[5], des agences des Nations Unies.

La nouvelle configuration de l’urbanisme postcommuniste règle l’usage du territoire d’une manière assez affranchie : le barbelé souligne la présence internationale, donnant libre cours aux spéculations immobilières et aux résolutions anarchiques d’un urbanisme sauvage ayant été légalement avalisé au lendemain de la chute du régime par la restauration des droits des anciens propriétaires immobiliers. En Albanie, pendant la guerre du Kosovo, les camps de réfugiés étaient délimités par des barbelés. Le barbelé apparaît, Olivier Razac nous le rappelle, comme « un jalon décisif d’une histoire de la gestion politique de l’espace. […] Les meilleurs dispositifs du pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite quantité d’énergie possible, matérielle et symbolique, pour produire certains effets de contrôle et de domination » (2000 : 8).

Finalement, l’Albanie postcommuniste et le Kosovo de l’après-guerre ressemblent de plus en plus au laboratoire du Dr Folamour, traversés qu’ils sont par des militaires et des civils, par des brasseurs d’affaires et des experts internationaux, qui occupent le territoire, qui y disséminent les stratégies de la performance et de l’efficacité, de la rentabilité de l’action humanitaire. Autrement dit, la nécessité de l’ingérence humanitaire se confond avec la présence de l’intervention militaire pour devenir une intervention humanitaire aux ramifications multiples, pour construire une forme de domination de l’espace politique et social local. L’humanitaire[6] nous rappelle John Prendegast « ne peut pas être considéré comme une religion civile ou un acte de foi. En d’autres mots, c’est une forme d’action historique qui produit des conséquences sociales, économiques et politiques » (1997 : 3). Dans le « nouvel ordre mondial, les instruments de gestion des crises conjuguent les militaires et l’humanitaire de façon intégrée. Véronique de Geoffroy (2000) s’interroge sur la formule militaro-humanitaire ou civilo-militaire en soulignant que dans le vocabulaire des uns et des autres, on commence à noter des « croisements ». On parle de « zone de responsabilité », de « projection sur zone », etc., termes auparavant exclusifs au domaine militaire.

C’est cette contiguïté de l’humanitaire et du barbelé qui fait l’objet de cet article, l’intrication du militaire et de l’humanitaire que j’ai rencontrée en Albanie et au Kosovo : autrement dit, l’ambiguïté du rôle joué par l’« appareil humanitaire » entre mission salvatrice et gendarme de la paix[7].

Souverainetés mouvantes[8]

Chaque fois que j’aborde la « zone à risque » que constitue une lecture critique de l’appareil humanitaire, les réactions sont toujours très vives, tant de la part des opérateurs du secteur, que de la part de certains groupes au sein des sociétés locales où l’appareil humanitaire intervient. D’un côté, les élites locales, intégrées dans le circuit international et promues au rôle de négociateurs reconnus par la scène internationale, réagissent plutôt mal à ce genre d’analyse. Élites parmi les élites, porte-parole non autorisé au niveau politique local, légitimées en revanche par les différents organismes internationaux, elles refusent un type d’analyse qui pourrait entraîner une redéfinition critique de leur propre rôle. Il va de soi qu’on entend quelques voix discordantes (j’en ai entendu davantage en Albanie qu’au Kosovo), mais en général, ce qu’on appelle la « société civile », invitée à participer à des conventions, à des meetings, à des ateliers, et financée par divers organismes internationaux, redoute toute remarque sur l’intervention militaire ou humanitaire. De l’autre côté, les représentants de cette armée eux-mêmes (les volontaires, les experts, les militaires, les bureaucrates), chez lesquels se mêlent goût de l’aventure et compassion, urgence et budgets, bureaucratie et recherches de fonds, ont tendance, face à une critique « généralisée » du marché ou de l’industrie de l’humanitaire, à se défendre en établissant des distinguos entre ONG et organismes efficaces ou non ; bref, comme s’il y avait, en quelque sorte, des bons et des méchants de l’humanitaire.

L’un de mes articles, paru récemment dans la revue Multitudes, a déclenché un débat fort et parfois dur[9]. J’y écrivais ceci :

Au moment où les opérations humanitaires internationales se multiplient dans un contexte militarisé aux quatre coins du monde, il m’apparaît impératif de nous arrêter pour évaluer les fondements théoriques ainsi que les retombées pratiques de telles interventions. Je me suis précisément adonnée à cet exercice périlleux, apparemment à l’insatisfaction de certains acteurs majeurs de ces grandes opérations humanitaires. Il m’est apparu essentiel de décrire en termes clairs la culture de l’humanitaire, j’ai parlé d’industrie humanitaire qui se met en place, sur le terrain, d’une culture qui parasite les institutions internationales au point de finir par parler leur langue de bois administrative, qui s’acoquine avec certains segments des élites locales, etc., fragilisant du même coup la société qu’on prétend vouloir aider à se reconstruire.

Pandolfi 2001 : 209

Derrière cette scène, l’industrie humanitaire définit un périmètre apolitique où se reconfigure la mise en place de nouvelles formes de domination qu’on pourrait définir comme un ensemble de pratiques « supracoloniales ».

La recherche ethnographique suggère que ces formations transnationales imposent des institutions et des conceptions de la citoyenneté qui sont étrangères dans des territoires où le pouvoir de l’État-nation ne s’est jamais établi, comme au Kosovo, ou bien il s’avère érodé, voire anéanti, comme en Albanie. Bien qu’il soit difficile d’évaluer les implications de cet état de fait, il semble que des communautés d’experts et des pouvoirs coercitifs transnationaux se voient de fait mobilisés par ces formations au niveau local, dans le but de désagréger les réseaux d’influence et de distribution, de concevoir de nouvelles alliances et de brouiller les stratégies de légitimation et d’autorité des pouvoirs locaux. Ces nouvelles formes de domination ne répètent pas en effet le colonialisme, du moins pas au sens où il s’agirait de remplacer un pouvoir colonial par un autre. En réalité, elles se superposent aux pouvoirs déjà en place et s’articulent avec eux selon des modalités diverses et prolifiques.

J’ai ainsi été conduite à formuler l’hypothèse suivante : les organismes internationaux et transnationaux agissent sur les territoires de l’ingérence et de l’urgence humanitaires comme des « souverainetés mouvantes » qui se déplacent de par le monde en légitimant sous la bannière des droits humains l’imposition de leurs règles et de leur temporalité. Ces souverainetés mouvantes constituent un réseau de gouvernance caractérisé par des stratégies de dé- ou re-territorialisation innovatrices. La violence de ces souverainetés mouvantes semble découler de deux de leurs caractéristiques : d’abord, les flux migratoires qui leur permettent d’articuler des formes et des pratiques institutionnelles globales et locales selon les termes de relations nouvelles et productives ; ensuite, les voiles idéologiques de la compassion et de la pacification dont elles se parent pour pénétrer dans les territoires, pour mobiliser de puissants appuis dans les pays riches et pour recruter les élites des pays où elles interviennent.

Si je m’autorise une remarque biographique, c’est pour souligner que l’objet de mes recherches était, au point de départ, fort éloigné des thèmes de l’anthropologie de l’humanitaire ; ce qui m’a poussée vers l’Albanie et le Kosovo, c’était en effet l’exigence d’étendre aux territoires de la guerre, du génocide, du nettoyage ethnique, du postcommunisme, l’analyse de la patho-histoire de la personne et des événements traumatiques collectifs que j’avais précédemment menée dans mon travail au sud de l’Italie (Pandolfi 1991). Arriver en Albanie au milieu des dix années de « la transition »[10] postcommuniste, dans la ferveur d’un processus frénétique de « démocratisation », d’apprentissage des règles du marché, de formation en management, et enfin de gestion de l’urgence (durant les mois de guerre au Kosovo, c’est-à-dire entre mars et juin 1999), ou arriver au Kosovo dans les mois qui ont suivi le conflit, en pleine « normalisation » et « pacification », avec la présence d’une armée de paix de quarante-cinq mille hommes et une équipe d’experts et de volontaires de trente-cinq mille hommes, arriver dans un tel univers, cela a signifié être confrontée, forcément, aux logiques et aux techniques de la présence de l’appareil humanitaire et aux effets envahissants que cette présence imposait à la société locale. Bref, j’ai considéré comme inévitable de faire porter ma réflexion sur la bureaucratisation et l’homogénéisation que les pratiques de l’appareil humanitaire surimposent aux processus de transition en cours dans les sociétés locales. L’action humanitaire au sens large m’a semblé une forme particulière de gouvernementalité qui s’autolégitime, notamment dans le cas de l’Albanie contemporaine et du Kosovo d’après-guerre qui apparaissent comme des périphéries de l’Europe dangereusement exposées aux nouvelles « géopolitiques humanitaires ».

Perçues comme des moyens techniques destinés à consolider les souverainetés nationales par le langage de la gouvernance locale et globale, les interventions humanitaires provoquent souvent, à l’inverse, l’érosion des souverainetés nationales. Dans leur sillage, des « souverainetés mouvantes » ont émergé qui établissent des règles transnationales implicites et qui manipulent les élites locales, les institutions et les gouvernements au cours de négociations asymétriques. Dans cette nouvelle arène géopolitique, la répartition des rôles et des règles n’est jamais tout à fait claire.

Ainsi, par exemple, en Albanie, pendant les trois mois de guerre de 1999, l’urgence a mis en branle un gigantesque dispositif d’organisations humanitaires afin d’accueillir les cinq cent mille réfugiés, suspendant ainsi, sous la pression de l’efficacité et de l’expérience, toute négociation avec les institutions locales ou les diplomaties internationales présentes sur le territoire albanais. L’OTAN, la force militaire internationale KFOR, les organismes bilatéraux et multilatéraux présents sur le territoire albanais ont écarté, en une dizaine de jours, les ambassades et le gouvernement local en suggérant que les aides soient gérées à 90 % par eux, les 10 % restants pouvant être gérés au niveau local. Et même ces 10%, en deux semaines, avaient été réabsorbés par une force d’intervention installée ad hoc. En quelques jours, le groupe logistique des militaires de l’OTAN s’est déployé avec une « efficacité » si soudaine qu’il contrôlait tout le territoire, désignait les compétences, distribuait les rôles — stratégie globale du contrôle d’un territoire sortie tout droit des masters en économie, en business, en organisation des plus prestigieuses universités américaines. Il suffisait de circuler avec le badge des organismes internationaux, d’entrer dans la pyramide que le dictateur Hoxha avait fait construire comme mausolée au centre de Tirana, et que les militaires de l’OTAN avaient transformée en quartier général, pour connaître, toutes les trois heures, les cartes, les rapports concernant le nombre précis de réfugiés, la situation des individus déplacés d’une extrémité à l’autre du pays, les maladies ou les épidémies déclarées, le nombre de médicaments disponibles ou à déplacer sur un lieu précis, le nombre de douches, de toilettes à installer dans tels lieux, etc. Bref, une stratégie d’organisation si tentaculaire qu’elle éliminait d’emblée toute autre possibilité d’intervention, au nom, comme on l’a suggéré précédemment, de la nécessité de soigner, nourrir et sauver des « corps humains ».

Le jour qui a suivi la fin de la guerre, en juin 1999, j’étais encore en Albanie. En quelques jours, les projecteurs se sont éteints sur la scène de la compassion médiatique. Les hôtels se sont vidés des journalistes, des fonctionnaires de différents États et du personnel des organismes internationaux, les contrats de location ont été résiliés et, simultanément cette « armée » transnationale a loué des hélicoptères, des voitures et s’est déplacée vers un autre terrain de la compassion humanitaire en même temps que les Albanais du Kosovo rentraient précipitamment chez eux. La fin de la guerre et le retour massif des Kosovars au Kosovo libéré a entraîné la suppression en Albanie de l’étiquette « urgence », la déplaçant rapidement en direction du territoire kosovar « libéré ». Le résultat a été qu’en Albanie, de nombreuses ONG[11] et de nombreux organismes internationaux ont fermé leurs bureaux, licencié leur personnel local, abandonnant parfois dans les ports du matériel logistique pas encore dédouané parce qu’il fallait aller ouvrir des bureaux, chercher des logements et commander d’autres fournitures logistiques au Kosovo et pour le Kosovo. Deux ans plus tard au Kosovo, une série de projets en cours, financés pour une période d’un an après la fin de la guerre, se sont trouvés bloqués pour plusieurs raisons : le délai « urgence » était arrivé à expiration et, pour cette raison les fonds ne pouvaient plus être utilisés ; il y avait eu un changement de politique en Serbie[12] ; et, plus récemment, parce que des conflits croissants opposaient les forces de la KFOR et de la Mission des Nations Unies au Kosovo aux guérilleros kosovars-albanais en Macédoine[13]. Urgence et posturgence sont des degrés de souffrance ou de violence qui correspondent aux catégories établies par les protocoles internationaux. La ligne de partage entre les projets dits d’emergency et de post-emergency obligent en effet les chefs de projet à réviser constamment leurs stratégies à tous les niveaux afin de maîtriser la bonne rhétorique et d’assurer leur admissibilité aux fonds leur permettant de continuer leurs interventions. Laidi (1998 : 57) souligne un effet d’offre de l’urgence : « À partir du moment où l’urgence se professionnalise, elle tend à se structurer en offre sociale en attente d’une demande. Et si cette demande n’existe pas, on finit par la créer ». Autrement dit, certaines organisations humanitaires se justifient avec une logique circulaire : l’urgence est légitimée à cause des problèmes urgents.

La mise en spectacle de l’humanitaire

Se trouver sur le terrain des guerres ou des territoires du « postcommunisme » constitue pour le travail de l’anthropologue un double risque. D’un côté, l’omniprésence des médias, attachés à faire du spectaculaire, envahissants et performants, peut entraîner l’anthropologue à imiter le style de l’« envoyé spécial », à chercher dans la guerre, dans le chaos, dans les vengeances croisées la logique du « scoop » ; elle peut l’entraîner à se perdre dans des débats sans fin sur la différence entre massacre et génocide, à devoir assurer avec mille difficultés le contrôle des actions, mouvantes, poreuses, qui se jouent et se délitent sans arrêt sous ses yeux. De l’autre côté, l’anthropologue peut décider (et c’est en général ce qu’il fait) de mener son travail dans ces territoires traversés et « occupés » par la présence militaire et civile de l’humanitaire, comme si cette « armée » était complètement invisible, comme si les forces de paix transnationales ou les civils non « locaux », présents sur le territoire des conflits n’étaient pas des objets anthropologiques pertinents.

Une telle situation force à introduire dans le contexte du travail anthropologique soit une ethnographie des institutions internationales, de leur réseau transnational et de leurs techniques d’intervention locales exportées d’un bout à l’autre de la planète, soit une réflexion plus large sur la légitimité juridico-politique de l’intervention humanitaire et de ses limites. Autrement dit, elle impose une réflexion portant sur le concept de bio-pouvoir élaboré par Michel Foucault et repris par Agamben, qui s’impose dans le contexte de l’intervention militaro-humanitaire comme une nouvelle forme de souveraineté. Comme le rappelle Agamben (1999), Foucault a proposé une interprétation contemporaine de la formule classique qui caractérise la souveraineté : faire mourir et laisser vivre. Agamben écrit :

Quand, à partir du XVIIe siècle, avec la naissance de la science policière, le soin de la vie et de la santé des sujets prend une place de plus en plus grande dans les mécanismes et calculs des États, le pouvoir souverain se transforme peu à peu en ce que Foucault nomme un « bio-pouvoir ». L’ancien droit de faire mourir et laisser vivre cède le pas à une figure inverse qui définit la biopolitique moderne, et que résume la formule : faire vivre et laisser mourir.

Agamben 1999 : 106-107

Le bio-politique désigne donc une inversion de l’exercice de ce pouvoir : la réduction des trajectoires individuelles, des individus, des hommes, des femmes, en corps : corps indistincts, corps déplacés, corps localisés qui se trouvent dès lors catalogués et définis comme réfugiés[14], immigrants, clandestins, victimes de chocs post-traumatiques, selon les catégories diagnostiques de l’administration humanitaire. Alors que la loi classique pensait en termes d’individus et de sociétés et que les disciplines considéraient les individus et leur corps, la bio-politique raisonne en termes de population et conceptualise celle-ci comme problème biologique et politique. Le catalogage de la souffrance humaine inscrite dans l’exercice du bio-pouvoir « humanitaire » se situerait entre la « gouvernementalité » selon Foucault[15] et l’intersection du juridique et du modèle du bio-pouvoir élaboré par Agamben.

Selon Agamben, il existe deux modèles de pouvoir, l’un juridique, fondé sur la légitimité du pouvoir occidental (le problème de la souveraineté) et l’un non juridique, fondé sur une certaine conception de l’efficacité du pouvoir occidental. Ces modèles ont une chose en commun : leur recours à l’exception. Agamben s’interroge :

Où se situe véritablement la souveraineté? Si le souverain, dans les mots de Carl Schmidt, est celui qui est en mesure de proclamer un état d’exception et ainsi de suspendre légalement la validité de la loi, alors l’espace de la souveraineté est un espace paradoxal puisqu’il se situe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de l’ordre juridique. Mais qu’est-ce qu’une exception sinon une forme d’exclusion? C’est un cas singulier qui se soustrait à la règle générale. Ce qui caractérise le cas d’exception est le fait que ce qui est considéré comme exclu conserve en réalité une relation à la loi, même si celle-ci prend la forme d’une suspension.

Agamben 1998 : 25 (ma traduction)

On arrive ainsi à établir que l’opération fondamentale du pouvoir réside dans sa capacité potentielle à faire appel à l’exception afin d’isoler dans chaque sujet une vie nue, une vie qui se trouve désormais exposée irrémédiablement aux décisions arbitraires d’une souveraineté. Enfin, à l’intérieur de l’espace marqué par l’exception, la décision souveraine s’exerce sans médiation aucune ; Agamben observe et décrit la destinée humaine de l’individu, du groupe et de la « population » au moment précis où ils entrent dans cette zone de l’arbitraire.

Les anthropologues qui travaillent aujourd’hui dans le contexte de l’humanitaire militarisé ne peuvent éviter d’être les témoins de cet état d’exception permanent ; par conséquent, ils ne peuvent éviter d’observer l’arbitraire même qui s’exerce de plus en plus dans le territoire géographique et thématique du domaine sur lequel ils travaillent. Ils se trouvent confrontés avec le caractère arbitraire du geste qui fait de l’humain, non plus un citoyen, une vie nue, un zoe, selon le mot d’Agamben (1997). Le lieu où cet état de suspension juridique est activé peut être le camp de réfugié ou encore, comme mon travail de recherche au Kosovo et en Albanie me l’a montré, ce lieu où l’état d’exception, catalogué « urgence », est mis en oeuvre par l’ensemble de l’appareil humanitaire. Dans tous ces lieux, les individus sont transformés en des « populations-cibles », c’est-à-dire en des entités abstraites, propres à être dénombrées, cataloguées et ethnicisées.

L’Albanie et le Kosovo sont ainsi devenus des périmètres territoriaux à l’intérieur desquels le rôle des organisations internationales a graduellement produit deux niveaux de citoyenneté. L’un possède des liens étroits avec les opérations urgentes, interagit avec la présence internationale et avec les Kosovars albanophones recrutés comme « local staff » (voir l’article d’Annie Lafontaine dans ce numéro) ; l’autre (la toile du supracolonialisme) s’incarne dans un mode de démocratisation et de modernisation prédéterminé, imposé par ces souverainetés mouvantes sur les territoires d’une transition postcommuniste et organisé de plus en plus autour d’une stratégie compulsive. Celle-ci n’est d’ailleurs rien de moins que le produit du discours textuel propre aux études de faisabilité et le produit du discours des valeurs humaines universelles qui ignorent la temporalité locale. Dans cette perspective, les besoins de l’action urgente envahissent tout l’espace : toute tentative pour retracer la chaîne des événements après le fait s’avère inutile et quasi impossible. La logique et la politique de l’humanitaire se trouvent ainsi surimposées au contexte local et produisent une sorte de réaction de mimétisme (mimicry) qui se trouve, dans un premier temps, exacerbée par le scénario de l’urgence et puis, dans un second temps, légitimée en tant que pratique autonome et évidence d’une « bonne conduite » sur le plan de la modernisation. Sur le plan local, les souverainetés mouvantes opèrent par le biais d’un puissant réseau d’alliances qui monopolise légitimité et autorité : il en résulte que les institutions et les gouvernements locaux n’acquièrent de légitimité que s’ils situent leur action à l’intérieur de ce circuit. Le deuxième niveau de citoyenneté concerne donc des personnes qui se trouvent marginalisées et jouent souvent le rôle passif de « comptables » des « souverainetés mouvantes » ; ces dernières agissent, elles, au nom de valeurs universelles, de l’assistance, de la réconciliation et du welfare économique. Les agents locaux en viennent, dans ce contexte, à être dépouillés de tout pouvoir réel quant aux décisions à prendre et à leur inscription à l’ordre du jour.

Quelles sont les procédures préétablies permettant aux souverainetés mouvantes mises en oeuvre par l’humanitaire d’acquérir du pouvoir dans un contexte local? Leur stratégie consiste, d’une part, à mobiliser et à disséminer des élites de plus en plus puissantes appartenant aux pays développés et à recruter des élites locales. D’autre part, elles travaillent à inscrire dans l’espace local d’intervention l’idéologie dominante de la performance, de la rentabilité, de la reconstruction institutionnelle et du renforcement du droit. Autrement dit, l’ancien paradigme du développement est déplacé en direction d’un humanisme bio-politique. J’ai précisément cherché à mettre au jour le rôle « bio-politique » assumé par l’humanitaire dans ces territoires fragiles, poreux aux logiques occidentales, où j’ai travaillé ; j’ai retrouvé l’action de l’humanitaire camouflée sous la « raison d’État », tantôt célébrée dans la langue de la générosité, tantôt affirmée dans son statut apolitique d’acteur indépendant. J’ai essayé de le faire en cherchant à débusquer les dispositifs, longtemps considérés comme apolitiques, qu’adoptent les diverses agences de l’Organisation des Nations Unies, du Fonds Monétaire International, du Conseil de l’Europe, de la Banque Mondiale, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et les organisations non gouvernementales.

La tentation de l’innocence

De Noam Chomsky (1999) à Jean-Christophe Rufin (1994), des représentants d’ONG internationales aux volontaires, des experts internationaux de la Banque mondiale aux conseillers des International Strategic Studies, depuis quelques années, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer l’aide humanitaire en général et l’intervention militaro-humanitaire en particulier. La tentation de l’innocence, nichée dans la conscience des pays occidentaux, pour tout ce qui touche à l’humanitaire est, comme le dit Rufin « de plus en plus décalée par rapport à la réalité, car l’humanitaire aujourd’hui est entré dans l’ère de la haute complexité » (1999 : 10), laquelle ne peut plus cohabiter avec la tendance romantique et avec le désir de « naturaliser » la guerre, oubliant ainsi que les conflits ne naissent pas d’une sorte d’absurdité barbare, fruit de quelques tribalismes, ou d’un accès de fureur extrême, mais qu’ils sont toujours de l’ordre du « politique » (Rufin 1999 : 20). Choisir le concept de « catastrophe humanitaire » pour définir les guerres civiles, les génocides, est l’illustration extrême de cette tendance « médiatisée », et souvent délibérément trompeuse qui conduit à interpréter la violence en des termes quasiment mécaniques et naturels, comme si elle était le résultat d’explosions sporadiques liées à l’histoire locale, comme si elle n’était pas l’effet d’une interconnexion complexe entre modifications des équilibres internationaux et phénomènes politiques produits par les événements historiques particuliers se déroulant en des lieux hautement spécifiques.

Le silence des anthropologues qui a duré des décennies, alors même qu’ils prêtaient leur concours dans les pays dits « du tiers monde », sous couvert de l’étiquette « anthropologie du développement », semble commencer à vaciller, et on voit peu à peu émerger, dans des contextes différents, des réflexions critiques sur les limites de ces interventions, sur les limites du droit à l’ingérence, sur les limites des procédures soi-disant engagées sous la pression de l’urgence. S’agit-il simplement d’une mode? D’un réveil de la conscience critique? Est-ce parce que, en dépit du langage standardisé des rapports écrits par les experts des différents organismes internationaux, des agences de l’ONU par exemple, il est devenu possible, par le biais des sites web de contrôler les projets, les budgets, les résultats? Difficile à dire. Mais il est certain que la culture de l’humanitaire, les techniques d’intervention, la logique qui en standardise les procédures, la médiatisation de la souffrance commencent à produire leur effet : l’intervention humanitaire est de plus en plus scrutée, contrôlée à la loupe.

Graham Hancock (1989), dans son livre Lords of Poverty. The Power, Prestige and Corruption of International Aids Business, décrit avec indignation les bureaucraties occidentales des organismes multilatéraux (Banque Mondiale) ou bilatéraux (comme l’Agence Internationale de Développement aux États-Unis) qui administrent les aides des pays donateurs aux autres pays. Il démontre comment leurs actions peuvent souvent se transformer en une sorte de cercle vicieux produit, paradoxalement, par un acte humain de générosité. La demande émotive, lorsqu’il y a souffrance de masse, est toujours très forte ; médiatisée, elle se trouve amplifiée et elle permet à l’appareil organisationnel d’agir à trois niveaux, lesquels, en dernière analyse, le soustraient progressivement à de nombreuses formes de contrôle : le droit à l’ingérence, la temporalité de l’urgence et la nécessité de l’action, qui fonctionnent comme des impératifs.

Le triangle de l’humanitaire : droit à l’ingérence, temporalité de l’urgence, nécessité de l’action

Le premier impératif est le droit à l’ingérence. La violation de la souveraineté des États ou des territoires aux fins de protéger des vies humaines est un concept ancien[16] qui a connu un nouveau développement géopolitique et a pris une forme nouvelle avec la fin de la guerre froide.

Le second impératif relève de la temporalité de l’urgence. L’appareil humanitaire se caractérise par une intense activité qui, sous la pression de l’urgence, n’est pas négociable : une armée de volontaires, d’experts, de diplomates, de militaires se déplacent sur l’échiquier des guerres, des catastrophes, des génocides en se légitimant au nom de l’urgence et de la neutralité, au nom d’un droit international qui a superposé au principe des droits de l’homme un principe du droit humanitaire, c’est-à-dire un droit qui sauve, soigne, protège, défend les corps humains, en renonçant progressivement à une idée d’égalité beaucoup plus complexe. L’urgence est désormais une catégorie d’action reconnue par le droit. Définie comme une dérogation temporelle dans un contexte précis et déterminé, elle s’oppose « logiquement » à la catégorie de l’ordinaire. Paradoxalement, dans l’intervention humanitaire, l’urgence ne constitue plus une catégorie temporelle extraordinaire ou exceptionnelle ; sur les territoires de l’intervention humanitaire, elle devient néanmoins la seule modalité du nouveau contrat social.

Dans le scénario de l’urgence, une profonde méfiance à l’égard de toutes les institutions s’installe peu à peu chez les acteurs sociaux impliqués dans la mission humanitaire. Elles semblent en effet trop lentes, otages de la bureaucratie locale et deviennent par conséquent ennemies de l’action. Dans cette logique, toute attitude qui tend à la réflexion critique autour d’un projet et non vers une action immédiate devient une stratégie d’échec assuré à laquelle il convient de s’opposer. De plus, l’imposition de l’impératif qu’est la catégorie « temporalité d’urgence » a pour effet d’entraîner la constitution de « kits » d’intervention, étiquetés « urgence », à savoir une série de projets qui se voient financés selon des priorités précises, échappant aux procédures normales de financement, qui ont une souplesse et une liberté d’action absolument « exceptionnelles » par rapport à d’autres interventions de soutien, de réformes, de renforcement de la société civile. Parfois, les décisions sont prises au sein des organismes responsables qui assurent le financement ou bien aux sièges d’organismes particuliers (comme l’Organisation pour la sécurité et coopération en Europe, ou à l’Organisation des Nations Unies sous la forme de résolution), ou encore elles sont prises par les États-nations.

Le troisième impératif qui s’impose, c’est la nécessité de l’action : l’action exige la réponse immédiate, sans attendre, et sans se préoccuper du respect des différences. On agit pour sauver (droit d’ingérence), sous la pression de la temporalité de l’urgence, en exportant un protocole d’actions ad hoc, valable pour n’importe quel territoire et pour n’importe quel groupe qui se trouve en situation de besoin. Tout le dispositif de l’humanitaire se fonde sur la logique de l’action : flots d’actions multiples répondant aux priorités des bailleurs de fonds internationaux ; grilles bureaucratiques universelles ; acteurs sociaux marquant leur méfiance à l’égard de tout ce qui est de l’ordre du local et de la différence. Les « moral entrepreneurs » se bâtissent une légitimité qu’ils renforcent par le biais de la rhétorique « forte », homogène de la compassion et de la victimisation, alors que, dans un même temps, le circuit de l’attribution des fonds semble établi de façon souvent fortuite et sans ordonnancement préalable. C’est un circuit lié à l’idée d’intervention sur une « souffrance partielle », puisque la souffrance absolue, l’événement qui sera identifié comme « barbarie » ou comme « catastrophe », ne permet aucune action d’intervention ou de soutien.

La technologie humanitaire n’entre en effet en action qu’après l’événement. Ce n’est que lorsque la temporalité de la catastrophe, de la barbarie se sera produite (génocide, viols, violences, guerres, famine, épidémies) qu’on pourra légitimer l’action. L’intervention humanitaire, dans la plupart de ses actes, n’est pas préventive ; elle a besoin de l’événement. En outre, il est nécessaire qu’il y ait simultanéité entre action et témoignage ; et comme le témoignage est souvent diffusé à travers des images, il produit presque instantanément l’effet d’une légitimité de l’intervention humanitaire : celle des gouvernements nationaux hier, à l’échelle planétaire aujourd’hui. Le champ politique qui agit derrière cette armée de la neutralité a le temps de se construire un marché à travers la sémiotique de l’image (photographies, télévisions) et la rhétorique de la compassion. Les composantes émotives de tout choix humanitaire sont, elles aussi, multiples et confuses, et vécues dans leurs aspects contradictoires par chaque individu : un mélange de compassion et de cynisme, de désir d’aventure et de présence impérative sur le lieu médiatisé, d’argent et d’urgence, de bureaucratie. Chaque citoyen est ainsi entraîné sur les lieux de l’action de l’humanitaire.

Dans les nombreuses interviews d’experts ou de volontaires de l’appareil humanitaire, le fil conducteur et le témoignage de type « moi, j’ai vu, j’y étais... » devient souvent : « j’ai “fait” la Bosnie, l’Albanie, le Kosovo, et je vais sûrement “faire” la Macédoine, l’Afghanistan »[17]. En effet, comment peut-on s’opposer à la légitimité d’une action qui intervient pour porter secours aux victimes, sur les lieux des massacres, pour reconstruire un pays, etc.? Mais lorsque, sur le territoire d’une « catastrophe humanitaire », les feux des médias s’éteignent, le théâtre de la générosité perd ses acteurs. Pourtant, les dégâts provoqués peuvent être beaucoup plus vastes que ceux de la catastrophe humanitaire elle-même.

Humanitaire et gouvernementalité

La présence et le pouvoir des ONG internationales ne constituent pas un phénomène figé ; leur impact sur les stratégies locales change continuellement. En effet elles peuvent devenir des acteurs compétitifs et complémentaires, qui sapent la position centrale des États en formant une nouvelle société civile transnationale et globale[18].

Des politologues ont élaboré vis-à-vis des ONG deux attitudes différentes : la première consiste à concevoir les États comme des acteurs centraux dans les stratégies d’intervention des ONG. La seconde, en revanche, considère que les ONG deviennent un nouveau secteur d’influence qui se présente comme la nouvelle société civile globale, autorisée à interagir de façon relativement autonome avec les États-nations, lorsqu’il s’agit de droits humains, de création d’institutions pour l’application de la loi, d’environnement, de trafic d’êtres humains. La politique propre à cette forme globale de gouvernance se concrétise par 1) l’invitation pressante à une attitude commune, 2) la production d’une logique de l’action urgente. Après avoir proliféré au vingtième siècle, les ONG se sont peu à peu posées comme un défi aux gouvernements et ont progressivement occupé le terrain laissé vacant par les institutions gouvernementales. Très souvent, les ONG internationales ont créé une forme directe et indépendante de diplomatie non gouvernementale qui agit en parallèle, et parfois en opposition, et qui a recours à des réseaux transnationaux (Clark 1995).

À partir de 1993, le nombre des États qui ont fait appel à certaines ONG comme experts ad hoc dans la procédure et l’élaboration de conventions internationales a augmenté de façon vertigineuse. Leurs ressources économiques, intellectuelles, leur gestion de l’information, ont permis à certaines ONG d’asseoir une sorte d’autorité qui a souvent pris la place de la responsabilité et de l’administration des institutions étatiques. L’amplification progressive de leur rôle, par rapport aux États-nations ou aux institutions publiques qui les financent, vient de ce qu’elles ont mis au point une stratégie de flexibilité, de mobilité et d’expertise transnationale qui leur permet en même temps d’être présentes en très peu de temps aux quatre coins du monde, d’avoir un réseau de communication transnationale et, enfin, d’être en mesure de produire des témoignages (Chavarochette 1997).

Quoi qu’il en soit, le rôle des ONG sur la scène de la « dénonciation » internationale ou des procédures opérationnelles locales reste extrêmement ambigu. Parfois, par exemple, les organisations subventionnées, ou fondées par les pouvoirs publics, ont tendance à ne formuler aucune critique à l’égard de leur autorité de tutelle ; d’autres fois, au contraire, même au siège de l’ONU, on reproche aux ONG de politiser tous les débats. Il n’y a en tout cas aucun doute : au cours de ces dix dernières années, ce nouveau protagoniste a fait son apparition sur l’échiquier du monde ; objet encore mal identifié par les analyses des sciences sociales en général, et de l’anthropologie en particulier.

La raison d’agir

Voici un exemple de leur présence et de leurs manières de travailler. Parrainées par l’ambassade américaine à Tirana, ou par la Commission européenne, de nombreuses ONG ont organisé en Albanie, pendant les années 1997-2000, une série d’ateliers sur la prostitution en expliquant aux politiciens locaux les procédures qu’elles avaient mises en oeuvre en Thaïlande et en Afrique afin de lutter contre la prostitution dans les centres urbains[19]. Le protocole à suivre devait être le même et on ne pouvait accéder aux différents niveaux de financement que si l’on s’en tenait aux procédures rigides que les bureaucrates avaient mises au point aux sièges de Genève, Washington, Bruxelles ou Vienne. L’étiquette « traffic of human beings », ou, comme on le dit dans le jargon humanitaire « femme trafiquée », était la même, que la femme « trafiquée »[20] fût musulmane ou bouddhiste, qu’elle appartînt à un territoire ou à un autre, à une ethnie ou à une autre. L’expérience, l’histoire — collective ou individuelle —, précédemment vécues, se trouvent ainsi gommées au nom de procédures préétablies et de l’efficacité du projet ; l’expérience traumatique et les stratégies de vie collectives et individuelles, se trouvent réduites, ici aussi, à une série de critères qui permettent un « catalogage » des êtres humains. Didier Fassin (2000) dans son article « entre politiques du vivant et politique de la vie » a bien démontré la logique « administrative » de la raison d’agir humanitaire.

Ce lien du local et du global trouve probablement ses figures les plus emblématiques avec l’immigré et le réfugié. Les mouvements de populations, qu’ils soient volontaires, et dans ce cas souvent étroitement contrôlés, ou forcés, par la guerre ou par la répression, mettent au coeur des sociétés contemporaines des hommes et des femmes qui conjuguent la double caractéristique d’être étrangers et déplacés. Prolongeant la réflexion d’Hannah Arendt (1982) sur les exilés et les apatrides, on peut voir dans les immigrés et les réfugiés les représentants d’une nouvelle catégorie sociale et politique, « les peuples sans État ».

Fassin 2000 : 23-24

« Victime », « réfugié », « femme trafiquée », « traumatisé », ne sont plus dès lors des expériences singulières d’événements traumatiques, mais autant d’étiquettes permettant de lancer des procédures auprès des bailleurs de fonds, d’amorcer des protocoles prérédigés et des projets d’intervention « clés en main ». Dans le jargon des rapports confidentiels et des protocoles des organismes internationaux, le réfugié est une catégorie complètement exportable et échangeable d’un contexte à un autre : de la Bosnie aux Philippines, une femme « trafiquée » est soumise aux mêmes procédures de rapatriement, que celle-ci se trouve au Kosovo ou en Thaïlande ; la démilitarisation est mise en oeuvre en Afrique ou en Amérique du Sud selon les mêmes procédures. Les stratégies homogénéisantes des protocoles d’intervention des organismes internationaux tendent à effacer toute stratégie d’intervention « culturellement » ciblée. Ainsi, de façon exemplaire, la bureaucratisation de la pietas, marquée par toute la rhétorique de l’universalisme, de l’efficacité, de la bonne intention et de la nécessité de l’agir traverse et détermine, tel un flux, la majorité des documents, des brochures et des rapports confidentiels du circuit de l’univers humanitaire (Appadurai 1996a et b).

Je voudrais conclure en présentant, sans les commenter, deux citations rédigées en anglais (la langue internationale de l’humanitaire) qui introduisent à la rhétorique dominante et au style d’intervention privilégié par ces organismes. Le premier extrait est tiré d’une brochure annonçant la conférence internationale tenue à Tirana en Octobre 2000 dont la thématique s’intitule : Prostitution et trafic des êtres humains. Les ateliers et les conférences internationales font en effet partie de la diplomatie parallèle et de la visibilité stratégique mises en oeuvre par les organismes internationaux.

IOM’s[21] action in the Balkans aims at a stabilisation, rehabilitation and reconstruction of the region through a number of humanitarian and post-emergency programs and projects in the fields of reintegration of migrants, health, education, technical co-operation and public security. This is done with the funding support of the Government of Italy, the European Commission, USA, Canada, Sweden, other EU member States, UN agencies and in collaboration with the Albanian Government and Local/international NGOs/Associations.

Italy/Albanian counter Trafficking Experience

A Dialogue on Lessons Learned and Future Practices

(Under the Auspices of Albanian Ministry of Justice)

Le second extrait, tiré de la même brochure, reprend les mots du Président de l’OIM, Brunson McKinley, le 15 février 2000 :

Our files are also rich in examples of creative humanitarian action. We have trained ex-guerrilla fighters in civilian occupations, documented the property rights of displaced persons, distributed ballots papers to refugees in the diaspora [...]. The post-conflict or post-emergency setting is crucial to effective humanitarian action. Here we have an opportunity not only to heal wounds but also to restart the activities that define our human existence. IOM has particular vocation for helping people resume their lives after a disaster. Our challenge is to respond quickly to real need as we find them and wherever we find them, to recruit, motivate and reward the most enthusiastic and dedicated field workers.