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Aux yeux de certains observateurs, l’envergure inouïe de la mondialisation capitaliste des dernières décennies a accéléré l’homogénéisation culturelle et provoqué une érosion continue des différences dans le monde entier. Mais les cultures alimentaires sont-elles vulnérables à ce changement ? Il est un fait que les chaînes de fast-food telles que McDonald’s poursuivent leur pénétration des marchés urbains aussi bien dans les pays riches que dans les pays pauvres (Watson 1997 ; Matejowsky 2006). Même dans les villages arctiques les plus éloignés, à l’écart des routes, les enfants autochtones consomment des chips, des boissons gazeuses et d’autres produits alimentaires commerciaux fortement transformés. Récemment, au sud du Costa Rica, une plantation agro-industrielle de Del Monte a contraint au déplacement des douzaines de petites et moyennes fermes familiales pour les remplacer par un paysage de monoculture de 2 800 hectares de plants d’ananas destinés à l’exportation. En l’espace de quelques années, de nombreux producteurs indépendants de légumes et de bétail, qui produisaient eux-mêmes l’essentiel de leur propre nourriture, sont devenus des travailleurs à gages sur cette plantation, la plupart en tant qu’ouvriers faiblement rémunérés (Carmack et Jarvenpa 1998 : 15-20).

Ces situations sont l’indicateur d’un changement unidirectionnel et d’une standardisation de la production, de la transformation et de la consommation des produits alimentaires, mais uniquement du point de vue d’une analyse distante et superficielle. De nombreux chercheurs ont fait remarquer que les phénomènes induits par la mondialisation sont trompeurs, complexes et contradictoires, et qu’ils impliquent autant d’homogénéisation que de diversification des formes culturelles, sous la forme de processus qui s’emboîtent ou qui s’opposent (Appadurai 1996 ; Friedman 1990 ; Howes 1996 ; Wilk 1999). À l’instar des autres contributeurs de ce numéro, je m’intéresse à l’exploration des dimensions locales de ce processus, qui se révèlent par la créativité culturelle de la cuisine de tous les jours de gens devant s’adapter aux changements et aux dilemmes de leurs environnements physiques, de leurs communautés et de leurs contextes historiques spécifiques.

Bien que je tienne compte de la réflexion d’Appadurai (1991) voulant que l’essentiel du monde d’aujourd’hui puisse se conceptualiser sous la forme d’ethnoscapes fluides, issus de complexes courants culturels transnationaux, toute préoccupation au sujet des processus de la mondialisation doit être tempérée par une compréhension en profondeur des évènements, des actions et des décisions situés au niveau local. Les images à haute définition que permet l’ethnographie peuvent être précieuses à cet égard pour leur aptitude à contredire les généralisations hâtives et les affirmations rhétoriques au sujet du changement social mondial. Au niveau local de la culture vécue, nous rencontrons un monde complexe et souvent ambigu d’objectifs et de désirs conflictuels, dans lequel les individus et les groupes font et refont à nouveau la culture en tant que partie de leurs efforts de découvrir un sens aux tensions induites par ce changement. J’ai l’intention d’explorer la manière dont ces dynamiques se jouent au niveau micro-comportemental au moment de la préparation des repas et dans les interactions entre les membres des peuples de chasseurs-cueilleurs confrontés aux réalités changeantes du genre et de la nourriture.

Séparation des genres et culture alimentaire : Problèmes et perspectives d’un point de vue chipewyan

Comme dans bien d’autres sociétés, les Chipewyans (Dene), chasseurs-pêcheurs du Canada subarctique central, organisent leur culture alimentaire autour du rythme quotidien des repas pris dans les maisonnées familiales. Cependant, dans cette économie forestière exclusivement masculine qui a émergé du changement politico-économique consécutif aux années 1950, les équipes mobiles de chasseurs-trappeurs et de pêcheurs subissent à présent de longues périodes d’isolement, loin des habitats centralisés où vivent et travaillent d’autres membres de leurs familles. Dans ce contexte, les hommes chipewyans sont confrontés à un dilemme structurel. Ils doivent choisir entre la réplication, l’abandon ou la modification des pratiques de transformation hautement spécialisée de la nourriture et des savoir-faire dans sa préparation, toutes choses qui étaient d’ordinaire effectuées autrefois par les femmes dans les camps familiaux saisonniers et nomades.

L’analyse se concentrera sur la préparation des repas et sur les pratiques entourant sa consommation, ou cuisine[2], dans les camps forestiers exclusivement masculins, au cours des dernières années, et sur la manière dont ces comportements sont sans cesse mis en contexte et évalués. J’accorderai une attention particulière à un certain type de repas, le « repas pris en bordure de la piste ». Ainsi que l’illustre le Repas 1 plus bas, celui-ci a lieu lorsque deux équipes, ou plus, se rencontrent par hasard le long d’une piste forestière éloignée, la rive d’un lac, d’une rivière, ou près d’un portage. L’imprévisibilité de telles rencontres suscite un dîner festif qui dure plusieurs heures, où l’on échange de manière ritualisée des produits alimentaires et où l’on se fait part d’observations, d’expériences personnelles, de nouvelles des villages, en distillant humour, critiques et conseils. En tant qu’évènement dînatoire complexe sur le plan social, le repas en bordure de la piste sera interprété comme faisant partie d’un champ symbolique plus large en ce qui concerne la nourriture, cette dernière étant susceptible de signaler un changement dans les relations entre les genres.

L’une des interrogations essentielles de cette analyse est la possibilité que les Chipewyans soient en train d’élaborer deux cultures alimentaires distinctes, l’une masculine, l’autre féminine. Des dynamiques similaires sont-elles à l’oeuvre dans d’autres sociétés où les transformations économiques ont provoqué la séparation spatiale des sexes durant de longues périodes de l’année ? Je ne me demande pas simplement si les hommes et les femmes vivent et mangent séparément pendant de longues périodes. Je m’intéresse plutôt aux cas de séparation entre les genres, où les femmes et les hommes continuent de préparer leurs propres repas, à partir, plus ou moins, des ressources alimentaires locales familières. Cependant, il se pourrait que leur utilisation de ces ingrédients, ou que leurs rôles et leurs relations vis-à-vis de la nourriture, diffèrent. Il s’agit là d’un point essentiel.

Les anthropologues ont documenté de nombreux cas de séparation des genres et de migration, au sein des frontières nationales ou à travers celles-ci, sous la pression de difficultés économiques et politiques. Les hommes et les femmes qui partent travailler comme salariés saisonniers dans les mines, l’agriculture, la pêche commerciale, le tourisme et d’autres industries sont souvent des résidents temporaires d’un endroit éloigné de leur communauté d’origine, mais ils y passent un temps considérable (Bates 2005 : 180-182 ; Pilcher 2006 : 76-77). S’il peut arriver que ce soit l’employeur qui fournisse les repas aux travailleurs temporaires, ils doivent le plus souvent s’approvisionner eux-mêmes en aliments qui peuvent être non familiers, chers, et éventuellement moins nourrissants que ceux qu’ils ont chez eux. Cependant, l’usage de la nourriture dans ces circonstances diffère de la situation chez les Chipewyans. Le résident de passage ou le travailleur migrant, en général, adopte temporairement, ou s’adapte à, la culture alimentaire d’une autre communauté, classe socioéconomique, région ou pays. Par contraste, c’est la divergence entre les cultures alimentaires masculine et féminine d’une tradition commune au sein d’une société donnée qui nous intéresse ici.

Les données proviennent d’une recherche ethnographique menée chez les Kesyehot’ine (« les gens de la maison en peuplier »), groupe de Chipewyans du nord-ouest de la Saskatchewan, entre le début des années 1970 et le début des années 1990. Les périodes prolongées durant lesquelles j’ai vécu, voyagé et travaillé en tant que sits’eni, ou « partenaire », avec plusieurs équipes de chasseurs-trappeurs et de pêcheurs chipewyans ont été particulièrement utiles pour mes interprétations (Jarvenpa 1980, 1998). Cette expérience m’a permis de connaître intimement la culture alimentaire dans les camps forestiers, connaissance complétée par le fait d’avoir pris part aux repas dans les familles respectives de mes partenaires dans le contexte d’un village.

L’une des clés théoriques à la base de cette analyse provient de Douglas (1971, 1984) qui a très tôt reconnu que la nourriture était un « code » à multiples sens. En retour, la nourriture peut devenir une partie des significations sociales et symboliques par lesquelles les gens négocient les tensions et les contradictions induites par un changement économique et politique rapide. J’ai développé cette idée ailleurs (Jarvenpa 2008). Searles (2002) a exploré un terrain similaire, dans son analyse de la nourriture en tant que ressource symbolique dans la construction de l’identité inuit, ainsi que Powers et Powers (1984) dans leurs travaux novateurs sur les « nourritures médiatrices » dans le changement social chez les Oglala Lakota. Le travail de Counihan (1999 : 6-24) et sa démonstration de la façon dont, dans de nombreuses cultures, la masculinité et la féminité sont associées à des aliments spécifiques, ainsi que les règles de consommation de ces aliments et les riches champs symboliques qu’ils évoquent, ont également été pertinents aux fins immédiates de cet article.

Les schémas alimentaires chipewyans dans leur contexte historique

Les flux mondiaux de ressources, d’informations et de pouvoir ont créé d’indéniables tensions dans la société chipewyan depuis le temps où la très britannique Compagnie de la Baie d’Hudson (ci-après CBH) a constitué son empire de traite des fourrures à l’ouest de la baie d’Hudson à la fin du XVIIe siècle. Au cours de la période allant de 1770 à 1790, la rivalité entre les compagnies basées à Montréal et la CBH provoqua le déplacement de certains groupes chipewyans, qui quittèrent leur environnement de toundra et de forêt pour s’installer plus au sud dans la véritable forêt boréale (Smith 1975 : 413). Certains de ces Chipewyans du sud finirent par être connus sous le nom de Kesyehot’ine, ou « gens de la maison en peuplier », en référence au fort de l’Île-à-la-Crosse, qui était leur fort de traite principal, près des sources de la rivière Churchill. Outre le fait qu’ils devinrent des chasseurs exceptionnels dans la traite des fourrures en plein développement, les Chipewyans du sud donnèrent une nouvelle orientation à leur économie de subsistance et à leur culture alimentaire en se tournant vers l’orignal et le caribou des bois, très communs aux environs de la rivière Churchill. Néanmoins, ils conservèrent également un accès au caribou de la toundra, qui était peut-être la ressource alimentaire qu’ils valorisaient le plus sur un plan culturel, en hivernant le long des marges méridionales des voies de migration des troupeaux.

Tout au long du XIXe siècle, les Chipewyans du sud ont développé des relations économiques étroites avec la classe en expansion des Eurocanadiens et des Métis cris qui constituaient le personnel du poste de traite de la CBH au fort de l’Île-à-la-Crosse. Vers la fin du XIXe siècle, les Chipewyans dépensaient beaucoup pour se procurer des outils de production tels que des armes à feu, qui rendaient la chasse de subsistance plus efficace en un temps où les gens devenaient de plus en plus dépendants des mammifères solitaires tels que l’orignal. En même temps, les textiles importés prirent de plus en plus de place comme substituts aux vêtements de peau et de fourrure fabriqués localement. La chasse pour la fourrure empiétait de plus en plus sur la quête de nourriture. Par conséquent, certains produits alimentaires importés, en particulier la farine, le saindoux et le lait condensé, acquirent une place prééminente parmi les biens de traite, car ils constituaient des substituts caloriques partiels aux produits du gibier local. Le livre de compte des clients de la CBH révèle qu’à la fin du XIXe siècle, les Chipewyans échangeaient encore leurs fourrures contre d’autres produits alimentaires importés, quoiqu’en moindre quantité, comme du bacon, du sucre, de la confiture, du thé, du suif, du sirop, du chocolat, des raisins secs, de la mélasse, des pruneaux et des biscuits (Brumbach et Jarvenpa 1989 : 196-211).

La vie sociale se fit plus complexe dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’arrivée des missionnaires oblats francophones, qui créèrent une mission catholique à l’Île-à-la-Crosse. Vers les années 1890, les Chipewyans apparaissaient régulièrement pour les services religieux de Noël et de Pâques à la mission, ainsi que pour les rassemblements d’été voués à l’instruction religieuse. Le fait que les moments les plus importants de la traite et de l’approvisionnement au poste de la CBH aient lieu en septembre et en juin signifiait par conséquent que les Chipewyans devaient planifier au moins quatre grands rassemblements annuels à l’Île-à-la-Crosse. Cela n’était possible que s’ils se retiraient davantage vers le sud, en s’éloignant de la limite hivernale du caribou de la toundra, et en raccourcissant leurs circuits de voyages annuels (Brumbach et Jarvenpa 1989 : 61-67).

Durant la dernière décennie du XIXe siècle, la CBH subit des vents contraires sur le plan économique, qui brouillèrent ses relations avec les Chipewyans, les Métis et l’Église catholique. Les traiteurs du district de l’Île-à-la-Crosse commencèrent à plaider pour la négociation d’un traité entre les gens de l’endroit et le gouvernement fédéral. Bien que le Traité 10 ne fût pas mis en oeuvre avant 1906, la CBH caressait l’espoir que l’influx monétaire potentiel provenant par traité des paiements aux Amérindiens et des certificats aux Métis allait revitaliser la traite, qui périclitait, et réduire l’endettement de sa clientèle[3].

L’importance de l’Île-à-la-Crosse déclina au début du XXe siècle, moment où tant la CBH que la mission catholique commencèrent à décentraliser leurs opérations. Les forces combinées du travail missionnaire sur le terrain, des avant-postes de traite saisonniers, de l’allocation des droits du traité et d’une pêche commerciale embryonnaire provoquèrent le regroupement des familles chipewyans, qui vivaient sous la tente ou dans des cabanes de rondins, en communautés de taille croissante et de plus en plus permanentes. L’une de celles-ci était la réserve de Patuanak, située à l’emplacement d’un ancien camp de pêche d’été et d’un poste avancé de la CBH, à soixante kilomètres au nord de l’Île-à-la-Crosse.

Au cours de la période suivant immédiatement la Seconde Guerre mondiale, les Chipewyans virent rapidement apparaître des programmes fédéraux et provinciaux de préservation de la faune sauvage, de logement, de santé et de bien-être social, une école locale, et une augmentation des paiements de transfert alloués par le Département des Affaires Indiennes et du Développement du Nord, ce qui aboutit à un regroupement des services et à une plus grande concentration de population à Patuanak, bourgade qui devint une « place forte » essentielle pour les Kesyehot’ine (Jarvenpa 1980). Aujourd’hui, la plupart des gens qui y vivent ont le statut « d’Indiens du Traité » en tant que membres de l’English River First Nation, reconnue au niveau fédéral.

Au cours du dernier demi-siècle, la culture alimentaire des Chipewyans est devenue de plus en plus distincte sur le plan des genres, ou « genrée » en termes de contenu et de contexte social des repas. Cela peut se constater dans le contraste entre la confection des menus par certains groupes et les repas familiaux dans les maisonnées, tels qu’indiqué plu bas. Dans le premier exemple, similaire au Repas 1 ci-dessous, une équipe de trappeurs exclusivement masculine a préparé et servi un repas simple, composé de trois ou quatre éléments, à base essentiellement de castor bouilli. Ce menu abrégé reflète les contraintes logistiques auxquelles on se heurte lorsque l’on doit manger en plein air, tout en voyageant entre des camps de base ou en allant relever des collets et des pièges. Dans le deuxième exemple, la femme du chef de famille et ses filles les plus âgées ont préparé et servi un repas plus complexe de six ou sept éléments comprenant du steak d’orignal à la poêle, des pommes de terre et du pemmican d’orignal. Cette nourriture fut servie à tour de rôle, d’abord au chef masculin de la famille et à ses fils les plus âgés, ensuite aux fils et aux filles les plus jeunes, et enfin aux femmes les plus âgées qui se chargèrent également du nettoyage. Dans ce cas, ce menu élargi reflète les installations fixes d’une maisonnée pour faire la cuisine (par exemple, un poêle à bois en fonte et un four), dans un contexte villageois où étaient présents les parents, les enfants et, à l’occasion, des membres des belles-familles. Bien que de temps à autre, certaines familles se soient lancées dans l’entretien de petits potagers, les pommes de terre de ce repas avaient été achetées au magasin local de la CBH, de pair avec d’autres denrées telles que le thé et le sucre, ainsi que la farine, le saindoux et la poudre à pâte entrant dans la recette de la bannock (ou bannique).

L’un des éléments qui n’a pas changé au fil du temps, cependant, est le fait que les femmes préparent toujours les repas pour toute l’unité familiale, ou pour la famille élargie, y compris les hommes et les femmes adultes et les enfants de tous âges. Cela continue et, de fait, la création d’une école publique à Patuanak en 1968 a fortement contribué à ancrer les femmes toute l’année dans un habitat permanent où elles restaient disponibles pour nourrir leurs enfants d’âge scolaire. Par contraste, les équipes masculines de chasse, de piégeage et de pêche se font elles-mêmes la cuisine, en tant que corps constitué d’hommes adultes, avec la présence, à l’occasion, d’adolescents et de jeunes garçons servant d’apprentis.

Le contraste actuel entre la cuisine expéditive des hommes et les préparations culinaires des femmes reflète donc des contextes et des objectifs plutôt différents : ceux des groupes de travail mobiles dans la forêt et ceux de l’alimentation familiale au village. Et cependant ce contraste n’est pas absolu et il dépend de contingences historiques. À l’occasion, les femmes se préparent elles aussi des repas expéditifs, par exemple en faisant bouillir un lapin en arrivant au bout d’une ligne de collets. En outre, avant les années 1950, lorsque les unités familiales étaient encore nomades, au fil des saisons, il est probable que la cuisine familiale des femmes ait été aussi plus expéditive que celle qu’elles font aujourd’hui dans le contexte contemporain du village. À cette même époque, les hommes s’impliquaient moins, en général, dans la préparation des repas, les femmes étant disponibles pour ce travail. Il faudra d’autres recherches historiques plus fines pour déterminer si les repas des familles d’autrefois différaient, si tant est qu’ils le faisaient, des repas des camps forestiers exclusivement masculins des derniers temps.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, lorsque la plupart des familles chipewyanes constituaient des unités de travail saisonnières nomades, les femmes étaient toujours présentes dans les campements forestiers temporaires (no0i), ou à proximité, ainsi que dans les communautés hivernales multifamiliales (eyana’de). Par conséquent, elles étaient disponibles pour prendre en charge la plus grande partie de la transformation de la nourriture et de la préparation des repas (Jarvenpa et Brumbach 1988). Ces travaux incluaient la boucherie de grands animaux tels que l’orignal et le caribou, et la découpe fine de la viande en émincés pour la fumer ou la sécher (egane) ou pour la piler en miettes de pemmican (etsins). Les femmes se chargeaient de la plus grande partie de la conservation des aliments qu’elles préparaient ensuite en repas ou qu’elles partageaient avec leur parenté, leurs amis et leurs voisins. Et, ce qui n’était pas moins important, les femmes tannaient les peaux à la fumée et fabriquaient les vêtements, transformaient la graisse animale pour qu’elle soit utilisable, préparaient les peaux destinées à être vendues et attrapaient des petits mammifères et du poisson (Jarvenpa et Brumbach 2006).

Cependant, après leur installation dans des habitats permanents comme à Patuanak, les femmes poursuivirent l’essentiel de leurs activités d’approvisionnement et de transformation de la nourriture à partir d’une nouvelle base centrale. Les hommes restèrent une force de travail saisonnière et mobile, partant en forêt sur de grandes distances pour chasser, piéger et pêcher ; mais à présent, ils devaient se livrer à cette activité durant des semaines, voire des mois d’affilée, sans le soutien de leurs familles et, ainsi qu’il s’avère, sans toute l’étendue du savoir-faire de leurs femmes, mères, soeurs et des autres femmes de leur parenté pour la transformation de la nourriture.

Par conséquent, les décennies 1950 et 1960 représentent un tournant dans la vie des hommes chipewyans confrontés aux choix difficiles de la gestion de leur mode de vie. Je risquerai l’hypothèse que la plupart des hommes choisirent de ne pas reproduire les rôles et les savoir-faire féminins de la transformation de la nourriture. Même si les activités des hommes et des femmes pouvaient être interchangeables jusqu’à un certain point, la construction des genres masculin et féminin par le biais des rôles au travail demeurait un puissant paradigme culturel[4]. Ainsi, chaque fois qu’ils en avaient la possibilité, les hommes s’efforçaient de délivrer des produits de la chasse tels qu’un caribou grossièrement découpé ou des fourrures brutes à leur parenté féminine de Patuanak plutôt que de prendre eux-mêmes en charge la transformation finale. Là où autrefois les femmes se rendaient à l’endroit où un orignal avait été tué pour se charger de la boucherie fine, du fumage/séchage et du traitement des peaux, par exemple, à présent les hommes amènent les orignaux grossièrement découpés aux femmes du village (Brumback et Jarvenpa 1997 : 426-428 ; Jarvenpa et Brumbach 1995 : 66-68). Cette situation générale se poursuit et a un impact sur l’évolution de la culture alimentaire chipewyane.

Dans ce qui suit, nous présentons deux études de cas d’hommes chipewyans préparant et consommant leur nourriture en forêt. Ils nous serviront de base empirique pour étendre notre réflexion, en conclusion, aux relations entre les genres, à la culture alimentaire et au changement social.

Repas 1 : un repas en bordure de la piste en hiver

Comme nous le verrons dans ce premier exemple de repas pris en bordure de la piste, les préoccupations au sujet de l’approvisionnement en nourriture, de la « chance » et du pouvoir sacré peuvent être interprétées comme un commentaire voilé au sujet des relations changeantes entre hommes et femmes. J’y reviendrai plus loin.

La scène se déroule sur une ancienne piste de traîneaux à chiens traversant une bande de terre séparant plusieurs grands lacs, dans une région reculée, à 80 kilomètres au nord de la rivière Churchill et du village de Patuanak. C’était une journée froide de la mi-décembre, où la température atteignit à peine 17 degrés au-dessous de zéro à midi, et descendit jusqu’à moins quarante la nuit. Deux équipes, ou partenariats (sits’eni) d’hommes chipewyans chassaient et trappaient depuis deux mois le long de leurs lignes de pièges respectives (it’suzitonlue) du début de l’hiver. Isolées l’une de l’autre, ainsi que des autres chasseurs et villageois à ce moment de l’année, les deux équipes, fortuitement, se rapprochaient à présent l’une de l’autre sur leurs motoneiges et leurs traîneaux de charge depuis des directions opposées sur la piste.

Au tournant du méandre d’un petit cours d’eau, les deux équipages firent halte brusquement. Ravis de cette rencontre de hasard, les hommes se déplacèrent de quelques mètres à l’écart de la piste, dans une clairière entre les arbres. Tout en échangeant de rapides salutations, Joe Flatstone[5], cinquante ans, se mit à creuser dans la neige, à l’aide d’une raquette, un emplacement pour s’asseoir, en forme de cuvette, et il le recouvrit de branches d’épinette. Pendant ce temps, son jeune partenaire, Jeremy Deneyou, vingt ans, qui était le fils de sa soeur, ramassait du petit bois et des branches que le vent avait fait tomber, puis commença à faire un grand feu. L’autre équipe se composait de trois hommes âgés de trente-cinq à quarante ans. Ils étaient lointainement apparentés par mariage et étaient partenaires de chasse d’hiver depuis les trois dernières années. L’un d’entre eux, Armand Stonypoint, découpa un grand castor qu’il venait de prendre au collet le matin-même. Pendant ce temps, ses partenaires installaient une marmite et un seau pour faire du thé, et faisaient griller la queue du castor directement au-dessus des flammes pour se « mettre en appétit » avant que le plat principal soit servi.

Après dix minutes d’activité fébrile, les premiers préparatifs étaient terminés. Les hommes se détendirent en buvant de grandes tasses de thé, en fumant des cigarettes auprès des bûches enflammées qui dissipaient le froid glacial et qui séchaient les vêtements humides. Chacun des hommes avait récupéré sa « boîte à bouffe » personnelle, ou ber teli, un contenant de bois renfermant les couteaux à viande et à écorcher les peaux, quelques outils, du tabac, du sel, du sucre, du thé, et quelques aliments transportables et effets personnels. Les boîtes vivement colorées, leurs couvercles grands ouverts, furent disposées autour du feu près de leurs propriétaires assis. Sans qu’il y ait eu concertation visible, les hommes se levèrent et se déplacèrent tranquillement autour du feu pour retirer une chose de chacune des boîtes rassemblées : un gros morceau de bannock, un morceau de viande d’orignal séchée (egane) ou un petit morceau de poisson blanc séché (et’thai). Cet échange rituel constituait le préambule du repas proprement dit. Tandis que le castor découpé mijotait dans un bouillon léger d’eau et de farine, Armand se mit à remuer le mélange, impatient, et dit : « Ah, j’aurai bientôt la bouche couverte de graisse ! » Puis il récupéra la tête et se mit à la manger. Tandis qu’il en extrayait la cervelle, il plaisanta avec Jeremy, en ayant l’air de s’excuser quelque peu : « Ne t’en fais pas, la prochaine fois, je te garderai la tête. Je sais que vous les jeunes, vous devriez vraiment manger ces cervelles. Comme ça, vous pouvez penser comme un castor. Être un bon chasseur. Mais il faut que j’en mange moi aussi. Je n’ai pas eu tellement de chance ces temps-ci, hein ».

Les autres hommes se servirent à leur tour, s’agenouillant autour de la marmite et attrapant à la pointe du couteau les cuisses, les pattes avant, les côtes et les organes internes. Durant les deux heures qui suivirent, les hommes mangèrent le castor, accompagné de bannock, de saindoux et de plusieurs seaux de thé. Et, ce qui n’était pas peu important, ils se réjouirent de se trouver en bonne compagnie et de pouvoir se faire la conversation, sachant que de telles rencontres étaient rares et imprévisibles en forêt.

À l’instar de son commentaire sur la cervelle et sur le pouvoir à la chasse, l’allusion d’Armand à la « graisse » (ek’a) sur sa bouche n’était pas anodine. La graisse, du castor ou d’autres animaux, est très prisée. Ainsi la pratique d’étaler de la graisse crue de dos d’orignal sur de la viande d’orignal séchée, ou d’étaler du saindoux sur de la bannock. Dire « j’aurai bientôt la bouche couverte de graisse » est un commentaire à la fois métaphorique et littéral au sujet d’un repas copieux dont on d’apprête à se régaler. La même déclaration peut exprimer l’impatience de recevoir une récompense encore lointaine. Ainsi, un chasseur chipewyan peut envisager un événement qui n’arrivera que dans plusieurs mois en disant qu’il « aura la bouche bientôt couverte de [la] graisse » des nombreuses prises de chasse qu’il aura le plaisir de manger.

La viande bien grasse du castor d’Armand lança la conversation sur la richesse en graisse relative des autres animaux que les hommes venaient de piéger, de manger, ou qu’ils avaient vus au cours des dernières semaines. Cette conversation ramena un souvenir à la mémoire de Joe, celui d’une grosse prise de caribou des bois plusieurs années auparavant, en un lieu appelé nitilcho ou « grande tourbière ». Mais la mention de « caribous bien gras » leur rappela désagréablement qu’aucune des deux équipes n’avait réussi à garnir son garde-manger de gros gibier tel que caribou des bois, caribou de la toundra, orignal ou bien ours, tant ils étaient préoccupés par la chasse commerciale aux animaux à fourrure. L’évocation du caribou déclencha une longue discussion sur les divers animaux aperçus de loin, leurs traces et autres indices de leur localisation possible et de leurs mouvements. À la fin du repas, les deux équipes avaient fait des plans pour unir leurs forces à la fin de l’hiver pour une chasse collective au caribou dans la « grande tourbière » ou nitilcho, immense plaine marécageuse située à vingt kilomètres plus au nord. De temps à autre, tout en mangeant, les hommes discutaient de la manière dont leurs deux équipes se donneraient rendez-vous pour cette aventure collective.

Le plaisir de parler de la graisse contrastait avec les fréquentes allusions à la « malchance ». Au début de l’hiver, le travail des hommes avait été contrarié par d’inhabituelles chutes de neige abondantes qui dissimulaient dangereusement la glace fine des lacs et ralentissaient les déplacements. Non seulement la récolte de fourrures avait-elle été maigre, mais l’approvisionnement en nourriture se réduisait à présent à ces quelques espèces à fourrure considérées comme comestibles, à savoir les castors, les rats musqués et les lynx. Chacun des hommes se souvenait des jours de « malchance » sur la piste, alors qu’ils n’avaient pour toute nourriture que du thé et un morceau de bannock. Considérant leur pauvre tableau de chasse, les hommes ne se livraient pas à des évaluations ou à des comparaisons directes de leurs prises en fourrures. Ils spéculaient cependant beaucoup sur le prix potentiel que le traiteur de la CBH pourrait leur en donner lorsqu’ils reviendraient au village pour retrouver brièvement leurs familles entre Noël et le Jour de l’An.

L’un des partenaires d’Armand, Albert Ptarmigan, commença à prendre ombrage des fréquentes évocations de la « malchance » et il proposa que les deux équipes terminent leurs opérations de piégeage de bonne heure et reviennent au village en une unique caravane. On discuta durant quelques minutes de son idée, avant que Joe Flatstone ne réplique : « Partez à Patuanak maintenant si vous voulez. Mais Jeremy et moi, il nous faudra passer une semaine de plus sur notre ligne de pièges. Ces pistes de neige à moitié fondue pourraient bien geler d’ici là, hein ? Et je sens que ma chance va finir par tourner. J’ai fait de bons rêves ».

Ce dernier commentaire de Joe faisait référence au pouvoir spirituel, ou inkonze, que le chasseur obtient des animaux qu’il a tués et avec lesquels il est entré en contact en rêve. Presque comme s’il y pensait après-coup, Albert s’empara d’un fémur de castor, le gros os de la cuisse qu’il venait juste de manger. Il le fit passer à la ronde dans le cercle des hommes assis. Chacun des hommes enroulait cet os court et épais dans du tissu et, en le saisissant et en le tordant fortement avec les deux mains, tentait de le rompre. Il s’agissait d’un geste de respect pour le castor sacrifié. C’était aussi une forme de magie de la chasse qui porterait chance à la chasse au castor à celui qui casserait l’os. Étant donné la difficulté et la rareté de ce geste, celui qui parvenait à casser l’os se voyait accorder la réputation de personne forte ou puissante. Ce jour-là, cependant, le fémur fit tout le tour du cercle mais demeura intact. La dernière tentative revint à Albert, dont le visage crispé montra toute l’énorme pression qu’il exerça sur l’os. Mais lui aussi échoua. Le repas était terminé. La « malchance » n’allait pas beaucoup s’améliorer, semblait-il. Les hommes n’échangèrent que peu de mots en remballant leurs « boîtes à bouffe » et leur matériel de cuisine. Les deux équipes reprirent leur course sur la piste en direction opposée et elles n’allaient pas se revoir avant plusieurs semaines, à Patuanak.

Repas 2 : des orignaux et des hommes, et des femmes

Le dilemme créé par la récente séparation des sexes se révèle plus ouvertement dans le flux des évènements et dans les conversations au moment du repas lorsqu’un gros gibier vient d’être tué. Dans cet exemple, deux partenaires de piégeage, des hommes dans le milieu de la quarantaine, Victor Lynx et George Saizi, procédaient au milieu de l’été à des améliorations dans un camp de base éloigné en prévision de la chasse à la fourrure du début de l’hiver. Ils n’en étaient qu’au début de leur travail lorsqu’ils tuèrent un grand orignal mâle adulte. Celui-ci constitua une aubaine inattendue, mais aussi un problème logistique. Les hommes avaient devant eux une semaine de labeur acharné à leur camp, mais cet orignal de près de 600 kg représentait bien plus que ce qu’ils pouvaient consommer. De plus, ils se trouvaient à plusieurs jours de voyage de Patuanak et de leurs femmes qui se chargeaient d’ordinaire de la boucherie fine, de couper la viande en lanières et de la fumer ou de la sécher, procédés essentiels pour conserver de grandes quantités de viande pendant la belle saison.

Cela signifiait que les hommes devaient se risquer à faire eux-mêmes de l’egane, ou viande séchée, pour éviter le gaspillage d’une importante quantité de nourriture pour leurs familles et leurs parents. Ils découpèrent rapidement l’animal en quartiers, cuisses, pattes avant, côtes et autres parties et les suspendirent temporairement à un râtelier. Puis, avec appréhension, ils découpèrent des morceaux rectangulaires de la partie du bas du dos pour la découper ensuite plus finement en lanières qu’ils fumaient au-dessus d’un feu de braise très étalé. Tandis qu’ils se livraient à ce travail, les hommes dialoguaient, tout en mangeant des morceaux crus des parois de l’estomac et des rognons de l’orignal.

Victor fit remarquer avec dégoût qu’il faisait de nombreux trous dans la viande en la découpant en lanières, ajoutant que les hommes n’étaient pas accoutumés à faire ce travail. George admit lui aussi sa gaucherie dans cette tâche, tout en faisant remarquer que sa femme Rose aurait rapidement achevé ce travail sans abîmer la viande. En réponse, Victor, sur le ton de la plaisanterie, lui rappela un proverbe chipewyan : « Ouais, mais souviens-toi de ce que disent nos anciens. Si une femme fait un trou dans cette viande séchée, son mari a le droit de la tuer ! »

C’est George qui eut le dernier mot pour le moment, en lui rétorquant, avec un autre aphorisme chipewyan : « C’est vrai. Nos anciens disent aussi que si un homme n’est pas capable de trouver l’articulation de la patte pendant la première découpe [de séparer la cuisse du pelvis], c’est qu’il n’est pas prêt à se marier ! »

Plus tard dans la journée, ayant maîtrisé la première prise en charge de l’orignal, Victor et George prirent le premier des repas cuisinés que leur fournit leur magnifique prise. Ils se régalèrent de morceaux de la langue, de la mandibule et du coeur bouillis ensemble dans une grande marmite. Tout en mangeant, ils discutaient de leurs projets pour améliorer leur camp de base, mais la conversation ne cessait de revenir à leur problème essentiel : leur éloignement du village, le fait que leurs femmes étaient inaccessibles, et la forte probabilité qu’une partie de la viande de l’orignal soit perdue. Chacun mentionnait la manière dont, en d’autres circonstances, leurs femmes seraient vite venues à bout de la préparation de l’orignal et en auraient partagé la viande avec leurs proches parents et amis ; chacune en aurait distribué à huit, voire dix familles.

Par contrecoup, le problème de l’orignal déclencha une conversation plutôt nostalgique au sujet des expériences de Victor et de George à l’époque où ils arrivaient à l’âge adulte, dans les années 1940. En ce temps-là, leurs familles passaient l’essentiel de l’année à voyager ensemble en d’immenses parcours loin au nord, le long de la rivière Churchill et du lac des Cris, pour chasser, pêcher et trapper, ce qui était leur mode de subsistance. Le fait que les hommes et les femmes faisaient partie d’unités sociales et de travail soudées n’était pas anodin pour George, qui fit remarquer : « Ouais. On dirait que certaines choses étaient plus faciles dans le temps. Nos pères et nos mères étaient ensemble. Il n’y aurait pas eu de problème avec cet orignal, hein ? »

Victor résuma laconiquement leur dilemme du moment : « Pas de problème dans le temps. Mais maintenant ? Les femmes sont au village et les hommes sont toujours en forêt. Ce n’est pas bon ».

La conversation prit fin lorsque George s’éloigna de la zone de boucherie pour se remettre à ses autres tâches. Une semaine plus tard, les hommes revinrent à Patuanak avec ce qu’ils avaient pu sauver des restes de l’orignal grossièrement découpé. Ils avaient dû rejeter, à regret, la peau, qui avait de la valeur, et certains quartiers de viande infestés d’asticots et qui s’étaient gâtés sous l’effet du temps chaud. En l’espace de quelques jours, leurs femmes avaient fumé une portion considérable de la viande épargnée et avaient distribué le reste à leurs parents proches et à leurs voisins.

Discussion et conclusion

De cette étude, nous pouvons inférer plusieurs généralisations, de manière empirique, au sujet des repas pris par les Chipewyans en bordure de la piste.

En premier lieu, les conversations lors de ces repas en bordure de la piste offrent des occasions d’évaluer les conditions micro-environnementales dans les territoires proches ou adjacents qu’aucun individu ou équipe isolée ne pourrait connaître indépendamment. Les informations au sujet de l’état de la piste et de la glace, des mouvements et des comportements des animaux, des conditions atmosphériques, des feux de forêt et de la situation des autres équipes, parmi nombre d’autres choses, deviennent partie intégrante des savoirs combinés que partagent les hommes et auxquels ils peuvent recourir pour modifier et adapter continuellement leurs stratégies de chasse et de pêche.

Deuxièmement, les repas pris en forêt délimitent des frontières plutôt rigides entre les genres dans la société chipewyane contemporaine, en séparant physiquement et abruptement les hommes des femmes. De tels repas constituent le constant rappel des prodigieuses aptitudes des femmes dans le traitement et la préparation de la nourriture, comparativement à sa prise en charge par les hommes, qui est plutôt limitée et parfois complexée.

Ensuite, par certains aspects, les hommes sont devenus ces derniers temps des « femmes de substitution » dans l’économie de la forêt. Les plus jeunes, apprentis chasseurs et pêcheurs, effectuent souvent diverses tâches domestiques dans le camp, y compris s’occuper du feu, aller chercher le bois et l’eau, monter les tentes, toutes choses qui étaient en général l’apanage des femmes autrefois. Les hommes préparent également leurs propres repas, mais ils ne reproduisent pas absolument les savoir-faire des femmes. Ils évitent autant que possible les techniques de boucherie fine et de transformation de la nourriture élaborées par les femmes. Par conséquent, les repas des hommes en forêt sont devenus des versions simplifiées ou réduites à l’essentiel des pratiques culinaires des femmes. De ce point de vue particulier, le repas en bordure de la piste apparaît comme une mine d’informations, une expression de camaraderie et de communauté, une continuelle évaluation des relations entre les genres et, peut-être, comme une compensation pour ce qui a été perdu dans les transformations récentes des vies des Chipewyans, hommes et femmes.

Quatrièmement, les repas en bordure de la piste constituent un moyen à la fois manifeste et indirect d’évaluer et d’exprimer l’inkonze, le pouvoir spirituel que les hommes retirent des animaux qu’ils pourchassent et consomment. Les repas deviennent l’occasion, lorsque se manifeste la « malchance » attirée par trop peu d’inkonze, de se lancer dans un changement de tactique et la planification de futures activités de chasse.

Enfin, le corpus d’ensemble des comportements et des rituels entourant les repas des hommes au bord de la piste peut être vu comme un usage puissant et chargé de sens des paysages et des endroits spécifiques qui composent le territoire historique des Keyehot’ine. Ceci entre en résonance avec les idées d’Appadurai (1996 : 178-179) au sujet de la production culturelle du « lieu » en tant que structure de sentiment et d’idéologie de la communauté ancrée dans un endroit (situated community). Par conséquent, même si les femmes se sont retirées de la plus grande partie de cet espace au cours des cinquante dernières années, les hommes continuent de le réclamer, ou de le revendiquer, en ce qu’il est la quintessence des Chipewyans. On peut avancer que le repas pris en bordure de la piste devient partie intégrante de la lutte pour affirmer la communauté et l’identité face aux forces « délocalisantes » de la mondialisation.

Deux questions mériteraient une discussion plus approfondie. La première porte sur les usages et les sens de l’inkonze, le pouvoir sacré ou cosmologique. Bien que les hommes en parlent rarement ouvertement, les fréquentes mentions de la « chance », de la « malchance » et du rêve au cours du Repas 1 faisaient indirectement référence à l’inkonze, ou à un inkonze insuffisant, qui les empêchait de faire une chasse fructueuse. Il est plausible que ces discussions au sujet de la « malchance » soient aussi une mise en cause de l’actuelle division sexuée du travail dans la société chipewyane. Autrement dit, la « chance » et la manifestation de l’inkonze par le biais des prouesses d’un homme à la chasse n’ont jamais été considérées comme des accomplissements d’hommes solitaires. Elles étaient plutôt les résultantes des travaux masculins et féminins complémentaires dans le système holiste de la chasse. Jusqu’à une période récente, cela impliquait la coopération entre hommes et femmes dans les voyages précédant la chasse, les préparatifs et la logistique, et dans les travaux de boucherie, de transformation et de conservation de la viande après la chasse. La ségrégation entre les sexes à partir des années 1950 a, par conséquent, créé une pénible fracture dans les relations sociales entourant la production, ainsi que dans leur dimension spirituelle et idéologique[6]. Cela s’exprime de façon convaincante dans la façon que Victor Lynx a de déplorer que : « les femmes sont au village et les hommes sont toujours en forêt. Ce n’est pas bon ».

Cette fracture dans l’ordre social et moral est en lien avec une seconde question : celle des cultures alimentaires masculine et féminine distinctes. Cette divergence se produit-elle au sein de la communauté chipewyane ? Ainsi que nous l’avons avancé plus haut, la cuisine faite par les hommes en forêt peut être considérée comme une version simplifiée et réduite à l’essentiel des pratiques culinaires des femmes et certainement des repas préparés dans le contexte du village. Cela signifie-t-il que les pratiques culinaires des hommes et des femmes auraient divergé en deux cultures alimentaires distinctes ? En commençant mon analyse, j’inclinais à le croire. J’en étais convaincu en constatant l’inconfort que ressentaient certains hommes en effectuant certaines tâches de transformation de la nourriture, devant le sentiment qu’ils éprouvaient que leurs préparations n’avaient pas été faites « correctement » et que seules les femmes avaient le savoir-faire pour préparer certains plats comme il le fallait. Sans qu’ils l’expriment directement, j’avais le sentiment que les partenaires disaient qu’il se trouvait qu’ils étaient des hommes chipewyans préparant de la nourriture, mais que les repas qui en résultaient n’étaient pas complètement ou véritablement chipewyans.

Si cette interprétation n’est pas dénuée de mérite, elle est aussi fortement paradoxale. En ce moment de leur histoire, les hommes ont accès durant des périodes prolongées aux ressources alimentaires qui ont toujours été importantes dans l’économie de subsistance des Chipewyans : l’orignal, le caribou, le castor, le poisson blanc, les canards et les oies, entre autres. Les femmes continuent d’attraper du poisson, des lapins et d’autres petits animaux en rayonnant à partir du village, mais les repas qu’elles préparent comportent de plus en plus d’aliments commerciaux et transformés achetés au magasin local. Comparativement aux femmes, les hommes consomment donc davantage de nourriture traditionnelle de la forêt. Et cependant, ils disent de leurs repas qu’ils sont une forme déficiente de la cuisine chipewyane.

Après avoir analysé ce matériel, cependant, je suis moins convaincu par l’idée des deux cultures alimentaires. Sur le plan comportemental, il y a divergence. Les hommes et les femmes mènent des vies séparées durant de longues périodes au cours desquelles ils et elles préparent leurs propres repas. Ainsi que nous l’avons vu, ces repas peuvent différer considérablement tant sur le plan du contenu que sur la façon de les préparer. Et cependant, il y a peu d’indices de divergence au niveau symbolique ou culturel. Je pense que l’inconfort que ressentent beaucoup d’hommes au sujet de leurs préparations culinaires provient en réalité d’une croyance profonde et persistante en l’efficacité de la manière chipewyane convenable de manipuler la nourriture traditionnelle de la forêt. Certains hommes sont capables de découper finement la viande d’orignal et de la fumer adéquatement, d’un point de vue purement technique, mais cela ne leur semble jamais « bien » ou correct parce que les femmes n’ont pas participé à cette production. Sans adhérer à tous les arguments structuralistes de Lévi-Strauss (1964), il apparaît, d’un point de vue ontologique chipewyan, que la cuisine des femmes est nécessaire pour convertir la nourriture de son état de « cru » en quelque chose de pleinement ou véritablement culturel. Pour le dire autrement, les savoirs et les réalisations des hommes et des femmes sont également nécessaires pour élaborer un repas chipewyan accompli et, par extension, une identité chipewyane complète[7].

Cette complémentarité des genres se pratique également de cette façon dans les traditions alimentaires d’autres sociétés, par exemple chez les habitants des îles Yap. Egan, Burton et Nero (2006 : 38-39) remarquent que « pour manger vraiment », un repas yap doit comprendre des aliments provenant des deux catégories culinaires appariées, à savoir le ggaan, les féculents, comme le taro, produits par les femmes, et le thumag, les protéines, telles que celles du poisson, produites par les hommes. Aussi longtemps que perdurera le désir de complémentarité ou de complétude, je pense qu’une culture alimentaire prévaudra, sur un plan idéologique, dans la société chipewyane, malgré les perturbations récentes au niveau de la pratique.

L’inconfort des hommes chipewyans au sujet de la nourriture, à l’instar de leur préoccupation au sujet de la « malchance » à la chasse, peut être considéré comme le reflet du dilemme plus grave au sujet de la ségrégation entre hommes et femmes introduite par les changements politico-économiques qui se sont produits à partir des années 1950. L’impact de ces changements sur la division du travail et l’économie de la forêt retentit encore dans la société chipewyane d’aujourd’hui. La résilience et la flexibilité de la culture alimentaire chipewyane seront encore mises à l’épreuve dans les années à venir, au moment où de nombreux jeunes, élevés essentiellement dans l’environnement d’un village et n’ayant qu’une connaissance réduite de la forêt, parviendront à l’âge adulte.

Durant plus de trois siècles de contacts et de transactions avec l’extérieur, la culture alimentaire chipewyane n’a pas été déracinée, homogénéisée ou remplacée par une forme standardisée de cuisine eurocanadienne. Elle a plutôt suivi son propre chemin distinctif. Les hommes et les femmes chipewyans sont toujours en quête des moyens les plus satisfaisants et les plus significatifs de combiner les aliments traditionnels de la forêt et les aliments importés. De fait, la bannock est intéressante de ce point de vue. Ce pain, aliment de base, fait de farine, de saindoux, de poudre à pâte et d’eau, est omniprésent dans tous les repas des Chipewyans, que ce soit au village ou en forêt. Aliment adopté des traiteurs de fourrure eurocanadiens et métis aux XVIIIe et XIXe siècles, la bannock, avec le temps, s’est « indigénisée » ou « chipewyanisée ». Si l’on suit l’idée de Powers et Powers (1984), on peut également considérer la bannock comme un « aliment médiateur » en ce qu’elle introduit une médiation symbolique entre le subordonné et le dominant, entre le local et le lointain, et entre les ordres sociaux périphériques et cosmopolites. Il est également remarquable que la bannock n’ait pas été associée à un genre. Tant les hommes que les femmes semblent compétents et à l’aise pour la préparer. Le temps nous dira si la bannock aura à l’avenir un rôle dans la médiation des tensions entre les genres induites par le récent changement global.