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Il semble difficile, sinon impossible de tracer un portrait de l’Europe alimentaire alors que l’entité politique et économique elle-même est encore en construction et que ses dynamiques identitaires sont multiples et fluides. C’est pourtant ce que les auteurs de ce premier volume de la collection « L’Europe alimentaire » tentent d’amorcer. Sans avoir la prétention de faire le tour de la question, ce livre n’est que le début d’un exercice plus général[1]. Ce premier volume rassemble donc historiens et anthropologues autour de l’alimentation européenne en portant une attention particulière à la construction historique et patrimoniale, aux mouvements et échanges et aux créations et changements identitaires.

C’est dans des styles littéraires et disciplinaires variables mais complémentaires (l’approche historique complétant l’anthropologique et inversement) que le livre aborde les différentes thématiques des patrimoines, des échanges et des identités alimentaires (le tout, soulignons-le, au pluriel). Quelle est l’évolution du concept de patrimoine ? Comment en est-il venu à inclure la gastronomie (Bienassis) ? Depuis quand cherchons-nous à connaître et noter l’origine des aliments que nous consommons ? Peut-on se fier aux sources primaires historiques pour légitimer l’authenticité d’un aliment (Campanini) ? De quelle manière l’identité patrimoniale culinaire a-t-elle été influencée par la globalisation des marchés ? Si nous sommes ce que nous mangeons, que sommes-nous aujourd’hui (Contreras) ? De quelle manière les échanges modulent-ils les identités alimentaires ? En les définissant, dans le cas de la « cuisine espagnole » (Pérez Samper) ? En les améliorant, comme pour le champagne (Devroey) ? Ou en les diversifiant, à l’instar de la « cuisine belge » (Williot) ? Ces questions constituent un bref aperçu des multiples facettes que crée l’association entre les idées de patrimoines, d’échanges et d’identités sous la lorgnette de l’alimentation.

Dans l’ensemble, ce travail multidisciplinaire réussit un équilibre entre le général européen et le particulier national et régional. L’ensemble illustre bien la tension entre l’industrialisation de l’alimentation, l’effacement des frontières de production et de consommation, et un désir, de la part de plusieurs acteurs (universitaires et de terrain), d’un retour « aux sources », de la reconstruction d’un lien immédiat, matériel et symbolique avec les aliments à travers l’activation d’une dynamique identitaire.

En 2012, l’Europe, entité économique et politique est encore en processus d’institutionnalisation et de formation identitaire. Quelle est la place de l’alimentation dans le processus de construction identitaire européenne ? Répondre à ces questions est probablement chose impossible, et là n’est certes pas l’objectif de ce volume. Plutôt, en nous montrant les points de rencontre, les contradictions historiques et le caractère fluide des identités alimentaires, les auteurs se positionnent contre un certain discours essentialiste d’authenticité. Il s’agit d’un essai de délimitation positif du caractère métissé de toutes les cuisines jusqu’ici dites « nationales » qui met de l’avant l’image positive de la mixité des cuisines européennes. En bref, ce que nous disent les auteurs, c’est que « l’alimentation européenne » est européenne depuis longtemps et que les replis nationalistes n’ont pas de réel encrage historique, et donc pas de légitimité dans la nouvelle Europe.

C’est bien ce qu’on pouvait attendre d’une publication sur le sujet dans le cadre d’une réflexion critique contemporaine. Ce livre constitue peut-être lui-même un jalon dans la construction d’une identité « européenne », puisqu’en la nommant ainsi, il met en exergue la possibilité d’une telle identité en reconnaissant toutefois qu’elle est fractionnée, multiple, fluide et changeante. Il serait maintenant très intéressant, dans un prochain volume, d’analyser la perception qu’ont les « autres » de l’alimentation en Europe. Fischler et Masson en ont donné un bref aperçu en 2008, mais l’exercice vaut la peine d’être prolongé.

Soulignons par ailleurs la qualité de l’écriture, les citations non traduites (démonstration d’une prise de position « européenne » des éditeurs, plutôt que nationale), la richesse des références, sans oublier la qualité de l’index qui en fait un volume essentiel pour les étudiants et chercheurs dans le monde de l’alimentation.