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L’ouvrage de Chantale Proulx se veut d’abord un hymne à la maternité ; ce passage dans la vie d’une femme, trop longtemps dévalorisé voire dénigré dans les sociétés occidentales. Y jetant tout à la fois un regard psychologique, symbolique, spirituel et social, l’auteure de Filles de Démeter propose des réponses au questionnement des femmes de même qu’un outil leur permettant de mieux affronter à cette étape majeure de leur vie.

L’ouvrage se divise en trois parties. La première traite de l’instinct maternel, relançant le débat sur son existence. S’il a été nié entre autres par le courant féministe, il est ici présenté comme une évidence, bafouée dans le but d’abolir les inégalités sexuelles. Cette résiliation aurait d’autant plus affecté le maternage et l’attachement mère-enfant, ce qui est à la source des grands maux psychologiques de notre société contemporaine selon le regard historique et transculturel de l’auteure. Le maternage intensif, bien que suscitant toujours la critique et entraînant ainsi les mères dans la solitude et l’isolement (p. 45), est plutôt prôné par Proulx et présenté comme une solution, dans une perspective de santé collective.

La deuxième partie présente l’analogie entre la maternité et les rituels initiatiques, disparus de nos sociétés « trop individualistes » pour assumer ce passage servant « à se fondre au collectif » (p. 56). La discussion s’organise selon les trois étapes des rituels identifiées par Van Gennep. La grossesse, ou la séparation de l’état d’origine qui constitue la première étape de tout processus initiatique, est caractérisée par le renoncement. L’accouchement, point culminant du processus, est un déchirement, une douleur nécessaire à la réalisation et l’acceptation du statut subséquent. Or, notre réponse pharmacologique à la souffrance empêche plusieurs femmes d’accomplir ce passage. La douleur assumée permettrait une prise de conscience et « une conversion de la douleur en un pouvoir de pénétrer l’inconnu et l’imprévisible » (p. 110). L’agrégation ou le retour à la communauté est la dernière étape du grand processus de transition. C’est l’étape qui, selon Proulx, fait défaut dans notre société, où les femmes se retrouvent seules pour les relevailles. En ce sens, l’auteur suggère que le manque de valorisation et surtout d’espace pour ce qu’elle nomme le grand continent féminin du « yin », de même que la passivité et l’éloignement obligé d’un monde extérieur, performant et compétitif, sont les causes de plusieurs dépressions postnatales. L’accueil par une communauté de femmes ne se fait plus, alors que la coupure intergénérationnelle laisse la nouvelle mère devant un vide. Suivant une analyse psychanalytique, Proulx suggère encore que la solitude de la nouvelle mère face aux démons de sa propre enfance affecte son psychisme et accentue les difficultés engendrées par la maternité.

La troisième partie aborde plus largement la transformation identitaire engendrée par la maternité. À l’image des poupées russes, dont la gente masculine est exclue, l’auteur soutien que les femmes font des femmes, qui à leur tour font des filles, et que chacune d’entre elles doit se guérir de sa relation à sa propre mère non seulement pour mieux vivre sa relation avec sa fille mais pour récupérer sa féminité, sa spécificité. Un regard posé sur l’expérience de la maternité à l’extérieur du monde occidental met en lumière l’individualisme de notre culture et l’isolement dans lequel les mères sont ici confinées. Selon Proulx, l’espace relationnel qui permet aux femmes de témoigner du grand passage qu’est l’accouchement fait cruellement défaut dans nos sociétés, ce à quoi elle propose de répondre par la création de noyaux de vie communautaires féminins (p. 231).

En conclusion, l’auteure réitère l’importance d’une maternité maternante, caractérisée par l’allaitement, les contacts et l’attachement, Elle ajoute qu’il est nécessaire de prendre soin des jeunes mères pour les guérir de leur passé et d’ainsi protéger les jeunes filles d’une répétition des blessures causées par la maternité. En ce sens, Proulx insiste sur l’importance de redonner à cette phase de la vie d’une femme son caractère risqué, difficile voire traumatisant, afin de démystifier ce grand sacrifice et d’arrêter de le voir comme une simple étape de l’amour dans la vie de couple. Si d’une part, elle compare la maternité à un rituel initiatique, elle déplore d’autre part le silence et l’absence de lieu d’échange sur l’épreuve de l’accouchement. Ainsi, l’auteure propose de façon quelque peu paradoxale de redonner à cet événement le caractère sacré qui lui revient, sans toutefois vouloir conserver le « secret », habituellement lié au sacré.

Bien qu’on puisse lire qu’il s’agit d’une étude qualitative réalisée auprès d’une dizaine de femmes, la méthode n’est pas détaillée et les nombreuses sections qui se succèdent donnent davantage l’impression d’un grand témoignage livré par l’auteure, sur son propre vécu et sur des observations effectuées lors de ses voyages. Ses constats sont appuyés par quelques citations de femmes rencontrées au cours de thérapies ou lors d’entretiens amicaux. Chantale Proulx est avant tout mère et psychologue, et nous présente à travers son récit diverses théories de cette discipline. De Jung et Freud à la mythologie grecque, en passant par l’idéologie bouddhiste, les contes de fées et le folklore, l’auteure couvre un large terrain pour souligner l’universalité du pouvoir de la maternité.

Si l’ouvrage de Proulx se situe clairement dans le courant féministe de la différence – où les femmes sont valorisées par leurs différences et leurs caractéristiques exclusivement féminines – son ancrage anthropologique est plutôt faible, limité à des impressions ressenties lors de voyages à l’étranger et à une littérature datant parfois de près de cinquante ans. Inspirés de l’anthropologie de la personnalité et de l’oeuvre de Margaret Mead, les propos de l’auteure sont bien souvent réducteurs, figés dans le temps et homogénéisants. Des faits observés chez quelques individus par des anthropologues du siècle dernier sont repris et appliqués à tout un peuple voire un continent. C’est ainsi qu’on peut lire que les femmes brésiliennes accouchent avec facilité (p. 111), que les bébés africains sont calmes et heureux (p. 40), que leurs mères chantent dans la douleur tandis que les Indiens sourient le ventre vide (ibid.). Les habitants d’Alor, pour avoir été transportés dans des paniers, seraient « marqués par l’inquiétude, dotés d’une personnalité dépourvue de tout esprit d’entreprise et plein d’agressivité » (p. 36). On y apprend également que les peuples primitifs, moins développés, sont plus près de leur animalité (p. 40). Si plusieurs de ces propos sont réducteurs envers certaines sociétés, c’est toute la discipline anthropologique qui semble mal comprise et réduite à de simples « témoignages » exotiques.

En dépit des lacunes quant à la portée anthropologique de cet ouvrage, l’auteure réussit à soulever des points intéressants et à ouvrir sur des pistes de réflexion sur la valeur accordée à la maternité dans une société qui tend de plus en plus vers l’individualisme. Il est à espérer que cet ouvrage réussisse à rejoindre des femmes isolées par la maternité, et à leur transmettre la force nécessaire pour l’assumer voire l’apprécier, à l’image de la grande déesse grecque Déméter.