Corps de l’article

Au début des années 90 arrivaient en France de nouvelles enseignes de fast-food proposant à la vente un modèle de pizza inédit dans cette partie de la vieille Europe : des « pizzas américaines ». Le fait se produisit alors que le pays était à nouveau agité par des débats portant sur la « perte de la spécificité française » au profit d’un modèle nord américain[1]. Ces pizzas arrivaient à point nommé pour devenir une preuve tangible du processus d’érosion en cours décrit par les plus pessimistes penseurs de la mondialisation. Pourtant, personne alors ne pensait à incriminer un impérialisme italien ayant diffusé sa pizza nationale en Amérique – et bien plus largement sur une part importante de la planète. De surcroît, l’Amérique elle-même ne faisait que rebasculer vers l’Europe un modèle adopté un siècle auparavant et rendu quasiment méconnaissable par un travail de dentellière ayant permis d’ajuster, au gré des interactions humaines et des changements socio-économiques, le modèle initial aux sensibilités d’ outre Atlantique.

Il est aujourd’hui difficile de nier que l’Amérique ne soit devenue un foyer d’influence des sociétés modernes occidentales, mais doit-on pour autant en conclure qu’elle soit en passe d’instaurer dans le même temps un état d’homogénéisation généralisée[2]? Notre difficulté à penser l’emprunt et le changement culturel perçant ici à l’heure américaine, se présente comme un fait récurrent de l’histoire des contacts interculturels. Le Japon du XIXe siècle, pour ne prendre qu’un exemple, craignait l’occidentalisation au même titre que nos contemporains ne craignent l’américanisation. Pourtant, si comme dans le Japon du XIXe siècle, entre peur et fascination pour l’élément exogène, l’adoption a lieu, elle mérite précision. L’expérience japonaise nous apprend que les emprunts exogènes ont été canalisés par un ensemble complexe de tactiques puisées dans le bagage culturel préexistant à leur arrivée (Sabouret 1991). C’est de ces mécanismes dont nous voudrions traiter dans cet article. Ils se regroupent sous le concept de réappropriation[3]. Nous verrons que, par son entremise, les emprunts exogènes, loin de signer un alignement des uns sur les pratiques culturelles des autres, sont bien souvent à l’origine de l’émergence de nouvelles formes mêlées qui sont plus que la somme des parties. Est-il besoin de rappeler le sentiment d’étrangeté fascinante qu’éveille encore le Japon auprès du monde occidental pour signifier la distance prise par cette culture qui a pourtant emprunté nombre de pratiques à ce même Occident? Outre la nécessité de mesurer objectivement la réalité ou le degré de cette menace d’uniformisation[4], on peut se demander ce que l’on cherche à traduire par son invocation quasi rituelle, ici et au XXe siècle comme dans le Japon du siècle précédent. Comment aborder les modalités de l’interrelation culturelle et éclairer la nature des évolutions qu’elles engendrent?

Si l’anthropologie a su souligner le caractère fondamentalement hybride des cultures qui se sont toujours construites et déployées sur fond de contacts, d’emprunts et d’échanges, nombre de ses figures marquantes, parmi lesquelles Claude Lévi-Strauss, n’en n’ont pas moins cédé aux scénarios les plus alarmants, annonçant une homogénéisation de nos mondes culturels[5]. Or, ainsi que le parcours de la pizza en témoigne, il paraît raisonnable d’opposer l’hypothèse inverse. Bien que prise modeste dans le vaste domaine des comestibles, la pizza se révèle être un support exemplaire pour l’analyse de ces phénomènes complexes[6]. Mets aux racines archaïques, devenu étendard de la modernité, la pizza a traversé l’histoire comme les aires géographiques et culturelles. Pourtant, ce comestible transfrontalier ne signe pas l’effacement des frontières : son adoption s’accompagne toujours d’un processus de réappropriation au cours duquel elle est pétrie de traits de culture locale et s’intègre harmonieusement dans un système de règles lui préexistant, le mets faisant à nouveau frontière pour tout autre groupe que celui qui l’a travaillé et remis en forme. Pour illustrer ce fait, nous réunirons d’abord quelques éléments de définition de la pizza qui précisent sa forme, son usage et sa signification dans son pays d’origine. Ils constitueront notre « point zéro » ou état « T » de la pizza à une époque et dans un lieu donnés ; c’est à partir de ce modèle de référence que nous pourrons suivre, dans un second temps, les évolutions du mets à travers le temps et les aires géographiques. Nous allons voir se dérouler un jeu de déplacement des frontières, tantôt renforcées, tantôt masquées, mais toujours reconstruites. Nous montrerons que la polymorphie dont témoigne la pizza continue à distinguer les groupes, tandis que sa malléabilité atypique donne à penser.

Définition du mets dans son pays d’origine

Selon un document d’archive de la cathédrale de Gaête, la pizza est un « mot italien attesté d’abord au sens de “fouace, galette” depuis 997 en latin médiéval » (Imbs 1980, 8). En 1535, il est retrouvé en dialecte napolitain (suivant les recherches de B. Di Falco), et en 1549 en langue italienne. Il est attesté au sens actuel depuis 1570. G. Princi-Braccini a proposé comme étymon un mot gotique ou longobard, bizzo (haut allemand), « morceau (de pain), bouchée, fouace ». R. Giacomelli a proposé comme origine pitta (grec vulgaire), « fouace » (ibid.). Si l’origine du terme est incertaine, on retiendra ici que la pizza est rattachée, sous cette appellation, à l’Italie et à la ville de Naples en particulier depuis le XVIe siècle, et qu’elle appartient à l’univers de la boulangerie sans que l’on puisse attribuer un contenu précis (recette, chaîne opératoire, etc.) au terme de désignation[7]. Pour ce faire, il faut attendre un recueil de contes écrit au XVIe siècle en dialecte napolitain et dans lequel il est fait mention d’une sorte de pain de garde. L’auteur le met en scène dans un épisode où l’héroïne, Marziella, s’en va chercher de l’eau et emporte avec elle une pizzella que sa mère a cuite la veille avec la fournée de pain et qui est conservée dans le garde-manger. Cette pizzella est présentée comme un pis-aller de la version de cour, « faite de sucre et d’amendes [sic] » (Basile 1634 : 332). Ce détail signale un trait structurant de la pizza : elle se présente sous des formes opposées et complémentaires. D’abord par sa recette : elle peut être sucrée et reliée à l’univers des pâtisseries fines, ou salée et reliée à l’univers boulanger. Ensuite par son statut : elle est à la fois plébéienne sous forme salée et de cour sous forme sucrée. Enfin par son usage : mets de table et sédentaire, fantaisie de bouche, elle apparaît également sous la forme d’un casse-croûte d’extérieur, roboratif matefaim ambulatoire. Si la recette de la version plébéienne de la pizza n’est pas précisée dans le recueil de contes, on sait qu’elle ne pouvait être agrémentée de tomate – élément de recette aujourd’hui caractéristique de la pizza –, puisque lorsqu’elle fut introduite en Italie au XVIe siècle, elle passa d’abord pour un poison. Il fallut de sévères disettes pour qu’elle change de registre classificatoire et soit considérée comme un comestible, un fait qui n’est pas signalé avant le début du XVIIIe siècle où elle est mangée en crudités. On trouve néanmoins une indication de ce que pouvait être cette pizza dans un dossier d’appellation protégée pour la Vera pizza napoletana (1997) : y est répertoriée en 1660 une pizza bianca mastunicola, dont le support de pâte est enduit de saindoux avant d’être agrémenté de fromage et de basilic.

Si l’on poursuit l’investigation, on voit que la diversité de la pizza est encore mentionnée dans un autre ouvrage datant de 1850 le Vocabolario Domestico Napoletano e Toscano écrit par Basilio Puoti (1850). Bien plus, la pizza n’est pas simplement sucrée ou salée, dans sa recette tout semble pouvoir varier et on ne connaît du mets que son principe de base : une pâte aplatie et agrémentée de « choses diverses ». Suivant ce dictionnaire, il existe plusieurs types dont la variété ne se limite pas aux garnitures (diverses) mais s’étend encore aux modes de cuisson (four, poêle, bain d’huile), et à la nature des recettes qui transforment la pizza en mets salé ou sucré. Pour préciser davantage ce qu’était la pizza à Naples, il faut attendre le XIXe siècle, période pour laquelle on dispose de quelques rares textes relatifs à la version plébéienne (salée et non sucrée) qui est aussi celle que les migrants napolitains emporteront avec eux lors des grandes migrations du même siècle, et qui servira de référent aux populations autochtones qui s’essayeront bien plus tard à cette spécialité napolitaine. C’est à partir d’elle et hors du pays d’origine que se construiront les lignées suivantes, lignées particulièrement prolixes quant à la question des frontières. Ces textes présentent tous la pizza comme un mets acheté par le petit peuple, les lazzaroni, et mangé par les rues. Sous cette forme, elle est le lot de ceux qui n’interrompent leur journée que le temps d’une pause nécessaire à l’entretien de la force de travail. La pizza se vend à la part par des garçons qui, toute la journée et jusqu’à la nuit, se tiennent devant de petits comptoirs ambulants. Ils en proposent deux sortes, bianca ou rossa, mais seulement salées. Serao (1890 :105-107 ; 1884 : 1074-1075), en donne une description assez précise[8] : La pizza se décline à la tomate, à l’ail, au poivre, à l’origan, à la mozzarella ou aux anchois. Cette variété vient compenser, nous dit-elle, la monotonie de la diète quotidienne du petit peuple qui se nourrit de ce mets classé dans les moins chers du marché : la pizza coûte un sou, et il en existe aussi à deux centimes que les enfants achètent sur le chemin de l’école. Cependant, même vendue à un sou, il faut encore distinguer entre ceux qui peuvent la payer comptant et, ceux qui l’achètent à crédit « a otto ». Tandis qu’au seuil le plus bas de la pauvreté, d’autres en sont réduits à souscrire une sorte d’abonnement où, pour quatre sous par semaine, le pizzaïolo met de côté les rebords de pâte de la pizza laissés par d’autres qui auront pu la consommer à table, dans le petit local de fabrication transformé en pizzeria[9].

La pizza se présente ainsi comme un mets qui dépasse les frontières tout en les contenant, un mets qui porte en lui-même ses propres échelles de distinction ; elle joue sur plusieurs registres qui semblent s’exclure mutuellement : elle marque une frontière économique entre riches et pauvres (la sucrée pâtissière et de cours s’oppose à la salée boulangère et de plèbe), une frontière sociale aussi, d’une part entre ceux contraints de la manger dans les rues et ceux qui la mangent à table (les bourgeois d’un côté, les lazzaroni de l’autre), et d’autre part parmi les plus pauvres entre ceux qui paient comptant, ceux qui paient à crédit, et ceux qui se contentent des restes. On peut encore ajouter une frontière statutaire si l’on s’en tient aux recueils italiens de cuisine : seule la pizza sucrée, de cour, est mentionnée dans les inventaires de cuisine nationale tandis que la salée, de plèbe, renvoyant aux conditions de vie misérables dans lesquelles vivent nombres de Napolitains, en est exclue[10]. La pizza, c’est tout cela à la fois et c’est surtout exclusivement napolitain : à la veille des grandes migrations, sa popularité n’a jamais dépassé les frontières de son paese natal ; l’histoire a gardé en mémoire sa tentative avortée d’exportation vers Rome (Serao 1884 : 1074). C’est véritablement hors de chez lui que le mets à un sou va connaître un destin inattendu. Pris dans un processus de revalorisation symbolique, il va devenir marqueur identitaire à même de fédérer ce peuple qui s’expatrie sans langue ni cuisine communes[11].

La pizza hors de ses frontières italiennes

La pizza n’ayant pas quitté Naples avant l’expatriation, il suffit, pour en retrouver les traces, de suivre celles de ses propriétaires, les Italiens ayant pour habitude de se regrouper en microsociétés et par communauté d’origine, recréant en terre étrangère le contexte de vie du paese quitté. À la lumière des registres migratoires et des données d’entretien, à la fin du XIXe siècle, on retrouve une pizza rossa Margherita qui est aussi une « vente vedette » dans les fêtes des saints italiens de la Little Italy de New York, tandis qu’en 1903, aux abords du Vieux port de Marseille, mention est faite d’une pizza bianca fabriquée dans une cantine de travailleurs italiens.

Adaptations élémentaires et revalorisation sélective : renforcer les frontières pour maintenir la distance

Pendant les premiers temps de l’installation, de part et d’autre de l’Atlantique, les modes de préparation, de mise en vente, et de consommation restèrent identiques à ceux décrits précédemment. L’immersion dans un nouveau milieu physique n’induisit que quelques modifications relatives aux recettes, certains ingrédients n’étant alors plus disponibles tandis que d’autres, valorisés dans le pays d’origine, devinrent beaucoup plus facilement accessibles. Par exemple, aux États-Unis la mozzarella nécessaire à la réalisation de la pizza Margherita fut fabriquée au lait de vache et non plus de bufflonne, tandis qu’à Marseille la pizza bianca s’enrichit de « saucisse italienne » ou de fromage « romain ». Ces modifications qui ne renvoient qu’à des adaptations élémentaires[12] mineures ne changeaient rien au principe structurel du mets. Pourtant, on aura noté que les pizzas décrites étaient, respectivement, rossa aux États-Unis, et bianca en France. Or ce détail, loin de relever du simple registre culinaire, annonce un élément important touchant le statut du mets : il signale d’abord un investissement identitaire que l’on peut considérer être à l’origine de la pérennisation d’un mets dont le statut initial n’est guère que celui des plus miséreux et qui, contre toute logique, aurait dû être abandonné dans des pays où les conditions da vie matérielles étaient de loin plus confortables que dans l’Italie quittée. Il nous parle ensuite des contextes idéologiques dans lesquels se sont déroulées les premières interactions humaines (Sanchez 2007).

À New York, donc, c’est sous la forme d’un plat totem que la pizza réapparaît. Un plat totem est une préparation ethnique qui reçoit, au cours d’un processus de revalorisation sélective induit par le déracinement de sa communauté d’origine, un statut nouveau qu’elle n’avait pas dans le pays d’origine et qui répond à la nécessité de renforcer une identité dans un contexte d’intégration contraignant[13]. Or, en Italie, la tomate était devenue marqueur culinaire de la Campanie inscrivant sa cuisine dans l’ensemble national (Artusi 1891). Par ailleurs, c’est aussi une pizza rossa qu’Umberto 1er, travaillant encore à l’unification du pays trente ans après son annonce effective, avait érigé au rang de spécialité napolitaine ayant sa place dans les éléments de fierté nationale, transformant ainsi le mets en étendard patriotique pour conquérir les napolitains à sa cause[14]. D’un autre côté, le programme « d’américanisation » mis en place par les autorités américaines touchait spécialement les habitudes alimentaires des migrants. Sur ce plan, son principe moteur se traduisait par une application stricte du principe d’incorporation : c’est en mangeant comme un Américain qu’on devenait américain[15]. Cette insertion dans la sphère privée, qui n’a pas eu d’équivalent en France[16], se doublait d’un rapport à l’alimentation basé sur une rationalité scientifique qui privait l’acte alimentaire de toute dimension symbolique : basé sur un rapport d’équivalence entre nutriments, les fayots valaient pour de la viande puisqu’ils contenaient naturellement des protéines. Outre le fait que ces aliments ne participaient pas du même registre classificatoire, l’accès aux protéines animales a toujours renvoyé à un signe d’ascension sociale pour ces miséreux. De même que pain ou pâtes valaient statutairement bien plus que fayots ou bouillies.

En France, à Marseille, la pizza bianca fabriquée dans la cantina de travailleurs Napolitains n’avait pas le statut de « plat-totem » comme la rossa mangée aux États-Unis. Il s’agissait simplement d’un mets permettant à la communauté expatriée de ressouder les liens autours d’un partage collectif : déposée dans un plat, elle se déchirait à la main par plusieurs mangeurs et se présentait comme un réactivateur de l’identité commune du paese quitté. Une identité locale, non nationale. Même s’il y a eu, en France, des expressions soulignant la stigmatisation dont la communauté italienne a pu être l’objet, les récits rapportés par les primo-migrants laissent penser que leurs pratiques alimentaires ne passaient finalement pas pour plus étrangère à un Français que celle d’une région voisine. Chacun pratiquait « son manger à lui », et si les Italiens étaient qualifiés de « macaronis », les Vendéens étaient volontiers qualifiés de « ventres à choux » (Brisou et al. 1989). Devenir français supposait d’abord une adhésion, dans l’espace public, aux principes de la République, voie traçant l’accès à la citoyenneté, tandis que la cuisine des migrants participait d’une identité locale rejoignant le statut accordé aux cuisines régionales françaises. Ce processus se produit sous l’effet croisé du mode d’intégration proposé aux migrants en France et d’un héritage postrévolutionnaire appliqué à la fois au redécoupage du territoire et au rôle que les cuisines régionales s’y sont vues attribuer : elles deviennent, sous l’effet d’une volonté politique, « signe distinctif de la localité », et « élément remarquable de la nation dans sa diversité et dans ses représentations » ; les cuisines et les spécialités alimentaires régionales « s’inscrivant dès lors dans cette redéfinition de la complémentarité des diversités qui fonde la nation historique, ce collectif d’hommes unis par une continuité, un passé et un avenir » (Csergo 1996 : 823-841).

Émergence des premiers compromis et ouverture aux syncrétismes

Le durcissement de la législation appliquée aux quotas migratoires et à l’immigration saisonnière va introduire un changement de mentalité important (Schor 1996 ; Daniel et Deschamp 1998 ; Kaspi 1999) : pour ceux qui font le choix de rester, les liens avec le paese quitté ne pourront plus être réactivés par les retours réguliers au pays, tandis que le futur des troisièmes générations va se concevoir « ici ». Concernant le fait culinaire, en France comme aux États-Unis, les communautés italiennes vont gommer progressivement certains traits des particularismes locaux et se réunir autour de la construction d’une cuisine italienne commune qui n’a pas d’équivalent en Italie ; parmi les préparations emblématiques de cette cuisine, on va retrouver les pâtes et la pizza. Pour cette dernière, si les Napolitains vont conserver le rôle de « gardiens de la tradition » en maintenant notamment une séparation statutaire entre pizzéria et restaurant, leurs compatriotes vont se montrer moins pointilleux sur les règles de l’art et s’ouvrir à de nouveaux pidgins culinaires. Les premiers changements appliqués sur la pizza vont porter sur les saveurs dominantes : aux États-Unis, de garniture possible, le fromage va devenir garniture structurante. En France, c’est la tomate qui va prendre cette place. Parallèlement, après quelques essais erreurs, un second type de changement se produit avec l’introduction du mets dans les structures de repas respectives, appuyée sur le recours à une interface commune : le restaurant de cuisine « exotique ». Lieu neutre ménageant la rencontre avec l’altérité, il va d’abord prendre les traits du « restaurant italien » en Amérique, et ceux de la pizzeria et du restaurant-pizzeria en France. Ces lieux vont désenclaver la pizza de sa consommation intra communautaire et de son auréole ethnique qui par trop d’aspects l’associait à l’altérité miséreuse. Ces lieux vont permettre aux autochtones de se familiariser avec la pizza mais c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que sa popularité va réellement se propager. L’engouement nouveau pour le met va initier une série d’inventions tant culinaires que techniques, permettant au mets de s’ajuster aux besoins et aux valeurs de son temps.

Des formes syncrétiques aux formes nationalisées : ou comment la frontière se reconstruit

Dès les années 1950, en France comme aux États-Unis, s’amorce la diffusion de la pizza à travers les territoires sous l’effet de deux phénomènes se renforçant l’un l’autre : plus les ouvertures se multiplient, plus les intervenants de tous bords vont tenter leur chance avec ce mets éminemment malléable en passe de devenir un véritable phénomène de société. Cet engouement général pour la pizza se produit sous l’effet de multiples changements qui affectent les organisations sociales dans leur ensemble. Sans pouvoir être exhaustifs ici, on citera d’abord le développement de l’emploi urbain et de la journée continue dès les années 1950 : on cherche désormais à se nourrir rapidement le midi à proximité du lieu de travail. Or, la pizza présente de multiples avantages par rapport aux alternatives existantes : à Nice, par exemple, servie chaude et déclinée en une multitude de parfums, elle marque rapidement son avantage sur la pissaladière et sur la socca locales, tandis qu’elle est un des rares mets disponibles au coeur de la ville américaine qui, à cette époque, a surtout développé en marge de ses artères extérieures des systèmes de take away (à emporter) adaptés au développement de l’automobile. De part et d’autre de l’Atlantique, la mode italienne favorise encore le choix de ce mets au coeur du développement de la société des loisirs et de la restauration extérieure. En France, elle répond à l’envie de sortir le soir et de manger dans une atmosphère joyeuse qui détonne alors avec celle du restaurant traditionnel resté par trop d’aspects cérémoniel. Elle y profite du mouvement d’explosion de la restauration extérieure des années 1970. On peut citer encore le baby boom (1946-1963) qui, associé au développement du double emploi des ménages, se traduit aux États-Unis par une demande de convenience food (nourriture toute prête) à usage domestique. Si le TV dinner (repas télé) en est un élément emblématique apparu, grâce aux innovations techniques du domaine de la surgélation, dès 1953, la pizza pénètre les foyers américains 4 ans plus tard, soit plus de 20 ans avant les foyers français.

Ces grandes tendances communes auxquelles la pizza va apporter une réponse ne doivent pas cacher les spécificités des modèles qui se sont développés de part et d’autre. Deux exemples représentatifs de cette période et pris chacun de part et d’autre de l’Atlantique vont nous permettre d’illustrer la façon dont les frontières se reconstruisent. Nés des mêmes macro tendances, ils s’opposent pourtant point par point, mettant en évidence la spécificité des réponses que trouve chaque société pour elle-même. Vont alors se formaliser les deux modèles emblématiques de chacun des pays : la roborative Chicago Style Pizza qui naît de l’association de la pie (tourte) américaine et de ce qui est alors considéré comme une « mise en bouche » italienne, et la pizza provençale qui naît de son côté de l’association de la pizza bianca napolitaine, des pendelottes provençales, et des anchois siciliens. Initialement syncrétiques, ces deux modèles de pizzas vont peu à peu prendre des traits nationaux pour devenir finalement les pizzas représentatives de leur société respective, dans lesquelles on peut lire le rapport aussi bien à l’alimentation, qu’à la technique, ou à la réussite sociale.

Quelles sont les grandes caractéristiques de ces deux formes de pizzas? En termes d’évolution, on peut d’abord constater qu’aux États-Unis le mets a été adapté à l’outil, tandis qu’en France l’outil a été adapté au mets. Dans le premier cas la préparation de la pizza a en effet été segmentée en différentes opérations techniques confiées à des acteurs différents (recours à des centrales d’achat pour les garnitures, surgélation préalable de la pâte étalée et disposée dans des moules, utilisation de fours à infra rouges), transformant le mets en concept industrialisé et en produit « standardisable ». Cette pizza va donc progressivement prendre tous les attributs d’un mets adaptable à l’industrie du fast food, dont les chaînes de restaurants Pizza Hut et Domino’s Pizza deviennent les emblématiques représentants. En France, la préparation de la pizza est restée entre les mains d’un spécialiste unique qui maîtrise toutes les étapes de fabrication (préparation maison des garnitures, de la pâte, cuisson en four à bois), et dont l’objectif principal est de distinguer sa préparation de celle de tout autre pizzaiolo. En déplaçant le four du laboratorio napolitain[17] dans une camionnette, les Provençaux ont conservé au mets toutes les caractéristiques de sa fabrication artisanale initiale. Nous reviendrons par la suite sur le fait qu’en termes de capacité de diffusion du mets à travers les territoires, les camions à pizza n’ont pas été moins efficaces que les antennes de livraison américaines. Fidèle au mythe initial de la terre d’abondance, l’Amérique a privilégié la quantité de garniture au rapport d’équilibre initial entre la pâte et son agrément gustatif. La Chicago Style Pizza a par ailleurs pris la forme d’une compression des éléments de repas, procédant par empilement et stratification verticale. En France, l’expansion s’est faite horizontale, le diamètre du mets gagnant en envergure, tandis que le rapport d’équilibre napolitain structurant était conservé, et la pizza s’est alors intégrée dans le déroulement séquentiel d’un repas organisé en deux étapes. La pizza américaine est devenue un mets de temps compté, préparé et consommé rapidement tandis qu’en France, à l’inverse, sa consommation a conservé une forte charge commensale, maintenant ainsi le partage alimentaire comme un moment dédié à la socialisation. En fin de compte, ces deux types de mise à disposition ont pris les tours des modèles d’ascension sociale respectivement valorisés dans chacune des cultures : aux États-Unis la pizza de fast food et le système de franchises qui lui est associé participent du mythe du self made man, mythe qui fait suite à celui des premiers temps de la migration dans lequel le colon, à force de travail, pouvait réussir autant qu’un autre dans sa nouvelle patrie. En France, avoir son camion ou sa petite pizzeria fait plutôt écho au modèle du petit artisan indépendant, qui est son propre patron, et qui fabrique un produit spécifique sur la base d’un savoir-faire qui participe d’une identité régionale[18].

Confrontation de deux modèles « nationalisés »

À ce point, nous avons vu que les frontières se renforcent (plat totem), se brouillent le temps de la rencontre (composition syncrétique), se reconstruisent autrement (réappropriation progressive), et ne disparaissent pas : elles se réédifient continuellement pour devenir des pizzas nationalisées. On peut encore le constater en s’arrêtant un instant sur le sort qui a été fait en France aux « pizzas nationalisées » américaines dont nous situions dans l’introduction l’arrivée au début des années 1990. La France, comme les États-Unis, possédait déjà à l’égard de la pizza un référent national[19]. C’est à l’aune de ce dernier que la pizza de fast food a été approchée[20]. La confrontation de ces deux types de pizzas de forme, d’usage et de fonction très éloignés, portant pourtant le même nom, a ainsi constitué, pour les mangeurs, un champ propice aux efforts de différenciation et aux comparaisons.

La répartition des points d’implantation de la chaîne américaine Pizza Hut suit une ligne de démarcation qui va de Nantes à Besançon. Au nord de cette ligne, le modèle américain a connu une certaine popularité – non sans réajustements –, tandis qu’au sud, il ne s’est pas répandu. Si l’on se penche un instant sur cette partie du territoire qui est aussi le fief historique des camions à pizza, on constate que de la rencontre des deux modèles sont nés de nouvelles adaptations et de nouvelles constructions syncrétiques, mais également des détournements d’usage et des changements d’appellation qui sont aussi des réajustements classificatoires. En effet, si d’un point de vue organoleptique, les pizzas proposées par l’enseigne de fast food demeuraient généralement attractives pour les mangeurs, l’aspect formel étant en revanche trop éloigné du référent mémorisé, la consommation des pizzas stratifiées de Pizza Hut n’a été possible qu’en les « rebaptisant », le mangeur résolvant ainsi la disjonction produite entre un nom et un contenu répondant à cette appellation : à Avignon, c’est de « gâteau au fromage » dont on nous a parlé, tandis que les mangeurs italiens interrogés ont utilisé le terme de « cochonnerie ». Ces changements d’appellation contiennent également l’ajustement de la pratique : le registre italien des « cochonneries » fait référence aux mets qui constituent un écart à la norme et à la représentation partagée du « bien manger » mais qui sont réhabilités par réinsertion dans une catégorie culturellement prévue à cet effet. Autrement dit, l’appellation traduit ici la possibilité d’un écart renormalisé[21]. Le « gâteau au fromage » aussi appelé « la pizza de l’Américain » a quant à lui été intégré dans le registre de l’exception festive, présentant par exemple tous les attributs requis pour devenir une idée de repas pour le 31 décembre, alors que sa fonction initiale aurait du le destiner à une consommation régulière et banalisée. Ce détournement de fonction a eu une incidence directe sur la santé financière de modèles basés sur la fréquence de fréquentation. Ce n’est là qu’une seule des manifestations du processus de réappropriation ayant émergé au cours de cette rencontre, mais elle met encore une fois en évidence l’existence d’un mécanisme culturel permettant d’encadrer l’emprunt, le temps nécessaire à sa remise en forme culturelle, et de lui donner sens dans un contexte lui préexistant.

Ce bref parcours avec la pizza nous apprend que les frontières se déplacent sans cesse ; dans ces processus, on constate que les individus sont pris dans un impératif contradictoire : maintenir une spécificité culturelle endogène tout en cédant aux emprunts exogènes. Mais c’est cette dynamique qui définit finalement le principe fondamental de la culture : elle est emprunt (le parcours de la pizza en témoigne) et en même temps moyen de canalisation de l’emprunt (la variété des différentes lignées de pizzas le montre). Dans ce contexte, l’évolution et le changement – le déplacement, la reconstruction, l’invention des frontières – nous semblent davantage manifester la vitalité des cultures plutôt que leur désagrégation. Il est pourtant devenu commun de chercher à favoriser la pérennité de formes culinaires en en figeant la recette à travers une liste d’ingrédients et une chaîne opératoire strictement définis ; tel est le cas de la demande d’Appellation protégée déposée par la mairie de Naples pour la Vera Pizza Napoletana. Pourtant, c’est bien la souplesse culinaire de la pizza, comme son large spectre de variations possibles, qui en ont assuré la pérennité à travers le temps et l’espace. Lui substituer une forme dite pure, ce serait oublier la qualité majeure de ce mets devenu « polyglotte » puisqu’il fait la preuve de sa capacité à communiquer dans toutes les langues, et risquer, in fine, de saper la diversité au profit de l’homogénéité contre laquelle on entendait se dresser.