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Pour que l’expérience clinique fût possible comme forme de connaissance, il a fallu toute une réorganisation du champ hospitalier, une définition nouvelle du statut du malade dans la société et l’instauration d’un certain rapport entre l’assistance et l’expérience, le secours et le savoir ; on a dû envelopper le malade dans un espace collectif et homogène.

Foucault 1963 : 199-200

Je ne suis pas le seul anthropologue à avoir applaudi, avec quelque retenue toutefois, l’émergence vers 1972 du mouvement de l’« authenticité » qui venait d’être lancé par le président Mobutu Sese Seko (1930-1997). D’après ce que j’ai alors compris de cette idéologie nationaliste qui fut bien accueillie, en un premier temps, par la population, le Congo allait se « désoccidentaliser » en s’efforçant de tirer les conclusions, sur les plans identitaire, culturel, politique et économique, voire religieux et même thérapeutique, du fait que le pays se situait au coeur de l’Afrique et non pas quelque part en Europe, en Amérique ou en Asie. À travers un retour, aussi tâtonnant qu’audacieux, vers ce qui est au coeur de l’identité africaine, le mouvement de l’« authenticité » qui s’imposa jusqu’en 1977 permit aux Congolais de retrouver une vraie fierté, collectivement, quelque dix ans après la fin de l’expérience coloniale. La déception fut à la mesure des premiers espoirs qui avaient été grands[1].

Dans son discours d’octobre 1973 à la tribune de l’Organisation des Nations Unies (ONU) de New York, le président Mobutu expliqua aux délégués des autres pays du monde ce qu’il fallait entendre par la politique de l’authenticité que son gouvernement était en train de mettre en place. Coiffé de sa toque de léopard et appuyé sur sa canne de « grand chef coutumier », le président-fondateur du Mouvement populaire de la révolution (MPR) s’écria dans le style haut en couleur qui était le sien :

L’authenticité représente la prise de conscience par le peuple du Zaïre du fait qu’il doit retourner à ses origines, se ré-ancrer dans les valeurs de ses ancêtres, et découvrir celles qui sont susceptibles de contribuer à son développement harmonieux et naturel. Elle est aussi le refus d’embrasser des idéologies importées. En quelques mots, on peut dire que l’authenticité se présente comme l’affirmation d’une forme particulière d’humanité, telle qu’elle existe en un lieu, avec ses structures mentales et sociales.

Wrong 2001 : 90[2]

Les sociétés de l’Afrique étaient encore souvent représentées, durant la décennie 1970, comme prisonnières de règles, de tabous et de contraintes avec lesquels les pays nouvellement indépendants d’Afrique devaient rompre, répétait-on, s’ils voulaient s’engager sur la voie du développement et de la modernité. En reliant l’authenticité à « l’affirmation d’une forme particulière d’humanité », Mobutu proclamait que la tradition africaine n’enfermait pas les Africains, comme on se plaisait à le répéter, dans une solidarité improductive, dans des obligations familiales paralysantes et dans un passé à ranger aux oubliettes de l’histoire. Aux promoteurs d’une modernisation à l’occidentale décrivant ces traditions comme un fouillis de pratiques villageoises dépassées, il répondait que celles-ci pouvaient être revivifiées pour s’ajuster aux exigences de la vie moderne ; aux apôtres d’un développement pensé sur l’axe des valeurs de l’Occident, il rappelait que les cultures ancestrales ne constituaient pas nécessairement des freins à la transformation de la société et qu’elles pouvaient même être de puissants leviers pour construire un pays moderne.

L’invitation faite par Mobutu à tous les Zaïrois de s’engager dans un exercice collectif de « décolonisation mentale » m’apparaissait d’autant plus recevable qu’elle reprenait largement les idées mises de l’avant par Mabika Kalanda (1967)[3], un des intellectuels congolais dont la pensée m’avait enthousiasmé quelques années plus tôt. Dans La remise en question. Base de la décolonisation mentale, Mabika Kalanda précisait que la « décolonisation mentale » ne pouvait se faire qu’en remettant en question :

[C]ertains principes et préjugés reçus en héritage, soit de nos ancêtres, soit de la colonisation. Cette démarche […] voudrait n’être qu’un effort en faveur de la restructuration de notre mentalité, un effort sincère en faveur aussi bien d’une conscience authentiquement africaine que d’une attitude compréhensive de la part des puissances étrangères à l’égard de l’homme congolais.

Mabika Kalanda 1967 : 10-11

Dans l’esprit de Mabika Kalanda, il fallait recomposer les cartes mentales (« notre mentalité », écrivait-il) en libérant les esprits de certaines traces laissées à la fois par le colonialisme et par les ancêtres, sans rejeter pour autant ni les unes ni les autres.

À terme, la politique de l’« authenticité » visait à remplacer, dans tous les domaines, les modèles occidentaux encore bien en place par des manières de faire ancrées dans les traditions africaines. Une majorité de la population était alors convaincue que ce mouvement national de ré-identification collective était nettement supérieur au maintien des modèles occidentaux comme cela se faisait, à l’époque, dans la plupart des pays d’Afrique. Le recours à l’authenticité se présentait comme une philosophie qui invitait les citoyens du Zaïre à redonner de la valeur, dans le monde d’aujourd’hui, à ce que les ancêtres leur avaient légué ; ce qui importait désormais n’était plus seulement l’identification personnelle à la culture de leur groupe ethnique d’origine, pas même à celui des Angbandi auquel Mobutu appartenait, mais bien plutôt l’identification, en tant que citoyens, à la civilisation de l’ensemble humain zaïrois et aux patterns culturels communs aux différents groupes ethniques.

Ultime avatar de cette politique qui prétendait faire obstacle au néocolonialisme, l’idéologie du recours à l’authenticité se transforma hélas en une « forme de re-traditionnalisation politique et d’africanisation ancrée dans un discours nationaliste » (De Boeck et Plissart 2004 : 109). Ainsi, la politique de l’« authenticité » qui disait vouloir s’ancrer dans les valeurs les plus riches du pays en retournant à la culture commune transmise par les ancêtres s’est finalement transformée en un véritable cauchemar pour tout le Zaïre. Cette dérive s’explique par le fait que les leaders politiques se sont trop peu interrogés sur ce qu’il fallait retenir du passé pour en faire une réalité vivante, significative, et pertinente dans le contexte d’un État moderne[4].

Dans la première section de ce texte, je décris le contexte dans lequel la politique de l’authenticité s’est introduite, notamment à travers l’action du docteur Nguete Kinkela, dans le domaine de la santé. J’y rappelle l’importance des travaux réalisés au Centre de la médecine des guérisseurs, où des chercheurs ont procédé à l’évaluation de l’efficacité thérapeutique des pratiques traditionnelles de guérison et contribué à la rédaction d’un plan national de santé publique au sein duquel des guérisseurs devaient être articulés sur les services officiels de santé. Les études ont montré que les deux systèmes de soins, l’occidental et le traditionnel africain, interagissent constamment ensemble, la quête de soins et les itinéraires thérapeutiques suivis par les personnes malades démontrant clairement le va-et-vient entre les deux systèmes. Il n’apparaissait donc pas nécessaire de les intégrer l’un à l’autre.

Dans la seconde section, je présente une brève ethnographie du village-hôpital de Mbindo-Lala dans lequel se cristallisent une conception et une pratique de l’hospitalisation qui incorporent les manières de penser et de faire prévalant chez les Angbandi vivant dans des villages de l’Oubangi. Dans cette section, je montre aussi les limites de toute transposition de ce type d’hôpital africain traditionnel dans des hôpitaux de type occidental qui s’organisent autour d’un système de valeurs complètement différent.

L’authenticité s’introduit, en 1974, dans l’espace des services de santé

Le docteur Nguete Kinkela, un spécialiste de la santé publique, a été l’artisan du virage majeur qui s’est opéré, à partir de 1974, dans l’organisation des services de santé du Zaïre[5]. Comme ailleurs en Afrique, la médecine occidentale avait survécu aux indépendances et le ministère congolais de la Santé s’inspirait encore, au milieu des années 1970, du modèle occidental pour l’organisation des services de soins. Et pourtant les difficultés ne manquaient pas dans l’actualisation d’un tel modèle. Nommé ministre de la Santé en 1975, le docteur Nguete a d’emblée mis au point un programme national de soins de santé primaires qui devait s’appuyer, entre autres, sur les praticiens de la médecine traditionnelle.

Lors du Deuxième Congrès du parti du président Mobutu en 1974, il avait été décidé de faire procéder à une évaluation scientifique de l’efficacité de la « médecine des guérisseurs » dans le but d’identifier les éléments susceptibles d’être intégrés dans les services officiels de santé. Déjà en 1973, alors qu’il était Directeur de l’Institut national de recherche scientifique (INRS), le futur ministre de la Santé avait créé le Centre de la médecine des guérisseurs[6]. L’idéologie de l’authenticité pourrait peut-être réussir à s’appliquer dans le domaine de la santé bien qu’elle ait échoué dans la plupart des autres domaines. Le ministre souhaitait mettre en place une structure hybride de soins qui ne serait ni un décalque de la médecine occidentale ni un simple prolongement de la médecine traditionnelle africaine.

Au milieu des années 1970, le profil sanitaire de la population zaïroise se présentait à peu près de la manière suivante : l’espérance de vie à la naissance était de 45 ans ; sur 1 000 naissances vivantes, 150 enfants mouraient avant l’âge d’un an et 50 autres mouraient entre un an et quatre ans, le plus souvent à la suite de diarrhées, de malnutrition ou de malaria ; un pourcentage élevé de femmes décédaient lors de l’accouchement ou durant la grossesse ; de nombreuses maladies infectieuses et parasitaires existaient à l’état endémique en dépit du fait que la plupart d’entre elles étaient évitables par la vaccination ; les épidémies de rougeole, de méningite et de poliomyélite réapparaissaient selon un cycle relativement prévisible ; la malaria était prévalente sur tout le territoire national ; et on trouvait encore des zones où la lèpre, la maladie du sommeil, la cécité des rivières, la schistosomiase et la tuberculose étaient présentes. La mauvaise qualité des conditions hygiéniques (latrines, évacuation des déchets), une alimentation souvent insuffisante et de mauvaise qualité, une absence d’eau vraiment potable et un mauvais contrôle des principaux vecteurs de maladies, tous ces éléments intervenaient, en se combinant, pour faire apparaître une très forte morbidité dans la population.

Il ressort avec évidence des causes à l’origine des maladies alors prévalentes que la réponse à apporter pour améliorer le profil global de santé ne pouvait pas se trouver dans le maintien d’un système strictement organisé autour d’hôpitaux dont les services curatifs étaient le plus souvent détachés de toutes activités préventives et éducatives ; de plus, leurs activités de prévention étaient, en général, limitées à ce qui touchait à l’amélioration de la qualité de l’environnement ; enfin, les hôpitaux ruraux étaient souvent géographiquement éloignés des villageois, environ 90 % de la population vivant alors à plus de dix kilomètres d’un hôpital. Quelques hôpitaux ruraux avaient développé d’intenses activités de prévention par le biais d’agents sanitaires chargés de la vaccination des enfants, du dépistage des maladies endémiques et du contrôle de l’hygiène du milieu (en obligeant, par exemple, les villageois à construire des latrines). Ces agents sanitaires étaient hélas fort mal rémunérés, manquaient d’encadrement et disposaient de peu de moyens pour agir, ce qui contribuait à instaurer démotivation et inefficacité.

En 1975, le budget officiellement octroyé à la santé représentait moins de 2 % des dépenses de l’État alors que la défense nationale recevait près de 15 %. Le Zaïre comptait alors environ 800 médecins, nationaux et étrangers, dont plus de 500 étaient installés dans les grandes villes du pays ; le personnel des postes de santé était surtout composé d’infirmiers. En plus du réseau d’hôpitaux distribués de manière fort inégale sur le territoire national, le Zaïre disposait de bureaux et agences spécialisés dont l’ensemble des activités visaient à lutter contre des maladies ou des problèmes spécifiques de santé : trypanosomiase, lèpre, tuberculose, paludisme, onchocercose, schistosomiase, handicaps physiques, etc[7].

Le Plan de santé mis de l’avant, en 1975, par le ministre Nguete Kinkela fit une grande place aux animateurs sanitaires de première ligne à qui fut confiée la mission de s’occuper des soins primaires, de surveiller l’hygiène publique, d’éduquer à la santé et de référer les cas difficiles aux formations hospitalières des zones, sous-régions et régions. S’inspirant d’une perspective de santé publique, ce Plan s’opposait, de manière frontale, à la structure sanitaire alors existante qui était organisée autour d’hôpitaux et de dispensaires offrant surtout des soins curatifs. Tous les spécialistes reconnaissaient l’inadéquation d’une telle structure pour lutter efficacement contre les formes dominantes de pathologie existant dans les milieux ruraux et urbains du Zaïre. Une importante réforme pharmaceutique eut aussi lieu en 1975, limitant la liste des médicaments dits essentiels à quelque 120 spécialités. En dépit des évidences, personne n’avait voulu, jusque-là, changer le centre de gravité du système.

C’est en lien avec ce nouveau Plan que le ministère de la Santé eut l’idée de recourir aux praticiens de la médecine traditionnelle et de lancer un programme national de recherches sur les pratiques des guérisseurs afin que les décideurs politiques puissent prendre des décisions éclairées à leur sujet. La première phase des recherches qui s’est déroulée de la fin de 1974 à décembre 1977 devait être normalement suivie d’une seconde ayant pour objectif de tester différents modèles de collaboration entre médecine occidentale et médecine traditionnelle. En août 1978, un Séminaire national regroupant médecins, guérisseurs, chercheurs et fonctionnaires du ministère de la Santé s’est tenu à Kinshasa dans les locaux mêmes de l’Assemblée nationale. Au terme de ces journées, le Président de la Cour Suprême, le docteur Bayona ba Meya, déclarait :

L’option que je préconise fait appel à la fois à une politique de légalisation formelle, à une politique de collaboration intégrée. Les activités des guérisseurs doivent bénéficier d’une reconnaissance formelle de la loi qui doit se limiter à proclamer la licéité de leur pratique thérapeutique. Il est à peine besoin de souligner qu’une politique légale d’interdiction manquerait totalement de réalisme et serait vouée d’avance à l’échec sur le plan de l’application des sanctions. La politique législative de collaboration autonome devrait être, à mon sens, la politique de base parce qu’elle a le mérite de placer sur le même pied d’égalité la médecine traditionnelle et la médecine moderne ; en outre, grâce à cette politique, la médecine des guérisseurs va échapper au danger de dénaturation qui consiste à lui enlever son substrat socioanthropologique.

Bayona ba Meya 1978 : 17-18

Le Président de la Cour Suprême a ensuite annoncé la création d’une Commission chargée de réviser la législation sur l’art de guérir et de proposer de nouveaux règlements. Cette attitude ouverte face à la médecine des guérisseurs était loin d’être partagée par tout le monde au Zaïre mais elle avait néanmoins ses ardents défenseurs, notamment le ministre Nguete Kinkela lui-même. Ses meilleurs appuis lui venaient du fait que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait voté, lors de la 28e Assemblée mondiale de la santé en 1975, une résolution demandant que les politiques nationales de santé des États-membres s’orientent vers les soins de santé primaires en utilisant au mieux toutes les ressources locales disponibles, y compris les guérisseurs (Résolution OMS 28.88). Dans le prolongement de cette résolution, la Région Afrique de l’OMS a consacré, lors de l’atelier de 1976 à Kampala, ses discussions techniques au thème : « La médecine traditionnelle et son rôle dans le développement des services de santé en Afrique »[8].

En cette même année 1976, un groupe chargé de coordonner les recherches et la promotion de la médecine des guérisseurs a été créé à Genève sous la direction d’un médecin ghanéen, le docteur R.H. Bannerman. En 1977, la 30e Assemblée mondiale de la santé adoptait par acclamation une résolution relative à la promotion de la recherche sur la médecine traditionnelle afin qu’on puisse en savoir plus sur son éventuelle efficacité et sur sa possible insertion dans les services officiels de santé. Dans tous les pays, les planificateurs se trouvaient alors confrontés à des choix difficiles : faut-il conférer un statut officiel à cette médecine aussi longtemps que ses activités n’ont pas été évaluées d’un point de vue scientifique ? Comment convient-il d’articuler médecine occidentale et médecine traditionnelle ?

En décembre 1977, le Centre de la médecine des guérisseurs a remis au ministre de la Santé un rapport technique dans lequel était décrite, dans le détail, la situation de l’utilisation de la médecine des guérisseurs sur l’ensemble du territoire national[9]. Dans ce rapport, les chercheurs rappelaient que le Zaïre est le dépositaire d’un riche héritage dans le domaine thérapeutique et qu’il est légitime de vouloir puiser dans ce savoir séculaire des éléments susceptibles d’enrichir le système national de santé. Ils signalaient que cette médecine « ancestrale » est à l’image de la société villageoise, clanique et rurale, qui lui a donné naissance, et que les pratiques des guérisseurs ne peuvent pas être aisément transposées dans un contexte de modernité.

Ce que les recherches avaient permis d’appréhender, c’est l’existence d’un système traditionnel de soins d’une grande complexité composé de trois sous-systèmes qui fonctionnaient en interaction. Le premier sous-système est celui qui pivote autour des guérisseurs herboristes (des nganga mbuki, selon le terme kikongo) qui pratiquent une médecine à base d’herbes et de plantes généralement administrées sous la forme de recettes médicinales à des personnes individuelles. Les spécialistes des plantes travaillent principalement sur le corps en prenant le plus souvent en charge une catégorie particulière de maladies, surtout celles qui ont des causes dites naturelles. Cette médecine des plantes a été en compétition, durant l’époque coloniale, avec la médecine occidentale qui a parfois cherché à la remplacer, tout en manifestant un certain intérêt à l’égard des recettes médicinales. La médecine occidentale a néanmoins lutté, à armes inégales, contre cette médecine herboriste : la reconnaissance officielle de la première, ses médicaments supérieurs, spécialement après la révolution des antibiotiques, le budget dont elle disposait de la part de l’État, tout cela contribuait à renforcer la médecine occidentale tout en jetant un discrédit certain sur la médecine des guérisseurs. En dépit de tout cela, les études montrèrent que la médecine des banganga n’a pas été anéantie et qu’elle s’est même développée dans les années qui ont suivi l’indépendance du pays[10].

Le second sous-système est apparu être organisé autour de la « thérapie rituelle de groupe ». II est caractérisé par l’effort fait par un groupe, sous la guidance d’un guérisseur spécialisé, pour prendre en charge des problèmes de nature sociale ou psychologique qui concourent à affaiblir la santé de certains individus dans le groupe. Les travaux permirent de distinguer entre deux types principaux au sein des thérapies de groupe : (1) la thérapie familiale et clanique telle qu’elle s’exprime principalement dans les rituels de réconciliation familiale qui font appel aux esprits des ancêtres ; (2) la thérapie plus personnelle mise à l’oeuvre dans ce que les chercheurs nommèrent « les grands rites thérapeutiques » qui sont des sortes de psychothérapies communautaires[11].

Ce second sous-système qui combine généralement cérémonies rituelles et recettes médicinales n’a jamais été contesté par les médecins ; par contre, il l’a été par les Églises à cause de ses références à la possession par les esprits, et des notions de sorcellerie et de magie auxquelles il fait appel. Même à l’époque coloniale, il arrivait souvent à des médecins d’esprit ouvert de conseiller à leurs patients souffrant d’une maladie à composante psychique ou reconnue comme ayant son origine dans le domaine des relations sociales d’aller consulter un guérisseur ritualiste. Cette reconnaissance implicite s’explique par le fait que la médecine occidentale avait souvent peu à offrir dans le domaine des soins psychosociaux. En fait, si le travail de cette catégorie de guérisseurs est contesté à l’avenir, ce sera sans doute plus par les psychologues et les travailleurs sociaux que par les médecins eux-mêmes.

Au sujet de ces guérisseurs rituels qui font appel aux esprits dans leurs pratiques, Ellen Corin écrit :

Dans le cas des Zebola, c’est le malade lui-même qui énonce la cause de sa maladie, les chances de faire surgir le noyau conflictuel réel étant donc maximales. Nous assistons parfois à de véritables séances de catharsis lorsque le malade laisse échapper une explosion d’agressivité contre certaines personnes de son entourage, et sans que personne ne puisse lui en tenir rigueur puisque ce sont les esprits qui sont censés parler à travers sa bouche. Le système peut donc évoluer au niveau de la psychologie et de la sociologie qu’il met en acte, puisqu’il se fonde directement sur la personne.

Corin 1976b[12]

Le troisième grand sous-système thérapeutique peut être caractérisé par une accentuation du pôle personnel, à travers une thérapie centrée sur l’individu que le guérisseur ritualiste cherche à protéger par la purification, l’onction, ou même en le soustrayant éventuellement au groupe social dans lequel il se sent vulnérable, autant de procédures qui s’achèvent souvent dans une initiation au sein d’un nouveau groupe d’appartenance, celui des initiés à un culte donné, comme les Zebola, Bilumbu, Mpombo ou Mizuka. Nous sommes davantage ici sur le versant de la modernité en ce sens qu’une conception plus individualiste de la personne doit être présente que cette thérapie soit efficace ; dans le second sous-système rituel, le malade était encore envisagé par le thérapeute comme membre d’un groupe social et le plus souvent, en tant que membre d’un groupe familial. Cependant, sous plusieurs aspects, ce troisième sous-système ressemble au second : tous deux s’attaquent en effet aux maladies que les devins disent avoir été causées par l’action des hommes ou l’intervention des esprits ; de plus, tous les deux visent à réaménager les relations entre des personnes dans un milieu social donné.

Il ne faut pas imaginer ces trois sous-systèmes comme s’ils fonctionnaient indépendamment l’un de l’autre. Il est vrai qu’il existe des guérisseurs qui utilisent uniquement des plantes ou uniquement des rituels, mais le plus souvent, les thérapeutes ont recours aux recettes médicinales tout autant qu’aux traitements rituels. Lorsqu’ils expliquent quelle est la cause profonde d’une maladie, les guérisseurs ritualistes font le plus souvent appel à des idées qui sont totalement étrangères au système médical moderne : ils parlent en effet de l’influence de sorciers et de l’intervention d’esprits dans la vie des hommes, ou encore de la colère des ancêtres vis-à-vis un de leurs descendants qui a négligé une règle de comportement considérée importante dans la société traditionnelle.

Dans les recommandations faites au ministère de la Santé, les chercheurs ont proposé de maintenir l’indépendance entre les deux types de médecine, occidentale et traditionnelle, qui se devaient de continuer à exister chacune pour elle-même ; bien sûr, ils soutenaient l’idée d’un enrichissement mutuel sans pour autant souhaiter l’intégration entre les deux systèmes[13]. Ils affirmaient que ce serait une erreur grave de vouloir transférer les guérisseurs dans un hôpital ou de vouloir les transformer en mini-infirmiers en leur enseignant des techniques de soins modernes. Dans la mise au point de plans de collaboration entre ces deux traditions thérapeutiques, ils considéraient essentiel de tenir compte des différentes catégories de guérisseurs en essayant de les aider à améliorer, tant pour les herboristes que pour les ritualistes, leurs conditions de travail et la qualité de leurs interventions.

La description du village-hôpital de Mbindo Lala présenté dans la section suivante illustre, de manière concrète, le fonctionnement de la médecine des guérisseurs, tant herboristes que ritualistes, dans un groupe ethnique spécifique, celui des Angbandi ; de plus, ce village-hôpital met clairement en évidence la place éminente des fondements idéologiques et symboliques qui sont au coeur des pratiques de la médecine traditionnelle.

Une ethnographie du village-hôpital de Mbindo Lala[14]

Ce village-hôpital est situé à la lisière de la forêt équatoriale zaïroise et à quelques kilomètres de la rivière Ubangi, dans la zone rurale d’Abumonbazi en plein coeur du pays des Angbandi. Deux personnages sont au centre de ce village-hôpital, Kongo et son mari Nzongo Misa, qui furent les créateurs, autour des années 1950, de cet hôpital traditionnel qui héberge aujourd’hui selon les saisons entre trente-cinq et cinquante malades avec leur famille. À l’origine de cet hôpital se trouve la vocation de maman Kongo. Elle raconte :

Après la dot versée par Nzongo, j’ai passé trois ans dans son village sans réussir à mettre au monde. Une nuit, je me suis réveillée en sursaut : mon ventre avait gonflé et mon coeur faisait pu, pu, pu. Un guérisseur du village m’a traitée et le mal a disparu, sans que je puisse cependant réussir à avoir des enfants. Vers cette même époque, les esprits ont commencé à jeter le trouble en moi et on me disait folle ; on me craignait beaucoup car je pouvais dévoiler publiquement les secrets de toute personne qui s’approchait de moi. On m’a transportée au dispensaire de la Mission mais la soeur infirmière m’a dit qu’elle ne pouvait rien faire pour moi et qu’il me fallait consulter un guérisseur. Le grand guérisseur Mobali Sombo nous a fait venir chez lui et nous a dit : « Les esprits qui sont sur vous, il ne faut pas les chasser car ils sont venus en vous pour vous faire guérir les malades et pour vous révéler les choses cachées ». Il m’a appris à lire la parole des esprits dans un miroir mais ne m’a donné aucune enseignement sur les plantes, disant qu’il appartenait à Nzongo de préparer les recettes médicinales et de soigner les malades.

Kinsala et Bibeau 1976

Les Angbandi dont sont issus Zongo Misa et Kongo vivent dans un environnement naturel dominé par la forêt et par l’eau d’où ils tirent leurs principales ressources. C’est aussi dans les rivières et dans les forêts qu’ils situent la présence des forces spirituelles qui peuvent être manipulées par les hommes pour le bien comme pour le mal. À ces esprits de la nature, ils opposent les esprits d’ancêtres, protecteurs de l’ordre social, que les aînés des familles font habiter dans les autels qu’ils construisent devant leur maison. Dans leurs conceptions de 1’origine des maladies, les Angbandi expliquent en effet dans les termes d’une intervention des esprits ce qui relève, dans les faits, de 1’intention des hommes.

Nzongo Misa et Kongo ont construit leur village-hôpital en un site que la rencontre de la forêt et de l’eau désignait comme un habitat privilégié pour y vivre en même temps qu’un lieu de pouvoir. Le dispositif spatial y est organisé autour de trois autels devant lesquels s’exécute la partie rituelle des thérapies à Mbindo Lala. À l’endroit où le village touche à la rivière Lala s’élève l’autel dédié aux esprits de l’eau : c’est là que l’on soigne les malades souffrant de certains troubles psychiques interprétés, chez les Angbandi, comme une possession par les esprits de l’eau. L’autel dédié aux ancêtres marque le centre du village : tous les jours, le guérisseur et les malades viennent y faire des offrandes ; c’est aussi là que se font les confessions et les réconciliations chaque fois que la maladie met en cause un manquement à l’ordre social. À la lisière de la forêt (Mbindo) se trouve le troisième autel, celui des esprits de la forêt, qui protège le village des forces dangereuses : lorsqu’une maladie est due à l’action d’un sorcier, le guérisseur barre rituellement à la tombée de la nuit tous les sentiers qui unissent le village à la forêt.

Lorsqu’un malade arrive à Mbindo-Lala, il a souvent parcouru à pied une longue route et sa venue chez Nzongo Misa et Kongo est souvent le prolongement d’une série de démarches entreprises au dispensaire, à l’hôpital ou chez d’autres guérisseurs. C’est du monde des esprits que la réponse au pourquoi de la maladie est censée venir : dans les faits, c’est par le pouvoir de Kongo et par sa clairvoyance que la réponse est donnée au malade. La connaissance que Kongo possède de sa propre société et sa grande sensibilité aux problèmes des personnes lui permettent d’explorer l’univers relationnel du malade. Le miroir divinatoire est censé être le lieu dans lequel se dévoile la vérité : en fait, le dévoilement des causes de la maladie passe par un entretien avec la personne malade au terme duquel le problème doit normalement apparaître.

Parallèlement à la divination qui ouvre à la dimension psychosociale de la maladie, le guérisseur Nzongo pose un autre diagnostic qui vise à identifier la maladie à partir de ses signes cliniques. Cet autre diagnostic doit permettre d’attaquer le mal à son niveau symptomatique par une série de médicaments que lui fournit la forêt. Nzongo connaît plus d’une centaine de plantes et d’arbres qu’il utilise pour la préparation de ses recettes médicinales ; il conserve aussi une réserve d’écorces et de matières minérales dans une case à laquelle les malades donnent le nom de « pharmacie ».

Chaque jour, Nzongo Misa prépare les médicaments qu’il distribue à chacun des malades : ces préparations rudimentaires consistent en des recettes qui se présentent sous différentes formes galéniques : préparations à manger ou à boire, cendres à appliquer sur des incisions, liquide à mettre dans les yeux ou à donner en lavement. Chaque matin, des médicaments (multivitaminés, selon les analyses de laboratoire) sont donnés à tous les malades ; d’autres sont spécifiques à certains symptômes et distribués aux malades en fonction de leur maladie propre.

Lieu de thérapie, le village-hôpital de Mbindo Lala est un endroit où les malades vivent en communauté. Les anciens malades aiment à y revenir, notamment pour participer à la cérémonie du mercredi qui est le moment fort de la vie de ce lieu thérapeutique. En ce jour consacré aux esprits, Nzongo Misa et Kongo rappellent avec insistance que les esprits sont des êtres à l’égard desquels il convient d’adopter une attitude respectueuse. Dans la solennité de ce jour, les guérisseurs font une profession de foi en leur pouvoir : « Nous ne sommes pas nés pour faire le mal mais pour guérir ; ce n’est pas par notre force que nous guérissons mais par celle des esprits. Et ces pouvoirs que les esprits mettent en nous ne nous appartiennent pas mais ils sont à vous, peuple de malades ». Par la cérémonie du mercredi, malades et anciens malades accèdent à cet espace où se rencontrent les esprits et les hommes. La vie que les malades et leur famille vivent à Mbindo Lala se situe dans le prolongement de celle de tous les villageois de la région.

Une telle concentration de personnes implique, il va de soi, le fonctionnement d’une structure économique stable. En fait, le village-hôpital forme une collectivité en grande partie autosuffisante : des champs sont aménagés à sa périphérie ; les hommes valides sont réquisitionnés pour participer à des chasses collectives. À Mbindo Lala, le malade se sent donc pris en charge dans toutes ses dimensions, physique, psychologique et sociale ; il se reconnaît aussi dans l’univers symbolique auquel recourt le guérisseur, sans qu’il y ait rupture entre son système habituel de référence et celui qu’il trouve au village-hôpital.

On peut bien sûr se demander quel est l’impact thérapeutique réel de la médecine de Nzongo Misa et de Zongo sur les différentes catégories de maladies et quelle est la portée d’un tel système de soins sur des personnes qui vivent chaque jour davantage dans la société moderne. Sur le plan de l’action sur le corps, la thérapie dispensée à Mbindo Lala comporte d’importantes limitations de sorte qu’elle ne sera jamais une structure de remplacement de l’hôpital de type occidental. Parfois le malade traité à Mbindo Lala voit certains de ses symptômes disparaître ; souvent, il arrive à comprendre pourquoi la maladie l’a frappé. Le village-hôpital de Mbindo Lala s’est longtemps maintenu comme structure de complément au dispensaire et à l’hôpital occidental, et il le sera sans doute aussi longtemps que des personnes continueront à accorder de l’importance à la connaissance des causes, surnaturelles autant que naturelles, qui sont à l’origine de leur maladie. Une telle structure de soins ne sera cependant jamais récupérable par l’hôpital occidental et pour le bien des malades, elle devrait continuer à vivre pour elle-même, en dehors de l’organisation des services officiels de santé.

Toute structure hospitalière est un reflet de la société et de la culture dans lesquelles elle se développe. À ce titre, l’hôpital de Mbindo Lala peut être vu à la fois comme un résumé des structures fondamentales de la société ngbandi, en dehors de laquelle ce village-hôpital ne peut pas se comprendre, et comme une concrétisation des systèmes de représentations et de significations qui sont au coeur de cette société. La retransposition dans une autre société, traditionnelle ou moderne, de la forme de soins qu’un hôpital comme Mbindo Lala met en oeuvre, devra tenir compte des lignes de force de cette autre société à laquelle elle aura à s’ajuster si on veut que cette structure hospitalière puisse être significative pour ceux et celles qui la fréquentent.

Redonner force et actualité à des villages-hôpitaux comme Mbindo Lala – il en existait un grand nombre à travers le Zaïre des années 1970 – sous l’impact du mouvement de l’authenticité, n’est-ce pas remonter l’histoire à contre-courant et mettre des freins à un pays dans sa marche vers la modernité ? La même question se pose pour l’ensemble de la médecine traditionnelle. Voilà donc posé, dans des termes simples, le problème de la difficile utilisation de la médecine des guérisseurs par un État moderne, fût-il engagé dans une politique de revalorisation culturelle comme ce fut le cas au Zaïre entre 1972 et 1977.

Face à ce problème, nous avons distingué deux lignes de réflexion. La première qui est davantage théorique permet de distinguer ce qui, dans 1’ensemble des conceptions et des traitements médicaux traditionnels, dépend strictement d’un cadre socioculturel aujourd’hui en voie d’être obsolète, et ce qui reste opérant pour des personnes et des sociétés engagées dans un changement rapide et dans l’adoption de nouvelles valeurs. Le grand problème qui se pose ici réside dans le fait qu’il faut le plus souvent poser une ligne de séparation entre ce qui semble encore « relevant » et ce qui est dit « irrelevant » dans la nouvelle société. Qui peut être un juge impartial dans une affaire aussi complexe ?

La seconde ligne de réflexion est beaucoup plus empirique et prend sa source dans 1’examen sociologique comparé des faits sociaux et des faits médicaux. Il s’agit dans ce cas d’établir des corrélations entre la vitesse de transformation d’une société, en retenant quelques variables significatives, et la vitesse de transformation du système médical traditionnel qu’on y trouve. Certains pensent que la médecine des guérisseurs évolue au rythme même du mouvement général de transformation sociale et qu’elle est capable, pour cette raison même, de demeurer significative pour les gens ; d’autres croient plutôt qu’elle constitue souvent un îlot qui refuse la modernité en tournant un regard nostalgique vers le passé et en continuant à le reproduire.

Au Zaïre, les hôpitaux traditionnels du genre de Mbindo Lala existaient, au milieu de la décennie 1970, dans presque toutes les collectivités rurales du pays. Ce système hospitalier de type traditionnel n’avait donc pas besoin d’être créé puisqu’il existait déjà ; il suffisait seulement de vouloir le maintenir, de l’améliorer et de l’aider éventuellement à s’adapter, ce qui s’est fait sous la pression de la politique de l’authenticité. Avec un succès tout relatif ! Les hôpitaux du genre de Mbindo Lala pouvaient former, pensait-on, le premier échelon au sein de la structure hospitalière du pays, un échelon traditionnel qui était situé au plus près des personnes ; comme nous l’avons dit plus haut, c’était peine perdue de penser à transposer, dans son entièreté, ce type d’hôpital à un niveau supérieur. Par contre, certaines des manières de faire qu’on y trouvait étaient facilement adaptables dans les hôpitaux ruraux, certains ressemblant, sous de nombreux aspects, à Mbindo Lala.

Les hôpitaux du sommet de la pyramide du système hospitalier national, ceux situés dans les chefs-lieux de régions et ceux de la capitale, pouvaient plus difficilement intégrer les principaux éléments des structures hospitalières traditionnelles. Cependant, si le processus de transformation des hôpitaux de la base était rapidement amorcé, on pouvait penser que les hôpitaux du sommet seraient sans doute influencés par les adaptations se faisant à un niveau plus bas. Si nous admettons le fait qu’il existe une corrélation entre, d’une part, l’organisation sociale d’un groupe humain et ses institutions de soins, hospitalières et autres, nous devons nous demander si le fait d’encourager le fonctionnement d’un village-hôpital comme Mbindo Lala ne favorisait pas, de manière directe, la redynamisation de l’idéologie à la base de la société villageoise et familiale, laquelle était en train de se transformer dans le Zaïre de la décennie 1970.

Conclusion

Qu’est-ce au juste qu’un hôpital ? Comment faut-il définir une institution hospitalière ? Sans doute est-ce l’ensemble des relations qui se tissent entre des soignants et des soignés, des relations qui sont professionnelles et techniques tout en étant généralement compassionnelles et empreintes d’humanité. Dans l’hôpital, on trouve aussi une hiérarchie de rôles et de fonctions au sein du personnel soignant et administratif, une hiérarchie qui tend à être rigide. L’hôpital est aussi un style d’architecture qui ressemble tantôt à un hôtel tantôt à un village, comme dans le cas décrit dans cet article. Enfin, l’hôpital ne peut se penser que sur l’horizon de l’organisation sociale et des valeurs culturelles de la société dans laquelle il s’insère.

À l’idéologie de l’authenticité, optimiste et lyrique dans son projet d’allier la médecine des guérisseurs à celle apportée par les colonisateurs occidentaux, a succédé la relecture de plus en plus critique des penseurs s’inscrivant dans la filiation de Mabika Kalanda qui se refusèrent à canoniser l’héritage laissé par les ancêtres, dans quelque domaine que ce soit. De plus, ces penseurs avaient découvert que les oppresseurs étaient aussi noirs que blancs, et que les ennemis travaillaient autant du dedans des pays africains que du dehors de ceux-ci. La conscience d’une déchirure entre les mondes africain et européen s’est imposée avec toujours plus de force ; on a néanmoins assisté, au fil des années, à un déplacement de cette fracture dans le sens d’une intériorisation d’une déchirure au coeur même de la pensée. Peu d’auteurs disent aussi clairement que Lomomba Emongo, un philosophe congolais, quels sont les défis qui se posent à l’Afrique :

Il y a, dans l’Afrique ntu envahie par la modernité occidentale de véritables foyers articulatoires des pratiques et des savoirs anciens et nouveaux, hérités et importés. Mais ce sont des foyers réduits à la clandestinité, combattus du dehors par l’Occident hégémonique et du dedans par les Bantu snobs ou travaillés par l’idéologie moderniste dominante. […] Réintégrer la toile d’araignée, tel est le défi, l’ultime épreuve du noeud à laquelle sont conviées toutes les civilisations.

Lomomba Emongo 1997 : 66-67

Pour le dire en un mot, si on croit Lomomba Emongo, tout reste encore à faire.

En écho à la citation mise en exergue à ce texte, je rappelle que Michel Foucault insiste, dans Naissance de la clinique, sur le fait que le vaste environnement non-discursif qui est fait de décisions politiques, d’institutions et de valeurs culturelles enveloppe de toute part les individus et modèle leurs formations discursives dans l’ensemble des domaines de leur vie, y compris dans tout ce qui touche à la maladie, de leurs modes d’expression à leur prise en charge. Foucault précise qu’il a fallu une mutation dans les formations discursives et dans les représentations au sujet de la maladie pour qu’une nouvelle forme de pratique clinique puisse surgir, pour qu’une autre approche de la personne malade se mette en place et pour que le champ hospitalier puisse se réorganiser. Ainsi, la question des relations entre techniques de soin, espace thérapeutique et quête de guérison est reformulée par Foucault à partir d’une analyse des structures hospitalières, lesquelles sont présentées comme étant indissociables des systèmes de sens et de représentations qui prévalent dans une société.

Le thème de l’hôpital apparaît ainsi incontournable à quiconque entreprend d’étudier, d’une manière comparative, les traditions thérapeutiques inventées par les sociétés humaines. Les études portant sur les hôpitaux tendent à confirmer l’idée que la structure de tout hôpital est prisonnière d’un univers spécifique de sens et d’un système particulier de soins ; pour cette raison même, toute migration d’une structure hospitalière dans un autre espace culturel risque d’être, au mieux, artificielle ou au pire, dangereuse. Foucault voit même dans l’hôpital le lieu de visibilité par excellence où s’inscrit une manière particulière de voir la maladie et de la traiter.