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Introduction

Un phénomène massif s’observe en 2006 dans les services de lutte contre le sida au Cambodge. Des patients, dont le rôle se limitait jusque-là à celui d’usager, sont recrutés pour travailler dans les hôpitaux. Ils assument des tâches diversifiées allant du ménage à l’éducation thérapeutique, en passant par la préparation des dossiers médicaux et la toilette des patients hospitalisés. En dehors de quelques expériences parsemées d’« éducation par les pairs »[1], ce phénomène ne s’est produit nulle part ailleurs dans le secteur biomédical au Cambodge. Une de ses particularités est qu’il se produit dans l’ensemble des services de lutte contre le sida et qu’il découle d’une tendance venue « d’en haut ». Son initiative émane donc peu des personnes concernées elles-mêmes. Si des personnes séropositives se sont spontanément engagées dans les hôpitaux, ces nouveaux acteurs occupent une place grandissante à la suite de la forte promotion de cette initiative par les organisations nationales et internationales de lutte contre le sida.

Depuis 2005, les services de lutte contre le sida impliquant les personnes vivant avec le VIH/Sida se multiplient dans les pays du Sud[2]. Des programmes dits de « patients experts » ont été ouverts au Brésil, en Éthiopie, en Haïti, au Malawi, au Mozambique, en Ouganda et en Zambie, qui consistent à déléguer à des patients certaines étapes de la prise en charge habituellement assurées par des spécialistes. Afin d’étendre plus rapidement l’accès aux traitements et pallier le manque de ressources humaines, les patients participent à des activités de promotion de la santé, de prévention ou de distribution de soins et de traitements (Kober et Van Damme 2006). À partir de ces expériences dans le contexte du VIH, l’Organisation Mondiale de la Santé a diffusé des recommandations pour la délégation des tâches, connue sous le terme anglophone de « task-shifting » et les a étendues à l’ensemble des secteurs de santé (WHO 2007 ; Lehmann et al. 2009). Le recours aux usagers pour la prise en charge s’est progressivement institutionnalisé.

Au Cambodge, les concepts de « patients experts » et de « task-shifting » sont absents des documents stratégiques des organisations de lutte contre le sida. La participation des PVVIH[3] dans les services de prise en charge apparaît néanmoins comme une composante essentielle de ces documents. Les phrases du type « les PVVIH doivent jouer un rôle actif dans le développement des programmes qui les concernent », « elles doivent être impliquées à tous les niveaux du parcours de soins », « elles doivent être actives dans la communauté », « la communauté, y compris les PVVIH, joue un rôle important dans les activités de support aux PVVIH » (NCHADS 2003) sont omniprésentes. Cependant, cette rhétorique relative à la participation des PVVIH reste vague et ne précise pas ni de quelle manière prendre part, ni quoi faire.

Si l’institutionnalisation du recours aux patients dans la prise en charge du VIH est un phénomène relativement récent, les initiatives visant à impliquer des citoyens « ordinaires » ne le sont pas. En l’occurrence, au Cambodge, avant d’impliquer les patients pour contrôler l’épidémie, les institutions ont déjà visé « la communauté » (Crochet 2000) puis « la société civile » (Bourdier et Bureau 2010). Depuis la conférence d’Alma Ata en 1978 qui a placé au coeur de la politique des soins de santé primaires la participation des populations, des initiatives participatives n’ont cessé d’apparaître sous une forme ou une autre dans les politiques de santé des pays du Sud (« participation communautaire », « développement participatif », « participation de la société civile »). La participation des patients s’inscrit dans la continuité de ces initiatives. Or, trente années de littérature sur ces initiatives – considérées ici sous le terme large de participation – montrent qu’elles recouvrent une multiplicité de significations (Green 2000 ; Morgan 2001), parfois ambigües (Cooke et Kothari 2001 ; Mosse 2004) et contradictoires (Marsland 2006 ; Bureau 2010).

Nous proposons dans cet article de rendre compte des significations locales de cette norme globalisée (la participation des patients) qui circule dans le contexte hospitalier au Cambodge. Après avoir décrit la manière dont les promoteurs perçoivent la participation et clarifié l’approche qui se diffuse à travers le monde par les organisations internationales, nous rendrons compte des représentations et des usages de cette norme par le personnel hospitalier et les experts profanes[4].

Sur la notion de norme

Comme les représentants des institutions de lutte contre le sida au Cambodge se sont progressivement tous conformés au nouveau credo de la participation des patients, nous avons choisi le concept de norme pour appréhender ce phénomène. Compte tenu de la variété des usages possibles de cette notion en sciences sociales, précisons notre manière de l’aborder. Derrière la notion de norme, il y a l’idée de règle communément admise qui indique ce qui est valorisé (Pillon 2003) et l’idée d’intégration sociale. La participation fait autorité dans un groupe social donné (ici les représentants des institutions de lutte contre le sida) et elle est acceptée et suivie par la majorité des membres du groupe (les intervenants de la lutte contre le sida). On peut distinguer plusieurs catégories de normes. Les normes médicales qui renvoient à un savoir clinique, les normes juridiques qui renvoient à des lois, ou encore comme c’est le cas ici les normes institutionnelles, qui renvoient à des codes de bonnes pratiques, formalisés dans des textes, des procédures, des programmes que les représentants institutionnels intègrent dans leur politique d’intervention. Partant du principe que ce ne sont pas les institutions elles-mêmes qui définissent les normes mais plutôt les représentants de ces institutions, ces derniers exercent une fonction normative c’est-à-dire un pouvoir de régulation du social fixant les limites entre le normal et l’anormal. Dès lors, les individus en rapport avec ces institutions se conforment à la norme. Nous appréhendons ce mécanisme de régulation par une approche interactionniste qui conçoit la norme dans sa dimension subjective et interprétative[5], où l’individu dispose d’une marge de manoeuvre par rapport à celle-ci. Dans ce sens, la norme est considérée comme le fruit d’une représentation (Piras 2004) ; chacun l’interprète à sa manière et développe des pratiques qui varient en fonction des contextes et des individus.

Contexte et cadre de la recherche

Le Cambodge se relève de trente années de guerre marquées par le régime militaire anti-communiste du général Lon Nol (1970-1975), puis la révolution des Khmers rouges qui a décimé un quart de la population entre 1975 et 1979, et la république populaire du Kampuchéa sous domination vietnamienne (1979-1989). En 1991, alors que l’intervention des Nations Unies tente d’assurer un retour à la stabilité, un premier cas de sida est diagnostiqué chez un donneur de sang. En 1997 le pays atteint le taux de prévalence le plus élevé d’Asie du Sud-Est (3,1 %[6]). La rapidité d’expansion du virus s’explique par la pratique du multi partenariat sexuel, largement répandu dans la société cambodgienne. Le système de santé rongé par les effets de la guerre impose de lourds défis aux autorités sanitaires pour contrôler l’épidémie. Tous les secteurs de la société se restructurent avec le soutien d’intervenants extérieurs. Avec le pic épidémique en 1997, l’attention des organisations internationales se rive sur la problématique du sida, qui devient un des principaux motifs de l’aide. Un vaste réseau d’acteurs interdépendants est créé entre l’État cambodgien, les organisations de la société civile, les agences multilatérales et bilatérales, et les Cambodgiens évoluent dans un environnement social mondialisé où des normes internationales se diffusent et s’imbriquent dans les dynamiques locales.

La réflexion présentée ici est issue d’un projet de recherche plus général sur les rôles, les enjeux et les retombées de la participation des personnes séropositives dans la lutte contre le VIH/Sida au Cambodge réalisé entre 2006 et 2008[7]. Différents profils d’experts profanes intervenant dans les services de lutte contre le sida ont été identifiés et analysés : 3 au niveau hospitalier (responsables MMM[8], volontaires et counselor) et 3 au niveau extrahospitalier (animateurs de groupes d’entraide et d’équipes de soins à domicile, employés d’ONG). Pendant vingt mois d’enquêtes ethnographiques, nous avons mené quatre-vingt-sept entretiens avec des experts profanes travaillant dans chacun de ces dispositifs participatifs. Les lieux de l’enquête étaient diversifiés : sièges des organisations de lutte contre le sida et des réseaux de patients ; hôpitaux ; maisons de patients où se tenaient les groupes de soutien et les activités de soins à domicile. Afin d’avoir des points de vue diversifiés sur la participation, une trentaine d’entretiens a été réalisée avec des promoteurs de la participation (représentants d’organisations nationales et internationales) ; une vingtaine avec des membres du personnel hospitalier (médecins, infirmiers et directeurs d’hôpitaux) ; et une vingtaine avec des patients. Quatre principaux hôpitaux étaient au coeur de notre enquête : un à Phnom Penh – la capitale, où siège la majeure partie des institutions de lutte contre le sida – et trois en province (Battambang, Kandal, Siem Reap). Les entretiens menés avec des Cambodgiens se faisaient avec l’aide d’une assistante de recherche cambodgienne qui interprétait et traduisait les entretiens. Ceux en français et anglais ne nécessitaient pas sa présence. Les entretiens ont été complétés par des séances d’observation des différentes activités auxquelles participent les experts profanes (groupes de support, réunions institutionnelles, conférences nationales, accompagnement, soins) afin d’étudier les interactions experts profanes/professionnels et patients/experts profanes.

La participation selon les promoteurs

Une centaine d’organisations interviennent dans le secteur du VIH (HACC 2008) et la plupart se conforment au protocole du programme national. Contrairement au Vietnam et à la Chine qui ont connu une longue période de déni gouvernemental, le Cambodge a rapidement établi une réponse à l’épidémie en créant en 1993 un programme national. Le rôle de ce dernier s’est trouvé renforcé avec l’arrivée du Fonds Mondial en 2003. Un des principes de celui-ci est que le financement serve à renforcer les capacités du gouvernement. Le programme national a été nommé responsable de la gestion de ce Fonds et bien qu’il ne décide pas seul des orientations à prendre, il les influence fortement. La majorité des organisations étant bénéficiaires de ce fonds, elles ont été implicitement amenées à niveler leurs activités sur la base des orientations nationales. Si le programme national est principalement géré par des représentants nationaux, 97 % des ressources viennent de donateurs extérieurs (NAA 2010). Le lien de dépendance avec l’international est omniprésent. Il transparaît au niveau des services de lutte contre le sida puisqu’ils sont tous appuyés, financièrement et/ou techniquement, par des organisations internationales. Certains font l’objet d’une organisation que nous proposons d’appeler « humanitaire » – c’est-à-dire avec une présence expatriée quotidienne (Siem Reap et Phnom Penh) –, d’autres d’une organisation « gouvernementale » – dans laquelle l’aide extérieure est plus distante, limitée et parsemée (Battambang et Takhmao).

Si la participation des personnes vivant avec le VIH est un mot clé qui émerge régulièrement au niveau du protocole du programme national, aucune politique d’implication n’apparaît de manière précise :

Les personnes séropositives peuvent jouer un rôle important dans la prise en charge du VIH. Elles peuvent et doivent être engagées dans tous les aspects du continuum de soins, y compris dans les soins communautaires et à domicile, et dans les services de santé. Ils peuvent prendre part, sur une base volontaire, dans un large panel d’activités comme le counseling, l’orientation des patients vers les services VIH, le soutien à l’adhérence. Les groupes d’entraide existants seront renforcés, et la formation de nouveaux groupes d’entraide sera facilitée par la proche collaboration des personnes séropositives elles-mêmes.

NCHADS 2003 : 15

L’accent est mis sur la dimension volontaire et facultative de la participation alors qu’en pratique les promoteurs de la participation parlent des PVVIH comme de véritables ressources humaines qui ont des tâches à réaliser, des formations à suivre, des horaires à respecter. Alors que dans l’ensemble des services « gouvernementaux », 3 à 4 experts profanes sont recrutés, dans les services « humanitaires » ils sont souvent le double. Tout un ensemble d’arguments de santé publique sont avancés pour justifier le recours à ces nouvelles ressources humaines.

On aura besoin de plus en plus des PLHA[9], parce que les 45 centres qui sont ouverts, ils auront inévitablement jamais assez d’infirmières pour assurer l’accompagnement, la recherche des perdus de vue, l’éducation à l’adhérence. Les PLHA permettent de faire le lien entre les malades et les soignants, d’accompagner les malades. Quand ils vont des services de consultation aux services de radiologie, parfois les malades sont faibles, ils ne savent pas où c’est, alors ils les accompagnent. Ils font tout ce travail un peu social qu’on ne va pas demander à une infirmière qualifiée de faire, en plus elles ne sont pas motivées, elles prennent jamais suffisamment de temps sur leur temps de travail pour le faire, enfin tu vois il faut des gens qui soient suffisamment ouverts socialement, et qui ont un peu d’empathie vis-à-vis des autres.

Isabelle, chef de mission, organisation internationale, 2007[10]

Les promoteurs de la participation voient là un moyen de renforcer leurs équipes de soins et défendent l’idée que compte tenu de leur expérience de la maladie, les personnes séropositives disposent d’un savoir profane que les experts officiels n’ont pas. En raison de ce savoir, les personnes vivant avec le VIH sont considérées comme des intermédiaires clés pour transmettre des informations sur la maladie, comprendre les besoins de leurs pairs, donner des conseils et faciliter la communication entre les professionnels de santé et les malades. Par ailleurs, dans le contexte du Cambodge où l’hôpital public souffre d’une mauvaise réputation[11], la participation est considérée comme un moyen de rendre plus attractives les structures de santé grâce à la présence de pairs.

Si la participation comme moyen d’accès à des ressources humaines permettant d’améliorer l’offre de soins fait consensus au niveau de ses promoteurs au Cambodge, deux approches distinctes de la participation apparaissent : l’une, centrée sur l’individu, basée sur des valeurs de démocratie prônée majoritairement par les représentants des organisations internationales ; l’autre, centrée sur la santé publique, basée sur des valeurs de contrôle, et défendue principalement par les représentants des organisations locales. Comme cela a été souligné dans d’autres contextes, au niveau des organisations internationales la participation est avant tout synonyme d’empowerment (Green 2000 ; Morgan 2001 ; Marsland 2006). Ce concept anglo-saxon en vogue – qui n’a pas réellement de traduction en français –, signifie littéralement « renforcer ou acquérir du pouvoir ». La priorité de la participation est que les experts profanes influencent le système de santé en participant aux mécanismes de prise de décision, tables rondes et conférences, pour donner leur point de vue, devenir des partenaires et des gens de pouvoir capables de négocier avec les planificateurs en santé. Cela suppose des principes de partage des savoirs, de répartition des pouvoirs, de valorisation des profanes, d’autonomie, un ensemble de valeurs démocratiques, centrées sur l’individu, principes que l’on retrouve dans les multiples secteurs faisant la promotion de la participation dans les démocraties occidentales (Callon et al. 2001 ; Blondiaux 2008).

Un rappel de la mobilisation des patients au début de l’épidémie permet de mieux comprendre cette approche centrée sur l’empowerment. La participation des personnes séropositives dans le système de santé a commencé en Amérique du Nord et en Europe occidentale au début de l’épidémie, dans les années 1980, avec des activistes et des associations qui se sont imposés dans l’espace public. Au départ, ces « mouvements de malades » (Barbot 2002) se sont principalement engagés sur le front de l’activisme thérapeutique (Epstein 1998). Les experts profanes se sont appropriés des sujets pointus jusque-là réservés aux médecins et aux scientifiques pour contester les discours « professionnels » et imposer leur point de vue dans le domaine médical, notamment de la recherche (questions éthiques dans la réalisation d’essais thérapeutiques), du développement et de l’accès aux médicaments (expérimentation, mise à disposition, accès dans les pays du Sud). Ils étaient nourris par des modes de résistances forts, souvent en opposition aux pouvoirs publics, inspirés du modèle anglo-américain de l’activisme et des mouvements identitaires des années 1960, plus spécifiquement celui de la cause homosexuelle (Nguyen 2002 ; Eboko et al. 2005). Ces formes de mobilisation radicales ont joué un rôle important dans la reconnaissance des savoirs et pouvoirs des experts profanes par les pouvoirs publics et ont imprégné l’ethos de la participation qui circule désormais à travers le monde.

Les attentes des tenants internationaux de cette approche de la participation centrée sur l’empowerment viennent illustrer cette dernière. Dans l’un des hôpitaux, les experts profanes ont été recrutés dans le but de créer une association de patients au sein de l’hôpital qui propose des activités de soutien aux patients. Trois expatriés ont été recrutés successivement pour mettre en place ce projet. Voici le bilan de l’un d’entre eux :

Après nos deux ans de travail, le projet a complètement capoté. On en déduit qu’on est arrivé 10 ans trop tôt avec nos idées alors on a laissé tomber. Quand on n’est pas derrière à les pousser, ils ne font rien ! Donc on s’est dit ce n’est pas eux finalement qui veulent cette association, ou alors ce ne sont pas les bonnes personnes. Elles n’ont pas d’esprit d’initiative, elles n’ont peut-être pas envie, elles ont peur. On a laissé tomber et au final on les encadre pour des activités de support à l’hôpital.

Laila, infirmière, organisation internationale, 2006

Dans un autre hôpital, ce type de projet a davantage pris forme. Cependant, l’association n’a jamais « volé de ses propres ailes », comme le souhaitaient les représentants de l’organisation internationale qui l’ont impulsée. Elle a toujours été dépendante des expatriés, techniquement et financièrement. Encadrés par une présidente au nombre des rares activistes du paysage cambodgien, huit employés et trois volontaires menaient des activités d’auto-support et de soutien à l’observance au sein de l’hôpital. Au cours des interactions quotidiennes, les expatriés transmettait une culture de contre-pouvoir à la présidente, culture basée sur le principe que toute forme de non-respect des patients produite au sein du pouvoir en place doit être contestée. Régulièrement, les expatriés finançaient les déplacements à l’étranger de la directrice, déplacements au cours desquels elle était mise en relation avec des réseaux militants internationaux réputés pour leur activisme. Elle était incitée à participer également à de nombreuses conférences nationales et internationales pour représenter les patients du Cambodge.

Pour les promoteurs locaux, à quelques exceptions près, le principe d’empowerment est occulté dans les discours. Lorsque nous interrogions les représentants du programme national, tout un ensemble de stratégies étaient mises en oeuvre pour éviter le sujet de la participation. Les entretiens étaient difficiles à obtenir. Aussi, ils donnaient accès principalement à des discours etic[12] qui figuraient déjà dans les documents officiels du programme national, et tout ce qui relevait de l’emic était camouflé par des stratégies de contournement. Dans le cas des refus, les représentants du programme national me faisaient comprendre qu’ils ne s’occupaient pas des « PLHA » et m’orientaient vers le réseau national des personnes séropositives. C’est davantage au cours des échanges informels lors des ateliers et des conférences nationales que nous avons pu comprendre que leur vision dominante de la participation était utilitariste et synonyme de contrôle :

Les PLHA travaillent de 9 h à 17 h, ils restent toute la journée et assurent des tâches simples. Par exemple, si un patient a besoin d’être accompagné, un PLHA l’amènera à la consultation. Son rôle consiste à aider les professionnels qui travaillent à l’hôpital, informer les patients dans les salles d’attente et les guider vers les différents endroits où ils ont besoin d’aller.

Raksmey, représentant du programme national, 2007

Nous illustrerons les stratégies de contrôle exercées par les promoteurs locaux par l’exemple du réseau national des personnes vivant avec le VIH. Alors que ce réseau est censé représenter les patients et servir de relais de communication entre les décideurs et les patients, l’information ne circule que dans un sens. Lorsque les autorités ont des messages à faire passer aux personnes vivant avec le VIH, les renseignements circulent de manière efficace depuis la capitale jusque dans les villages les plus reculés. En revanche, dès que les experts profanes font part des problèmes auxquels ils sont confrontés ainsi que de leurs besoins, les promoteurs locaux répondent par des mécanismes de surdité et de déni.

La participation fait partie des « maîtres-mots » des organisations internationales. Cependant les promoteurs locaux l’intègrent à leur stratégie d’intervention sans pour autant adhérer à l’ethos de la participation diffusé par ces organisations internationales. Ils redéfinissent cette norme en l’adaptant à leurs représentations et à leurs besoins. La norme globalisée de la participation subit une première étape de transformation. Voyons maintenant comment cette norme, qui fait l’objet d’approches diverses et contradictoires au niveau des promoteurs au Cambodge, revêt un sens pour le personnel hospitalier et les experts profanes.

Un personnel hospitalier qui « ensable »[13] les experts profanes

Prenons l’exemple des volontaires qui interviennent dans les centres « gouvernementaux ». Ces centres sont les plus représentatifs puisque sur les 45 centres de lutte contre le sida ouverts en 2007, une dizaine d’entre eux connaissaient un type d’organisation « humanitaire ». Depuis 2003, entre 2 et 4 volontaires sont recrutés dans ces centres. Ils reçoivent en moyenne 40 $[14] d’indemnités par mois. Si au moment de la recherche, cela représentait le salaire moyen des fonctionnaires, la situation des volontaires est différente. Si les fonctionnaires ont accès à des privilèges et à des réseaux de relations qui facilitent le développement d’activités lucratives parallèles, les volontaires n’ont pas ces possibilités. L’usage de la notion de volontariat est sujet d’interrogations, car même si la dimension d’engagement inhérente à ce concept a un sens pour les volontaires, la plupart mènent par ailleurs une lutte incessante pour subvenir à leurs besoins quotidiens. À cette précarité s’ajoutent les interactions avec le personnel hospitalier qui enchâssent les volontaires dans des positions subalternes au sein de la hiérarchie des hospitaliers. Un étiquetage social se produit. Les volontaires servent principalement de « petites mains » pour réaliser des tâches rébarbatives et peu valorisantes. Aucun contrat ni aucune fiche de poste ne délimite leurs responsabilités, ce qui laisse une marge de manoeuvre importante au personnel hospitalier pour déléguer ce que bon leur semble. La description du rôle des volontaires par un directeur d’hôpital illustre cette perception des experts profanes comme main d’oeuvre flexible et corvéable à merci :

Ils viennent tous les jours, aux heures d’ouverture, ils restent toute la journée et font des petits boulots. Par exemple, si on a besoin d’accompagner un patient, le volontaire l’accompagne à la consultation. Son rôle est d’aider les professionnels qui sont là, de discuter avec les patients dans la salle d’attente, de leur montrer les différents endroits.

Heng, directeur d’hôpital, 2006

Les volontaires assurent une permanence hospitalière ; ils sont généralement les premiers arrivés et les derniers partis. Leur assiduité contraste avec l’absentéisme des médecins du Ministère de la santé[15]. Leurs rôles professionnels sont multiples et interchangeables. Ils s’occupent de certaines tâches administratives auparavant assurées par les infirmiers à la réception.

Il s’agit de tâches très simples qui ne me demandent pas de réfléchir. J’enregistre les patients à leur arrivée puis je prépare les dossiers médicaux pour les médecins. Je les récupère après les dernières consultations et quitte en général le service en dernier. Je suis aussi mise à contribution pour écrire les rapports mensuels et trimestriels que l’hôpital doit remettre au programme national chaque mois. C’est simple, il suffit d’indiquer le nombre de nouveaux patients enregistrés, le nombre de nouveaux patients sous antirétroviraux et le nombre de perdus de vue.

Pisey, volontaire, 2007

Leur tâche se limite rarement au secrétariat médical. Les volontaires sont régulièrement sollicités par le personnel soignant pour réaliser des tâches subalternes qu’ils exécutent sans contester : aller chercher une personne ou un complément de dossier, apporter du matériel, apporter des prélèvements au laboratoire, transférer un patient dans un autre service, faire le ménage. En fonction des jours, les volontaires travaillent sous l’autorité de l’infirmier chargé de l’administration ou bien des médecins. Les volontaires assurent aussi des fonctions d’aide-soignant. Au Cambodge, le métier d’aide-soignant n’existe pas. Lorsqu’un patient est hospitalisé, ses proches doivent se relayer pour assurer les tâches du quotidien (repas, toilette, habillage, soutien moral). En raison de la forte discrimination inhérente au VIH, de nombreux patients n’ont plus de lien avec leur famille et se retrouvent seuls une fois hospitalisés. Face à ce problème, le personnel de l’hôpital a confié aux volontaires l’accompagnement des personnes isolées. Ces derniers remplacent également les infirmiers pour assurer les séances d’éducation thérapeutique. Ils animent par ailleurs des sessions d’information de groupe où ils expliquent les modes de transmission du VIH, ou encore comment prendre les antirétroviraux et prendre soin de sa santé. Ils informent des services extrahospitaliers qui sont à la disposition des patients : groupes d’entraide, visites à domicile si besoin est, organisations humanitaires, services qui permettent d’accéder à une aide alimentaire et/ou financière.

En plus de ces différentes fonctions à assurer, il arrive que les volontaires subissent des mécanismes de rejet, d’intimidation et soient rapidement remis à leur place dès qu’ils tentent de prendre la défense d’un autre patient ou de s’opposer aux discours et/pratiques des médecins. Il arrive par exemple que les médecins discréditent le travail des volontaires au cours des consultations et n’orientent pas les patients vers les séances d’éducation thérapeutiques que les volontaires sont censés animer. Dans un centre, cette activité a été bloquée pendant plusieurs mois. Les médecins étaient mécontents car les volontaires expliquaient aux patients que la consultation était gratuite et qu’il ne fallait pas donner de pots-de-vin aux médecins. Une fois que les volontaires ont accepté de ne pas s’immiscer dans les pratiques des médecins, l’activité a repris. Par ailleurs, lorsque les volontaires font remonter les problèmes des patients (absence aux rendez-vous médicaux par manque de moyens, discrimination), le personnel local répond par des mécanismes d’ensablement en ne prenant pas en considération leurs messages et en exerçant des pressions sociales. Les personnes considérées comme trop revendicatrices subissent de l’intimidation pouvant aller jusqu’à des menaces d’expulsion.

En définitive, le personnel hospitalier maintient un statu quo du pouvoir et conserve le droit inaliénable de décider. Les volontaires occupent les positions les plus basses dans la hiérarchie hospitalière. Ils ont très peu de maîtrise sur leur propre travail et n’ont pas de poste fixe. Ils circulent dans l’hôpital, au gré des besoins : pendant une heure ils vont s’occuper de l’accueil, après ils vont remplacer un counselor, puis assister l’infirmier pour faire des prélèvements, apporter les échantillons au laboratoire, etc. Leur socialisation dans l’infrastructure hospitalière est conditionnée par leur malléabilité, leur capacité à se soumettre à l’autorité médicale et à accepter les tâches peu valorisantes que leur délègue le personnel hospitalier. Tout comme les promoteurs locaux de la participation, le personnel hospitalier façonne la norme de manière à ce qu’elle ait un sens pour eux.

Ces usages de la norme de la participation par le personnel hospitalier ne signifient pas pour autant que les experts profanes sont des êtres passifs qui subissent la hiérarchie hospitalière et les normes médicales globalisées. Nous allons voir maintenant quel est le sens de la participation pour les experts profanes.

Des experts profanes réticents à l’empowerment

Si la participation peut être justifiée partout sur le territoire et à tous les niveaux du parcours de soins[16], ce n’est pas le simple effet de rapports de force entre promoteurs, personnel hospitalier et experts profanes. C’est également qu’elle revêt un caractère attractif pour ces derniers. Au départ, plusieurs raisons individuelles les attirent vers ces postes. D’abord, la maladie a souvent généré une rupture de l’activité professionnelle, en raison de problèmes de santé et/ou de la discrimination à l’emploi, qui est affaire courante. Pour la plupart, retrouver une activité professionnelle est essentiel pour accéder à des revenus mais aussi pour mettre la maladie entre parenthèses. Ces emplois sont également considérés comme adaptés à leur état de santé. Ils se retrouvent au premier plan pour accéder aux nouvelles informations utiles pour leur santé.

Après quelques mois, ils commencent à avoir un avis plus mitigé sur leurs postes. Si la plupart se plaignent rarement, ils ressentent de la fatigue, de l’épuisement, et un sentiment d’injustice, voire d’exploitation. Lorsqu’ils prennent conscience de la quantité de travail à produire et de l’énergie à mobiliser en contrepartie de la faible rémunération qu’ils perçoivent, les volontaires perdent leurs illusions.

Les indemnités sont toujours les mêmes, 30 $ par mois, alors que la masse de travail augmente jour après jour. Aujourd’hui environ 2 000 patients sont suivis dans l’hôpital, ça me donne des vertiges de préparer les dossiers médicaux des patients. Ils [en parlant de l’organisation qui rémunère les volontaires] doivent nous donner un salaire convenable. Avec 30 $ pour un travail à temps plein, comment notre travail peut-il être moral ? Les organisations qui travaillent dans le secteur du VIH n’offrent pas des conditions de travail qui nous permettent de vivre et de travailler dignement. Officiellement les volontaires travaillent quelques heures par semaine, or ici ils travaillent huit heures par jour, cinq jours par semaine.

Kosal, volontaire, 2006

Rapidement, ils ont le sentiment d’être instrumentalisés et espèrent rester le moins longtemps possible. Ils parlent tous de postes mieux rémunérés ailleurs auxquels ils aimeraient accéder. Cependant, ils trouvent rarement un autre emploi et finissent par accepter ces conditions initiales pour des durées plus ou moins longues. S’il est attendu qu’à ces postes les volontaires s’érigent en instance de pouvoir capables de négocier avec des « experts », la plupart préfèrent endosser des rôles d’exécutants. Ils s’insèrent dans le strict système hiérarchique qui structure les rapports sociaux au sein de l’hôpital et se soumettent à l’autorité des médecins, des infirmiers et de la direction.

S’ils se soumettent à la hiérarchie hospitalière, ils s’octroient cependant le pouvoir de redéfinir le rôle qui leur est assigné. Mais il ne s’agit pas de formes d’empowerment envisagées au départ par les organisations internationales. Par exemple, ils sont nombreux à abandonner certaines missions accordées au départ par les institutions. Alors qu’ils sont recrutés pour faire de « l’éducation par les pairs » et pour faire preuve d’empathie, certains évitent de créer une proximité sociale avec les patients et endossent un rôle de kru (maître). Ils se font appeler krupet (médecin) et ne se présentent pas comme des personnes vivant avec le VIH. Cela remet en cause la démarche initiale de la santé publique qui consiste à atténuer la distance à l’intérieur des rapports sociaux dans les structures de santé. Ces experts profanes contournent leur rôle de pair et endossent la position autoritaire et distancée des kru. Il arrive également que les volontaires qui travaillent à l’accueil dans les hôpitaux s’attribuent le droit de renvoyer des patients chez eux sous prétexte que ce n’est pas le bon jour de rendez-vous alors que ces patients ont des symptômes qui nécessitent une prise en charge d’urgence. Dans certains centres, des volontaires pratiquent la corruption, au même titre que les soignants. Ceux qui s’occupent des dossiers médicaux demandent des pots-de-vin aux patients pour limiter leur temps d’attente et/ou accéder aux traitements plus rapidement. Ils reproduisent les pratiques déviantes des autres professionnels de la santé.

Par ailleurs, leur tendance à la soumission à la hiérarchie ne doit pas être interprétée uniquement comme le produit des rapports de force qu’ils subissent mais également à partir d’éléments de contexte plus généraux. L’acceptation de la hiérarchie n’est pas spécifique à ces experts profanes, elle correspond à un habitus (Bourdieu 1980) qui se manifeste depuis des générations. Au Cambodge, le comportement valorisé est celui du « neak cuo », celui qui reste dans le rang (Martin 1989). Comme dans de nombreuses sociétés paysannes d’Asie du Sud-Est, les relations sociales sont déterminées par des réseaux de patronage (Scott 1977). Dans ces relations, les clients acceptent les rapports hiérarchiques avec leur employeur car en échange de leur soumission, les patrons apportent protection, soutien et assistance. C’est ce que Scott (1977) appelle la « légitimité de la dépendance ». Prendre position par rapport à son supérieur hiérarchique n’a dès lors pas la même signification en fonction des contextes. Par ailleurs, 90 % de la population est bouddhiste. Dans le rapport au monde bouddhiste, le pouvoir (comme le reste) est pensé comme la conséquence d’une charge de mérites accumulée dans les vies antérieures. Cela renvoie à la loi du karma, une manière de percevoir l’existence où tous les événements de la vie sont conditionnés par les actions passées, bonnes ou mauvaises. Avec cette représentation des événements, la légitimité des personnes se construit moins sur la reconnaissance des compétences et du mérite de chacun que sur l’héritage. Ainsi, la circulation de la norme fait circuler une manière d’acquérir le pouvoir contraire à la pensée bouddhiste. Si les Cambodgiens sont inégalement imprégnés par ces représentations, ces dernières sont à considérer pour comprendre la tendance générale à l’acceptation de la hiérarchie.

Le contexte historique et politique est également central pour comprendre ces attitudes de retrait vis-à-vis des affaires publiques et de soumission à la hiérarchie. La distance entre la population et les représentants de l’autorité a depuis longtemps été mise en évidence (Ebihara 1968 ; Chandler 1998 ; Collins 1998). Les dirigeants ne sont pas perçus comme des personnes de confiance qui agissent pour le bien-être des citoyens. Ils sont craints par la population. Or, comme le soulignait Arendt (1983), la confiance en l’État apparaît comme essentielle pour que la liberté politique puisse être exercée. Depuis l’intervention des Nations Unies, les organisations internationales tentent d’impliquer les citoyens dans les affaires publiques, considérées comme distantes et inaccessibles par les gens « ordinaires ». Cependant, ces formes d’implication restent essentiellement circonscrites aux dispositifs participatifs mis en oeuvre par ces organisations et la tendance reste inchangée. À quelques exceptions près, des rapports distants sont maintenus avec les représentants de l’autorité. Une des rares activistes raconte :

Pour le moment, le gouvernement essaie de tout contrôler. Alors les gens ne veulent pas parler. Ils ne veulent pas voter, comme moi. On sait déjà qui sera élu, qui sera notre dirigeant. C’est pour ça que les gens ne veulent pas y aller. Au Cambodge, nous n’avons pas de liberté d’expression, si tu t’imposes ils te tuent, ce n’est pas une démocratie. Seulement sur le papier, je dirais. Les gens ont le droit de demander tout ce qu’ils veulent, dans la constitution, tous les êtres humains ont le droit de revendiquer leurs droits, mais en réalité c’est difficile à appliquer, on est contrôlé pour tout.

Chanty, responsable de programme, 2006

Au niveau des services VIH, les volontaires justifient parfois leur soumission à l’autorité par la peur de perdre leur travail ou la qualité de leur suivi médical. Comme la plupart sont suivis dans les centres où ils travaillent, ils craignent qu’en s’écartant du droit chemin les soignants décident de punir cet écart à la règle en arrêtant de leur donner des médicaments. Avec l’épée de Damoclès qui pèse au-dessus de leur tête, les volontaires subordonnés à la prise quotidienne de leur traitement choisissent généralement de ne pas encourir de risque. Ils manifestent une grande méfiance vis-à-vis du personnel hospitalier, leur reprochant de penser à leur profit, à leur rayonnement social, à leurs intérêts.

À ce manque de confiance s’ajoute le repli sur soi installé depuis la guerre. Nos interlocuteurs expliquent souvent leurs attitudes de retrait comme un effet de la guerre. Ils racontent qu’avant les Khmers rouges, les Cambodgiens étaient très solidaires. Mais l’Angkar (organisation) a mené un régime de terreur dans lequel le peuple khmer subissait des interrogatoires au cours desquels les personnes étaient poussées à la délation de proches et à avouer des crimes imaginaires. Les familles étaient disloquées, séparées et placées dans des camps de travail forcé. Le socle humain, social et matériel du pays a été laminé. L’état de grande confusion et de trahison qui s’est installé après la révolution des Khmers rouges a eu un impact psychologique et social sur les Cambodgiens qui persiste. Même si dès 1991, des processus de reconstitution de réseaux d’entraide et de solidarité ont pu être observés çà et là, la révolution des Khmers rouges a foncièrement affaibli les liens sociaux et les volontaires préfèrent évoluer en retrait des affaires publiques, limiter leurs réseaux d’appartenance et choisir des actions silencieuses, discrètes et ponctuelles.

Conclusion

La norme globalisée de la participation qui circule dans les hôpitaux au Cambodge ne se reproduit pas par simple mimétisme, elle fait l’objet d’une reformulation spécifique par les différents acteurs concernés (promoteurs locaux, personnel hospitalier et experts profanes) et produit des effets contraires à ceux escomptés. Basée au départ sur des principes d’empowerment, la participation est en fin de compte synonyme de domination et de contrôle par les élites locales. Les experts profanes participent amplement aux activités de lutte contre le sida mais endossent principalement des rôles d’exécutant dans les positions les plus basses sur l’échelle sociale. Dès qu’il s’agit d’endosser un rôle influent, un double mécanisme de reformulation de la norme se met en place. D’un côté, les promoteurs locaux de la participation et le personnel hospitalier acceptent rarement de partager le pouvoir avec les PVVIH, de l’autre les experts profanes sont, pour la majorité, réticents à s’imposer comme des personnes de pouvoir à même de débattre ouvertement dans l’arène publique. Ce terrain anthropologique en milieu hospitalier cambodgien illustre la variété des usages possibles de la norme et confirme ainsi l’idée que celle-ci n’a pas d’existence objective. Elle est, comme l’indique Pillon (2003), un « guide pour l’action », renégocié en permanence.

Ce terrain met également en évidence les difficultés de concrétisation de la participation des patients comme volonté politique. À la différence des formes de participation intrusives du début de l’épidémie, les formes de participation institutionnalisées ont du mal à prendre effet, comme cela a été illustré ailleurs dans le contexte africain (Kielmann et Cataldo 2010). Le fait que la participation n’émane pas des personnes vivant avec le VIH elles-mêmes renforce les difficultés de sa mise en place. Sans leur consentement et leur implication personnelle à différents niveaux pour faire accepter cette nouvelle règle (comme cela s’est produit au début de l’épidémie), la participation n’est pas synonyme d’empowerment et reste limitée à un usage utilitariste centré sur l’accès à des ressources humaines bon marché pour améliorer l’offre de soins.

La circulation de la norme globalisée génère des conflits de pouvoirs, des effets inattendus et contradictoires. Des systèmes de valeurs et des manières de concevoir les règles qui régissent les rapports sociaux entrent en confrontation. L’hôpital apparaît comme un « fait social total », mettant « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions » (Mauss 1923 : 274) puisque des éléments de contexte socioculturels, politiques et historiques plus généraux nécessitent d’être pris en compte pour appréhender les mécanismes de reformulation de la norme. Même si ces éléments ne s’imposent pas en bloc, de la même manière, à chaque individu, ils sont indispensables pour comprendre la tendance générale à la soumission à la hiérarchie et au retrait vis-à-vis des affaires publiques. Participer selon la norme globalisée, c’est avoir une certaine représentation des règles qui structurent l’organisation sociale et des modes d’acquisition du pouvoir. Par ailleurs, en fonction des contextes sociopolitiques, faire preuve d’empowerment n’implique pas les mêmes prises de risque. Ainsi, pour prendre effet, l’introduction de la norme globalisée nécessite des transformations profondes dans la société, tant au niveau de l’organisation sociale, des systèmes de valeurs que des mécanismes de légitimation du pouvoir. Comme l’ont montré Kalinsky et al. (1993) au sujet de la participation dans le secteur de la santé, elle se limite rarement à la santé. Cet article éclaire ainsi les défis soulevés par les questions de santé globale[17] et rend compte de l’importance de tenir compte du contexte plus général pour comprendre l’interprétation locale de messages institutionnels et globalisés.

Ainsi, la norme diffuse des manières de faire et de penser, des principes et des valeurs qui s’articulent plus ou moins facilement aux systèmes de référence préexistants, et chacun recompose le social en se positionnant par rapport à elle, laissant place à une interprétation originale. Cela permet de rappeler, à l’instar de Burawoy (2000), que les processus globaux sont toujours des processus locaux. Ainsi, l’intérêt heuristique de l’étude de la circulation des normes globalisées en milieu hospitalier n’est pas tant la mise en évidence d’un écart entre norme et pratique ; ainsi que le mentionne Finkler :

Les êtres humains agissent dans un processus continu de réinterprétation des pratiques nées à travers l’histoire, y compris celles qui sont diffusées dans d’autres sociétés, comme les diffusionnistes l’ont reconnu longtemps avant et comme les théoriciens de la globalisation le reconnaissent aujourd’hui.

Finkler 2000 : 30

L’intérêt repose surtout sur la mise au jour de la complexité des relations entre le local et le global et de l’éclairage du réseau de relations qui se tisse entre les deux, ainsi que sur l’identification des jeux de pouvoir entre les groupes sociaux, les institutions et les individus concernés par la circulation des normes globalisées.