Corps de l’article

Le drame aujourd’hui, ce n’est pas que les hommes ne croient plus en rien, c’est qu’ils croient en tout.

Umberto Eco 1988

Le concept de culture, les termes qui lui sont associés (interculturel, multiculturel) et la politique qui s’est développée autour du multiculturalisme évoquent spontanément, dans le contexte du Canada, la question du respect des identités ethnoculturelles des citoyens canadiens, quels que soient leur pays d’origine, leur religion et leur système de valeurs. La politique du multiculturalisme ne s’oppose nullement à ce que les différentes religions puissent s’exprimer librement dans l’espace de la cité, à l’école et dans les institutions publiques, même si les pays occidentaux sont souvent devenus, dans les faits, des sociétés profondément séculières et postreligieuses. Il me semble urgent de poser à nouveau la question de la religion et d’envisager ses liens avec le politique, la démocratie et la citoyenneté. D’autant plus qu’un nombre élevé d’immigrants tendent, en Amérique du Nord, à accéder à la citoyenneté en passant par l’appartenance à des Églises et groupes religieux qui servent à certains d’entre eux de voie d’insertion pour trouver une place dans la société d’ici et y jouer un rôle en tant que citoyens[1].

En chassant le religieux de nos pratiques publiques institutionnelles, nos sociétés se sont privées, me semble-t-il, de repères utiles pour penser le mode d’entrée dans la citoyenneté que choisissent certains de nos compatriotes, particulièrement les néo-Québécois issus de pays d’Afrique, des Antilles, d’Amérique latine et du sud-est de l’Asie. Les immigrants sont souvent porteurs, on le sait, d’autres valeurs et pratiques pour ce qui touche à la vie de famille, aux rapports de couple, aux modes d’éducation des enfants, au rôle de l’école, à la place du travail ; de plus, pour de nombreux immigrants, la religion représente quelque chose d’important à travers laquelle ils élaborent des stratégies leur permettant de s’inscrire éventuellement dans notre vie démocratique. On peut s’étonner qu’ils recourent ainsi à des groupes religieux pour les aider à bâtir leur identité de citoyen dans une société d’accueil qui se présente souvent sous le signe de la postreligion.

Quand les immigrants non occidentaux ont pris le chemin les conduisant vers d’autres pays, quand ils se sont mis à parler leur deuxième ou leur troisième langue, quand ils ont été forcés de réinventer leurs liens avec les valeurs du monde auquel ils ont tourné le dos et surtout quand ils ont dû faire de leur expérience migratoire la matière même de leur quotidienneté, on peut dire que c’est alors que de nouvelles formes de citoyenneté ont pu apparaître dans les pays dans lesquels ils sont venus s’installer, notamment dans les pays occidentaux de forte immigration. Certains néo-Québécois ne semblent pouvoir accéder à la citoyenneté qu’en instaurant, surtout dans le cas des immigrants d’origine africaine, antillaise et asiatique, un retour vers leur héritage religieux qu’ils recomposent pour lui donner sens dans l’espace de la société d’accueil. Pour comprendre les voies d’accès à la citoyenneté qui passent par les églises et les groupes religieux, il faut interroger les formes que le religieux a prises dans les démocraties laïques de l’Occident. C’est ce que j’essaie de faire dans les pages qui suivent.

Je le fais en situant mes réflexions sur l’horizon d’une interrogation fondamentale au sujet du rôle que la religion peut jouer, dans une société décrite comme postreligieuse, en tant que voie d’accès vers la citoyenneté pour des immigrants d’origine africaine, antillaise et asiatique. Côté « terrain », j’évoque la formidable créativité religieuse des populations migrantes, le bricolage rituel auquel les leaders religieux s’adonnent, la multiplication des petites églises que les immigrants fréquentent et le souci du thérapeutique qu’elles placent au coeur de leurs rituels. Le recours au religieux surprend d’autant plus que notre société se donne, en même temps et de manière paradoxale, comme une société séculière et sur-religieuse. Sur un plan conceptuel, j’ai essayé de penser le rôle civique et politique des leaders religieux en interrogeant le rôle que les spécialistes du religieux jouent dans l’espace politique.

Les formes du religieux dans des sociétés profondément séculières

Le vaste champ qui s’est aujourd’hui constitué, autour des phénomènes religieux, se présente comme une « nébuleuse » d’idées, de croyances et de pratiques qui est autant politique qu’écologique, esthétique qu’éthique, thérapeutique que proprement religieuse. Le remodelage des sociétés occidentales semble en effet s’achever dans le mélange des domaines et des champs (religieux, politique, thérapeutique) que les démocraties ont historiquement cherché à distinguer et à maintenir séparés ; les vieilles frontières jadis élevées par la rationalité, la science et la raison d’État se sont en réalité largement affaissées dans nos sociétés qui sont, sans doute pour cette raison même, de plus en plus balisées par des lois, (sur)gérées et (sur)bureaucratisées. C’est peut-être d’ailleurs dans cette porosité même des frontières entre ces différents espaces que se cache la principale tâche aveugle de la construction de la citoyenneté dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui.

Les hommes et les femmes « qui croient en tout » sont de moins en moins réfractaires au mélange, au brassage et au métissage, ce qui les rend particulièrement inventifs en matière de religion et de ritualité. La prolifération du souci de soi, l’idéologie du mieux-être et l’utopie de la santé parfaite paraissent en effet indissociables d’une remontée de la religiosité, de la recherche du lien social, de préférence dans de petits groupes, et d’une harmonie avec les rythmes fondamentaux de l’univers. La nouvelle mouvance thérapeutico-spirituelle participe de plus, les études l’ont montré, de la mode de l’écologisation des conduites et de la spiritualisation de l’expérience personnelle[2]. Les divers groupements thérapeutico-spirituels disciplinent les personnes, hygiénisent les cités, moralisent les comportements et réconcilient les personnes avec le travail, avec la société et avec la planète Terre, dans une sorte de néo-puritanisme du corps, de l’esprit et de la nature. Il n’y a pas aujourd’hui moins de morale mais il y en a plus ; elle est aussi sans doute plus insidieuse et plus invasive qu’elle ne l’a jamais été, portée qu’elle est par de multiples instances normalisatrices et s’infiltrant au plus profond de l’intimité des personnes.

Il restait à transformer le « thérapeutico-spirituel » en un instrument du politique, en un moyen pour fabriquer de la citoyenneté : ce sont les immigrants qui l’ont fait. Le citoyen démocratique qui « a exilé Dieu » s’est remis en quête de « nouvelles immortalités symboliques » à travers des voies spirituelles hybrides et une religiosité parallèle qu’il trouve dans des mouvements religio-thérapeutiques, des groupements écologico-spirituels, et dans les rituels que bricolent des pasteurs issus de l’immigration. Tout cela semble participer, disent les observateurs de la scène religieuse, d’un même élan de ré-enchantement du monde sécularisé qui est le nôtre. Le paysage religieux occidental a ainsi pris de nouveaux visages, la scène thérapeutique s’est diversifiée et des syncrétismes étonnants se sont mis en place, au cours des récentes années, combinant thérapie, spiritualité et écologie. Les chercheurs expliquent généralement la résurgence néo-religieuse par la combinaison de deux ordres de phénomènes : d’une part, la « popularisation » d’une nouvelle version de l’idéologie du bien-être qui a consacré l’unité du psycho-spirituel, de l’écologico-corporel et du thérapeutico-religieux ; d’autre part, le rétrécissement géographique du monde et l’installation de l’altérité religieuse au coeur même des sociétés occidentales, qui sont désormais travaillées de l’intérieur par d’autres religions, d’autres mythologies et d’autres traditions thérapeutiques, celles de l’Inde, de l’Afrique, de la Chine, des Amérindiens et du monde arabo-musulman.

Ces autres philosophies de la vie qui ont fasciné pendant longtemps les Occidentaux sont désormais présentes sur place en Occident, avec leur panthéon de dieux, avec leurs livres saints, avec leurs temples, avec leurs prêtres et avec leur savoir sur le monde, les plantes, la nature et le corps. Personne ne peut plus éviter de se confronter, plus ou moins directement, à ces autres traditions religieuses et thérapeutiques qui s’imposent désormais chez nous comme les figures mêmes de l’altérité. Se pourrait-il que les nouveaux mouvements qui se situent à la jonction de la guérison (recherche du mieux-être et de la santé holiste), de la recherche spirituelle (souvent proche de l’ésotérisme et du mélange des religions), du souci écologique (enracinement dans la nature), de la préoccupation éthique (droits de la personne) et du communautarisme aient de fait été favorisés par l’installation chez nous des religions non chrétiennes dont sont porteurs les immigrants[3]?

Dans son livre : La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité (1998), Marcel Gauchet a tenté de montrer que le religieux ne se laisse plus réduire à une superstructure ecclésiastique, à une affaire de croyances partagées par une communauté de croyants, mais qu’il contribue à façonner tous les domaines de la vie d’une société, y compris le politique, l’éthique et le thérapeutique. Pour caractériser ce qui se passe dans nos sociétés, Gauchet préfère parler d’une « sortie de religion » plutôt que de s’en remettre aux notions de « laïcisation » et de « sécularisation ». Par « sortie de religion », Gauchet veut signifier non pas la fin des croyances religieuses, mais la transition vers un monde dans lequel la religion cesse d’être déterminante de l’ordre collectif, des institutions publiques (écoles) et des valeurs structurant l’État. Il prend acte du fait que le religieux institutionnel a nettement reculé au sein de l’espace politique occidental, du moins si on l’envisage du point de vue du pouvoir des Églises ; le religieux est cependant, note Gauchet, toujours là sous des formes nouvelles qui contribuent, autrement que dans le passé, à structurer la vie d’un nombre important de personnes. On est vraiment passé « d’une religion instituée à une religion recomposée », comme l’ont bien vu Marcel Gauchet et bon nombre de spécialistes de la religion.

La persistance de certaines croyances religieuses dans nos sociétés fortement laïcisées a cependant de quoi nous étonner. La plupart (97 %) des Canadiens et Canadiennes ont dit, lors du recensement de 1993, que la religion est importante dans leur vie, plus importante en 1993, affirmaient-ils, qu’elle l’avait été quelques années plus tôt ; un bon nombre disait aussi croire aux miracles. Les gens semblent de nos jours se bricoler, dans le creux de l’affaissement des grands systèmes, un univers religieux à leur goût auquel ils recourent surtout lorsqu’ils sont confrontés, disent les spécialistes, à des problèmes qui menacent leur vie. Ces nouvelles croyances ont évidemment affecté la pratique religieuse de type traditionnel qui a fortement reculé dans la plupart des Églises chrétiennes, particulièrement dans l’Église catholique du Québec. La religion est cependant loin d’avoir disparu et il se pourrait même qu’elle se soit renforcée au Québec en se reportant, selon les spécialistes montréalais du Centre d’information sur les nouvelles religions (CINR), sur des formes alternatives de religiosité et sur un mode de « nomadisme spirituel »[4].

En dépit de la formidable sortie de la religion institutionnalisée, nous devons reconnaître que les nouvelles croyances religieuses se portent aujourd’hui étonnamment bien. Il en va de même de bon nombre de religions non chrétiennes, notamment de l’hindouisme, de l’islam et du judaïsme, qui manifestent chez nous une extraordinaire vitalité se traduisant, entre autres, à travers l’existence de lieux de culte nombreux, de temples, mosquées et synagogues, très fréquentés par les néo-Québécois et suscitant un intérêt croissant de la part des autres. Les églises syncrétiques mélangeant les religions africaines et chrétiennes sont elles aussi très populaires auprès des populations originaires d’Afrique et des Antilles, ce que des recherches en cours auprès des Églises noires de Montréal confirment chaque jour davantage. Les fonctions traditionnelles de la religion que les sociologues, psychologues et anthropologues ont traditionnellement mis en évidence semblent continuer à s’imposer : assigner un sens à la souffrance et à la mort ; assurer un fondement à la morale ; proposer une transcendance ; intégrer les personnes dans un groupe, etc.

Une ethnographie religieuse du Montréal pluriethnique

Dans ce qui est du dernier texte qu’il a écrit : Le retour du refoulé dans les Églises noires de Montréal (1999), Gérard Buakasa, l’ethnologue canadien d’origine congolaise trop tôt disparu, a précisé les fonctions que les « Églises noires » jouent dans la vie quotidienne des néo-Québécois d’origine africaine et antillaise. Il écrit : « Les personnes qui vont au culte sont de fait, elles le disent, soulagées par la foi, par la promesse de retrouver la guérison ou du travail, par l’entraide face à la solitude, à l’insécurité, à la misère… Les Églises fonctionnent comme des lieux thérapeutiques dans lesquels les pasteurs transforment la Bible en une espèce de fétiche, plus puissant que tous les fétiches qu’on a laissés derrière soi, là-bas dans le pays. C’est aussi avec les esprits des ancêtres que ces Églises réconcilient les immigrants africains et antillais, avec leur corps que ces esprits viennent posséder comme un signe évident de leur présence ici même sur la terre d’immigration » (1999). La stratégie employée par un bon nombre de pasteurs chefs d’Églises noires consiste à réconcilier, au sein d’une même croyance, la théologie chrétienne, dans sa dimension de « pentecôte » surtout, et les croyances africaines les plus significatives.

Les chefs d’Églises noires re-combinent avec leurs fidèles les éléments de différents systèmes de croyances et inventent des rituels hybrides dans lesquels la Bible agit comme un super-fétiche qui peut soulager la souffrance, guérir les maladies, libérer les fidèles du mal, leur donnant force et espoir pour s’inscrire comme citoyens dans la société d’accueil. Les scénarios rituels proposés dans les églises syncrétiques noires semblent être créés sur le modèle des langues créoles et servent à unir la situation d’aujourd’hui qu’affronte l’immigrant à celle d’avant, et les croyances de là-bas à la théologie chrétienne qui domine ici. Ce sont en quelque sorte des modèles d’identification et des grilles éthiques que les leaders religieux proposent aux immigrants d’origine africaine et antillaise, leur indiquant dans quel sens doit se faire le mélange des croyances et leur permettant d’échapper à la confusion que ne manque pas d’entraîner la vie dans une société pluraliste. Si les guérisseurs avaient pour fonction, dans les sociétés d’où viennent les immigrants noirs, de résoudre les points d’ambiguïté au sein même des croyances (le foetus est-il tel ancêtre réincarné?), on peut penser que les leaders religieux noirs se voient plutôt assigner, dans les nouveaux cultes syncrétiques, le rôle de travailler les ambiguïtés dans les personnes immigrantes, elles-mêmes placées sur les frontières, entre plusieurs mondes.

Les réponses métissées que les pasteurs et chefs religieux des Églises syncrétiques noires apportent visent, me semble-t-il, à orienter le processus d’individualisation qui accompagne l’insertion des immigrants d’origine africaine et antillaise dans une société dominée par l’idéologie de la performance, le mythe de la modernité et l’idéal de citoyenneté. C’est par le religieux que de nombreux néo-Québécois d’origine africaine et antillaise sont ainsi invités à entrer dans l’espace de la cité. Les leaders d’Églises noires semblent jouer un rôle profondément civique et politique : ils inventent des modèles de conduite qui orientent le processus d’individualisation chez les migrants et des modèles d’insertion civique, sur fond de recherche de cohérence à partir de la multiplicité, de la continuité au sein de la rupture. C’est vers ces leaders des églises syncrétiques noires que nous devons nous tourner si nous voulons comprendre comment l’on fabrique une véritable citoyenneté par le recours à la religion.

Bon nombre d’immigrants africains et antillais fréquentent assidûment les cultes syncrétiques des Églises noires de Montréal[5]. À travers leur participation à la vie de ces églises, ils maintiennent leur articulation sur certaines des valeurs centrales de leur culture d’origine : une spiritualité faisant une large place au corps, à la danse et à la musique ; le recours à la possession par les esprits ; des systèmes d’explication de l’origine du mal qui intègrent la sorcellerie et la magie ; des regroupements communautaires qui prennent la forme de la famille élargie et du lignage ; des leaders religieux investis de pouvoirs thérapeutiques et des modalités d’expression des émotions qui font une place importante à la parole et à la confession publique. Parallèlement et sans contradiction apparente, les fidèles de ces Églises syncrétiques usent d’un langage, de symboles et d’objets qui appartiennent au christianisme avec lequel la grande majorité des immigrants ont été en contact avant leur installation au Canada. On sait que les systèmes de croyances et les pratiques rituelles étaient souvent fort métissés, avant même leur migration, chez bon nombre d’Afro-Canadiens, facilitant en quelque sorte l’adhésion des immigrants d’origine africaine et afro-antillaise à des théologies métissées et à des rituels hybrides.

Les recherches que nous menons auprès des immigrants africains et afro-antillais de Montréal nous font penser que les croyants de ces communautés se reconnaissent fort bien dans les Églises syncrétiques, d’autant mieux peut-être que celles-ci mettent à leur disposition une forme de religion proche de leurs valeurs, soucieuse de guérison et en prise sur leur quotidienneté, particulièrement lorsque les fidèles sont confrontés à de difficiles problèmes de santé et de survie (chômage, solitude) dans le pays d’accueil[6]. Il est aussi vrai, je l’ai déjà dit, que la religion constitue, pour eux comme pour bien d’autres immigrants, le noyau dur qui est sans doute le dernier élément culturel à se désagréger au cours de l’expérience migratoire. Les croyances et pratiques syncrétiques que l’immigrant africain et afro-antillais trouve dans les Églises chrétiennes noires de Montréal peuvent donc être vues, me semble-t-il, comme des systèmes créolisés de sens, assez proches de ceux qu’on trouve dans la nouvelle « nébuleuse thérapeutico-spirituelle » dont j’ai parlé au paragraphe précédent. On n’y combine pas, il est vrai, les mêmes ingrédients, mais la procédure est fondamentalement la même puisqu’il s’agit, parfois dans une exubérance baroque, d’inventer des systèmes référentiels complexes qui reproduisent, comme en miroir, la pluralité des ancrages identitaires des immigrants.

Un phénomène de métissage religieux d’une telle ampleur est évidemment propice à l’émergence de « prophètes » de toutes sortes qui manifestent une hallucinante créativité. Certains chercheurs sont allés jusqu’à dire, au vu de ce qui se passe dans ces Églises syncrétiques, que nous assistons aujourd’hui à « une repaganisation de la civilisation judéo-chrétienne » et que les Églises syncrétiques noires participent, à Montréal comme à Kinshasa, Abidjan ou Port-au-Prince, de cet extraordinaire processus de « postmodernisation » du christianisme. Les autorités politiques se demandent, dans certains pays, s’il faut ou non contrôler cette explosion du religieux, particulièrement lorsqu’il s’agit de sectes, terme dont la définition est fort vague puisqu’elle permet d’inclure aussi bien des groupes New Age néo-spiritualistes et millénaristes que des mouvements sataniques, des assemblées de « revival », des cultes ancestralistes, des religions comme le candomblé, la macumba, la santeria et le vodou, des groupes ufologiques et des cultes néo-païens. Ou même les Églises syncrétiques comme celles que fréquentent bon nombre d’immigrants d’origine africaine et afro-antillaise.

Les Églises syncrétiques noires de Montréal empruntent leurs éléments constitutifs les plus importants aux religions traditionnelles de l’Afrique (à ce que nous appelons, dans nos travaux, l’ancestralisme) et au christianisme pentecôtiste. Elles combinent aussi, les études l’ont montré, des éléments qui proviennent d’autres sources parmi lesquelles on peut citer le christian healing avec la guérison par la foi, l’imposition des mains, le témoignage des « miraculés », la confession publique ; le modèle spirite avec des éléments de chamanisme, de possession par les esprits et la divination ; la tendance ésotérique et gnostique qui intègre des variantes de l’alchimie, de l’astrologie, de la voyance, la référence orientale inspirée des traditions thérapeutiques chinoise, ayurvédique, tibétaine et utilisant, de manière plus ou moins floue, les concepts de tao, chi, yin et yang, prana, karma, rasa, kundalini, chakra ; les médecines populaires, avec les plantes, le pouvoir des minéraux, les pierres précieuses ; et le modèle spirituel et mystique fondé sur les médecines sacrées des Amérindiens par exemple, sur la guidance imaginative, sur la méditation, et les nouvelles religions de guérison (le Mahikari par exemple).

Les spécialistes de ces nouveaux mouvements ont montré que le recrutement se fait souvent en proposant aux adeptes la guérison du corps et de l’esprit, une guérison qui se fait généralement, du moins dans les Églises syncrétiques noires de Montréal, par le biais de cérémonies mettant en scène le Saint-Esprit (sans doute faut-il aussi y voir un double des esprits africains!) et visant à désaliéner les personnes vis-à-vis de la sorcellerie et du pouvoir des fétiches. Évoquant l’ensemble de ces mouvements, un prestigieux chercheur a écrit qu’il s’agit « d’un étrange pot-pourri de mythes et de rites tirés des religions asiatiques, des légendes européennes et de l’imagination des pratiquants. Beaucoup le voient comme étant de la Science, de l’Histoire ou de l’Art plutôt que de la religion, mais à chaque coin un explorateur du Nouvel Âge va rencontrer des forces surnaturelles » (Bainbridge 1997 : 393). Il s’agit peut-être d’un « pot-pourri », mais ce pot-pourri semble parler à un nombre croissant de personnes, particulièrement aux immigrants, hommes et femmes, qui ont largué les grands repères collectifs de sens et qui n’ont d’autre recours que de s’appuyer sur des systèmes créolisés.

Conclusion : une entrée dans la citoyenneté par le biais du religieux

J’ai montré que les référents religieux continuent à jouer un rôle central dans la vie d’un bon nombre d’immigrants non occidentaux, particulièrement dans les populations d’origine africaine et afro-antillaise. J’ai aussi mis en garde contre l’idée fort répandue qui consiste à croire que nous vivons aujourd’hui dans des sociétés essentiellement séculières, laïques et postreligieuses : c’est là une illusion que les données ethnographiques nous invitent à dépasser. En m’interrogeant sur les nouvelles formes que la religion a prises dans le monde contemporain, particulièrement chez les immigrants installés chez nous, je n’ai pas cessé de me demander quel rôle les Églises peuvent jouer dans l’accès à la citoyenneté, principalement dans le cas des néo-Québécois d’origine africaine et antillaise.

Dans son style provocateur habituel, Tobie Nathan (1994) affirme que « nul ne peut soigner un psychotique sans l’aide d’une divinité ». J’élargis cette proposition de Nathan dont se sont moqués certains ethnologues au champ même de la citoyenneté : l’entrée de bon nombre d’immigrants dans l’espace démocratique des sociétés implique souvent la présence des divinités. Je suis porté à penser avec Nathan que plus les bases profondes de l’identité d’une personne sont mises en cause (et c’est certainement le cas dans l’accession à la citoyenneté), plus se pose, parfois de manière incontournable, la question des « dieux ». Il ne faut pas, c’est vrai, imposer des « dieux » à ceux et à celles qui n’en veulent pas ; mais face aux immigrants qui refusent d’accepter la mort des dieux et qui leur font même jouer un rôle dans la reconstruction de leur identité, il nous faut respecter la voie qui est privilégiée pour fabriquer de la citoyenneté.

Je veux revenir, en terminant, vers la personne même du chef d’Église, homme ou femme, vers l’interrogation qu’il doit formuler envers la part d’étrangeté qui est en lui, étrangeté qui n’échappe pas, on le sait, à la personne croyante à laquelle il s’agit d’apporter de l’aide. Corin écrit à ce sujet :

Comment entendre l’autre autrement qu’à travers ce que nous penserions déjà en savoir à partir de ce que nous sommes, des choix théoriques qui nous habitent, des passions qui nous hantent? Je voudrais proposer ici que toute clinique de l’étranger culturel doit s’ancrer dans une réflexion première, intime, sur cette figure de l’étranger dans l’espace clinique. Il s’agirait alors de s’appuyer sur l’altérité de l’autre pour déstabiliser ce que nous croyons assuré et nous ouvrir à notre position nécessaire d’étranger dans la cure et à l’étrangeté en nous. Il s’agit aussi de permettre à l’autre de creuser son étrangeté face à sa culture, en même temps qu’il s’y resitue.

Corin 1998 : 336

Cette dernière citation rappelle que le domaine de l’aide, central dans le travail des Églises noires, est constituée par la rencontre de multiples itinéraires qui se croisent, de singularités avec leur part d’étrangeté, d’histoires et de récits qui s’appellent par-delà leurs différences. C’est dans ce contexte que les chefs d’Églises noires proposent à leurs membres des voies originales d’entrée dans la citoyenneté. Les étonnantes théologies syncrétiques inventées par les chefs des Églises noires de Montréal se font ainsi civiques.