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Ce livre a le double mérite d’apporter un riche matériel ethnographique à la question de l’évolution des codes musicaux chez les Innus, du contenu des chants contemporains et du sens de la pratique musicale pour ses créateurs et d’aborder, indirectement, une question difficile – l’efficacité symbolique des chants innus dans une perspective de guérison sociale. En effet, à travers la description élaborée des tenants et des aboutissants de cette pratique musicale centrale dans la culture innue, des liens s’affirment entre la guérison et les deux autres thèmes signalés dans le sous-titre : le pouvoir des chants et l’identité. En somme, le chant chez les Innus possède un réel pouvoir de transformation de l’être innu et, aujourd’hui, par le biais notamment de l’affirmation identitaire, favorise la guérison, tant individuelle que sociale.

Reprenant la matière d’un mémoire de maîtrise et de certaines avancées d’un travail doctoral en cours, la force de ce travail tient surtout à son ethnographie et à son approche qui vise à éliciter le point de vue innu sur le chant et son pouvoir. L’efficacité symbolique des chants n’est cependant pas vraiment démontrée, ce qui demanderait d’objectiver ces pratiques musicales et les processus thérapeutiques qu’ils mettent en oeuvre puis de mesurer sa réussite, alors que l’auteure adopte plutôt la posture de l’anthropologie interprétative. Dans le foisonnement des significations qu’elle a mis au jour, on voit plutôt les acteurs sociaux innus s’engager de fait dans une expérience où la guérison est possible.

Les deux derniers chapitres du livre, consacrés à l’identité et à la guérison, laissent ainsi une grande place au discours innu, tant par le biais d’une vingtaine de chants, insérés sur un disque compact en troisième de couverture et traduits en français dans le texte, que par de nombreux extraits d’entrevues réalisées en français, parfois en anglais, auprès de musiciens significatifs de la scène contemporaine. Les mises en contexte et les éléments d’analyse qui accompagnent ce corpus nous font entendre les préoccupations des dernières générations d’Innus – de l’un des derniers chanteurs au tambour traditionnel, Pinip Piétacho, au chanteur hip-hop Shauit, en passant, entre autres et plus longuement, par l’initiateur du folk innu, Philippe McKenzie, l’égérie de la scène féminine émergente Kathia Rock et les deux artistes autochtones canadiens les plus connus de la planète à la suite du succès du groupe Kashtin, Claude McKenzie et Florent Vollant.

C’est cependant dans le premier chapitre consacré aux musiques traditionnelles innues qu’on prend la mesure du métier de la jeune chercheure québécoise. Pour éclairer le sens des chants de tambour chez les Innus, Audet invite d’abord le lecteur à noter que l’épistémologie des chasseurs-cueilleurs passe par une expérience relationnelle avec les entités de la nature, dont les humains font partie au même titre que les animaux. Puis elle circonscrit, entre autres par une analyse linguistique pointue, les paramètres culturels qui permettent au son musical d’acquérir son pouvoir et au chant de tambour d’exercer son action, pour enfin évoquer les transformations récentes dans l’usage de ce type de chant. Paradoxalement, c’est peut-être en acceptant que le tambour teueikan soit utilisé en dehors du cadre assez strict qui prévalait auparavant que ce symbole de l’identité innue pourra perdurer et agir.

L’évolution des codes musicaux est examinée dans le deuxième chapitre, où l’auteure démontre de manière assez convaincante que jusqu’ici les apports extérieurs, des chants religieux au rock, en passant par le country, ont été « indigénisés » (p. 82) et fonctionnent dans une logique culturelle innue. On touche toutefois très peu aux plus récents développements, aux tendances et aux goûts musicaux contemporains des adolescents et des jeunes adultes. La culture innue saura-t-elle continuer à moduler ainsi les apports musicaux extérieurs ? L’auteure fait remarquer, par exemple, que les thématiques revendicatrices liées au territoire ont été abandonnées – signe de découragement face à la stagnation des négociations avec les gouvernements ? – et que les artistes innus se tournent actuellement davantage vers les problèmes et les espoirs du quotidien. Audet sera certainement là pour nous donner la suite de ce travail et, espérons-le, montrer que l’individualisme est toujours battu en brèche par la dynamique culturelle innue.

L’ouvrage Innu Nikamu. L’Innu chante… est écrit dans une langue à la fois précise et accessible. Cette accessibilité répond au désir de la chercheure de « tenter de participer au monde et au mode d’être au monde des Innus rencontrés » car « [ils] s’intéresseront à prendre connaissance de ce qui est écrit à leur propos, voire [...] à s’en instruire [...] ou à en faire une critique » (p. 248). Le défi était réel, il a été relevé et, qu’on se le dise, une telle chose arrive trop rarement ! En somme, il s’agit là d’un travail qui par la richesse de son ethnographie contextualisée devrait satisfaire tant l’anthropologue ou l’ethnomusicologue que le non-spécialiste intéressé par le monde amérindien contemporain.